Marxisme et révolution noire : Grace Lee Boggs dans son siècle


Texte inédit | Ballast

« Rien n’im­porte plus que de pen­ser dia­lec­ti­que­ment » : nul doute que Grace Lee Boggs est res­tée toute sa vie fidèle à ce prin­cipe direc­teur. Le mou­ve­ment de l’Histoire, l’ins­ta­bi­li­té du deve­nir, l’ir­ré­duc­ti­bi­li­té du pré­sent aux théo­ries héri­tées ne sont pas des vains mots pour celle qui est née à la veille de la révo­lu­tion bol­che­vik et décé­dée dans les États-Unis de Barack Obama. Chinoise née dans le Rhode Island, elle a été l’une des mili­tantes les plus actives du mou­ve­ment « Black Power » ; phi­lo­sophe, émule de Marx et de Hegel, elle a fait de l’i­ma­gi­na­tion révo­lu­tion­naire le fon­de­ment de sa pra­tique poli­tique. La vie de Grace Lee Boggs est un dédale qui nous fait ren­con­trer cer­tains esprits par­mi les plus péné­trants de son temps. Elle nous ouvre enfin à d’in­fi­nies ques­tions sur notre ave­nir : l’his­toire poli­tique dont elle a été une actrice est, à bien des égards, encore la nôtre. Perdons-nous dans ce laby­rinthe d’une vie mili­tante, en ten­tant de sai­sir, à cha­cun de ses car­re­fours, l’é­cho de nos luttes pré­sentes. ☰ Par Simon Chuang


« Je suis une très vieille femme. Je suis née en 1915, à l’époque de ce que l’on appel­le­ra plus tard la Première Guerre mon­diale, deux ans avant la Révolution russe. Et comme je suis née de parents immi­grés chi­nois, en plus d’être née femme, j’ai très vite com­pris que le monde avait besoin de chan­ger. Mais j’ai aus­si com­pris, en gran­dis­sant, que la manière dont on change le monde et pense ce chan­ge­ment devaient aus­si chan­ger. » Grace Lee Boggs a 97 ans lorsqu’elle intro­duit en ces termes, en 2012, une inter­ven­tion à l’université de Californie à Berkeley. À ses côtés, Angela Davis, conviée pour dia­lo­guer avec la mili­tante émé­rite autour d’un grand thème qui les unit : la révo­lu­tion. Davis n’hésite pas à affir­mer d’entrée de jeu que cette ren­contre consti­tue « le plus grand hon­neur [qui lui ait été fait] de toute [sa] vie poli­tique », et salue d’emblée la contri­bu­tion déci­sive de Grace Lee Boggs ain­si que celle de son mari, James Boggs, au mou­ve­ment pour les droits civiques aux États-Unis. Mais la qua­si-cen­te­naire n’entend nul­le­ment endos­ser le rôle de relique de l’histoire contes­ta­taire amé­ri­caine. Son regard est tour­né vers l’avenir car la révo­lu­tion reste tout entière à pen­ser et, sur­tout, à faire. D’où cet appel qui sonne comme une parole fon­da­trice, et pose la pre­mière pierre d’un édi­fice inache­vable : « Le temps est venu pour nous de tout réima­gi­ner. » « Tout réima­gi­ner », « rei­ma­gine eve­ry­thing » : deux mots qui résument, sans en épui­ser la signi­fi­ca­tion his­to­rique, le tra­vail d’une vie1.

Chinoise d’Amérique ?

Grace Lee voit le jour le 27 juin 1915, au-des­sus du res­tau­rant chi­nois que tient son père à Rhode Island. Originaires de la pro­vince du Guangdong, ses parents ont déci­dé de tra­ver­ser le Pacifique quelques années aupa­ra­vant, pour fuir la misère et les tumultes d’un Empire sino-mand­chou cré­pus­cu­laire. En ce début de siècle, la dynas­tie des Qing s’est effon­drée, anéan­tie par un siècle de dévas­ta­tions colo­niales, cou­pable aus­si d’avoir exer­cé sans relâche son oppres­sion sur le peuple chi­nois. Comment oublier, en effet, que dans les années 1860 le pou­voir impé­rial s’est allié aux puis­sances colo­niales (la France et le Royaume-Uni) pour répri­mer dans le sang les révoltes des Taiping2 ? Les sou­lè­ve­ments pour l’avènement de la « Grande Paix » débou­chèrent en effet sur la mort de plus de 20 mil­lions d’hommes et de femmes, mas­sa­crés par l’armée impé­riale et les forces colo­niales : l’un des épi­sodes les plus meur­triers de toute l’histoire chinoise. 

« La nais­sance de Grace sur le sol amé­ri­cain aurait donc pu être consi­dé­rée comme un curieux hasard, si elle n’était le fruit d’une his­toire jon­chée de cadavres et ryth­mée par de mul­tiples formes d’oppression. »

Or le dépe­çage de la Chine par les puis­sances colo­niales a signi­fié son assi­mi­la­tion pro­gres­sive au capi­ta­lisme indus­triel, ce que d’aucuns appel­le­raient son « ouver­ture » sur le monde, offrant aux plus entre­pre­nants par­mi les misé­reux la « chance » de pou­voir vendre leur force de tra­vail dans des contrées loin­taines. Partout le pro­lé­taire est dans les fers, ce d’autant plus lorsque sa « race » consti­tue une incu­rable tare. Car, on s’en doute, la tra­ver­sée du Pacifique qu’entreprend un pay­san chi­nois au début du XXe siècle n’est nul­le­ment un ache­mi­ne­ment vers la liber­té. Elle est le plus sou­vent l’inauguration d’une autre his­toire, faite de nou­velles oppres­sions et de nou­velles luttes. À quoi pen­saient les parents de Grace au moment d’accoster sur les rives de Californie ? Qu’imaginaient-ils et qu’espéraient-ils ? Sans doute étaient-ils cer­tains que l’Amérique n’allait jamais deve­nir leur nou­veau chez soi. Aucun tra­vailleur chi­nois ne son­geait à demeu­rer aux États-Unis, et encore moins à deve­nir « amé­ri­cain ». L’Amérique n’était encore rien pour eux, de même qu’ils n’é­taient rien pour l’Amérique : en 1882, le Congrès amé­ri­cain avait voté une loi sus­pen­dant l’entrée de tra­vailleurs chi­nois ain­si que de « toutes les per­sonnes de race chi­noise » à l’exception de cer­taines caté­go­ries pri­vi­lé­giées. Grace elle-même ignore par quel pro­cé­dé exact son père a pu contour­ner cette loi raciste. Sans doute, sup­pose-t-elle, s’est-il fait pas­ser pour le fils d’un com­pa­triote entré léga­le­ment sur le ter­ri­toire, tout en pré­ten­dant que son cer­ti­fi­cat de nais­sance aurait été détruit par les trem­ble­ments de terre de San Francisco en 1906.

La nais­sance de Grace sur le sol amé­ri­cain aurait donc pu être consi­dé­rée comme un curieux hasard, si elle n’était le fruit d’une his­toire jon­chée de cadavres et ryth­mée par de mul­tiples formes d’oppression. Heureusement celle-ci n’engendre pas que des monstres ; le nom chi­nois de Grace, petit talis­man poé­tique, résonne lui-même comme la conju­ra­tion pathé­tique d’un pas­sé mons­trueux : non plus « Tai Ping » mais « Yu Ping », « paix de jade ».

[C.L.R. James à Trafalgar Square, 1935 | Collection Gamma-Keystone, Getty Images]

Le travail du négatif

Pour la fra­trie de sept enfants à laquelle appar­tient Grace, pre­mière géné­ra­tion née sur le sol amé­ri­cain, le futur est une immense page blanche. Les des­tins fort contras­tés qu’ils connaî­tront par la suite — ordi­naires pour les uns, tra­gique pour l’une, mys­té­rieux pour d’autres — témoignent du carac­tère pro­fon­dé­ment indé­cis de l’avenir qui se des­si­nait alors. La Chine n’était plus pour eux qu’un loin­tain irréel, un pas­sé abs­trait, défi­ni­ti­ve­ment sépa­ré de leur vie, bien que la ques­tion du « retour » ait été omni­pré­sente durant leur enfance. Difficile de savoir com­bien ce pas­sé, fait de souf­frances tues et d’héritages rom­pus, allait peser sur l’existence de Grace elle-même. Enfant, elle dévore les romans amé­ri­cains met­tant en scène des héros chi­nois ; au ciné­ma, elle n’a d’yeux que pour Anna May Wong, la seule actrice d’origine chi­noise à cette époque aux États-Unis. Cette quête de modèles sera sans len­de­main, la socié­té amé­ri­caine ne pou­vant lui four­nir, au mieux, que des cli­chés. Il fal­lait donc inven­ter son propre des­tin, ima­gi­ner à neuf les pos­sibles — la Chine, et l’impossible retour à l’origine qu’elle sym­bo­lise, ne seront plus qu’un sou­ve­nir enfoui sous les épais­seurs du temps. Grace ne fou­le­ra la terre de ses ancêtres qu’en 1983, pour l’unique et der­nière fois, à une époque où elle se savait déjà appar­te­nir à une autre histoire.

À l’âge de 16 ans, Grace Lee intègre l’université pour femmes de Barnard à New York, où sa curio­si­té vorace la pousse à suivre des cours dans des dis­ci­plines aus­si variées que les sciences poli­tiques et la zoo­lo­gie. Mais le contexte éco­no­mique natio­nal — la Grande Dépression — et géo­po­li­tique — l’ar­ri­vée au pou­voir d’Hitler en Allemagne — la mène peu à peu à s’interroger sur la signi­fi­ca­tion des évé­ne­ment his­to­riques, et c’est vers la phi­lo­so­phie qu’elle va fina­le­ment se tour­ner. Le dépar­te­ment de phi­lo­so­phie de Barnard ne lui donne tou­te­fois pas satis­fac­tion : ses ensei­gne­ments sont pous­sié­reux et figés dans un posi­ti­visme his­to­rique carac­té­ris­tique de la fin du XIXe siècle. Par chance, après avoir été diplô­mée de Barnard, elle par­vient à obte­nir une bourse réser­vée aux Chinois pour étu­dier au Bryn Mawr College en Pennsylvanie. Là, elle étu­die sous la férule d’un dis­ciple de Whitehead, le phi­lo­sophe Paul Weiss, dont la capa­ci­té à accor­der la pen­sée et la vie la mar­que­ra pro­fon­dé­ment. Il lui fait décou­vrir Kant et Hegel : la lec­ture de la Phénoménologie de l’Esprit lui ensei­gne­ra « le tra­vail du néga­tif ». L’idée selon laquelle la véri­té n’est pas sta­tique, figée dans quelque éter­ni­té, mais tou­jours en mou­ve­ment, dans le dépas­se­ment des contra­dic­tions, ne la quit­te­ra plus jamais. Tout aus­si essen­tielles ont été la décou­verte et l’étude de la phi­lo­so­phie prag­ma­tiste amé­ri­caine, en par­ti­cu­lier de Georges Herbert Mead, à qui Grace Lee a consa­cré une thèse de doc­to­rat sou­te­nue en 1940. La pen­sée de Mead, mais aus­si celle de Dewey, sur­gis­saient à point nom­mé dans son iti­né­raire : elles lui enjoi­gnaient, selon son ana­lyse rétros­pec­tive, à pas­ser « d’une vie de contem­pla­tion à une vie d’action3 ». Difficile de ne pas entendre là un écho, même invo­lon­taire, à la dis­tinc­tion entre vita acti­va et vita contem­pla­ti­va que déve­lop­pe­ra une théo­ri­cienne poli­tique issue d’une toute autre tra­di­tion, mais dont le des­tin ren­con­tre­ra aus­si celui de l’Amérique : Hannah Arendt.

« L’idée selon laquelle la véri­té n’est pas sta­tique, figée dans quelque éter­ni­té, mais tou­jours en mou­ve­ment, dans le dépas­se­ment des contra­dic­tions, ne la quit­te­ra plus jamais. »

Le moment était en effet venu pour Grace Lee de se jeter dans l’action. À dire vrai, elle n’avait guère le choix : aucun diplôme, aus­si pres­ti­gieux fût-il, ne pou­vait faire oublier qu’elle était à la fois femme et de « race » chi­noise. Toutes les portes lui étaient fer­mées. Quels che­mins incon­nus pou­vait-elle emprun­ter ? À la fin de l’année 1940, elle décide de par­tir pour Chicago, avec des livres et quelques dol­lars en poche. Elle adhère ain­si au South Side Tenants Organization, une sec­tion du Workers Party4, lut­tant contre l’insalubrité des loge­ments de son voi­si­nage. Elle-même avait élu domi­cile dans la cave d’une dame juive, où pro­li­fé­raient les rats, après avoir fait du porte-à-porte, en vain — on ne loue pas aux « Orientaux », lui disait-on. La fré­quen­ta­tion de ses cama­rades trots­kystes s’est avé­rée déci­sive pour la jeune phi­lo­sophe. Car il s’agissait là de son pre­mier contact avec la com­mu­nau­té noire amé­ri­caine et, plus géné­ra­le­ment, avec l’action et l’organisation militantes.

Le Mouvement de la marche sur Washington ini­tié par Asa Philip Randolph, en lui fai­sant voir la puis­sance des mobi­li­sa­tions de masse, et leur capa­ci­té à chan­ger le cours de l’Histoire, allait consti­tuer un tour­nant dans sa vie : « je déci­dai que je sou­hai­tai consa­crer le reste de ma vie à deve­nir une acti­viste poli­tique au sein de la com­mu­nau­té noire5 ». Elle s’engage dès lors offi­ciel­le­ment au sein du Workers Party, dont elle espère rece­voir une solide édu­ca­tion poli­tique et idéo­lo­gique. Mais les que­relles internes qui minent l’organisation trots­kyste, la sté­ri­li­té des dis­cus­sions et l’indifférence de ses cama­rades à la ques­tion noire la poussent presque vers la sor­tie, n’était la ren­contre avec Martin Abern. Ce mili­tant che­vron­né, envoyé par le Comité natio­nal du par­ti pour récon­ci­lier deux sec­tions locales, va par ses récits et témoi­gnages vivants don­ner de la chair à l’héritage révo­lu­tion­naire dans lequel Grace Lee s’inscrivait. Abern lui raconte dans le détail l’histoire des mou­ve­ments radi­caux amé­ri­cains des années 1920 et 1930 et, en un geste d’adoubement, lui choi­sit un pseu­do­nyme de par­ti : Ria Stone. Pourtant Grace Lee sen­tait bien que les débats abs­traits entre sta­li­niens et trots­kystes, ou entre par­ti­sans de Cannon et émules de Shachtman6, n’étaient pas à la hau­teur du moment his­to­rique et s’éloignaient tou­jours plus des luttes concrètes, qu’en somme Abern appar­te­nait déjà à un monde révo­lu : l’élan poli­tique devait rejaillir d’ailleurs.

[Photographie extraite du documentaire American Revolutionary, the Evolution of Grace Lee Boggs, Grace Lee, 2013]

Un jour de 1942, dans une gare fer­ro­viaire de Chicago, elle fait la ren­contre d’un grand gaillard, qui por­tait sous le bras deux épais volumes — c’était Cyril Lionel Robert James, voya­geant avec le pre­mier livre du Capital de Marx et la Science de la logique de Hegel. Comprenant que Grace Lee sait l’allemand, C.L.R. James lui pro­pose de lire ensemble ces deux grands auteurs. C’est le début d’un com­pa­gnon­nage intel­lec­tuel qui allait durer deux décen­nies. Grâce à cette ren­contre, Lee rejoint en effet la Tendance Johnson-Forest du Workers Party, pour en deve­nir la troi­sième tête pen­sante. Si Johnson (C.L.R. James) et Forest (Raya Dunayevskaya) venaient du trots­kysme et en par­laient la langue — Dunayevskaya fut un temps la secré­taire de Trotsky —, Lee s’était pour sa part conver­tie à la lutte avec la ques­tion noire : « Je n’étais pas vrai­ment une trots­kiste. […] À dire vrai, la plu­part des écrits de Trotsky m’ennuyaient7. » La ques­tion de la « nature » du régime sovié­tique, et plus lar­ge­ment de la signi­fi­ca­tion ultime de la révo­lu­tion bol­che­vik, sus­cite à cette époque d’inlassables dis­putes au sein des milieux trots­kystes. Si Trotsky lui-même et ses par­ti­sans les plus ortho­doxes conti­nuent de sou­te­nir que l’URSS consti­tuait un État ouvrier, certes « dégé­né­ré », tan­dis qu’une ten­dance majo­ri­taire du Workers Party incar­née par Shachtman l’interprète comme un « col­lec­ti­visme bureau­cra­tique », Johnson et Forest l’analysaient depuis le début des années 1940 comme un régime de « capi­ta­lisme d’État ».

Mais très tôt la ten­dance Johnson-Forest cherche aus­si à pen­ser dans de nou­veaux termes ce qui était alors appe­lé la « ques­tion nègre » (the negro ques­tion). Plutôt que de subor­don­ner la race à la classe, ou d’attendre une hypo­thé­tique union des tra­vailleurs noirs et des tra­vailleurs blancs, elle sug­gère de sou­te­nir toutes les luttes indé­pen­dantes des Noirs, en recon­nais­sant leur poten­tiel révo­lu­tion­naire intrin­sèque. En août 1943, après le meurtre d’un sol­dat noir par des poli­ciers, le quar­tier de Harlem, à New York, s’embrase : alors que les médias parlent des « émeutes de Harlem », James, assis­té de Lee, rend compte des mêmes évé­ne­ments par un article inti­tu­lé « Manifestation mas­sive à Harlem » dans les colonnes du Labor action, l’organe de publi­ca­tion du Workers Party. Les Noirs amé­ri­cains ne consti­tuaient plus cette masse lais­sée orphe­line par la théo­rie mar­xiste ortho­doxe, mais deve­naient des sujets poli­tiques à part entière.

« Les Noirs amé­ri­cains ne consti­tuaient plus cette masse lais­sée orphe­line par la théo­rie mar­xiste ortho­doxe, mais deve­naient des sujets poli­tiques à part entière. »

Pendant plu­sieurs années, James, Dunayevskaya et Lee ont for­mé un trio insé­pa­rable et à la pro­duc­ti­vi­té théo­rique pro­di­gieuse. Un autre trio, ou plu­tôt une sainte tri­ni­té, acca­pa­rait toutes leurs forces : Hegel, Marx et Lénine. Dunayevskaya médi­tait et tra­dui­sait les notes de Lénine sur Hegel, tan­dis que James pré­pa­rait son ouvrage théo­rique Notes on Dialectics8. Lee, quant à elle, se nour­ris­sait des avan­cées théo­riques de ceux qu’elle consi­dé­rait comme ses men­tors, tout en étu­diant les révo­lu­tions du pas­sé. Contre les mar­xistes qui ins­ti­tuaient le Parti en déten­teur suprême de la science his­to­rique, subor­don­nant la lutte des classes à la direc­tion idéo­lo­gique, la ten­dance Johnson-Forest cher­chait à redon­ner toute leur place aux mobi­li­sa­tions par la base et à pen­ser, au sein même de la tra­di­tion mar­xiste, la spon­ta­néi­té révo­lu­tion­naire des masses et l’appropriation des moyens de pro­duc­tion par les tra­vailleurs. Minoritaires au sein du par­ti, les « Johnsonites » voyaient le gouffre qui les sépa­raient des « Shachtmaniens » se creu­ser tou­jours plus. Si les seconds consi­dé­raient que le fond du mar­xisme réside dans les « rap­ports de pro­duc­tion » et l’accumulation du Capital, les pre­miers met­taient l’accent sur l’auto-organisation et l’expé­rience des tra­vailleurs, ce qui leur valut para­doxa­le­ment d’être taxés d’« idéa­lisme ». La rup­ture fut consom­mée en 1947 : la ten­dance quitte le Workers Party pour rejoindre le Socialists Workers Party de James P. Cannon. L’occasion de faire la syn­thèse de près de cinq ans de réflexions dans un essai écrit à six mains, inti­tu­lé The Invading Socialist Society, que James lui-même consi­dère comme le « docu­ment fon­da­men­tal » de la ten­dance. En réa­li­té, congé était aus­si pris avec Trotsky lui-même, puisque les Johnsonites consi­dé­raient dans ce texte le sta­li­nisme comme un « pro­duit orga­nique »9 du capitalisme.

Paris, 1948 : une rencontre Lee-Castoriadis 

La ten­dance sera pour­tant repré­sen­tée au IIe Congrès de la IVe Internationale orga­ni­sée à Paris en 1948. C’est la plus jeune du trio, Grace Lee alias Ria Stone, qui y sera envoyée pour y por­ter une voix dis­si­dente. Durant son séjour, elle fait la ren­contre d’un jeune mili­tant dont le tem­pé­ra­ment fou­gueux et les vues ori­gi­nales détonnent au milieu des homé­lies trots­kystes demeu­rées inva­riables depuis les années 1920. Deux ans aupa­ra­vant, celui qui se fai­sait alors appe­ler Pierre Chaulieu avait consti­tué avec un cama­rade la ten­dance « Chaulieu-Montal » — autre­ment dit Castoriadis-Lefort10. La col­la­bo­ra­tion entre la ten­dance Johnson-Forest et le futur groupe Socialisme ou Barbarie, et plus par­ti­cu­liè­re­ment Cornelius Castoriadis, allait deve­nir durable. La ren­contre fut déci­sive pour le mili­tant récem­ment venu de Grèce, beau­coup plus que pour Claude Lefort, qui ver­ra plus tard cette entente d’un mau­vais œil11. Certes, les diver­gences théo­riques entre Castoriadis et les Johnsonites n’étaient nul­le­ment anec­do­tiques, mais ils s’entendaient sur une exi­gence fon­da­men­tale : « l’auto-activité de la classe des tra­vailleurs12 ». « Les dis­cus­sions avec Ria Stone [Grace Lee Boggs] ont joué un rôle déci­sif à une étape où ma pen­sée se for­mait, et je lui dois en par­tie d’avoir dépas­sé le pro­vin­cia­lisme euro­péen qui marque encore si for­te­ment ce que pro­duit la ci-devant capi­tale de la culture uni­ver­selle », dira plus tard Castoriadis13. Deux textes impor­tants qu’on lui doit, « Phénoménologie de la conscience pro­lé­ta­rienne14 » et « La concen­tra­tion des forces pro­duc­tives15 », por­te­ront l’empreinte de ce que le pen­seur de l’autonomie dési­gne­ra plus tard comme une « liai­son amou­reuse intel­lec­tuelle »16.

[Une femme devant le Black Panther office, Harlem, 1970 | Archives de Michael Ochs, Getty Images]

Lors du Congrès de 1948, Lee et Castoriadis pré­sentent ensemble une réso­lu­tion « Sur la ques­tion Russe », qui enté­rine défi­ni­ti­ve­ment leur rup­ture avec le trots­kysme en syn­thé­ti­sant leur ana­lyse de la véri­table nature du régime sovié­tique : « Les rap­ports de pro­duc­tion en Russie sont des rap­ports d’exploitation basés sur l’expropriation totale, éco­no­mique et poli­tique, du pro­lé­ta­riat et l’appropriation com­plète du capi­tal par la bureau­cra­tie domi­nante. C’est ce carac­tère de classe des rap­ports de pro­duc­tion qui déter­mine le carac­tère de classe des rap­ports de répar­ti­tion. C’est éga­le­ment le carac­tère de classe des rap­ports de pro­duc­tion, dont la natio­na­li­sa­tion consti­tue l’expression adé­quate, qui déter­mine le carac­tère de l’État russe, État tota­li­taire ins­tru­ment d’oppression contre le pro­lé­ta­riat17. » Autrement dit, loin d’avoir mis fin à l’exploitation des tra­vailleurs, le régime de Staline l’a au contraire exa­cer­bée en ins­tau­rant la domi­na­tion abso­lue de la bureau­cra­tie. Ainsi voyait-on for­mu­lée pour la pre­mière fois la thèse fon­da­trice du groupe Socialisme ou Barbarie : l’URSS n’était pas un « État ouvrier dégé­né­ré », comme le sug­gé­rait la vul­gate trots­kyste, mais avait sub­sti­tué à la divi­sion entre bour­geois et pro­lé­taires celle entre diri­geants et exé­cu­tants. La liqui­da­tion de la bour­geoi­sie et de l’aristocratie russes avait débou­ché non pas sur l’émancipation du pro­lé­ta­riat mais au contraire sur son asser­vis­se­ment total : « Dans les pays du gla­cis, le pro­ces­sus d’assimilation struc­tu­relle à la Russie qui com­men­ça depuis la chute du nazisme s’approfondit de plus en plus et tend à embras­ser les forces essen­tielles de la vie éco­no­mique, poli­tique et sociale. Ce pro­ces­sus signi­fie fon­da­men­ta­le­ment l’extermination des couches bour­geoises domi­nantes aupa­ra­vant, leur rem­pla­ce­ment par la couche bureau­cra­tique sta­li­nienne et le main­tien du pro­lé­ta­riat dans les cadres d’un régime d’exploitation com­plète et d’une oppres­sion tota­li­taire18. » L’usage répé­té du terme « tota­li­taire » montre com­bien la signi­fi­ca­tion his­to­rique du sta­li­nisme ne peut être épui­sée par la théo­rie mar­xiste ortho­doxe, et que le régime sovié­tique consti­tue une forme poli­tique inédite. La tâche du pro­lé­ta­riat russe n’est dès lors plus de défendre ou d’améliorer le régime bureau­cra­tique, mais de le renverser.

Sans sur­prise, la réso­lu­tion est lar­ge­ment reje­tée. Sa por­tée fut réduite mais elle a acté, pour Lee comme pour Castoriadis, le rap­pro­che­ment de leurs tra­jec­toires res­pec­tives. Trois ans plus tard, en 1951, un impor­tant article de Lee est publié et dis­cu­té en deux livrai­sons dans les colonnes de Socialisme ou Barbarie sous son pseu­do­nyme de Ria Stone. Intitulé « La Reconstruction de la socié­té », il pro­pose entre autres une cri­tique de l’aliénation du tra­vailleur amé­ri­cain, tout en essayant de mon­trer que la classe ouvrière amé­ri­caine, en ver­tu du déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme spé­ci­fique aux États-Unis, est la plus à même d’initier une nou­velle révo­lu­tion socia­liste. Dans la lignée des ana­lyses de Marx, elle sou­tient que les théo­ries poli­tiques et éco­no­miques qui font abs­trac­tion de la vie concrète des ouvriers sont une super­che­rie : « La pré­oc­cu­pa­tion des intel­lec­tuels avec leur âme et avec des pro­grammes éco­no­miques visant au plein emploi et à un niveau de vie plus éle­vé s’évanouit dans l’insignifiance devant la réa­li­té oppri­mante de la vie quo­ti­dienne de chaque ouvrier19. » Si la prose de Stone frise par­fois avec le pro­phé­tisme, tant elle reste atta­chée à une concep­tion téléo­lo­gique des pro­ces­sus his­to­riques, elle a le mérite d’articuler à son ana­lyse sur l’aliénation à la fois la ques­tion fémi­niste et la ques­tion raciale. L’horizon com­mun à toutes les luttes doit être cet « humain uni­ver­sel » dont parle Marx, c’est-à-dire la « [libé­ra­tion] de l’humanité de l’homme dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion20. »

Détroit : militante pour la « révolution noire »

« James Boggs déton­nait par sa géné­ro­si­té et son sens de l’engagement col­lec­tif. Son enga­ge­ment révo­lu­tion­naire était essen­tiel­le­ment nour­ri non pas par les livres mais par son tra­vail d’ouvrier chez Chrysler. »

Inévitable, la rup­ture avec l’ensemble des milieux trots­kystes, y com­pris le Socialist wor­kers Party, a lieu en 1951. Dunayevskaya part à Détroit, où elle fonde Correspondence, le nou­vel organe de publi­ca­tion des Johnsonites. Dans un docu­ment syn­thé­ti­sant leur bilan au sein du Socialist Workers Party, ces der­niers iden­ti­fient quatre groupes qu’ils consi­dèrent comme les prin­ci­pales forces révo­lu­tion­naires de la nou­velle séquence his­to­rique : les tra­vailleurs non qua­li­fiés, les Noirs, les femmes et les jeunes. L’équipe de Correspondence orga­nise en 1952 à New York une « École de la troi­sième strate », en réfé­rence à Lénine qui, en 1921, iden­ti­fiait un troi­sième groupe révo­lu­tion­naire consti­tué des masses pay­sannes et ouvrières, tan­dis que les deux autres dési­gnaient les lea­ders du Parti et les syn­di­cats. Il s’agissait d’inviter des membres des quatre forces révo­lu­tion­naires iden­ti­fiées à livrer des cours aux théo­ri­ciens révo­lu­tion­naires. C’est à l’oc­ca­sion de cette « école » que Grace Lee fait la ren­contre de James Boggs. Cet ouvrier auto­mo­bile ori­gi­naire de l’Alabama et des­cen­dant d’esclaves allait deve­nir pour elle le com­pa­gnon d’une vie. Contrairement aux lea­ders poli­tiques qu’elle avait connus, y com­pris C.L.R. James, Boggs déton­nait par sa géné­ro­si­té et son sens de l’engagement col­lec­tif. Contrairement à Lee aus­si, son enga­ge­ment révo­lu­tion­naire était essen­tiel­le­ment nour­ri non pas par les livres mais par son tra­vail d’ouvrier chez Chrysler. Son amour de l’Amérique, son refus de l’identification bio­lo­gique et son atta­che­ment vis­cé­ral à la terre sur laquelle ses ancêtres avaient ver­sé leur sang ont convain­cu Grace, deve­nue Grace Lee Boggs, que la lutte devait par­tir de l’i­ci et main­te­nant.

Les années 1950 sont pour Grace Lee Boggs un moment d’intense appren­tis­sage et de remise en ques­tion. C’est le temps de la décou­verte enthou­siaste de la com­mu­nau­té des tra­vailleurs noirs de Détroit, mais aus­si de dou­lou­reuses rup­tures. Alors que C.L.R. James s’est fait expul­ser du sol amé­ri­cain en 1952, ses rela­tions avec le groupe se dis­tendent, bien qu’il conti­nue de don­ner des direc­tives depuis Londres pour les publi­ca­tions de Correspondence. Une riva­li­té crois­sante entre James et Dunayevskaya condui­ra cette der­nière à pro­vo­quer une scis­sion en 1956. Elle fera paraître deux ans plus tard un essai inti­tu­lé Marxisme et liber­té et pré­fa­cé par Herbert Marcuse, repre­nant par­fois au mot près les tra­vaux conduits en étroite col­la­bo­ra­tion avec Johnson et Stone dans les années 1940 et 1950. Pourtant, ni Grace Lee Boggs ni C.L.R. James ne seront jamais évo­qués au sein de l’ouvrage : celle qui fut pour Grace « plus proche qu’une sœur21 » pen­dant treize ans ne lui adres­se­ra plus jamais la parole, empor­tant son intran­si­geance révo­lu­tion­naire outre-tombe. Au tout début des années 1960, c’est au tour de C.L.R. James de rompre avec les der­niers élé­ments de Correspondence. Lui qui, iso­lé à Londres et étran­ger aux luttes concrètes de Détroit, creu­sait un sillon théo­rique de plus en plus éloi­gné des pré­oc­cu­pa­tions des membres du groupe, a jugé inac­cep­table un texte publié par James Boggs : ce der­nier pro­po­sait d’adapter l’analyse mar­xiste du socia­lisme au contexte américain. 

[Raya Dunayevskaya | DR]

Les deux voyages que Grace Lee Boggs a entre­pris auprès de C.L.R. James à Londres en 1954 et 1957 lui ont en effet lais­sé l’impression qu’il s’enfonçait dans un mono­logue théo­rique, certes brillant, mais qui contras­tait avec la diver­si­té et la com­plexi­té des luttes menées par les tra­vailleurs et la com­mu­nau­té noire de Détroit. Les pro­jets sur les­quels C.L.R. la fait tra­vailler en 1957 — dont un essai cosi­gné par Castordiadis sur la révo­lu­tion hon­groise de 195622 — lui paraissent entre­te­nir des rap­ports loin­tains avec ses acti­vi­tés à Détroit. À quoi bon dis­ser­ter sur la « spon­ta­néi­té » des masses loin de ses cama­rades qui, eux, pour­suivent leurs luttes quo­ti­diennes ? Ses séjours lon­do­niens lui per­mettent néan­moins de se tenir au cou­rant des luttes d’indépendance sur le conti­nent afri­cain, C.L.R. James étant proche de nom­breux lea­ders poli­tiques natio­na­listes. L’un d’entre eux, Kwame Nkrumah, avait même deman­dé Grace en mariage après leur pre­mière ren­contre à Harlem en 1945. Il sera le fon­da­teur du Ghana indé­pen­dant en 1957. En 1968, quand les Boggs lui rendent visite à Conakry, en Guinée, où il est exi­lé depuis un coup d’État sur­ve­nu deux ans plus tôt, il déclare à James Boggs : « J’espère que tu ne m’en vou­dras pas de te dire cela, mais si Grace m’avait épou­sé, nous aurions trans­for­mé toute l’Afrique23. »

Loin de l’Afrique, c’est bel et bien aux luttes locales des Noirs de Détroit que Grace Lee Boggs s’est dévouée corps et âme, en par­ti­ci­pant à des acti­vi­tés mili­tantes quo­ti­diennes tout en ensei­gnant, au début des années 1960, dans une école pri­maire. La décen­nie qui s’annonce est un tour­nant pour le mou­ve­ment des droits civiques : la voix des Noirs com­mence à por­ter, des lea­ders cha­ris­ma­tiques émergent. L’essai que publie James Boggs en 1963, The American Revolution : Pages from a Negro Worker’s Notebook, contri­bue à cette effer­ves­cence. Il plaide pour que les Noirs amé­ri­cains, au lieu de cher­cher à « s’intégrer » à un monde qui depuis tou­jours les opprime, deviennent les moteurs d’une révo­lu­tion vers une autre socié­té. Au cours des années 1960, paral­lè­le­ment à l’ébullition du mou­ve­ment pour les droits civiques, com­mence en effet à se for­mer une classe moyenne noire, dont cer­tains membres par­viennent à occu­per des fonc­tions poli­tiques. L’ouvrage de Boggs trouve alors un large écho, et est loué tant par un acteur afro-amé­ri­cain comme Ossie Davies, que par un phi­lo­sophe comme Bertrand Russell. Au reste, bien avant Stokely Carmichael, dont il croi­se­ra par ailleurs le che­min, c’est Boggs qui par­la le pre­mier dans ses dis­cours de « Black Power ».

« C’est pré­ci­sé­ment le saut de la rébel­lion à la révo­lu­tion qui devient à cette époque la pré­oc­cu­pa­tion cen­trale des Boggs. Ils réaf­firment la néces­si­té pour le mou­ve­ment noir de prendre en charge la trans­for­ma­tion totale de la société. »

À Detroit, les prin­ci­paux lea­ders du mou­ve­ment noir sont Albert B. Cleage, Richard et Milton Henry, et Edward Vaughn. Pasteur comme Martin Luther King, Cleage avait fait de sa paroisse, la Central Congregational Church, un car­re­four pour les luttes des Noirs de Détroit. Les Boggs, bien qu’ils n’en soient pas les lea­ders offi­ciels, pren­dront une part active dans l’organisation poli­tique locale et dans la mise en lien avec des mili­tants d’autres villes — l’implication de Grace fut telle que les registres du FBI de l’époque la men­tionnent comme une mili­tante « afro-chi­noise ». En 1963, Détroit devient même le cœur du mou­ve­ment pour le « pou­voir noir » dans le nord du pays : en juin, Cleage et Clarence LaVaughn Franklin y orga­nisent une « Marche pour la Liberté » menée par Martin Luther King et ras­sem­blant près de 250 000 per­sonnes, deux mois avant celle de Washington au cours de laquelle ce der­nier don­ne­ra l’un des dis­cours les plus reten­tis­sants du XXe siècle — le fameux « I have a dream ». Grace Lee Boggs par­ta­geait avec King l’idée que la révo­lu­tion noire devait conduire à la recons­truc­tion tout entière de la socié­té24. La même année, Malcolm X se rend aus­si à Détroit pour y pro­non­cer un dis­cours repla­çant la lutte des Noirs dans l’histoire longue des Révolutions. Lorsqu’il rompt avec Elijah Muhammad et le mou­ve­ment Nation of Islam en 1964, le groupe de Détroit lui pro­pose de fon­der ensemble une orga­ni­sa­tion pour le mou­ve­ment noir. Grace Lee Boggs joue alors le rôle d’intermédiaire, en allant le ren­con­trer à Harlem, mais la jonc­tion n’aboutira jamais : Malcolm X est assas­si­né en février 1965. 

C’est donc sans Malcolm X que le groupe de Détroit consti­tue son propre mou­ve­ment pour orga­ni­ser les tra­vailleurs noirs. L’Inner City Organizing Committee, créé en 1967 et cha­peau­té par Grace Lee et James Boggs, rem­pli­ra ce rôle. Comme dans beau­coup d’autres villes moyennes des États-Unis, l’atmosphère poli­tique est explo­sive à cause de puis­santes ten­sions raciales. Celles-ci culminent avec les révoltes de juillet, déclen­chées par une des­cente de la police dans un bar clan­des­tin fré­quen­té par les Afro-amé­ri­cains : 82 per­sonnes sont arrê­tées, la situa­tion dégé­nère et l’in­sur­rec­tion éclate. Les Boggs, alors, étaient par­tis de Détroit avec leurs amis et anciens cama­rades du Workers Party Frances et Lyman Paine. Pourtant, dans le Detroit News, le jour­na­liste noir Louis Lomax accu­se­ra les Boggs de faire par­tie des prin­ci­paux ins­ti­ga­teurs des émeutes. Ces der­niers feront au reste un bilan miti­gé de ce moment insur­rec­tion­nel, qu’ils ont inter­pré­té plu­tôt comme la fin d’un cycle contes­ta­taire que comme un nou­veau com­men­ce­ment — beau­coup de Noirs allaient ren­trer dans « l’ordre », tan­dis que les plus rebelles allaient rejoindre le mou­ve­ment des Black Panthers essen­tiel­le­ment par déses­poir. Or c’est pré­ci­sé­ment le saut de la rébel­lion à la révo­lu­tion qui devient à cette époque la pré­oc­cu­pa­tion cen­trale des Boggs. Ils publient en 1969 le Manifeste pour un par­ti révo­lu­tion­naire noir, dans lequel ils réaf­firment la néces­si­té pour le mou­ve­ment noir de prendre en charge la trans­for­ma­tion totale de la socié­té. En pre­nant ce texte pour base, le couple s’attèle à la consti­tu­tion d’un réseau d’organisations révo­lu­tion­naires25 fon­dées sur une dis­ci­pline de fer, pla­çant en son centre l’éducation poli­tique et la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle — exi­gences néces­saires dans un contexte où la jeu­nesse noire est en proie à une déso­rien­ta­tion crois­sante. Sorte de tour­nant léni­niste, visant à faire de chaque mili­tant un « lea­der révo­lu­tion­naire » et de chaque rebelle un révo­lu­tion­naire, mais qui ne trou­ve­ra qu’un écho réduit. L’admission au sein d’un des groupes du réseau était condi­tion­née par l’étude du Manifeste, sui­vie d’une dou­zaine de ses­sions d’éducation poli­tique, ren­dant par­fois ténue la fron­tière entre l’engagement et l’endoctrinement.

[Émeutes à Détroit, 1967 | Keystone Pictures USA, Alamy]

Contrairement au mou­ve­ment des Black Panthers, l’organisation diri­gée idéo­lo­gi­que­ment par les Boggs ne mène pas d’actions mais cherche à for­mer des révo­lu­tion­naires dont l’horizon dépas­se­rait la cause noire. Pour Grace Lee Boggs, les Black Panthers consti­tuaient avant tout un mou­ve­ment réac­tif et man­quaient jus­te­ment de cette dis­ci­pline révo­lu­tion­naire qu’elle et son mari ten­taient d’instaurer avec leurs cama­rades. Ensemble, ils dévouèrent leur temps, dans les années 1970, à l’écriture et la publi­ca­tion de textes poli­tiques qu’ils consi­dé­raient comme un tra­vail réflexif et pré­pa­ra­toire néces­saire à la consti­tu­tion d’un authen­tique mou­ve­ment révo­lu­tion­naire : racisme, sexisme, vio­lence, édu­ca­tion, stra­té­gie — tous les thèmes sont abor­dés. Un ouvrage publié en 1974, Revolution and Evolution26, témoigne de l’ampleur de ce chan­tier théo­rique. Ils y insistent sur le tra­vail révo­lu­tion­naire que les Noirs doivent conduire d’eux-mêmes pour quit­ter leur sta­tut de vic­times et deve­nir de véri­tables sujets poli­tiques auto­nomes, c’est-à-dire plei­ne­ment humains. C’est pré­ci­sé­ment parce que les Noirs pou­vaient faire adve­nir une huma­ni­té qui les trans­cen­dait que les Boggs les consi­dé­raient comme une force révo­lu­tion­naire de pre­mier plan. Lorsqu’une grande par­tie de la com­mu­nau­té se ral­lie au can­di­dat démo­crate Jimmy Carter en 1976, ils jugent que, tout comme les tra­vailleurs et les femmes, les Noirs ont inté­gré le sys­tème en tant que groupe d’intérêts par­ti­cu­lier. Pour eux, le mou­ve­ment noir, du moins le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire noir est mort : la « révo­lu­tion noire » n’aura jamais lieu.

Quelle révolution ?

La lutte devait néan­moins conti­nuer. En fon­dant la National Organization for an American revo­lu­tion (NOAR) en 1980, les Boggs dési­raient élar­gir leur cercle mili­tant à d’autres com­mu­nau­tés. L’ennemi dési­gné est désor­mais le « capi­ta­lisme mul­ti­na­tio­nal », au sein duquel les Noirs eux-mêmes cherchent désor­mais à s’insérer — tel sera d’ailleurs le pro­jet expli­cite du pre­mier maire noir de Détroit, Coleman Young, élu en 1974. Le Manifeste pour un par­ti révo­lu­tion­naire amé­ri­cain, écrit par Grace Lee Boggs en 1982, rem­place le pré­cé­dent et sus­cite un nou­vel élan par­mi les com­pa­gnons des Boggs. L’Amérique que Lee Boggs pro­jette, fon­dée sur l’auto-gouvernement à une échelle locale, n’est pas sans rap­pe­ler la socié­té auto­nome ima­gi­née un temps par Castoriadis. Mais le NOAR sera très vite miné par le désen­ga­ge­ment des mili­tants, ain­si que par des dis­sen­sions poli­tiques. Certains cama­rades noirs vivent l’élargissement du cercle mili­tant mais aus­si du dis­cours révo­lu­tion­naire à l’ensemble de la socié­té amé­ri­caine comme une tra­hi­son du mou­ve­ment noir. L’un d’entre eux adresse même une lettre à James Boggs, dans laquelle il affirme que « si [celui-ci] a été noir, il est deve­nu gris, cer­tai­ne­ment parce qu’on l’a peint avec un pin­ceau jaune27 ». Pour la pre­mière fois en près de qua­rante ans de mili­tan­tisme, l’engagement de Grace Lee Boggs est remis en ques­tion sur des cri­tères raciaux ; le choc est d’au­tant plus bru­tal qu’elle a tou­jours fait du dépas­se­ment de la condi­tion raciale l’un des prin­cipes direc­teurs de sa théo­rie et de sa pra­tique poli­tiques. Le NOAR, qui ne dépas­sa jamais la cen­taine d’adhérents, est tota­le­ment dis­sout en 1987 après une longue période de végé­ta­tion. L’échec du NOAR fut pour Lee Boggs à la fois un ébran­le­ment et la source de nou­velles ques­tions : quelle révo­lu­tion pour le siècle à venir ? quels ensei­gne­ments tirer de tous les échecs pas­sés ? vers où tour­ner désor­mais la lutte ?

« Grace Lee Boggs a tou­jours fait du dépas­se­ment de la condi­tion raciale l’un des prin­cipes direc­teurs de sa théo­rie et de sa pra­tique politiques. »

Les années 1980 voient le triomphe pla­né­taire du néo­li­bé­ra­lisme : par­tout les pers­pec­tives révo­lu­tion­naires s’éteignent. À Detroit, le maire Coleman Young, pro­gres­siste dans sa jeu­nesse, espère relan­cer une éco­no­mie mori­bonde en y réin­tro­dui­sant des casi­nos — pro­jet contre lequel les Boggs lut­te­ront de toutes leurs forces en inté­grant l’United Detroiters Against Gambling. Dans le même temps, le crack a fait sa pre­mière appa­ri­tion dans les villes amé­ri­caines, plon­geant une par­tie de la jeu­nesse noire dans les tra­fics et la vio­lence meur­trière qui leur est inhé­rente. Les deux phé­no­mènes sont his­to­ri­que­ment liés, nés d’un même déses­poir : ils ont pu pros­pé­rer sur les ruines du pro­jet révo­lu­tion­naire, en se nour­ris­sant de l’illusion que l’on pou­vait « réus­sir » sans trans­for­mer la socié­té en pro­fon­deur. Dans les termes de Castoriadis, ils tra­duisent la phase la plus extrême du mou­ve­ment de « pri­va­ti­sa­tion » des indi­vi­dus qu’il déce­lait déjà vers la fin des années 195028. Grace Lee et James Boggs conti­nue­ront d’œuvrer pour lut­ter contre une telle ten­dance, en mili­tant contre la drogue et la nou­velle alié­na­tion de la jeu­nesse, tout en res­tant fidèles à leur exi­gence d’auto-transformation indi­vi­duelle et col­lec­tive. Leur enga­ge­ment au sein d’une orga­ni­sa­tion dédiée à l’éducation popu­laire, Save our Sons and Daughters, témoigne alors du recen­tre­ment exclu­sif de leurs acti­vi­tés poli­tiques sur la ville de Detroit. Les mobi­li­sa­tions menées entre 1988 et 1991 portent leurs fruits : le pro­jet de casi­no est aban­don­né par Young, les marches orga­ni­sées par James Boggs contre la vio­lence de rue — We the People Reclaim Our Streets — mettent fin à un cycle de ter­reur. Le rêve de recons­truc­tion de la ville de Detroit, c’est-à-dire de créa­tion, au sein d’elle, d’authentiques com­mu­nau­tés humaines : tel sera le legs des Boggs pour les géné­ra­tions futures. Juste avant la mort de James, sur­ve­nue en juillet 1993, les Boggs créent le « Detroit Summer », un « programme/mouvement inter­gé­né­ra­tion­nel, mul­ti­cul­tu­rel et jeune pour recons­truire, redé­fi­nir et revi­ta­li­ser Detroit de fond en comble29 ». Chaque été depuis 1992, des jeunes volon­taires se ras­semblent un mois à Detroit, pour apprendre à vivre et à tra­vailler col­lec­ti­ve­ment, dans l’espoir de semer les germes d’un monde affran­chi de la domi­na­tion capitaliste.

Sans doute cette réorien­ta­tion des Boggs, et en par­ti­cu­lier de Grace, n’est-elle pas sans révé­ler des zones d’ombre et points aveugles de leur tra­jec­toire poli­tique. L’insistance de cette der­nière sur la res­pon­sa­bi­li­té et l’engagement indi­vi­duels, son refus de tout dis­cours vic­ti­maire qui la conduit par­fois à abs­traire l’individu de la socié­té, la placent par­fois à mi-che­min entre une pen­sée libé­rale de l’émancipation indi­vi­duelle et une éthique de l’héroïsme révo­lu­tion­naire. En cela héri­tière de la tra­di­tion mar­xiste-léni­niste, Boggs res­te­ra tou­jours une par­ti­sane du dépas­se­ment voire du sur­pas­se­ment indi­vi­duel et col­lec­tif. Comme le note la cher­cheuse Jina B. Kim, « dans le jar­din de Boggs, la vie des Noirs et des non-Blancs compte (black and brown lives mat­ter), mais sous cer­taines condi­tions : qu’ils tra­vaillent, ne qué­mandent pas de res­sources maté­rielles mais les créent eux-mêmes ex nihi­lo, et qu’ils n’aient pas de reven­di­ca­tions concer­nant l’État et le capi­ta­lisme30 ». Comme si, par une inat­ten­due dia­lec­tique, la lutte se sépa­rait du reste de la socié­té, dont elle était pour­tant ini­tia­le­ment par­tie. Le fan­tôme-fan­tasme du « nou­vel homme » plane tou­jours sur la vision poli­tique de Grace Lee Boggs, sans doute parce qu’elle attend des autres qu’ils fassent, comme elle, de leur vie un com­men­ce­ment absolu. 

[Grace Lee Boggs et James Boggs en 1953 | Photographie extraite du documentaire American Revolutionary, the Evolution of Grace Lee Boggs, Grace Lee, 2013]

Sa pen­sée sus­cite des réserves sur un point fon­da­men­tal encore, celui du sta­tut même de la phi­lo­so­phie et de son rap­port avec les luttes. Il sem­ble­rait qu’elle ne se soit pas défi­ni­ti­ve­ment défaite de cet héri­tage phi­lo­so­phique qui, de Hegel à Trotsky, subor­donne la praxis his­to­rique aux vues du théo­ri­cien — ce même héri­tage avec lequel Castoriadis a pris congé, vers la fin de l’expérience Socialisme ou Barbarie, et qu’il a jus­te­ment bap­ti­sé « pen­sée héri­tée31 ». En témoignent les pas­sages qu’elle consacre à Mao Zedong dans son auto­bio­gra­phie32, les­quels sont par­se­més de juge­ments naïfs, de contre­vé­ri­tés, voire de pures et simples aber­ra­tions : les luttes de pou­voir au som­met du par­ti, les ravages du « Grand Bond en avant » et de la « Grande Révolution cultu­relle pro­lé­ta­rienne » y sont entiè­re­ment éclip­sés, tan­dis que les pla­ti­tudes théo­riques du « Grand Timonier » y sont éri­gées en bous­soles pour l’humanité. Comment, sans ver­ser dans une dénon­cia­tion molle de la « dic­ta­ture com­mu­niste », Grace Lee Boggs a‑t-elle pu demeu­rer aveugle, jusqu’au bout, sur l’exploi­ta­tion pro­pre­ment inouïe exer­cée par la bureau­cra­tie com­mu­niste sur les masses pay­sannes chi­noises tout en pré­ten­dant les éman­ci­per ? Autrement dit, com­ment peut-on être à la fois la coau­trice de la réso­lu­tion Bergson-Chaulieu condam­nant l’exploitation tota­li­taire en URSS et ver­ser dans l’idolâtrie de Mao ? Enfin, com­ment peut-on prô­ner et pra­ti­quer la trans­for­ma­tion de la socié­té par le bas tout en ne voyant pas que la pré­ten­due « révo­lu­tion cultu­relle » fut décré­tée par un seul homme et sa clique au som­met de l’État ? Énigme trou­blante qui nous rap­pelle que nul n’est immu­ni­sé contre les plus gros­sières mys­ti­fi­ca­tions ; contra­dic­tion presque insou­te­nable qu’il nous faut regar­der en face, tant elle nous met en garde contre nos propres impensés.

*

Au soir de sa vie, Boggs com­pose avec l’assistance de Scott Kurashige un livre-mani­feste inti­tu­lé La Prochaine révo­lu­tion amé­ri­caine33. Pour la mili­tante qua­si cen­te­naire, l’heure n’est pas au bilan mais à la phi­lo­so­phie et à l’action. Les ques­tions qu’elle y pose en ouver­ture sont celles que nous nous posons toutes et tous : com­ment abo­lir les oppres­sions et, sur­tout, com­ment bâtir un monde plus humain et plus juste ? Rien de neuf sous le soleil, dira-t-on. Les cyniques et les pes­si­mistes pour­ront sou­rire devant tant de naï­ve­té et d’angélisme — la suite de l’histoire, à savoir l’élection de Donald Trump, la mul­ti­pli­ca­tion des conflits mon­diaux et la des­truc­tion accé­lé­rée de la pla­nète, les confor­te­ra sans doute dans leur diag­nos­tic et leur rési­gna­tion aus­si sou­ve­raine que mor­bide. Comment au reste ne pas déses­pé­rer, pour para­phra­ser Günther Anders, devant la course à la dévas­ta­tion que nous impose notre époque34 ? C’est pré­ci­sé­ment parce que les mots de Boggs conservent l’élan de la jeu­nesse, que les gar­diens de l’ordre asso­cient volon­tiers à la dérai­son et à la sau­va­ge­rie, qu’ils sont dotés d’une puis­sante force affir­ma­trice. Combien de fois n’a‑t-on pas enten­du des « res­pon­sables » poli­tiques, ou des aînés désen­chan­tés, ren­voyer l’esprit de révolte et la recherche d’un « monde meilleur » à une pas­sion ado­les­cente. Mais cette déné­ga­tion hau­taine est elle-même l’héritière d’une his­toire, celle de la domi­na­tion et de l’ignorance, dont la vie de Grace Lee Boggs consti­tue une réfu­ta­tion en acte. Car c’est bien d’une enfant du XXe siècle, celui des guerres pla­né­taires et du déve­lop­pe­ment tota­li­taire du capi­ta­lisme, qu’émane l’invitation à pour­suivre la lutte et la réflexion sur notre propre condi­tion his­to­rique. De la chute du grand Empire des Qing à l’Amérique de Barack Obama, de l’aventure poli­tique john­so­nite aux luttes de Détroit, en pas­sant par le puis­sant dia­logue noué avec le groupe Socialisme ou Barbarie, d’espoirs déçus en per­cées poli­tiques, la vie de Grace Lee Boggs tisse une trame insoup­çon­née, relie des énigmes pour en sus­ci­ter de nou­velles, quoiqu’en res­tant tou­jours fidèle à une idée essen­tielle : celle de Révolution. Profondeur et uni­té d’un des­tin qui éclaire son siècle autant qu’il nous engage à trans­for­mer le nôtre.


Photographie de ban­nière : extraite des archives du James and Grace Lee Boggs Center
Photographie de vignette : extraite d’une expo­si­tion vir­tuelle de la Queens Historical Society


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  1. « On Revolution : A Conversation Between Grace Lee Boggs and Angela Davis », mars 2012, uni­ver­si­té de Californie (Berkeley).[]
  2. Mouvement pay­san mil­lé­na­riste, la révolte des Taiping (« Taiping » signi­fiant en chi­nois « Grande Paix »), qui a duré un peu moins d’une quin­zaine d’an­nées (1851–1864), aspi­rait à l’ins­tau­ra­tion d’un monde éga­li­taire, le « royaume céleste de la Grande Paix » (tai­ping tian­guo). Il plon­gea la Chine dans une guerre civile meur­trière, oppo­sant les rebelles à la dynas­tie mand­choue des Qing, alliée aux puis­sances colo­niales. On pour­ra lire sur le sujet l’é­tude du sino­logue liber­taire Jacques Reclus, petit-fils d’Élie Reclus. Voir Jacques Reclus, La Révolte des Taiping, Paris, Le Pavillon, 1972.[]
  3. G. L. Boggs, Living for change : an auto­bio­gra­phy, Minneapolis ; London, University of Minnesota Press, 1998, p. 33.[]
  4. Fondé en 1940, le Workers Party, à ne pas confondre avec le Workers Party of the United States, est un par­ti trots­kyste résul­tant lui-même d’une scis­sion avec un autre par­ti trots­kyste, le Socialist Workers Party. La scis­sion était due à une diver­gence fon­da­men­tale dans l’in­ter­pré­ta­tion de la nature du régime sovié­tique et de l’in­va­sion russe de la Finlande en 1939.[]
  5. Ibid., p. 39.[]
  6. James Patrick Cannon, fon­da­teur du Socialist Workers Party, était défen­seur d’un trots­kysme ortho­doxe et fidèle à l’in­ter­pré­ta­tion de l’URSS comme « État ouvrier dégé­né­ré ».[]
  7. Ibid., p. 49.[]
  8. C. L. R. James, Notes on Dialectics : Hegel, Marx, Lenin, London, Allison & Busby, 1980. D’autres ver­sions du texte ont cir­cu­lé anté­rieu­re­ment au sein des milieux mili­tants.[]
  9. Voir C.L.R. James, F. Forest, Ria Stone, The Invading Socialist Society, Detroit, Bewick Editions, 1972 [1947], « Preface to the 2nd Edition », p. i‑ii.[]
  10. À noter que l’autobiographie de Grace Lee Boggs com­porte, sur cet épi­sode, quelques erreurs fac­tuelles — il faut dire que cin­quante années ont pas­sé entre les faits et la rédac­tion du livre. Par exemple, elle men­tionne Castoriadis comme le tra­duc­teur de la Science de la Logique de Hegel, ce qui, à notre connais­sance, n’est pas vrai. En revanche Castoriadis était à l’époque un lec­teur de Hegel et pré­pa­rait un pro­jet de thèse pro­po­sant de récon­ci­lier logique scien­ti­fique et logique his­to­rique (Voir Cornelius Castoriadis, Histoire et créa­tion : textes phi­lo­so­phiques inédits, 1945–1967, Paris, Seuil, 2009). Elle évoque éga­le­ment Castoriadis comme étant déjà à l’époque le « lea­der » du groupe Socialisme ou Barbarie, alors que ce der­nier n’a été consti­tué qu’en 1949.[]
  11. Lefort repro­chait à la ten­dance Johnson-Forest son « dog­ma­tisme » théo­rique, tan­dis que lui-même s’éloignait déjà net­te­ment du mar­xisme. Voir Antoine Chollet, « Claude Lefort, un intrus à Socialisme ou Barbarie ? », Rue Descartes, vol. 96, n° 2, 2019, p. 41–53.[]
  12. Termes qu’emploie Castoriadis lui-même dans une confé­rence en hom­mage à C.L.R. James. Voir Cornelius Castoriadis, « C.L.R. James and the Fate of Marxism », dans C.L.R. James : His Intellectual Legacies, Amherst, University of Massachussetts Press, 1995, p. 283.[]
  13. Cornelius Castoriadis, La socié­té bureau­cra­tique, Paris, 10/18, 1973, vol. 1, p. 7–8.[]
  14. Ibid., p. 115–129.[]
  15. Ibid., p. 101–113.[]
  16. C. Castoriadis, « C.L.R. James and the Fate of Marxism », op. cit., p. 283.[]
  17. Bergson et Chaulieu, « Résolution sur la ques­tion russe », dans Les Congrès de la IVe Internationale (mani­festes, thèses, réso­lu­tions), Paris, La Brèche-PEC, 1988, vol. 3, p. 127–130. Le texte est dis­po­nible en ligne.[]
  18. Id.[]
  19. Ria Stone, « La recons­truc­tion de la socié­té », Socialisme ou Barbarie, n° 7, 1950, p. 73.[]
  20. Ria Stone, « La recons­truc­tion de la socié­té (suite) », n° 8, 1951, p. 61.[]
  21. Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 101.[]
  22. Voir C.L.R. James, Grace C. Lee, Pierre Chaulieu, Facing rea­li­ty, Correspondence Publishing Company, 1958. C’est d’ailleurs le nom que pren­dra le groupe qui a déci­dé de suivre C.L.R. James après la scis­sion de Correspondence.[]
  23. Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 73.[]
  24. Sur les rap­ports entre Grace Lee Boggs et Martin Luther King, voir Scott Kurashige, « From Black Power to a Revolution of Values : Grace Lee Boggs and the Legacy of Martin Luther King, Jr. », dans N. Slate (éd.), Black Power beyond Borders, New York, Palgrave Macmillan US, 2012, p. 169–190.[]
  25. Advocators à Détroit, Pacesetters à Philadelphie, Committee for Raising Political Consciousness à Muskegon, Committee for Political Development à New York.[]
  26. Grace Lee Boggs et James Boggs, Revolution and Evolution, New York, Monthly Review Press, 1974.[]
  27. Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 185.[]
  28. Sur ce point, on pour­ra lire l’ar­ticle syn­thé­tique et cri­tique de Philippe Caumières : « La pri­va­ti­sa­tion des indi­vi­dus : l’ap­proche du social par Castoriadis en ques­tion », dans Philippe Corcuff, Christian Le Bart, François de Singly (ed.), L’individu aujourd’­hui, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 101–108.[]
  29. Ibid., p. 232.[]
  30. Jina B. Kim, « The Garden in the Machine : Grace Lee Boggs’s Living for Change : An Autobiography and Detroit’s Urban-Agrarian Future », dans B. Huang et V. R. Mendoza (éd.), Asian American Literature in Transition, 1996–2020, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, p. 51.[]
  31. Voir par exemple l’introduction à Cornelius Castoriadis, L’Expérience du mou­ve­ment ouvrier, Paris, 10/18, 1974, vol. 1 ou encore le pre­mier cha­pitre de L’institution ima­gi­naire de la socié­té, Paris, Seuil, 1975, « Marxisme et théo­rie révo­lu­tion­naire ». Pour être plus pré­cis, la « pen­sée héri­tée » désigne la tra­di­tion phi­lo­so­phique occi­den­tale qui, de Platon à Heidegger en pas­sant par Hegel et Marx, pos­tule une pré­cel­lence de l’Être sur l’a­gir humain et empêche par là même de pen­ser la créa­tion humaine.[]
  32. Voir en par­ti­cu­lier le cha­pitre 7 de son auto­bio­gra­phie, « Going back to China », Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 191–208. On pour­ra aus­si lire l’ou­vrage rédi­gé col­lec­ti­ve­ment par Grace Lee Boggs, James Boggs, Frances Paine et Lyman Paine inti­tu­lé Conversations in Maine (University of Minnesota Press, 2018 [1978]), qui s’ap­puie sur Mao et sa concep­tion de « l’homme total » pour pen­ser le concept de révo­lu­tion.[]
  33. Grace Lee Boggs, Scott Kurashige, The Next American Revolution, University of California Press, 2012.[]
  34. Günther Anders, Et si je suis déses­pé­ré, que vou­lez-vous que j’y fasse ?, Allia, 2001, p. 94 : « Mon prin­cipe est : s’il existe la moindre chance, aus­si infime soit-elle, de pou­voir contri­buer à quelque chose en inter­ve­nant dans cette situa­tion épou­van­table, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. Mes Gebote des Atomzeitalters [Commandements du siècle de l’a­tome] […] se ter­minent par le prin­cipe qui est le mien : et si je suis déses­pé­ré, que vou­lez-vous que j’y fasse ? »[]

REBONDS

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Simon Chuang

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