Marx au vif de la Commune


Texte inédit | Ballast | Série « La Commune a 150 ans »

Tandis que la Troisième République s’apprête à entrer dans Paris pour exter­mi­ner une révo­lu­tion très lar­ge­ment ouvrière, ce brave Émile Zola peste contre les com­mu­nistes, le « par­ti rouge », l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs et le « grand pon­tife de l’Internationale » (entendre Karl Marx), les­quels impor­te­raient en France leurs affreuses théo­ries. L’intéressé a alors 52 ans. Il vit en exil en Angleterre depuis 1849 et a publié le pre­mier volume du Capital quatre ans avant l’éclatement de la Commune. Si l’Internationale — alors com­po­sée, pour l’essentiel, de col­lec­ti­vistes liber­taires, de mar­xistes et de mutuel­listes — ne joue aucun rôle dans ce der­nier, 14 des 85 membres élus du gou­ver­ne­ment com­mu­nal y sont affi­liés. De Londres, Marx s’informe, cor­res­pond, com­mente et pro­digue même deux ou trois conseils à ses quelques contacts com­mu­nards. Rosa Moussaoui, grand repor­ter à L’Humanité, en fait le récit.


[lire le deuxième volet de notre série « La Commune a 150 ans »]


« Le vieux monde se tor­dit dans des convul­sions de rage à la vue du dra­peau rouge, sym­bole de la République du tra­vail, flot­tant sur l’Hôtel de Ville1. » Lorsque sur­git la révo­lu­tion du 18 mars 1871 et que lui par­vient, à Londres, la nou­velle du sou­lè­ve­ment de Paris, assié­gée depuis six mois, le pre­mier élan de Marx n’a encore rien de cette fougue aux accents lyriques. Le pen­seur et mili­tant, qui a por­té sept ans plus tôt la Première Internationale sur les fonts bap­tis­maux, est d’abord per­plexe, inquiet, sur­pris par le tour que prennent les évé­ne­ments : sans doute redoute-t-il une forme d’aventurisme des insur­gés pari­siens, mal pré­pa­rés, pris sous les feux croi­sés d’un double enne­mi, exté­rieur et intérieur.

« Marx est d’abord per­plexe, inquiet, sur­pris par le tour que prennent les événements. »

La défaite consom­mée et l’empereur Napoléon III cap­tu­ré, Adolphe Thiers — ce « méchant avor­ton », comme Marx le nomme — affûte déjà contre le peuple de Paris les armes de la revanche. Dans une lettre trans­mise par le ministre Jules Favre2 à Bismarck, le chef du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire replié à Versailles « sup­plie » le chan­ce­lier alle­mand, « au nom de la cause de l’ordre social », de le lais­ser accom­plir lui-même « cette répres­sion du bri­gan­dage anti­so­cial qui a pour quelques jours éta­bli son siège à Paris ». « Ce serait cau­ser un nou­veau pré­ju­dice au par­ti de l’ordre en France, et dès lors en Europe, que d’agir autre­ment, conclut Thiers. Que l’on compte sur nous, et l’ordre social sera ven­gé dans le cou­rant de la semaine. » Ce pacte entre enne­mis de la veille pour garan­tir l’ordre social fera dire à Marx, dans La Guerre civile en France, que « Les gou­ver­ne­ments natio­naux ne font qu’un contre le pro­lé­ta­riat ».

Écrit sur le vif, des der­niers jours d’avril jusqu’à la Semaine san­glante, ce pam­phlet pren­dra d’abord la forme d’une Adresse de l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs (AIT), que pré­cèdent plu­sieurs ébauches3. Il est nour­ri des lettres et rap­ports reçus des Internationaux4 de Paris, des cou­pures de presse ras­sem­blées par Marx au fil de ces évé­ne­ments d’une excep­tion­nelle den­si­té, des ana­lyses accu­mu­lées des sou­bre­sauts révo­lu­tion­naires qui ont accom­pa­gné, en France, l’émergence de l’État cen­tral et de classes nou­velles liées au déve­lop­pe­ment de l’industrie capi­ta­liste. La Guerre civile en France est tout à la fois réqui­si­toire contre les Versaillais et leur « gou­ver­ne­ment de défec­tion natio­nale », lec­ture cri­tique des pos­si­bi­li­tés ouvertes par le pre­mier gou­ver­ne­ment des tra­vailleurs et hom­mage au peuple de la Commune, à son héroïsme, à sa facul­té d’invention sociale et poli­tique, ceci contre la dif­fa­ma­tion des « jour­naux infâmes » et le « sale gri­bouillage jour­na­lis­tique bour­geois » gri­mant les com­mu­nards en bar­bares incen­diaires, prêts à brû­ler la pro­prié­té, la famille la religion.

[Otto Nückel]

La forme politique enfin trouvée

Le rôle prê­té à Marx auprès des Internationaux impli­qués dans l’insurrection lui valut une véné­neuse célé­bri­té : de son vivant, elle fit par­ler de lui bien plus que ses écrits, son colos­sal tra­vail théo­rique. Pourtant, la thèse d’un com­plot de l’AIT souf­flant sur les braises pari­siennes ne tient pas debout. Il s’en expli­qua lon­gue­ment, à l’été 1871, dans plu­sieurs conver­sa­tions retrans­crites par la presse amé­ri­caine. Dans un entre­tien paru le 3 août 1871 — objet, après publi­ca­tion, d’une mise au point —, Marx répond ceci au repor­ter du New York Herald qui l’in­ter­roge sur une pré­ten­due conspi­ra­tion our­die depuis Londres : « Ce serait […] mécon­naître com­plè­te­ment la nature de l’Internationale que de par­ler d’ins­truc­tions secrètes venant de Londres, comme s’il s’a­gis­sait de décrets en matière de foi et de morale éma­nant de quelque centre pon­ti­fi­cal de domi­na­tion et d’in­trigue. Ceci impli­que­rait une forme cen­tra­li­sée de gou­ver­ne­ment pour l’Internationale, alors que sa forme véri­table est expres­sé­ment celle qui, par l’i­ni­tia­tive locale, accorde le plus de champ d’ac­tion à l’éner­gie et à l’es­prit d’in­dé­pen­dance. »

« S’il ne tire pas les ficelles de l’événement, il n’est pour­tant pas retran­ché dans la pos­ture de l’ob­ser­va­teur passif. »

Homme de plume mais piètre sol­dat, de san­té fra­gile, sous la menace pro­fé­rée par Bismarck d’une arres­ta­tion, le Maure — comme il se sur­nomme lui-même non sans malice — n’a pu se rendre à Paris. S’il ne tire pas les ficelles de l’événement, il n’est pour­tant pas retran­ché dans la pos­ture de l’ob­ser­va­teur pas­sif : aux com­mu­nards qui lui écrivent pour sol­li­ci­ter son avis, il dis­pense ses conseils poli­tiques — loin de toute injonc­tion, sans jamais livrer le moindre mode d’emploi, le moindre pro­gramme écrit par avance. À trois décen­nies de dis­tance, le phi­lo­sophe reste fidèle à ces mots adres­sés, au prin­temps 1843, à la veille de son pre­mier séjour pari­sien, à son cama­rade de la Gazette Rhénane cen­su­rée, Arnold Ruge : « Chacun de nous devra bien­tôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeu­rant c’est là pré­ci­sé­ment le mérite de la nou­velle orien­ta­tion : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pen­sée dog­ma­tique, mais qu’au contraire nous ne vou­lons trou­ver le monde nou­veau qu’au terme de la cri­tique de l’ancien. »

Marx est atten­tif à tout ce qui germe dans cette révo­lu­tion « grosse d’un monde nou­veau », aux expé­ri­men­ta­tions aux­quelles elle donne lieu, aux brèches inédites qu’elle ouvre en recon­fi­gu­rant le cadre, les formes et les moda­li­tés de la lutte pour l’émancipation du tra­vail. Il est intri­gué par ce « sphinx qui tour­mente l’entendement bour­geois », finit même par y voir la « forme poli­tique enfin trou­vée qui per­met­tait de réa­li­ser l’émancipation éco­no­mique du tra­vail ». L’AIT dis­pose alors en France d’une base solide : ses membres sont des che­villes ouvrières du mou­ve­ment syn­di­cal nais­sant et ils exercent au cœur de l’insurrection une influence cer­taine. L’emprise des idées prou­dho­niennes de mutuel­lisme, d’égal échange, d’équilibration de la pro­prié­té cède le pas à leur coopé­ra­ti­visme plus radi­cal — et même à leurs concep­tions col­lec­ti­vistes. Leur acti­visme ne fait pas de la Commune un mono­lithe pla­cé sous l’hégémonie des Internationaux : elle est faite d’un alliage poli­tique com­po­site. Plusieurs cou­rants la tra­versent et, dans ses ins­tances, les membres de l’AIT sont loin d’incarner la majorité.

[Otto Nückel]

L’expropriation des expropriateurs

Marx entre­tient avec ses cama­rades pari­siens une riche cor­res­pon­dance. Il a char­gé un com­mer­çant alle­mand de la liai­son avec eux et des émis­saires ont été dépê­chés à Paris : Auguste Serraillier, un ouvrier cor­don­nier éta­bli de longue date en Angleterre arri­vé le 4 sep­tembre 1870, jour de la pro­cla­ma­tion de la République, ou encore Élisabeth Dmitrieff, par­tie pour une mis­sion d’information, arri­vée au moment où l’on pro­clame la Commune et aus­si­tôt hap­pée par l’insurrection. Elle en devien­dra d’ailleurs une figure de pre­mier plan, avec la créa­tion, aux côtés de Nathalie Lemel, de l’Union des femmes pour la défense de Paris, l’un des cœurs bat­tants de la révo­lu­tion. Impliqué à dis­tance dans les évé­ne­ments, Marx s’informe avec avi­di­té, encou­rage ses cama­rades pari­siens, se tour­mente du sort de son gendre et de sa fille, Paul et Laura Lafargue, éva­lue les rap­ports de forces, pressent tôt la défaite.

« Marx jette toutes ses forces dans le sou­tien aux insur­gés, exhorte les pro­lé­taires alle­mands à s’engager dans une soli­da­ri­té sans faille avec leurs frères de classe français. »

Marx jette toutes ses forces dans le sou­tien aux insur­gés, exhorte les pro­lé­taires alle­mands à s’engager dans une soli­da­ri­té sans faille avec leurs frères de classe fran­çais, étrille les men­songes dont la presse couvre Paris. « De tout le fatras qui te tombe sous les yeux dans les jour­naux sur les évé­ne­ments inté­rieurs de Paris, tu ne dois pas croire un mot. Tout est men­son­ger. Jamais la bas­sesse du jour­na­lisme bour­geois ne s’est mise plus brillam­ment en évi­dence », écrit-il, le 6 avril, au révo­lu­tion­naire alle­mand Wilhem Liebknecht, tout juste libé­ré, tout comme le fon­da­teur du Parti ouvrier socia­liste d’Allemagne August Bebel, au terme de la peine de pri­son consé­cu­tive à leur cri inter­na­tio­na­liste dans le feu de la guerre franco-allemande.

La Commune est le fruit de l’un de ces « hasards5 » dont l’Histoire uni­ver­selle est tra­mée. Marx se pas­sionne pour les prin­cipes qui s’y énoncent et les poli­tiques qui s’y déploient, pour les formes poli­tiques qui s’y inventent et l’esquisse de la socié­té future qui se des­sine dans l’urgence et le huis clos d’une ville assié­gée, aux res­sources déri­soires. De cette expé­rience, il mesure la dimen­sion nova­trice et fon­da­trice, les réver­bé­ra­tions, le pou­voir d’expansion. Il révise ses vues anté­rieures sur la forme coopé­ra­tive, se réjouit de l’abolition du tra­vail de nuit des com­pa­gnons bou­lan­gers, applau­dit « l’in­ter­dic­tion, sous peine d’a­mende, de la pra­tique en usage chez les employeurs, qui consis­tait à réduire les salaires en pré­le­vant des amendes sur leurs ouvriers sous de mul­tiples pré­textes, pro­cé­dé par lequel l’em­ployeur com­bine dans sa propre per­sonne les rôles du légis­la­teur, du juge et du bour­reau, et empoche l’argent par-des­sus le mar­ché6 ».

[Otto Nückel]

Il porte une atten­tion toute par­ti­cu­lière au tra­vail de la Commission du tra­vail et des échanges où Léo Frankel donne le la, se réjouit de la por­tée du décret du 16 avril sur la réqui­si­tion des ate­liers aban­don­nés, pour­tant peu appli­qué, dans lequel il lit une volon­té de mise en cause radi­cale des formes de pro­prié­té et d’accaparement que per­pé­tue le régime capi­ta­liste. Et, même, les fer­ments du com­mu­nisme — tel qu’il le conçoit déjà dans L’Idéologie alle­mande : ni comme état, ni comme idéal sur lequel devrait se régler le réel, mais bien comme « mou­ve­ment réel qui abo­lit l’é­tat actuel », l’ordre exis­tant. « Oui, mes­sieurs, la Commune enten­dait abo­lir cette pro­prié­té de classe, qui fait du tra­vail du grand nombre la richesse de quelques-uns. Elle visait à l’ex­pro­pria­tion des expro­pria­teurs. Elle vou­lait faire de la pro­prié­té indi­vi­duelle une réa­li­té, en trans­for­mant les moyens de pro­duc­tion, la terre et le capi­tal, aujourd’­hui essen­tiel­le­ment moyens d’asservis­sement et d’ex­ploi­ta­tion du tra­vail, en simples ins­tru­­ments d’un tra­vail libre et asso­cié7. »

Défendre la Commune

« Il porte une atten­tion toute par­ti­cu­lière au tra­vail de la Commission du tra­vail et des échanges. »

Marx va jusqu’à trans­mettre aux insur­gés les plans des Prussiens, leur dis­pense ses conseils mili­taires. Rôle assu­mé et reven­di­qué. « Le 11 mai, dix jours avant la catas­trophe, j’ai envoyé […] tous les détails de l’ac­cord secret entre Bismarck et Favre à Francfort. L’information m’ar­ri­vait du bras droit de Bismarck — un homme, qui, jadis (de 1848 à 1853), appar­te­nait à la socié­té secrète, dont j’é­tais le chef. Cet homme sait que je pos­sède encore tous les rap­ports qu’il m’en­voyait d’Allemagne et sur l’Allemagne. Il dépend de ma dis­cré­tion. D’où la peine qu’il se donne pour me prou­ver conti­nuel­le­ment ses bonnes inten­tions », confie-t-il à l’historien Edward Spencer Beesly dans une lettre datée du 12 juin 1871. Dans cette même mis­sive, il regrette que la Commune n’ait pas « écou­té [ses] aver­tis­se­ments » : « Je conseillais à ses membres de for­ti­fier le côté nord des hau­teurs de Montmartre, le côté prus­sien, et ils avaient encore le temps de le faire ; je leur disais d’a­vance qu’au­tre­ment ils tom­be­raient dans une sou­ri­cière. »

Après l’écrasement de l’insurrection, il se fera le fervent avo­cat de cette ten­ta­tive pro­mé­théenne et des hommes et des femmes qui l’ont por­tée, quand le camp de l’ordre les cloue­ra au pilo­ri, au len­de­main des mas­sacres. Dans le feu des évé­ne­ments, déjà, il plaide par­tout la cause des com­mu­nards. « J’ai écrit plu­sieurs cen­taines de lettres pour expo­ser et défendre votre cause à tous les coins du monde où nous avons des branches, assure-t-il à Léo Frankel et Eugène Varlin, dans une lettre datée du 13 mai. La classe ouvrière était du reste pour la Commune dès son ori­gine. Même les jour­naux bour­geois de l’Angleterre sont reve­nus de leur pre­mière réac­tion de féro­ci­té. Je réus­sis à y glis­ser de temps en temps des para­graphes favo­rables. »

[Otto Nückel]

L’horizon dégagé

Pour la pre­mière fois dans l’Histoire, les exploi­tés se gou­vernent eux-mêmes ; ils jettent les bases de trans­for­ma­tions à la réso­nance uni­ver­selle ; l’urgence qui pousse les mili­tants ouvriers à inven­ter dans l’adversité, sous la menace, d’autres formes de vie, finit par éle­ver au rang de néces­si­té le prin­cipe d’une appro­pria­tion des moyens de pro­duc­tion. « La mul­ti­pli­ci­té des inter­pré­ta­tions aux­quelles la Commune a été sou­mise, et la mul­ti­pli­ci­té des inté­rêts qu’elle a expri­més montrent que c’é­tait une forme poli­tique tout à fait sus­cep­tible d’ex­pan­sion, tan­dis que toutes les formes anté­rieures de gou­ver­ne­ment avaient été essen­tiel­le­ment répres­sives », remarque encore Marx dans La Guerre civile en France. 

« Pour la pre­mière fois dans l’Histoire, les exploi­tés se gou­vernent eux-mêmes. »

Conscient des contra­dic­tions qu’elle cris­tal­lise et des dis­putes qui la tra­versent en dépit du syn­cré­tisme — pour reprendre le mot du phi­lo­sophe Stathis Kouvélakis — qu’elle opère entre les cou­rants et tra­di­tions du mou­ve­ment ouvrier, Marx s’attache sur­tout aux hori­zons déga­gés par la Commune, aux pos­si­bi­li­tés qu’elle met en lumière. Cela sans nour­rir d’illusions sur l’étendue de son œuvre ni sur la por­tée concrète, dans un temps res­treint et dans des condi­tions contraintes, des pro­cla­ma­tions, des réa­li­sa­tions, des mesures sociales de cette révo­lu­tion d’un type nou­veau, qui intro­duit par ses incli­na­tions socia­listes une césure. « La grande mesure sociale de la Commune, insiste-t-il, ce fut sa propre exis­tence et son action. Ses mesures par­ti­cu­lières ne pou­vaient qu’indiquer la ten­dance d’un gou­ver­ne­ment du peuple par le peuple. »

Le peuple de ce Paris insur­gé s’inscrit dans la filia­tion des révo­lu­tions pré­cé­dentes ; ses racines plongent dans la sans-culot­te­rie et dans les bar­ri­cades de juin 1848 ; la République dont il se réclame doit être, comme la reven­di­quaient les qua­rante-hui­tards, sociale et uni­ver­selle, aux anti­podes de celle qui orga­nise déjà la confis­ca­tion des pou­voirs et l’exclusion poli­tique du peuple sur les ruines du Second Empire. « La République avait ces­sé d’être un nom pour une cause du pas­sé : elle était grosse d’un monde nou­veau8. » Cette République-là porte en elle son propre dépas­se­ment, la pro­messe de détruire enfin « la machine bureau­cra­ti­co-mili­taire » de l’État, qui se joue des alter­nances et de la suc­ces­sion entre régimes aux mains des puissants.

[Otto Nückel]

Marx avait lon­gue­ment ana­ly­sé dans Le 18 bru­maire de Louis Bonaparte les rai­sons de l’adhésion d’une bour­geoi­sie tenue par son inté­rêt maté­riel à une forme d’État « omni­pré­sent », « omni­scient », « corps para­site » qui « enserre, contrôle, régle­mente, sur­veille et tient en tutelle la socié­té civile, depuis ses mani­fes­ta­tions d’exis­tence les plus vastes jus­qu’à ses mou­ve­ments les plus infimes, de ses modes d’exis­tence les plus géné­raux jus­qu’à la vie pri­vée des indi­vi­dus ». Image reprise dans le pre­mier brouillon de La Guerre civile en France, où il voit dans L’État bona­par­tiste « une machi­ne­rie » enser­rant « le corps vivant de la socié­té civile, comme un boa constric­tor ». « Détruire » ce monstre éta­tique ten­ta­cu­laire : voi­là « la condi­tion préa­lable de toute révo­lu­tion véri­ta­ble­ment popu­laire sur le conti­nent », écrit-il au len­de­main de la Commune9.

Les bêtises anarchistes

« Les évé­ne­ments de Paris viennent bous­cu­ler les concep­tions cen­tra­li­sa­trices de Marx, l’interpellent par l’aspiration pro­fonde à l’autogouvernement qu’ils traduisent. »

La ques­tion de l’État reste au cœur de la dis­pute entre com­mu­nistes et anar­chistes, qu’il étrille volon­tiers. Dans une lettre à Beesly, le 19 octobre 1870, évo­quant la consti­tu­tion d’une Commune de Lyon, il s’en prend avec viru­lence à ces « ânes de Bakounine et de Cluseret », qui « gâchèrent tout » en pro­cla­mant « les lois les plus insen­sées sur l’abolition de l’État et autres bêtises de ce genre ». Depuis le Congrès de Bâle, en 1869, une pro­fonde défiance s’est ins­tal­lé entre Marx et Bakounine, le pre­mier jurant même d’« excom­mu­nier » ce « Russe » qui « veut deve­nir le dic­ta­teur du mou­ve­ment ouvrier euro­péen10 », et le second pro­met­tant à son cama­rade une « lutte à mort » à pro­pos du « com­mu­nisme d’État11 ».

Les évé­ne­ments de Paris viennent bous­cu­ler les concep­tions cen­tra­li­sa­trices de Marx, l’interpellent par l’aspiration pro­fonde à l’autogouvernement qu’ils tra­duisent : il voit dans la Commune une « révo­lu­tion contre l’État lui-même12 ». Bakounine ne pose d’ailleurs pas d’autre diag­nos­tic : il lit dans cette révo­lu­tion une « néga­tion auda­cieuse, bien pro­non­cée, de l’État ». La confron­ta­tion se dur­ci­ra pour­tant, jusqu’à la scis­sion du Congrès de La Haye, en 1872, qui condui­ra à la dis­lo­ca­tion de l’AIT. Pour l’heure, puisque l’État, au gré d’un déve­lop­pe­ment indus­triel propre à aigui­ser les anta­go­nismes, a pris l’allure d’un « engin de guerre natio­nal du capi­tal contre le tra­vail » et « le carac­tère d’un pou­voir public orga­ni­sé aux fins d’as­ser­vis­se­ment social, d’un appa­reil de domi­na­tion d’une classe » ins­tru­men­ta­li­sé par les pos­sé­dants pour conju­rer la menace d’un sou­lè­ve­ment du pro­lé­ta­riat, alors, juge Marx, la classe ouvrière ne peut « se conten­ter de prendre tel quel l’ap­pa­reil d’État et de le faire fonc­tion­ner pour son propre compte9 ». Là encore, sans par­ve­nir à bri­ser cet ins­tru­ment de coer­ci­tion, les com­mu­nards, à ses yeux, ont don­né une indi­ca­tion, ouvert un che­min : celui de la « réab­sorp­tion du pou­voir d’État par la socié­té, en tant que sa force vivante au lieu de la force qui la contrôle et la sub­jugue », celui de la res­ti­tu­tion « au corps social de toutes les forces jus­qu’a­lors absor­bées par l’État para­site qui se nour­rit sur la socié­té et en para­lyse le libre mou­ve­ment ».

[Otto Nückel]

Les communards, trop « bons garçons »

Dans l’histoire de la lutte des classes que Marx aus­culte sur le temps long, la Commune n’a rien d’un cré­pus­cule : elle fait au contraire entrer le mou­ve­ment ouvrier, en dépit de sa tra­gique issue, dans un âge nou­veau. Il n’en sonde pas moins les impasses et les « scru­pules de conscience », les tâton­ne­ments et les erreurs stra­té­giques. « Il semble que si les Parisiens suc­combent ce soit par leur faute, mais par une faute due, en réa­li­té, à une trop grande hon­nê­te­té », regrette-t-il, dès le 6 avril, dans une lettre à Liebknecht. Les insur­gés, pense-t-il, auraient dû s’en­ga­ger dans la guerre civile décla­rée par Thiers avec sa ten­ta­tive de désar­mer Paris par la force ; ils auraient dû assu­mer l’af­fron­te­ment direct en mar­chant sur Versailles, sitôt la réac­tion défaite dans la capi­tale, plu­tôt que de lais­ser aux enne­mis le temps de cen­tra­li­ser leurs forces. Dans cette bataille du temps, l’autre impru­dence fatale, selon Marx, tient à l’or­ga­ni­sa­tion même, le 26 mars, d’une élec­tion : « Pour ne pas se don­ner l’ap­pa­rence d’un pou­voir usur­pa­teur, ils ont per­du des moments pré­cieux. » Dans une lettre à Varlin et Frankel, le 13 mai, il s’agace de ce « temps per­du » comme « des baga­telles et des que­relles per­son­nelles » et des « influences » autres « que celles des ouvriers ».

« Les com­mu­nards auraient dû assu­mer l’af­fron­te­ment direct en mar­chant sur Versailles. »

Avec le choix d’une « atti­tude pure­ment défen­sive » en dépit « d’une mena­çante concen­tra­tion de troupes dans Paris et ses envi­rons », les dés sont jetés. Dans la sévé­ri­té même de ses juge­ments perce tou­te­fois une pro­fonde empa­thie, une sin­cère admi­ra­tion pour ce peuple des fau­bourgs auquel Marx voue un atta­che­ment qui outre­passe la seule ratio­na­li­té poli­tique. « Il aurait fal­lu que vous ayez pu assis­ter à une des réunions des ouvriers fran­çais pour pou­voir croire à la fraî­cheur pri­me­sau­tière, à la noblesse qui émane de ces hommes haras­sés de tra­vail », avait écrit le jeune Marx à Ludwig Feuerbach, à l’aube de son pre­mier séjour pari­sien, en 1844. Son regard sur la Commune garde quelque chose de ce mythe de Paris comme « bivouac des révo­lu­tions ». Dans une lettre à Kugelmann, le 12 avril, il exalte l’héroïsme des « cama­rades de Paris », com­pa­rés à des « titans » : « De quelle sou­plesse, de quelle ini­tia­tive his­to­rique, de quelle facul­té de sacri­fice sont doués ces Parisiens ! Affamés et rui­nés pen­dant six mois, par la tra­hi­son inté­rieure plus encore que par l’en­ne­mi, ils se sou­le­vèrent sous les baïon­nettes prus­siennes comme s’il n’y avait jamais eu de guerre entre la France et l’Allemagne, comme si l’é­tran­ger n’é­tait pas aux portes de Paris ! L’histoire ne connaît pas encore d’exemple d’une pareille gran­deur ! S’ils suc­combent, seul leur carac­tère bon gar­çon en sera cause. »

Dans la conscience même du mar­tyre qui se pré­pare, Marx entre­voit la dimen­sion inau­gu­rale de l’événement, son écho dans le monde et dans le temps, les impli­ca­tions innom­brables et cru­ciales qu’il déplie pour le camp révo­lu­tion­naire : « La classe ouvrière n’es­pé­rait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’u­to­pies toutes faites à intro­duire par décret du peuple. Elle sait que pour réa­li­ser sa propre éman­ci­pa­tion, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irré­sis­ti­ble­ment la socié­té actuelle en ver­tu de son propre déve­lop­pe­ment éco­no­mique, elle aura à pas­ser par de longues luttes. » Luttes ins­crites dans de mul­tiples « pro­ces­sus his­to­riques », propres à façon­ner les cir­cons­tances elles-mêmes, ten­dues non pas vers la réa­li­sa­tion d’un idéal, mais vers la libé­ra­tion des « élé­ments de la socié­té nou­velle » que porte dans ses flancs mêmes l’ordre ancien qui s’effondre.


[lire le qua­trième volet]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Otto Nückel


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  1. La Guerre civile en France, Éditions sociales, [1871] 1945.[]
  2. Ministre des Affaires étran­gères dans le gou­ver­ne­ment inves­ti le 8 février 1871 et adver­saire réso­lu de la Commune. Il est connu pour avoir accueilli par ces mots la nou­velle de la révo­lu­tion du 18 mars : « Il n’y a pas à pac­ti­ser avec l’é­meute. Il faut la domp­ter, il faut châ­tier Paris ! ».[]
  3. À l’occasion du 150e anni­ver­saire de la Commune de Paris, ces textes sont ras­sem­blés, avec les cor­res­pon­dances, articles et inter­ven­tions au Conseil géné­ral de l’AIT, ain­si que des textes pro­duits par la Commune et des contro­verses aux­quelles elle a don­né lieu, dans une pré­cieuse antho­lo­gie parue aux Éditions sociales : Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la Commune de Paris. Textes et contro­verses, pré­cé­dé de l’a­vant-pro­pos « Événement et stra­té­gie révo­lu­tion­naire » de Stathis Kouvélakis.[]
  4. Membres des dif­fé­rentes sec­tions de l’AIT.[]
  5. Lettre à Ludwig Kugelmann, le 17 avril 1871.[]
  6. La Guerre civile en France, op. cit.[]
  7. Ibid.[]
  8. Première ébauche de La Guerre civile en France.[]
  9. Op. cit.[][]
  10. Lettre de Marx à Engels, 27 juillet 1869.[]
  11. Lettre de Bakounine à Herzen, 28 octobre 1869.[]
  12. Première ébauche de La Guerre civile en France.[]

REBONDS

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Rosa Moussaoui

Grand reporter à L'Humanité.

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