Texte inédit | Ballast
« Rien n’importe plus que de penser dialectiquement » : nul doute que Grace Lee Boggs est restée toute sa vie fidèle à ce principe directeur. Le mouvement de l’Histoire, l’instabilité du devenir, l’irréductibilité du présent aux théories héritées ne sont pas des vains mots pour celle qui est née à la veille de la révolution bolchevik et décédée dans les États-Unis de Barack Obama. Chinoise née dans le Rhode Island, elle a été l’une des militantes les plus actives du mouvement « Black Power » ; philosophe, émule de Marx et de Hegel, elle a fait de l’imagination révolutionnaire le fondement de sa pratique politique. La vie de Grace Lee Boggs est un dédale qui nous fait rencontrer certains esprits parmi les plus pénétrants de son temps. Elle nous ouvre enfin à d’infinies questions sur notre avenir : l’histoire politique dont elle a été une actrice est, à bien des égards, encore la nôtre. Perdons-nous dans ce labyrinthe d’une vie militante, en tentant de saisir, à chacun de ses carrefours, l’écho de nos luttes présentes. ☰ Par Simon Chuang
« Je suis une très vieille femme. Je suis née en 1915, à l’époque de ce que l’on appellera plus tard la Première Guerre mondiale, deux ans avant la Révolution russe. Et comme je suis née de parents immigrés chinois, en plus d’être née femme, j’ai très vite compris que le monde avait besoin de changer. Mais j’ai aussi compris, en grandissant, que la manière dont on change le monde et pense ce changement devaient aussi changer. » Grace Lee Boggs a 97 ans lorsqu’elle introduit en ces termes, en 2012, une intervention à l’université de Californie à Berkeley. À ses côtés, Angela Davis, conviée pour dialoguer avec la militante émérite autour d’un grand thème qui les unit : la révolution. Davis n’hésite pas à affirmer d’entrée de jeu que cette rencontre constitue « le plus grand honneur [qui lui ait été fait] de toute [sa] vie politique », et salue d’emblée la contribution décisive de Grace Lee Boggs ainsi que celle de son mari, James Boggs, au mouvement pour les droits civiques aux États-Unis. Mais la quasi-centenaire n’entend nullement endosser le rôle de relique de l’histoire contestataire américaine. Son regard est tourné vers l’avenir car la révolution reste tout entière à penser et, surtout, à faire. D’où cet appel qui sonne comme une parole fondatrice, et pose la première pierre d’un édifice inachevable : « Le temps est venu pour nous de tout réimaginer. » « Tout réimaginer », « reimagine everything » : deux mots qui résument, sans en épuiser la signification historique, le travail d’une vie1.
Chinoise d’Amérique ?
Grace Lee voit le jour le 27 juin 1915, au-dessus du restaurant chinois que tient son père à Rhode Island. Originaires de la province du Guangdong, ses parents ont décidé de traverser le Pacifique quelques années auparavant, pour fuir la misère et les tumultes d’un Empire sino-mandchou crépusculaire. En ce début de siècle, la dynastie des Qing s’est effondrée, anéantie par un siècle de dévastations coloniales, coupable aussi d’avoir exercé sans relâche son oppression sur le peuple chinois. Comment oublier, en effet, que dans les années 1860 le pouvoir impérial s’est allié aux puissances coloniales (la France et le Royaume-Uni) pour réprimer dans le sang les révoltes des Taiping2 ? Les soulèvements pour l’avènement de la « Grande Paix » débouchèrent en effet sur la mort de plus de 20 millions d’hommes et de femmes, massacrés par l’armée impériale et les forces coloniales : l’un des épisodes les plus meurtriers de toute l’histoire chinoise.
« La naissance de Grace sur le sol américain aurait donc pu être considérée comme un curieux hasard, si elle n’était le fruit d’une histoire jonchée de cadavres et rythmée par de multiples formes d’oppression. »
Or le dépeçage de la Chine par les puissances coloniales a signifié son assimilation progressive au capitalisme industriel, ce que d’aucuns appelleraient son « ouverture » sur le monde, offrant aux plus entreprenants parmi les miséreux la « chance » de pouvoir vendre leur force de travail dans des contrées lointaines. Partout le prolétaire est dans les fers, ce d’autant plus lorsque sa « race » constitue une incurable tare. Car, on s’en doute, la traversée du Pacifique qu’entreprend un paysan chinois au début du XXe siècle n’est nullement un acheminement vers la liberté. Elle est le plus souvent l’inauguration d’une autre histoire, faite de nouvelles oppressions et de nouvelles luttes. À quoi pensaient les parents de Grace au moment d’accoster sur les rives de Californie ? Qu’imaginaient-ils et qu’espéraient-ils ? Sans doute étaient-ils certains que l’Amérique n’allait jamais devenir leur nouveau chez soi. Aucun travailleur chinois ne songeait à demeurer aux États-Unis, et encore moins à devenir « américain ». L’Amérique n’était encore rien pour eux, de même qu’ils n’étaient rien pour l’Amérique : en 1882, le Congrès américain avait voté une loi suspendant l’entrée de travailleurs chinois ainsi que de « toutes les personnes de race chinoise » à l’exception de certaines catégories privilégiées. Grace elle-même ignore par quel procédé exact son père a pu contourner cette loi raciste. Sans doute, suppose-t-elle, s’est-il fait passer pour le fils d’un compatriote entré légalement sur le territoire, tout en prétendant que son certificat de naissance aurait été détruit par les tremblements de terre de San Francisco en 1906.
La naissance de Grace sur le sol américain aurait donc pu être considérée comme un curieux hasard, si elle n’était le fruit d’une histoire jonchée de cadavres et rythmée par de multiples formes d’oppression. Heureusement celle-ci n’engendre pas que des monstres ; le nom chinois de Grace, petit talisman poétique, résonne lui-même comme la conjuration pathétique d’un passé monstrueux : non plus « Tai Ping » mais « Yu Ping », « paix de jade ».
Le travail du négatif
Pour la fratrie de sept enfants à laquelle appartient Grace, première génération née sur le sol américain, le futur est une immense page blanche. Les destins fort contrastés qu’ils connaîtront par la suite — ordinaires pour les uns, tragique pour l’une, mystérieux pour d’autres — témoignent du caractère profondément indécis de l’avenir qui se dessinait alors. La Chine n’était plus pour eux qu’un lointain irréel, un passé abstrait, définitivement séparé de leur vie, bien que la question du « retour » ait été omniprésente durant leur enfance. Difficile de savoir combien ce passé, fait de souffrances tues et d’héritages rompus, allait peser sur l’existence de Grace elle-même. Enfant, elle dévore les romans américains mettant en scène des héros chinois ; au cinéma, elle n’a d’yeux que pour Anna May Wong, la seule actrice d’origine chinoise à cette époque aux États-Unis. Cette quête de modèles sera sans lendemain, la société américaine ne pouvant lui fournir, au mieux, que des clichés. Il fallait donc inventer son propre destin, imaginer à neuf les possibles — la Chine, et l’impossible retour à l’origine qu’elle symbolise, ne seront plus qu’un souvenir enfoui sous les épaisseurs du temps. Grace ne foulera la terre de ses ancêtres qu’en 1983, pour l’unique et dernière fois, à une époque où elle se savait déjà appartenir à une autre histoire.
À l’âge de 16 ans, Grace Lee intègre l’université pour femmes de Barnard à New York, où sa curiosité vorace la pousse à suivre des cours dans des disciplines aussi variées que les sciences politiques et la zoologie. Mais le contexte économique national — la Grande Dépression — et géopolitique — l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne — la mène peu à peu à s’interroger sur la signification des événement historiques, et c’est vers la philosophie qu’elle va finalement se tourner. Le département de philosophie de Barnard ne lui donne toutefois pas satisfaction : ses enseignements sont poussiéreux et figés dans un positivisme historique caractéristique de la fin du XIXe siècle. Par chance, après avoir été diplômée de Barnard, elle parvient à obtenir une bourse réservée aux Chinois pour étudier au Bryn Mawr College en Pennsylvanie. Là, elle étudie sous la férule d’un disciple de Whitehead, le philosophe Paul Weiss, dont la capacité à accorder la pensée et la vie la marquera profondément. Il lui fait découvrir Kant et Hegel : la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit lui enseignera « le travail du négatif ». L’idée selon laquelle la vérité n’est pas statique, figée dans quelque éternité, mais toujours en mouvement, dans le dépassement des contradictions, ne la quittera plus jamais. Tout aussi essentielles ont été la découverte et l’étude de la philosophie pragmatiste américaine, en particulier de Georges Herbert Mead, à qui Grace Lee a consacré une thèse de doctorat soutenue en 1940. La pensée de Mead, mais aussi celle de Dewey, surgissaient à point nommé dans son itinéraire : elles lui enjoignaient, selon son analyse rétrospective, à passer « d’une vie de contemplation à une vie d’action3 ». Difficile de ne pas entendre là un écho, même involontaire, à la distinction entre vita activa et vita contemplativa que développera une théoricienne politique issue d’une toute autre tradition, mais dont le destin rencontrera aussi celui de l’Amérique : Hannah Arendt.
« L’idée selon laquelle la vérité n’est pas statique, figée dans quelque éternité, mais toujours en mouvement, dans le dépassement des contradictions, ne la quittera plus jamais. »
Le moment était en effet venu pour Grace Lee de se jeter dans l’action. À dire vrai, elle n’avait guère le choix : aucun diplôme, aussi prestigieux fût-il, ne pouvait faire oublier qu’elle était à la fois femme et de « race » chinoise. Toutes les portes lui étaient fermées. Quels chemins inconnus pouvait-elle emprunter ? À la fin de l’année 1940, elle décide de partir pour Chicago, avec des livres et quelques dollars en poche. Elle adhère ainsi au South Side Tenants Organization, une section du Workers Party4, luttant contre l’insalubrité des logements de son voisinage. Elle-même avait élu domicile dans la cave d’une dame juive, où proliféraient les rats, après avoir fait du porte-à-porte, en vain — on ne loue pas aux « Orientaux », lui disait-on. La fréquentation de ses camarades trotskystes s’est avérée décisive pour la jeune philosophe. Car il s’agissait là de son premier contact avec la communauté noire américaine et, plus généralement, avec l’action et l’organisation militantes.
Le Mouvement de la marche sur Washington initié par Asa Philip Randolph, en lui faisant voir la puissance des mobilisations de masse, et leur capacité à changer le cours de l’Histoire, allait constituer un tournant dans sa vie : « je décidai que je souhaitai consacrer le reste de ma vie à devenir une activiste politique au sein de la communauté noire5 ». Elle s’engage dès lors officiellement au sein du Workers Party, dont elle espère recevoir une solide éducation politique et idéologique. Mais les querelles internes qui minent l’organisation trotskyste, la stérilité des discussions et l’indifférence de ses camarades à la question noire la poussent presque vers la sortie, n’était la rencontre avec Martin Abern. Ce militant chevronné, envoyé par le Comité national du parti pour réconcilier deux sections locales, va par ses récits et témoignages vivants donner de la chair à l’héritage révolutionnaire dans lequel Grace Lee s’inscrivait. Abern lui raconte dans le détail l’histoire des mouvements radicaux américains des années 1920 et 1930 et, en un geste d’adoubement, lui choisit un pseudonyme de parti : Ria Stone. Pourtant Grace Lee sentait bien que les débats abstraits entre staliniens et trotskystes, ou entre partisans de Cannon et émules de Shachtman6, n’étaient pas à la hauteur du moment historique et s’éloignaient toujours plus des luttes concrètes, qu’en somme Abern appartenait déjà à un monde révolu : l’élan politique devait rejaillir d’ailleurs.
Un jour de 1942, dans une gare ferroviaire de Chicago, elle fait la rencontre d’un grand gaillard, qui portait sous le bras deux épais volumes — c’était Cyril Lionel Robert James, voyageant avec le premier livre du Capital de Marx et la Science de la logique de Hegel. Comprenant que Grace Lee sait l’allemand, C.L.R. James lui propose de lire ensemble ces deux grands auteurs. C’est le début d’un compagnonnage intellectuel qui allait durer deux décennies. Grâce à cette rencontre, Lee rejoint en effet la Tendance Johnson-Forest du Workers Party, pour en devenir la troisième tête pensante. Si Johnson (C.L.R. James) et Forest (Raya Dunayevskaya) venaient du trotskysme et en parlaient la langue — Dunayevskaya fut un temps la secrétaire de Trotsky —, Lee s’était pour sa part convertie à la lutte avec la question noire : « Je n’étais pas vraiment une trotskiste. […] À dire vrai, la plupart des écrits de Trotsky m’ennuyaient7. » La question de la « nature » du régime soviétique, et plus largement de la signification ultime de la révolution bolchevik, suscite à cette époque d’inlassables disputes au sein des milieux trotskystes. Si Trotsky lui-même et ses partisans les plus orthodoxes continuent de soutenir que l’URSS constituait un État ouvrier, certes « dégénéré », tandis qu’une tendance majoritaire du Workers Party incarnée par Shachtman l’interprète comme un « collectivisme bureaucratique », Johnson et Forest l’analysaient depuis le début des années 1940 comme un régime de « capitalisme d’État ».
Mais très tôt la tendance Johnson-Forest cherche aussi à penser dans de nouveaux termes ce qui était alors appelé la « question nègre » (the negro question). Plutôt que de subordonner la race à la classe, ou d’attendre une hypothétique union des travailleurs noirs et des travailleurs blancs, elle suggère de soutenir toutes les luttes indépendantes des Noirs, en reconnaissant leur potentiel révolutionnaire intrinsèque. En août 1943, après le meurtre d’un soldat noir par des policiers, le quartier de Harlem, à New York, s’embrase : alors que les médias parlent des « émeutes de Harlem », James, assisté de Lee, rend compte des mêmes événements par un article intitulé « Manifestation massive à Harlem » dans les colonnes du Labor action, l’organe de publication du Workers Party. Les Noirs américains ne constituaient plus cette masse laissée orpheline par la théorie marxiste orthodoxe, mais devenaient des sujets politiques à part entière.
« Les Noirs américains ne constituaient plus cette masse laissée orpheline par la théorie marxiste orthodoxe, mais devenaient des sujets politiques à part entière. »
Pendant plusieurs années, James, Dunayevskaya et Lee ont formé un trio inséparable et à la productivité théorique prodigieuse. Un autre trio, ou plutôt une sainte trinité, accaparait toutes leurs forces : Hegel, Marx et Lénine. Dunayevskaya méditait et traduisait les notes de Lénine sur Hegel, tandis que James préparait son ouvrage théorique Notes on Dialectics8. Lee, quant à elle, se nourrissait des avancées théoriques de ceux qu’elle considérait comme ses mentors, tout en étudiant les révolutions du passé. Contre les marxistes qui instituaient le Parti en détenteur suprême de la science historique, subordonnant la lutte des classes à la direction idéologique, la tendance Johnson-Forest cherchait à redonner toute leur place aux mobilisations par la base et à penser, au sein même de la tradition marxiste, la spontanéité révolutionnaire des masses et l’appropriation des moyens de production par les travailleurs. Minoritaires au sein du parti, les « Johnsonites » voyaient le gouffre qui les séparaient des « Shachtmaniens » se creuser toujours plus. Si les seconds considéraient que le fond du marxisme réside dans les « rapports de production » et l’accumulation du Capital, les premiers mettaient l’accent sur l’auto-organisation et l’expérience des travailleurs, ce qui leur valut paradoxalement d’être taxés d’« idéalisme ». La rupture fut consommée en 1947 : la tendance quitte le Workers Party pour rejoindre le Socialists Workers Party de James P. Cannon. L’occasion de faire la synthèse de près de cinq ans de réflexions dans un essai écrit à six mains, intitulé The Invading Socialist Society, que James lui-même considère comme le « document fondamental » de la tendance. En réalité, congé était aussi pris avec Trotsky lui-même, puisque les Johnsonites considéraient dans ce texte le stalinisme comme un « produit organique »9 du capitalisme.
Paris, 1948 : une rencontre Lee-Castoriadis
La tendance sera pourtant représentée au IIe Congrès de la IVe Internationale organisée à Paris en 1948. C’est la plus jeune du trio, Grace Lee alias Ria Stone, qui y sera envoyée pour y porter une voix dissidente. Durant son séjour, elle fait la rencontre d’un jeune militant dont le tempérament fougueux et les vues originales détonnent au milieu des homélies trotskystes demeurées invariables depuis les années 1920. Deux ans auparavant, celui qui se faisait alors appeler Pierre Chaulieu avait constitué avec un camarade la tendance « Chaulieu-Montal » — autrement dit Castoriadis-Lefort10. La collaboration entre la tendance Johnson-Forest et le futur groupe Socialisme ou Barbarie, et plus particulièrement Cornelius Castoriadis, allait devenir durable. La rencontre fut décisive pour le militant récemment venu de Grèce, beaucoup plus que pour Claude Lefort, qui verra plus tard cette entente d’un mauvais œil11. Certes, les divergences théoriques entre Castoriadis et les Johnsonites n’étaient nullement anecdotiques, mais ils s’entendaient sur une exigence fondamentale : « l’auto-activité de la classe des travailleurs12 ». « Les discussions avec Ria Stone [Grace Lee Boggs] ont joué un rôle décisif à une étape où ma pensée se formait, et je lui dois en partie d’avoir dépassé le provincialisme européen qui marque encore si fortement ce que produit la ci-devant capitale de la culture universelle », dira plus tard Castoriadis13. Deux textes importants qu’on lui doit, « Phénoménologie de la conscience prolétarienne14 » et « La concentration des forces productives15 », porteront l’empreinte de ce que le penseur de l’autonomie désignera plus tard comme une « liaison amoureuse intellectuelle »16.
Lors du Congrès de 1948, Lee et Castoriadis présentent ensemble une résolution « Sur la question Russe », qui entérine définitivement leur rupture avec le trotskysme en synthétisant leur analyse de la véritable nature du régime soviétique : « Les rapports de production en Russie sont des rapports d’exploitation basés sur l’expropriation totale, économique et politique, du prolétariat et l’appropriation complète du capital par la bureaucratie dominante. C’est ce caractère de classe des rapports de production qui détermine le caractère de classe des rapports de répartition. C’est également le caractère de classe des rapports de production, dont la nationalisation constitue l’expression adéquate, qui détermine le caractère de l’État russe, État totalitaire instrument d’oppression contre le prolétariat17. » Autrement dit, loin d’avoir mis fin à l’exploitation des travailleurs, le régime de Staline l’a au contraire exacerbée en instaurant la domination absolue de la bureaucratie. Ainsi voyait-on formulée pour la première fois la thèse fondatrice du groupe Socialisme ou Barbarie : l’URSS n’était pas un « État ouvrier dégénéré », comme le suggérait la vulgate trotskyste, mais avait substitué à la division entre bourgeois et prolétaires celle entre dirigeants et exécutants. La liquidation de la bourgeoisie et de l’aristocratie russes avait débouché non pas sur l’émancipation du prolétariat mais au contraire sur son asservissement total : « Dans les pays du glacis
, le processus d’assimilation structurelle à la Russie qui commença depuis la chute du nazisme s’approfondit de plus en plus et tend à embrasser les forces essentielles de la vie économique, politique et sociale. Ce processus signifie fondamentalement l’extermination des couches bourgeoises dominantes auparavant, leur remplacement par la couche bureaucratique stalinienne et le maintien du prolétariat dans les cadres d’un régime d’exploitation complète et d’une oppression totalitaire18. » L’usage répété du terme « totalitaire » montre combien la signification historique du stalinisme ne peut être épuisée par la théorie marxiste orthodoxe, et que le régime soviétique constitue une forme politique inédite. La tâche du prolétariat russe n’est dès lors plus de défendre ou d’améliorer le régime bureaucratique, mais de le renverser.
Sans surprise, la résolution est largement rejetée. Sa portée fut réduite mais elle a acté, pour Lee comme pour Castoriadis, le rapprochement de leurs trajectoires respectives. Trois ans plus tard, en 1951, un important article de Lee est publié et discuté en deux livraisons dans les colonnes de Socialisme ou Barbarie sous son pseudonyme de Ria Stone. Intitulé « La Reconstruction de la société », il propose entre autres une critique de l’aliénation du travailleur américain, tout en essayant de montrer que la classe ouvrière américaine, en vertu du développement du capitalisme spécifique aux États-Unis, est la plus à même d’initier une nouvelle révolution socialiste. Dans la lignée des analyses de Marx, elle soutient que les théories politiques et économiques qui font abstraction de la vie concrète des ouvriers sont une supercherie : « La préoccupation des intellectuels avec leur âme et avec des programmes économiques visant au plein emploi
et à un niveau de vie plus élevé s’évanouit dans l’insignifiance devant la réalité opprimante de la vie quotidienne de chaque ouvrier19. » Si la prose de Stone frise parfois avec le prophétisme, tant elle reste attachée à une conception téléologique des processus historiques, elle a le mérite d’articuler à son analyse sur l’aliénation à la fois la question féministe et la question raciale. L’horizon commun à toutes les luttes doit être cet « humain universel » dont parle Marx, c’est-à-dire la « [libération] de l’humanité de l’homme dans le processus de production20. »
Détroit : militante pour la « révolution noire »
« James Boggs détonnait par sa générosité et son sens de l’engagement collectif. Son engagement révolutionnaire était essentiellement nourri non pas par les livres mais par son travail d’ouvrier chez Chrysler. »
Inévitable, la rupture avec l’ensemble des milieux trotskystes, y compris le Socialist workers Party, a lieu en 1951. Dunayevskaya part à Détroit, où elle fonde Correspondence, le nouvel organe de publication des Johnsonites. Dans un document synthétisant leur bilan au sein du Socialist Workers Party, ces derniers identifient quatre groupes qu’ils considèrent comme les principales forces révolutionnaires de la nouvelle séquence historique : les travailleurs non qualifiés, les Noirs, les femmes et les jeunes. L’équipe de Correspondence organise en 1952 à New York une « École de la troisième strate », en référence à Lénine qui, en 1921, identifiait un troisième groupe révolutionnaire constitué des masses paysannes et ouvrières, tandis que les deux autres désignaient les leaders du Parti et les syndicats. Il s’agissait d’inviter des membres des quatre forces révolutionnaires identifiées à livrer des cours aux théoriciens révolutionnaires. C’est à l’occasion de cette « école » que Grace Lee fait la rencontre de James Boggs. Cet ouvrier automobile originaire de l’Alabama et descendant d’esclaves allait devenir pour elle le compagnon d’une vie. Contrairement aux leaders politiques qu’elle avait connus, y compris C.L.R. James, Boggs détonnait par sa générosité et son sens de l’engagement collectif. Contrairement à Lee aussi, son engagement révolutionnaire était essentiellement nourri non pas par les livres mais par son travail d’ouvrier chez Chrysler. Son amour de l’Amérique, son refus de l’identification biologique et son attachement viscéral à la terre sur laquelle ses ancêtres avaient versé leur sang ont convaincu Grace, devenue Grace Lee Boggs, que la lutte devait partir de l’ici et maintenant.
Les années 1950 sont pour Grace Lee Boggs un moment d’intense apprentissage et de remise en question. C’est le temps de la découverte enthousiaste de la communauté des travailleurs noirs de Détroit, mais aussi de douloureuses ruptures. Alors que C.L.R. James s’est fait expulser du sol américain en 1952, ses relations avec le groupe se distendent, bien qu’il continue de donner des directives depuis Londres pour les publications de Correspondence. Une rivalité croissante entre James et Dunayevskaya conduira cette dernière à provoquer une scission en 1956. Elle fera paraître deux ans plus tard un essai intitulé Marxisme et liberté et préfacé par Herbert Marcuse, reprenant parfois au mot près les travaux conduits en étroite collaboration avec Johnson et Stone dans les années 1940 et 1950. Pourtant, ni Grace Lee Boggs ni C.L.R. James ne seront jamais évoqués au sein de l’ouvrage : celle qui fut pour Grace « plus proche qu’une sœur21 » pendant treize ans ne lui adressera plus jamais la parole, emportant son intransigeance révolutionnaire outre-tombe. Au tout début des années 1960, c’est au tour de C.L.R. James de rompre avec les derniers éléments de Correspondence. Lui qui, isolé à Londres et étranger aux luttes concrètes de Détroit, creusait un sillon théorique de plus en plus éloigné des préoccupations des membres du groupe, a jugé inacceptable un texte publié par James Boggs : ce dernier proposait d’adapter l’analyse marxiste du socialisme au contexte américain.
Les deux voyages que Grace Lee Boggs a entrepris auprès de C.L.R. James à Londres en 1954 et 1957 lui ont en effet laissé l’impression qu’il s’enfonçait dans un monologue théorique, certes brillant, mais qui contrastait avec la diversité et la complexité des luttes menées par les travailleurs et la communauté noire de Détroit. Les projets sur lesquels C.L.R. la fait travailler en 1957 — dont un essai cosigné par Castordiadis sur la révolution hongroise de 195622 — lui paraissent entretenir des rapports lointains avec ses activités à Détroit. À quoi bon disserter sur la « spontanéité » des masses loin de ses camarades qui, eux, poursuivent leurs luttes quotidiennes ? Ses séjours londoniens lui permettent néanmoins de se tenir au courant des luttes d’indépendance sur le continent africain, C.L.R. James étant proche de nombreux leaders politiques nationalistes. L’un d’entre eux, Kwame Nkrumah, avait même demandé Grace en mariage après leur première rencontre à Harlem en 1945. Il sera le fondateur du Ghana indépendant en 1957. En 1968, quand les Boggs lui rendent visite à Conakry, en Guinée, où il est exilé depuis un coup d’État survenu deux ans plus tôt, il déclare à James Boggs : « J’espère que tu ne m’en voudras pas de te dire cela, mais si Grace m’avait épousé, nous aurions transformé toute l’Afrique23. »
Loin de l’Afrique, c’est bel et bien aux luttes locales des Noirs de Détroit que Grace Lee Boggs s’est dévouée corps et âme, en participant à des activités militantes quotidiennes tout en enseignant, au début des années 1960, dans une école primaire. La décennie qui s’annonce est un tournant pour le mouvement des droits civiques : la voix des Noirs commence à porter, des leaders charismatiques émergent. L’essai que publie James Boggs en 1963, The American Revolution : Pages from a Negro Worker’s Notebook, contribue à cette effervescence. Il plaide pour que les Noirs américains, au lieu de chercher à « s’intégrer » à un monde qui depuis toujours les opprime, deviennent les moteurs d’une révolution vers une autre société. Au cours des années 1960, parallèlement à l’ébullition du mouvement pour les droits civiques, commence en effet à se former une classe moyenne noire, dont certains membres parviennent à occuper des fonctions politiques. L’ouvrage de Boggs trouve alors un large écho, et est loué tant par un acteur afro-américain comme Ossie Davies, que par un philosophe comme Bertrand Russell. Au reste, bien avant Stokely Carmichael, dont il croisera par ailleurs le chemin, c’est Boggs qui parla le premier dans ses discours de « Black Power ».
« C’est précisément le saut de la rébellion à la révolution qui devient à cette époque la préoccupation centrale des Boggs. Ils réaffirment la nécessité pour le mouvement noir de prendre en charge la transformation totale de la société. »
À Detroit, les principaux leaders du mouvement noir sont Albert B. Cleage, Richard et Milton Henry, et Edward Vaughn. Pasteur comme Martin Luther King, Cleage avait fait de sa paroisse, la Central Congregational Church, un carrefour pour les luttes des Noirs de Détroit. Les Boggs, bien qu’ils n’en soient pas les leaders officiels, prendront une part active dans l’organisation politique locale et dans la mise en lien avec des militants d’autres villes — l’implication de Grace fut telle que les registres du FBI de l’époque la mentionnent comme une militante « afro-chinoise ». En 1963, Détroit devient même le cœur du mouvement pour le « pouvoir noir » dans le nord du pays : en juin, Cleage et Clarence LaVaughn Franklin y organisent une « Marche pour la Liberté » menée par Martin Luther King et rassemblant près de 250 000 personnes, deux mois avant celle de Washington au cours de laquelle ce dernier donnera l’un des discours les plus retentissants du XXe siècle — le fameux « I have a dream ». Grace Lee Boggs partageait avec King l’idée que la révolution noire devait conduire à la reconstruction tout entière de la société24. La même année, Malcolm X se rend aussi à Détroit pour y prononcer un discours replaçant la lutte des Noirs dans l’histoire longue des Révolutions. Lorsqu’il rompt avec Elijah Muhammad et le mouvement Nation of Islam en 1964, le groupe de Détroit lui propose de fonder ensemble une organisation pour le mouvement noir. Grace Lee Boggs joue alors le rôle d’intermédiaire, en allant le rencontrer à Harlem, mais la jonction n’aboutira jamais : Malcolm X est assassiné en février 1965.
C’est donc sans Malcolm X que le groupe de Détroit constitue son propre mouvement pour organiser les travailleurs noirs. L’Inner City Organizing Committee, créé en 1967 et chapeauté par Grace Lee et James Boggs, remplira ce rôle. Comme dans beaucoup d’autres villes moyennes des États-Unis, l’atmosphère politique est explosive à cause de puissantes tensions raciales. Celles-ci culminent avec les révoltes de juillet, déclenchées par une descente de la police dans un bar clandestin fréquenté par les Afro-américains : 82 personnes sont arrêtées, la situation dégénère et l’insurrection éclate. Les Boggs, alors, étaient partis de Détroit avec leurs amis et anciens camarades du Workers Party Frances et Lyman Paine. Pourtant, dans le Detroit News, le journaliste noir Louis Lomax accusera les Boggs de faire partie des principaux instigateurs des émeutes. Ces derniers feront au reste un bilan mitigé de ce moment insurrectionnel, qu’ils ont interprété plutôt comme la fin d’un cycle contestataire que comme un nouveau commencement — beaucoup de Noirs allaient rentrer dans « l’ordre », tandis que les plus rebelles allaient rejoindre le mouvement des Black Panthers essentiellement par désespoir. Or c’est précisément le saut de la rébellion à la révolution qui devient à cette époque la préoccupation centrale des Boggs. Ils publient en 1969 le Manifeste pour un parti révolutionnaire noir, dans lequel ils réaffirment la nécessité pour le mouvement noir de prendre en charge la transformation totale de la société. En prenant ce texte pour base, le couple s’attèle à la constitution d’un réseau d’organisations révolutionnaires25 fondées sur une discipline de fer, plaçant en son centre l’éducation politique et la responsabilité individuelle — exigences nécessaires dans un contexte où la jeunesse noire est en proie à une désorientation croissante. Sorte de tournant léniniste, visant à faire de chaque militant un « leader révolutionnaire » et de chaque rebelle un révolutionnaire, mais qui ne trouvera qu’un écho réduit. L’admission au sein d’un des groupes du réseau était conditionnée par l’étude du Manifeste, suivie d’une douzaine de sessions d’éducation politique, rendant parfois ténue la frontière entre l’engagement et l’endoctrinement.
Contrairement au mouvement des Black Panthers, l’organisation dirigée idéologiquement par les Boggs ne mène pas d’actions mais cherche à former des révolutionnaires dont l’horizon dépasserait la cause noire. Pour Grace Lee Boggs, les Black Panthers constituaient avant tout un mouvement réactif et manquaient justement de cette discipline révolutionnaire qu’elle et son mari tentaient d’instaurer avec leurs camarades. Ensemble, ils dévouèrent leur temps, dans les années 1970, à l’écriture et la publication de textes politiques qu’ils considéraient comme un travail réflexif et préparatoire nécessaire à la constitution d’un authentique mouvement révolutionnaire : racisme, sexisme, violence, éducation, stratégie — tous les thèmes sont abordés. Un ouvrage publié en 1974, Revolution and Evolution26, témoigne de l’ampleur de ce chantier théorique. Ils y insistent sur le travail révolutionnaire que les Noirs doivent conduire d’eux-mêmes pour quitter leur statut de victimes et devenir de véritables sujets politiques autonomes, c’est-à-dire pleinement humains. C’est précisément parce que les Noirs pouvaient faire advenir une humanité qui les transcendait que les Boggs les considéraient comme une force révolutionnaire de premier plan. Lorsqu’une grande partie de la communauté se rallie au candidat démocrate Jimmy Carter en 1976, ils jugent que, tout comme les travailleurs et les femmes, les Noirs ont intégré le système en tant que groupe d’intérêts particulier. Pour eux, le mouvement noir, du moins le mouvement révolutionnaire noir est mort : la « révolution noire » n’aura jamais lieu.
Quelle révolution ?
La lutte devait néanmoins continuer. En fondant la National Organization for an American revolution (NOAR) en 1980, les Boggs désiraient élargir leur cercle militant à d’autres communautés. L’ennemi désigné est désormais le « capitalisme multinational », au sein duquel les Noirs eux-mêmes cherchent désormais à s’insérer — tel sera d’ailleurs le projet explicite du premier maire noir de Détroit, Coleman Young, élu en 1974. Le Manifeste pour un parti révolutionnaire américain, écrit par Grace Lee Boggs en 1982, remplace le précédent et suscite un nouvel élan parmi les compagnons des Boggs. L’Amérique que Lee Boggs projette, fondée sur l’auto-gouvernement à une échelle locale, n’est pas sans rappeler la société autonome imaginée un temps par Castoriadis. Mais le NOAR sera très vite miné par le désengagement des militants, ainsi que par des dissensions politiques. Certains camarades noirs vivent l’élargissement du cercle militant mais aussi du discours révolutionnaire à l’ensemble de la société américaine comme une trahison du mouvement noir. L’un d’entre eux adresse même une lettre à James Boggs, dans laquelle il affirme que « si [celui-ci] a été noir, il est devenu gris, certainement parce qu’on l’a peint avec un pinceau jaune27 ». Pour la première fois en près de quarante ans de militantisme, l’engagement de Grace Lee Boggs est remis en question sur des critères raciaux ; le choc est d’autant plus brutal qu’elle a toujours fait du dépassement de la condition raciale l’un des principes directeurs de sa théorie et de sa pratique politiques. Le NOAR, qui ne dépassa jamais la centaine d’adhérents, est totalement dissout en 1987 après une longue période de végétation. L’échec du NOAR fut pour Lee Boggs à la fois un ébranlement et la source de nouvelles questions : quelle révolution pour le siècle à venir ? quels enseignements tirer de tous les échecs passés ? vers où tourner désormais la lutte ?
« Grace Lee Boggs a toujours fait du dépassement de la condition raciale l’un des principes directeurs de sa théorie et de sa pratique politiques. »
Les années 1980 voient le triomphe planétaire du néolibéralisme : partout les perspectives révolutionnaires s’éteignent. À Detroit, le maire Coleman Young, progressiste dans sa jeunesse, espère relancer une économie moribonde en y réintroduisant des casinos — projet contre lequel les Boggs lutteront de toutes leurs forces en intégrant l’United Detroiters Against Gambling. Dans le même temps, le crack a fait sa première apparition dans les villes américaines, plongeant une partie de la jeunesse noire dans les trafics et la violence meurtrière qui leur est inhérente. Les deux phénomènes sont historiquement liés, nés d’un même désespoir : ils ont pu prospérer sur les ruines du projet révolutionnaire, en se nourrissant de l’illusion que l’on pouvait « réussir » sans transformer la société en profondeur. Dans les termes de Castoriadis, ils traduisent la phase la plus extrême du mouvement de « privatisation » des individus qu’il décelait déjà vers la fin des années 195028. Grace Lee et James Boggs continueront d’œuvrer pour lutter contre une telle tendance, en militant contre la drogue et la nouvelle aliénation de la jeunesse, tout en restant fidèles à leur exigence d’auto-transformation individuelle et collective. Leur engagement au sein d’une organisation dédiée à l’éducation populaire, Save our Sons and Daughters, témoigne alors du recentrement exclusif de leurs activités politiques sur la ville de Detroit. Les mobilisations menées entre 1988 et 1991 portent leurs fruits : le projet de casino est abandonné par Young, les marches organisées par James Boggs contre la violence de rue — We the People Reclaim Our Streets — mettent fin à un cycle de terreur. Le rêve de reconstruction de la ville de Detroit, c’est-à-dire de création, au sein d’elle, d’authentiques communautés humaines : tel sera le legs des Boggs pour les générations futures. Juste avant la mort de James, survenue en juillet 1993, les Boggs créent le « Detroit Summer », un « programme/mouvement intergénérationnel, multiculturel et jeune pour reconstruire, redéfinir et revitaliser Detroit de fond en comble29 ». Chaque été depuis 1992, des jeunes volontaires se rassemblent un mois à Detroit, pour apprendre à vivre et à travailler collectivement, dans l’espoir de semer les germes d’un monde affranchi de la domination capitaliste.
Sans doute cette réorientation des Boggs, et en particulier de Grace, n’est-elle pas sans révéler des zones d’ombre et points aveugles de leur trajectoire politique. L’insistance de cette dernière sur la responsabilité et l’engagement individuels, son refus de tout discours victimaire qui la conduit parfois à abstraire l’individu de la société, la placent parfois à mi-chemin entre une pensée libérale de l’émancipation individuelle et une éthique de l’héroïsme révolutionnaire. En cela héritière de la tradition marxiste-léniniste, Boggs restera toujours une partisane du dépassement voire du surpassement individuel et collectif. Comme le note la chercheuse Jina B. Kim, « dans le jardin de Boggs, la vie des Noirs et des non-Blancs compte (black and brown lives matter), mais sous certaines conditions : qu’ils travaillent, ne quémandent pas de ressources matérielles mais les créent eux-mêmes ex nihilo, et qu’ils n’aient pas de revendications concernant l’État et le capitalisme30 ». Comme si, par une inattendue dialectique, la lutte se séparait du reste de la société, dont elle était pourtant initialement partie. Le fantôme-fantasme du « nouvel homme » plane toujours sur la vision politique de Grace Lee Boggs, sans doute parce qu’elle attend des autres qu’ils fassent, comme elle, de leur vie un commencement absolu.
Sa pensée suscite des réserves sur un point fondamental encore, celui du statut même de la philosophie et de son rapport avec les luttes. Il semblerait qu’elle ne se soit pas définitivement défaite de cet héritage philosophique qui, de Hegel à Trotsky, subordonne la praxis historique aux vues du théoricien — ce même héritage avec lequel Castoriadis a pris congé, vers la fin de l’expérience Socialisme ou Barbarie, et qu’il a justement baptisé « pensée héritée31 ». En témoignent les passages qu’elle consacre à Mao Zedong dans son autobiographie32, lesquels sont parsemés de jugements naïfs, de contrevérités, voire de pures et simples aberrations : les luttes de pouvoir au sommet du parti, les ravages du « Grand Bond en avant » et de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » y sont entièrement éclipsés, tandis que les platitudes théoriques du « Grand Timonier » y sont érigées en boussoles pour l’humanité. Comment, sans verser dans une dénonciation molle de la « dictature communiste », Grace Lee Boggs a‑t-elle pu demeurer aveugle, jusqu’au bout, sur l’exploitation proprement inouïe exercée par la bureaucratie communiste sur les masses paysannes chinoises tout en prétendant les émanciper ? Autrement dit, comment peut-on être à la fois la coautrice de la résolution Bergson-Chaulieu condamnant l’exploitation totalitaire en URSS et verser dans l’idolâtrie de Mao ? Enfin, comment peut-on prôner et pratiquer la transformation de la société par le bas tout en ne voyant pas que la prétendue « révolution culturelle » fut décrétée par un seul homme et sa clique au sommet de l’État ? Énigme troublante qui nous rappelle que nul n’est immunisé contre les plus grossières mystifications ; contradiction presque insoutenable qu’il nous faut regarder en face, tant elle nous met en garde contre nos propres impensés.
*
Au soir de sa vie, Boggs compose avec l’assistance de Scott Kurashige un livre-manifeste intitulé La Prochaine révolution américaine33. Pour la militante quasi centenaire, l’heure n’est pas au bilan mais à la philosophie et à l’action. Les questions qu’elle y pose en ouverture sont celles que nous nous posons toutes et tous : comment abolir les oppressions et, surtout, comment bâtir un monde plus humain et plus juste ? Rien de neuf sous le soleil, dira-t-on. Les cyniques et les pessimistes pourront sourire devant tant de naïveté et d’angélisme — la suite de l’histoire, à savoir l’élection de Donald Trump, la multiplication des conflits mondiaux et la destruction accélérée de la planète, les confortera sans doute dans leur diagnostic et leur résignation aussi souveraine que morbide. Comment au reste ne pas désespérer, pour paraphraser Günther Anders, devant la course à la dévastation que nous impose notre époque34 ? C’est précisément parce que les mots de Boggs conservent l’élan de la jeunesse, que les gardiens de l’ordre associent volontiers à la déraison et à la sauvagerie, qu’ils sont dotés d’une puissante force affirmatrice. Combien de fois n’a‑t-on pas entendu des « responsables » politiques, ou des aînés désenchantés, renvoyer l’esprit de révolte et la recherche d’un « monde meilleur » à une passion adolescente. Mais cette dénégation hautaine est elle-même l’héritière d’une histoire, celle de la domination et de l’ignorance, dont la vie de Grace Lee Boggs constitue une réfutation en acte. Car c’est bien d’une enfant du XXe siècle, celui des guerres planétaires et du développement totalitaire du capitalisme, qu’émane l’invitation à poursuivre la lutte et la réflexion sur notre propre condition historique. De la chute du grand Empire des Qing à l’Amérique de Barack Obama, de l’aventure politique johnsonite aux luttes de Détroit, en passant par le puissant dialogue noué avec le groupe Socialisme ou Barbarie, d’espoirs déçus en percées politiques, la vie de Grace Lee Boggs tisse une trame insoupçonnée, relie des énigmes pour en susciter de nouvelles, quoiqu’en restant toujours fidèle à une idée essentielle : celle de Révolution. Profondeur et unité d’un destin qui éclaire son siècle autant qu’il nous engage à transformer le nôtre.
Photographie de bannière : extraite des archives du James and Grace Lee Boggs Center
Photographie de vignette : extraite d’une exposition virtuelle de la Queens Historical Society
- « On Revolution : A Conversation Between Grace Lee Boggs and Angela Davis », mars 2012, université de Californie (Berkeley).[↩]
- Mouvement paysan millénariste, la révolte des Taiping (« Taiping » signifiant en chinois « Grande Paix »), qui a duré un peu moins d’une quinzaine d’années (1851–1864), aspirait à l’instauration d’un monde égalitaire, le « royaume céleste de la Grande Paix » (taiping tianguo). Il plongea la Chine dans une guerre civile meurtrière, opposant les rebelles à la dynastie mandchoue des Qing, alliée aux puissances coloniales. On pourra lire sur le sujet l’étude du sinologue libertaire Jacques Reclus, petit-fils d’Élie Reclus. Voir Jacques Reclus, La Révolte des Taiping, Paris, Le Pavillon, 1972.[↩]
- G. L. Boggs, Living for change : an autobiography, Minneapolis ; London, University of Minnesota Press, 1998, p. 33.[↩]
- Fondé en 1940, le Workers Party, à ne pas confondre avec le Workers Party of the United States, est un parti trotskyste résultant lui-même d’une scission avec un autre parti trotskyste, le Socialist Workers Party. La scission était due à une divergence fondamentale dans l’interprétation de la nature du régime soviétique et de l’invasion russe de la Finlande en 1939.[↩]
- Ibid., p. 39.[↩]
- James Patrick Cannon, fondateur du Socialist Workers Party, était défenseur d’un trotskysme orthodoxe et fidèle à l’interprétation de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré ».[↩]
- Ibid., p. 49.[↩]
- C. L. R. James, Notes on Dialectics : Hegel, Marx, Lenin, London, Allison & Busby, 1980. D’autres versions du texte ont circulé antérieurement au sein des milieux militants.[↩]
- Voir C.L.R. James, F. Forest, Ria Stone, The Invading Socialist Society, Detroit, Bewick Editions, 1972 [1947], « Preface to the 2nd Edition », p. i‑ii.[↩]
- À noter que l’autobiographie de Grace Lee Boggs comporte, sur cet épisode, quelques erreurs factuelles — il faut dire que cinquante années ont passé entre les faits et la rédaction du livre. Par exemple, elle mentionne Castoriadis comme le traducteur de la Science de la Logique de Hegel, ce qui, à notre connaissance, n’est pas vrai. En revanche Castoriadis était à l’époque un lecteur de Hegel et préparait un projet de thèse proposant de réconcilier logique scientifique et logique historique (Voir Cornelius Castoriadis, Histoire et création : textes philosophiques inédits, 1945–1967, Paris, Seuil, 2009). Elle évoque également Castoriadis comme étant déjà à l’époque le « leader » du groupe Socialisme ou Barbarie, alors que ce dernier n’a été constitué qu’en 1949.[↩]
- Lefort reprochait à la tendance Johnson-Forest son « dogmatisme » théorique, tandis que lui-même s’éloignait déjà nettement du marxisme. Voir Antoine Chollet, « Claude Lefort, un intrus à Socialisme ou Barbarie ? », Rue Descartes, vol. 96, n° 2, 2019, p. 41–53.[↩]
- Termes qu’emploie Castoriadis lui-même dans une conférence en hommage à C.L.R. James. Voir Cornelius Castoriadis, « C.L.R. James and the Fate of Marxism », dans C.L.R. James : His Intellectual Legacies, Amherst, University of Massachussetts Press, 1995, p. 283.[↩]
- Cornelius Castoriadis, La société bureaucratique, Paris, 10/18, 1973, vol. 1, p. 7–8.[↩]
- Ibid., p. 115–129.[↩]
- Ibid., p. 101–113.[↩]
- C. Castoriadis, « C.L.R. James and the Fate of Marxism », op. cit., p. 283.[↩]
- Bergson et Chaulieu, « Résolution sur la question russe », dans Les Congrès de la IVe Internationale (manifestes, thèses, résolutions), Paris, La Brèche-PEC, 1988, vol. 3, p. 127–130. Le texte est disponible en ligne.[↩]
- Id.[↩]
- Ria Stone, « La reconstruction de la société », Socialisme ou Barbarie, n° 7, 1950, p. 73.[↩]
- Ria Stone, « La reconstruction de la société (suite) », n° 8, 1951, p. 61.[↩]
- Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 101.[↩]
- Voir C.L.R. James, Grace C. Lee, Pierre Chaulieu, Facing reality, Correspondence Publishing Company, 1958. C’est d’ailleurs le nom que prendra le groupe qui a décidé de suivre C.L.R. James après la scission de Correspondence.[↩]
- Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 73.[↩]
- Sur les rapports entre Grace Lee Boggs et Martin Luther King, voir Scott Kurashige, « From Black Power to a Revolution of Values : Grace Lee Boggs and the Legacy of Martin Luther King, Jr. », dans N. Slate (éd.), Black Power beyond Borders, New York, Palgrave Macmillan US, 2012, p. 169–190.[↩]
- Advocators à Détroit, Pacesetters à Philadelphie, Committee for Raising Political Consciousness à Muskegon, Committee for Political Development à New York.[↩]
- Grace Lee Boggs et James Boggs, Revolution and Evolution, New York, Monthly Review Press, 1974.[↩]
- Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 185.[↩]
- Sur ce point, on pourra lire l’article synthétique et critique de Philippe Caumières : « La privatisation des individus : l’approche du social par Castoriadis en question », dans Philippe Corcuff, Christian Le Bart, François de Singly (ed.), L’individu aujourd’hui, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 101–108.[↩]
- Ibid., p. 232.[↩]
- Jina B. Kim, « The Garden in the Machine : Grace Lee Boggs’s Living for Change : An Autobiography and Detroit’s Urban-Agrarian Future », dans B. Huang et V. R. Mendoza (éd.), Asian American Literature in Transition, 1996–2020, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, p. 51.[↩]
- Voir par exemple l’introduction à Cornelius Castoriadis, L’Expérience du mouvement ouvrier, Paris, 10/18, 1974, vol. 1 ou encore le premier chapitre de L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, « Marxisme et théorie révolutionnaire ». Pour être plus précis, la « pensée héritée » désigne la tradition philosophique occidentale qui, de Platon à Heidegger en passant par Hegel et Marx, postule une précellence de l’Être sur l’agir humain et empêche par là même de penser la création humaine.[↩]
- Voir en particulier le chapitre 7 de son autobiographie, « Going back to China », Grace Lee Boggs, Living for change, op. cit., p. 191–208. On pourra aussi lire l’ouvrage rédigé collectivement par Grace Lee Boggs, James Boggs, Frances Paine et Lyman Paine intitulé Conversations in Maine (University of Minnesota Press, 2018 [1978]), qui s’appuie sur Mao et sa conception de « l’homme total » pour penser le concept de révolution.[↩]
- Grace Lee Boggs, Scott Kurashige, The Next American Revolution, University of California Press, 2012.[↩]
- Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia, 2001, p. 94 : « Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. Mes Gebote des Atomzeitalters [Commandements du siècle de l’atome] […] se terminent par le principe qui est le mien : et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? »[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Walter Rodney, marxiste panafricain », Sean Ledwith, septembre 2021
☰ Lire notre traduction « Quand les Young Patriots s’alliaient au Black Panthers », juillet 2021
☰ Lire notre traduction « Bob Lee, cofondateur de la Rainbow Coalition », Jakobi E. Williams, janvier 2021
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des opprimés », Hourya Bentouhami, mai 2019
☰ Lire notre entretien avec Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Mathieu Renault : « C.L.R. James : révolution socialiste et anticolonialisme », décembre 2016