Entretien inédit | Ballast
Des mosquées, une organisation juive, Jean-Luc Mélenchon et le rappeur Médine : Politis révélait, au mois de mai dernier, les cibles du projet terroriste « WaffenKraft ». À sa tête, un gendarme fasciste. En 2015, l’artiste havrais avait déjà figuré sur une liste de figures à abattre : rédigée par Daech, cette fois. « J’ai le cœur étranger, en forme hexagonale » : son dernier album, Médine France, prolonge l’entreprise qu’il mène depuis près de vingt ans, peindre la société avec l’œil d’un fils de la Normandie et de l’Algérie né dans les quartiers populaires. Le meurtre du jeune Nahel, abattu par un tir policier à bout portant, a vu ces derniers se soulever une nouvelle fois. Nous avions rencontré Médine il y a quelques années, à l’occasion d’un reportage sur le label indépendant dont il est l’un des membres ; nous poursuivons aujourd’hui cette discussion, les feux de rue à peine éteints. Le pouvoir a voulu une réponse « rapide, ferme et systématique » : 380 incarcérations. Le rappeur propose une tout autre réponse : la « justice sociale ».
Mon deuxième album, Jihad — Le plus grand combat est contre soi-même, est sorti peu avant les émeutes. J’habitais un quartier qui s’appelle le Mont-Gaillard, au Havre. J’ai souvenir de l’état d’urgence, des hélicos qui passaient au-dessus de nos bâtiments. C’était une situation de type coloniale. C’est traumatisant de vivre ça. Même si, en tant qu’artiste, je suis le moins à plaindre : je peux m’exprimer sur ces sujets, je peux défendre mes opinions, je peux faire une thérapie le temps d’un morceau. Je pense surtout à ceux qui ont vécu ça et qui ont dû retourner au turbin, qui n’ont pas pu exprimer leur douleur d’une quelconque façon, qui ont dû marcher dans le couloir de la vie et se taire, et encaisser, et élever des enfants avec la boule au ventre.
L’autrice Fatima Ouassak dit des enfants des quartiers qu’on les prive de leur statut d’enfant. Qu’on les « désenfantise » en les traitant comme les adultes qu’ils ne sont pas.
Les enfants, c’est aujourd’hui ma principale préoccupation. Je détourne la réalité pour que mes enfants, pour que les enfants qui m’écoutent, puissent avoir un processus d’individuation le plus serein possible et ne tombent pas dans les écueils, la surdramatisation de l’époque. C’est un peu se voiler la face, c’est vrai… Mais, dans ce contexte violent, brutal, j’essaie d’atténuer la réalité aux yeux de mes propres enfants, non sans sarcasme mais tout en les alertant sur la situation. Je suis allé en famille à la marche blanche pour Nahel et ça n’était pas rien, pour moi, de les sensibiliser dès maintenant à la douleur des autres. Quand mon fils sera adolescent, il ressemblera potentiellement à Nahel. Il va potentiellement faire des bêtises lui aussi, des erreurs, et je ne veux pas qu’il prenne une balle pour ça. Les enfants, c’est la priorité, on doit mettre l’accent et le curseur sur eux. Je veux les préparer, leur donner des outils sans, non plus, les polluer. Une cellule familiale, rien n’est plus politique : on prépare les citoyens à venir.
Qu’est-ce qui vous est venu à l’esprit en apprenant le meurtre de Nahel ?
« J’ai souvenir de l’état d’urgence, des hélicos qui passaient au-dessus de nos bâtiments. C’était une situation de type coloniale. »
Des flashs. La mort de Malik Oussekine, de George Floyd, de Rodney King, de Zyed Benna et Bouna Traoré, d’Adama… J’ai eu les entrailles nouées. J’ai tout de suite transféré sur un membre de ma famille, qui aurait pu être dans cette voiture. Les pleurs de la mère de Nahel, j’ai eu l’impression d’entendre une tante.
Et le pouvoir, pour analyser les révoltes qui ont suivi, parle des jeux vidéos et des parents…
On est dans un épisode de South Park, et je ne dédramatise pas la situation en disant ça : les pires inepties possibles sont prononcées par les responsables politiques ! Un adolescent est tué par la police, donc par le système, et le pouvoir s’empresse de culpabiliser les parents. Lesquels parents peinent à joindre les deux bouts, sont dans une situation économique complexe. On les a mis à terre puis on les montre du doigt. Je ne suis d’ailleurs même pas sûr que les auteurs de South Park arriveraient à écrire quelque chose d’aussi grotesque que la séquence politicienne que nous vivons ! Sans même parler de la cagnotte en faveur du policier [1,6 million d’euros, ndlr]. Ça dépasse l’entendement. C’est tellement violent qu’elle n’ait pas été fermée, ou que l’argent n’ait pas été redistribué à des familles de victimes. C’est d’une violence symbolique incroyable, comme dirait Bourdieu.
On dispose pourtant de nombreux travaux solides pour appréhender la situation !
Oui. Il y a un grand nombre de chercheurs qui ont fourni des analyses à ce sujet. Mais on a tenté de les diaboliser. Je pense au débat sur « l’islamo-gauchisme » lancé par des ministres. On ne prend pas en compte le travail de ces sociologues. Et, surtout, on ouvre tous ces dossiers dans les moments de conflit. C’est comme dans un couple : tous les problèmes sont abordés en vrac au cours des pires disputes. Résultat : on ne voit plus rien au problème central. Ici, le problème réel, le problème de départ, c’est la justice sociale.
« Diabolisation » dont vous êtes également victime, au point qu’un gendarme a projeté, en 2018, de vous assassiner…
Tout, me concernant, est sujet à polémiques, tout est soumis à la criminalisation. Je ne vous parle même pas des difficultés que je peux rencontrer à m’exprimer dans des lieux censés être des lieux de culture, à m’exprimer en interview. Toute proportion gardée, c’est un peu ce qu’il se passe pour les populations des quartiers, les populations racisées de façon générale. Dès qu’une parole publique de ce type s’exprime, même en réaction à un crime, comme c’est le cas avec Nahel, même une parole de victime, il y a immédiatement diabolisation. On va chercher un passif judiciaire à Nahel le jour même de sa mort. On va chercher à atténuer l’empathie qu’on peut avoir pour un adolescent assassiné.
[Marche blanche pour Nahel à Marseille, juillet 2023 | Maya Mihindou]
Le père du jeune Souheil, abattu à Marseille d’une façon similaire à Nahel, vient de raconter son histoire durant un rassemblement. Il a dit combien il avait tout fait pour « s’intégrer » malgré le racisme, jusqu’à oublier, finalement, de le combattre. Et tout lui est remonté à la mort de son fils.
Cette histoire est glaçante. Le système, l’État, ne te voit que comme une statistique géographique. Tu appartiens à un lieu, peu importe ton parcours, peu importe ton évolution propre. Les stigmates ne disparaissent jamais, ils finissent toujours par te rattraper. La foi est un marqueur qui stigmatise, l’origine sociale est un marqueur qui stigmatise, le fait d’habiter dans un quartier est un marqueur qui stigmatise. Quel que soit ton rapport à cette identité, que tu l’exposes publiquement ou que tu la gardes pour toi dans l’espace privé, ça sera toujours un marqueur dans le regard de celui qui manifeste du mépris de classe, dans celui qui veut t’essentialiser. Moi, de plus en plus, je privatise mon rapport à la foi. Il a changé. J’en parle moins mais, pourtant, le quartier me rattrapera toujours. Un Arabe reste un Arabe.
Quel lien faites-vous entre la situation actuelle et l’histoire coloniale ?
On n’a pas dépassé les questions coloniales. On devrait construire ensemble. Nous sommes en train de réparer, de colmater, mais on ne construit pas. Un policier a reçu il y a quelques jours une promotion alors qu’il avait dit « Un bicot, ça ne nage pas ! » — sa direction vient finalement de faire volte-face après que Libé l’a révélé. Comment voulez-vous qu’on ne fasse pas le lien avec le 17 octobre 1961 ? avec le graffiti « Ici on noie les Algériens » sur le pont Saint-Michel ? On ne peut que le faire, ce rapprochement. Il est juste. Ceux qui nous accusent d’établir des parallèles historiques erronés sont, eux, dans l’erreur. Ce sont ces parallèles qui nous permettent d’avoir du recul. Pour, ensuite, voir comment sortir de cette impasse.
Vous le dites dans plusieurs de vos chansons : vous êtes métis. Et, de fait, vous jonglez entre les références, les angles de vue, les focales.
« Il faut dépasser les réseaux sociaux. Il faut se retrouver sur le terrain et dialoguer, discuter des questions épineuses de façon apaisée. »
Je n’essaie pas de tuer une partie de moi-même au profit d’une autre. C’est d’ailleurs souvent l’erreur du débat politique : on n’entend pas ce que l’autre a à dire. Mes questionnements — à propos de mes origines, mes spécificités — peuvent, je crois, servir les gens issus de l’immigration qui s’interrogent sur le fait, la façon d’être français. On les assigne constamment à répondre à des questions identitaires galvaudées. « Es-tu d’abord français ou algérien ? algérien ou français ? Mets-tu d’abord en premier les valeurs de l’islam ou celles de la République ? » Ce genre de questions tronquées polluent le discours. Et puis on devrait tous l’avoir, ce « syndrome du métis ». On devrait tous être dans cette gymnastique perpétuelle. La vérité est là : ce n’est pas avoir raison, c’est se remettre en question et prendre en compte l’avis de l’autre. J’ai passé mon temps à faire ça, artistiquement.
La tendance que nous avons tous, spontanément, à discuter avec les espaces qui nous sont proches n’aide pas toujours à cette « gymnastique ». Encore moins sur les réseaux sociaux !
Il faut les dépasser. Il faut se retrouver sur le terrain et dialoguer, discuter des questions épineuses de façon apaisée. Les réseaux sociaux sont un outil qui permet de recevoir et d’émettre des informations, c’est tout. On devrait trouver des endroits hors du timing médiatique et politique. Quand on est allés à Gonfreville-L’Orcher pour bloquer la raffinerie TotalEnergies au moment où les travailleurs étaient réquisitionnés de force, j’ai croisé Adèle Haenel. Elle a pris le micro et a dit qu’elle s’exprimait en tant que lesbienne et féministe, elle a dit qu’elle voulait fraterniser avec les ouvriers et lutter à leurs côtés. Ça, c’est des couilles de taureau — pardonnez-moi l’expression ! (rires) Elle ne vient pas de ce monde. Elle aurait pu se présenter comme « actrice » mais, non, elle a voulu le faire autrement : elle a voulu mettre en avant la population violentée à laquelle elle appartient et, à partir de ça, s’associer à des gens très différents d’elle. J’ai trouvé ça inspirant. Je viens de rejoindre un groupe WhatsApp, « Le Havre des luttes » : beaucoup de sensibilités et de drapeaux s’y retrouvent. Des gens de la classe ouvrière, des artistes, des militants LGBT. L’idée est de se voir pour dialoguer ponctuellement. J’y vais en tant qu’artiste, que personne issue des quartiers et de l’immigration algérienne. Il ne faut surtout pas s’isoler.
[Adama Traoré | Maya Mihindou]
On a beaucoup dit, depuis la répression des opposants à la loi Travail, que les populations qui ne vivent pas dans les quartiers, qui ne subissent pas la violence de la police, ont mieux compris ses victimes « ordinaires ». Vous partagez ce constat ?
Les quartiers sont une antichambre : toutes les problématiques que la société dans son ensemble va rencontrer, les quartiers y font face avant. Violence policière, précarité… Ils sont un laboratoire. Les violences policières sont connues depuis longtemps par les quartiers, mais, en effet, avec les mouvements des gilets jaunes, des professionnels de santé, avec la réforme contre les retraites, les classes moyennes, les Blancs, ont découvert ce que la police fait. La violence s’est étendue à ces populations : tout le monde a donc pris la mesure de la virulence du système. Si la jeunesse des classes moyennes blanches se montre de plus en plus sensible à la violence qui frappe les quartiers, c’est parce qu’elle a encaissé cette violence. On a donc assisté à une fraternité des douleurs. Et, maintenant, on se révolte ensemble. Le système, c’est de ça qu’il a le plus peur : de la révolte commune. Nous, on ne doit jamais tomber dans le piège de la division, on ne doit pas se demander qui est « légitime » ou pas : on fait front.
Vous constatez des changements à votre échelle ?
Depuis deux ans, je dirais. Je suis confronté à des privations de liberté d’expression, à des attaques personnelles, et, même, vous l’avez dit, à des projets d’attentats. Le fait d’être dans l’œil du cyclone me fait m’intéresser, par la force des choses, à mes détracteurs et à leurs opposants. Ceux qui me défendent le plus sont les gens de terrain, ceux qu’on appelle les « antifas ». Ceux qui sont dans des rédactions militantes — les Nantais de Contre Attaque, par exemple. Ils luttent et veulent que les luttes convergent. On ne va pas se disputer sur ce qui nous sépare, faire des comptes d’apothicaire. On veut la justice sociale, on veut combattre l’extrême droite, on veut en finir avec les mécanismes d’oppression qui frappent à la fois les populations LGBT, à la fois les racisés, à la fois les féministes. On doit aller dans le même sens, avoir un ennemi commun. Ça ne se limite d’ailleurs pas au RN et à Reconquête : il y a porosité, notamment avec Les Républicains et le gouvernement. Le discours et les mesures s’extrême-droitisent par-delà la seule géographie de l’hémicycle. Ces luttes existent depuis longtemps mais la violence grandissante à laquelle je fais face m’a fait les voir, les rencontrer de plus près. J’ai récemment participé à un évènement en mémoire de Clément Méric. Des antifascistes sont venus de toute l’Europe. On doit, tous à notre place, contrecarrer ce discours ambiant. C’est le taf de tout le monde. Moi, j’aurais voulu, en tant qu’artiste, parler de la légèreté de la vie, j’aurais voulu faire des tubes de l’été et parler d’amour. Malheureusement, le contexte s’impose à moi. On ne peut pas fuir. Je pense, là, à Sofiane et à Elias, deux lycéens du Havre qui viennent d’être jugés pour avoir participé aux émeutes. J’ai vu leurs professeurs manifester pour eux devant le palais de Justice. J’y suis allé. Et je ne dirais rien de ça ?
Justement : quelle est votre position sur la détention des 380 personnes, très jeunes pour la plupart, suite aux révoltes ?
Je viens de signer une tribune dans L’Humanité, « Cette fois, tout le monde a vu ». On y propose des choses concrètes : la création d’un organe entièrement indépendant chargé d’enquêter sur les violences et crimes policiers ; la limitation drastique de l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre et l’interdiction de toutes les autres pratiques létales, comme le plaquage ventral et la clé d’étranglement ; la reconnaissance du mobile racial et raciste de ces violences. On veut donc la libération de ces jeunes : ce sont, au regard du contexte, des prisonniers politiques.
Comment voyez-vous la suite ?
J’ai beaucoup d’espoir dans le monde militant. Dans la jeunesse. Le temps long nous donnera raison.
Photographie de bannière : Marche blanche pour Nahel, à Marseille | Maya Mihindou
Photographie de vignette : Cyrille Choupas
REBONDS
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