Texte inédit pour le site de Ballast
Le 14 décembre dernier, l’armée turque et ses alliés — les milices rebelles de l’Armée nationale syrienne — ont lancé une attaque contre la ville d’Aïn Issa, dans le gouvernorat de Raqqa, au nord de la Syrie. Les Forces démocratiques syriennes — en charge, notamment, d’assurer la défense de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES / Rojava) — ont repoussé les envahisseurs. Une attaque de plus : c’est que l’État turc, en dépit des accords de cessez-le-feu, n’en finit pas de prendre la région et la Révolution pour cible. Le 8 décembre, quatre civils étaient enlevés par des miliciens rebelles à Afrîn, canton de l’Administration autonome occupé depuis 2018. Un point sur la situation, nourri de rencontres effectuées sur place. ☰ Par India Ledeganck
Ces dernières semaines ont été marquées par la recrudescence des attaques turques et islamistes sur le secteur d’Aïn Issa, au nord de la région de Raqqa. Malgré les accords de cessez-le-feu signés au mois d’octobre 2019 (entre, d’une part, les États-Unis et la Turquie et, d’autre part, la Russie et la Turquie), les bombardements se poursuivent contre l’Administration autonome. Le 24 novembre 2020, des combattants turcs et des miliciens sont allés jusqu’à prendre d’assaut le camp de réfugié·es d’Aïn Issa. La résistance des Forces démocratiques syriennes (FDS), unités militaires affiliées à l’Administration autonome et membres de la coalition internationale en Irak et en Syrie, a fait 18 morts dans les rangs des envahisseurs — dont Ismail Aydo, un ancien membre de l’État islamique.
« Le 24 novembre 2020, des combattants turcs et des miliciens sont allés jusqu’à prendre d’assaut le camp de réfugié·es d’Aïn Issa. »
La fin du mandat de Donald Trump, l’affaiblissement du système bancaire de la Turquie, un taux de chômage conséquent et l’incapacité à gérer la pandémie : autant de facteurs pouvant favoriser l’intensification de ces attaques1. Celles-ci s’inscrivent dans une politique d’agressions constantes, perpétuée en dépit de l’obtention des cessez-le-feu. L’opération « Source de Paix », dernière offensive en date lancée par la Turquie en octobre 2019, avait eu pour conséquence dramatique l’annexion des villes de Girê Sipî [Tall Abyad] et Serê Kaniyê [Ras al-Aïn]. L’objectif visé à travers cette opération était l’établissement d’une zone dite « de sécurité » le long de la frontière turco-syrienne. Finalement, les villes de Girê Sipî et de Serê Kaniyê tomberont sous contrôle de l’État turc, respectivement le 13 et 20 octobre, condamnant les populations locales — kurdes, arabes, syriaques-assyriennes, arméniennes et tchétchènes — à fuir ou à subir les exactions des milices soutenues par la Turquie. Un rapport de la commission d’enquête de l’ONU, publié le 15 septembre 2020, fait état d’actes de torture, de prises d’otages et de violences de genre commises par lesdites milices, dans les régions d’Afrîn (une région majoritairement kurde occupée par l’État turc depuis mars 2018) et de Serê Kaniyê (occupée depuis octobre 2019). Le rapport fait notamment référence au caractère planifié et systématique des violences dirigées contre les populations kurdes.
Les premières attaques contre Girê Sipî et Serê Kaniyê survinrent deux jours après le retrait des troupes étasuniennes de la frontière turco-syrienne, le 7 octobre 2019 : une décision que Donald Trump effectua en dépit des objections du Pentagone. Les FDS avaient pourtant joué un rôle crucial dans la lutte contre l’État islamique, en tant que principales forces terrestres de la coalition. Au cours d’un entretien, le responsable des Unités de protection du peuple (YPG) du district de Derîk [Al Mālikiya] me rappelle ainsi : « Nous avons élaboré nos tactiques via les expériences de combats. Nous avons été les seuls à nous élever contre l’État islamique. Nous avons connu énormément de combats. Nous avons observé nos ennemis et appris comment ils fonctionnaient. Il est important de se rendre compte que les soldats qui composaient l’État islamique étaient également des militaires professionnels, ou, du moins, par leur conscription, ils avaient au préalable acquis une expérience militaire. » Le retrait des troupes étasuniennes de la frontière turco-syrienne a ainsi profité à l’armée turque, deuxième en effectifs de l’OTAN : le revirement politico-militaire des États-Unis, eux aussi membres de la coalition internationale, permit l’invasion de la région.
Alî, responsable YPG
Je me trouve à Hîmo, un village qui borde Qamîşlo [Al Qāmišlī], la capitale du nord-est syrien. En cette soirée, l’air est enfin supportable. Alî a accepté de me rencontrer pour discuter de son expérience au sein des FDS. Je suis accueilli dans la maison de sa mère : un bâtiment de pierres grises aux abords d’une route de terre. Nous sommes reçus dans le jardin, avec du thé noir sucré et des pâtisseries au miel. Alî fume la chicha en attendant le début de notre entretien. Il me pointe du doigt la moto garée et me demande si je sais conduire ; lui, c’est un passionné : il m’explique d’un ton joyeux ses dernières balades dans la région. J’oublie pour quelques minutes que ce jeune trentenaire, intégré aux YPG, est responsable de la zone qui entoure la ville de Derîk. Il me tend un masbaḥa, un chapelet musulman, aux couleurs du nord-est syrien : vert, jaune, rouge. « C’est pour toi », dit-il en souriant. Puis il commence à me raconter son histoire, marquée par l’exil : Alî avait fui la Syrie avant la révolution syrienne de 2011 afin d’échapper à un service militaire qui ne finissait pas.
« Nous n’attendons rien de la coalition. La coalition apporte une aide militaire uniquement quand ça sert ses intérêts. »
Après « deux ans, deux mois et deux jours », les conditions dans lesquelles les Kurdes conscrits accomplissaient leur service militaire dans l’armée syrienne, structurellement raciste, l’ont poussé à se réfugier au Liban : « Si un Kurde en venait à mourir, ils restaient indifférents : pour eux, c’était juste un Kurde de moins. » Alî me montre la longue cicatrice qui traverse sa main droite. Gravement blessé lors d’un exercice, il n’avait pas eu la possibilité de recevoir des soins adéquats en tant que conscrit kurde. En 2011, année du soulèvement populaire contre le régime Assad, Alî est aussitôt rentré au nord-est syrien. Depuis, il a participé aux fronts de Tell Brak, Tell Hamîs, Jaza et Hasake contre l’État islamique, et, dernièrement, à la défense de Serê Kaniyê contre l’État turc.
Il me relate les évènements propres à ce dernier front. Face aux forces aériennes turques, leurs mitrailleuses BKC et leurs kalachnikovs semblaient dérisoires. « Si nous arrivions à obtenir une zone d’exclusion aérienne, nous aurions l’avantage », confie-t-il. « Mais nous n’attendons rien de la coalition. Nous savons que nous n’obtiendrons pas d’artillerie lourde, que ce soit des drones ou des DShK [mitrailleuse lourde antiaérienne]. La coalition apporte une aide militaire uniquement quand ça sert ses intérêts. Elle se bat donc contre l’État islamique, pas contre la Turquie. » Alî envisage la possibilité d’une nouvelle offensive turque : elle pourrait être dirigée contre Kobanê [Aïn al-Arab] ou Girê Sipî. Selon lui, « la Turquie veut la M4 et ses alentours, mais aussi tout point qui pourrait leur être économiquement rentable ». La M4 ? L’autoroute qui traverse horizontalement le nord-est syrien et relie la région portuaire de Latakia, à la frontière irako-syrienne. En tant qu’artère routière alimentant de nombreuses villes de Syrie et du nord-est syrien, elle constitue un enjeu stratégique important.
Pour le Secours rouge international, les stratégies militaires adoptées par la Turquie depuis l’invasion de Serê Kaniyê se basent sur « un éventail d’actions hostiles, comme les assassinats ciblés, l’incendie des récoltes, les bombardements ponctuels par drone, les attentats commis par des supplétifs, la provocation de mouvements de population2 ». Des agressions incessantes qui, m’avance-t-on, se doublent d’un renforcement des positions turques dans la région. Le média Al-Monitor indique d’ailleurs que les lignes de front ont été renforcées « avec des véhicules militaires, de l’artillerie lourde, des radars et des équipements de télésurveillance ». Et l’Observatoire syrien des droits de l’Homme de préciser que l’armée turque occupe de nouvelles positions militaires, réparties entre différentes bases situées dans des villages longeant la M4 ainsi qu’aux alentours d’Aïn Issa et Girê Xurma [Tell Tamr].
Rozan, de l’Académie des femmes
« Nous sommes tous et toutes dans l’autodéfense. Le peuple rejoint ce projet. C’est ça, notre réalité. »
Quelques jours après ma rencontre avec Alî, je fais la connaissance de Rozan, la responsable de la première académie militaire pour les femmes du nord-est syrien. Je la retrouve une après-midi à Hesîçe [Al-Hasaka], dans sa maison, où elle vit avec sa famille. Rozan nous accueille dans son salon, avec son père. La chaleur étouffante a vidé les rues ; les volets sont fermés afin de conserver la fraicheur de la pièce. Elle nous propose de débuter notre entretien dans quelques minutes, une fois l’électricité revenue. Rozan doit avoir moins de 30 ans. Elle a natté ses longs cheveux noirs vers l’arrière — une coiffure courante chez les combattantes. Elle aborde en premier lieu son engagement dans le secteur militaire : « Il n’y a pas de martyr·es 3 dans ma famille, mais nous sommes tous et toutes dans l’autodéfense 4. S’il y a des besoins dans le secteur civil, nous allons dans le secteur civil, et s’il y a des besoins dans le secteur militaire, nous allons dans le secteur militaire. Ma mère est impliquée dans le Kongra Star, par exemple [confédération d’organisations de femmes visant à leur émancipation économique, politique et sociale, ndlr]. Nous sommes dans le bon, car le peuple rejoint ce projet. C’est ça, notre réalité. »
L’Administration autonome avait souhaité travailler à la professionnalisation des combattantes via l’ouverture, en septembre 2019, de cette première académie militaire. Une nouveauté pour la région, me dit-elle, avant de me faire part de son amertume à devoir mettre en suspens, une énième fois — attaques turques obligent —, un projet bénéfique pour « la liberté des femmes5 ». Rozan me raconte : « C’était démocratique. Nos institutions militaires sont composées d’Arabes, de Kurdes, de chrétiens… Les secteurs civil et militaire ont la même idéologie. Nous combattons et nous mourrons ensemble. C’est la preuve de l’existence de la démocratie. » L’objectif de cette académie était de former des femmes pour les répartir, ensuite, dans les différents bureaux militaires. Le programme, divisé en deux parties, était constitué de 45 jours d’entraînement militaire et de formation politique, puis l’académie dispensait des spécialisations en infirmerie, gestion des ressources documentaires, électro-ingénierie, informatique, ingénierie en radionavigation, ainsi qu’une spécialisation à la conduite de véhicules militaires.
Mais, 24 jours après le début de la première formation, les attaques turques menées contre Serê Kaniyê ont sonné le glas de ce projet. Celles qui ont entamé la formation ont dû être déplacées au sein d’un régiment. La mise en échec de l’académie militaire pour les femmes s’inscrit, estime Rozan, dans une stratégie au long cours élaborée par la Turquie : saper, de manière durable, toute possibilité d’instaurer le moindre projet bénéfique aux populations du nord-est syrien. « La Turquie souhaite détruire chaque chose que nous entamons », poursuit-elle. « L’Académie avait été médiatisée car il s’agissait d’une innovation. Même si les académies militaires féminines ont été pensées dès le début de la Révolution, nous manquions de moyens financiers pour pouvoir concrétiser ces idées. » Le nord-est syrien ne possédait effectivement pas d’académie féminine à même de prendre en charge ces différentes spécialisations.
« L’administration du nord-est syrien n’en persévère pas moins dans son projet politique et social. »
Rozan me rappelle qu’avant 2012, année de l’autonomisation des régions du Rojava vis-à-vis de Damas, les femmes étaient absentes des institutions politiques, sociales et militaires syriennes. Et, de fait, la Révolution a permis le développement de multiples projets visant à inclure et émanciper les femmes. Que l’on songe à la participation active dans les instances militaires avec l’instauration d’unités exclusivement féminines (YPJ, HSNB, YJÊ) ; à l’éducation pour l’autodéfense militarisée au travers des unités de défense populaire HPG jin ; à la représentation des femmes au sein des structures politiques, via l’établissement du système d’hevserok (chaque fonction politico-administrative se voit ainsi détenue par un homme et une femme, et ce à tous les niveaux de pouvoir) ; à la mise en place de bureaux spécifiques pour les femmes pour chaque secteur de l’administration (écologie, économie, etc.) ; au renforcement des organisations en lutte contre les violences de genre (coordination entre le système judiciaire et SARA, collectif contre les violences de genre) et des organisations qui soutiennent psychologiquement, matériellement et administrativement les femmes dans leur vie quotidienne (mala jin) ; à la mise en place de lois en faveur des droits des femmes (interdiction de la polygamie dans la plupart des régions du nord-est syrien, poursuite des auteurs de violences de genre…) ; ou, enfin, aux cours de jineolojî (la science des femmes) obligatoire dans tous les cursus universitaires.
Un avenir incertain
L’administration du nord-est syrien n’en persévère pas moins dans son projet politique et social. Zeinab al-Assi, responsable au sein des bureaux de la défense, me fait part de leur détermination à protéger les populations et sauvegarder leur indépendance politique. « Même si la Turquie essaie de détruire l’expérience que représente notre système, nos organes politico-administratifs maintiennent leur fonction à Raqqa. Seuls les bureaux des martyrs et de la défense ont été déplacés dans la région de Cezireh. » Une reconnaissance internationale de l’Administration autonome aiderait, m’indique-t-il, à stabiliser la région et à protéger les populations fragilisées par des années de guerre. La crise économique qui frappe la Syrie depuis plusieurs mois et la pandémie du coronavirus ajoutent de nouvelles difficultés à une situation déjà extrêmement complexe. Reste encore à voir ce que l’investiture de Joe Biden, en janvier 2021, signifiera pour l’engagement militaire étasunien dans les régions du nord-est syrien. « Au moins, vient de lancer Zagros Hiwa, membre du comité des relations extérieures de l’Union des communautés du Kurdistan, [Biden] sait qui sont les Kurdes et il ne leur reprochera pas de ne pas avoir débarqué en Normandie6 ! »
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Cengiz Çandar, « Biden’s US and Erdogan’s Turkey » : notes personnelles issues de la conférence, Center for Turkey Studies, 2020.[↩]
- Secours Rouge International, « Reconnaitre une guerre quand on en voit une », 2020.[↩]
- Şehîdên, en kurde[↩]
- Xwe parastîn, en kurde[↩]
- Azadiya jinên, en kurde.[↩]
- En octobre 2019, Donald Trump déclarait ainsi : « Ils ne nous ont pas aidés pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ne nous ont pas aidés en Normandie, par exemple. »[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec un conseiller de la Représentation du Rojava en France : « Face à l’islamisme, l’antifascisme internationaliste », novembre 2020
☰ Lire contre entretien avec le commandement des FDS : « Les populations ne veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime syrien », avril 2020
☰ Lire notre reportage « Le Rojava n’est pas mort », Sylvain Mercadier, janvier 2020
☰ Lire notre article « Vie et mort d’un espoir populaire : paroles de Syriennes », Léon Mazas, décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre dossier consacré au Rojava