Les mères ne sont pas un sujet politique. Elles n’existent nulle part comme force politique structurée. Tout juste existent-elles en tant que « parents délégués » au sein de l’institution scolaire, décorant les conseils d’école de leur présence discrète. Les mères en tant que mères n’ont aucun pouvoir politique. Comment cela est-il possible ?
Certes, plus largement, les parents n’existent pas politiquement. Surtout parce que les parents, concrètement, ce sont les mères.
Dans l’imaginaire commun, les mères, c’est la Fête des mères et son lot de travail-famille-patrie, c’est la purée avec une noisette de beurre, la confiture de fraises, les berceuses, les couches qu’il faut changer. Les mères, c’est la douceur dans la chaleur du foyer. Les mères, c’est les mères au foyer. Comment qualifie-t-on les mères qui ne sont pas des mères au foyer ?
On ne les qualifie pas. Les mères n’existent plus passée la porte du foyer.
Pourquoi au foyer et pas dehors ? Parce que les mères, c’est dedans, à l’intérieur, c’est le privé, l’intime. Les mères n’ont rien à faire dehors. Allaiter son enfant dehors, c’est déjà mal vu, alors prétendre y exister politiquement en tant que mères, c’est considéré comme insupportable. Rentrez pleurer chez vous, espèce de folles ! commande l’État, habillé en militaires ou en policiers, aux mères de la place de Mai comme à celles de la place Vendôme, venues les unes et les autres exiger en plein cœur de la capitale vérité et justice après les meurtres impunis de leurs enfants.
La dépolitisation des mères et la neutralisation de leur force politique s’opèrent notamment par leur assignation à résidence.
Dans la société, les mères sont chargées d’élever les enfants, chargées de la bonne éducation, de la bonne reproduction, celle de l’ordre naturel, établi. Les mères ne doivent pas se plaindre si l’enfant va bien, elles doivent se sacrifier. Mais évidemment le sacrifice qu’on attend d’elles doit s’exécuter sur un territoire réduit, celui de leur corps et de leur foyer, dedans, en faisant le ménage et en veillant seule toute la nuit sur le bébé malade. Il ne s’agit évidemment pas de se sacrifier pour ses enfants en menant avec d’autres une lutte révolutionnaire. Le seul sacrifice qui est attendu des mères est celui qui va dans le sens du maintien de l’ordre. D’ailleurs, lutter serait une perte de temps pour les mères qui n’ont pas que ça à faire, elles doivent déjà concilier leur vie de femme, le travail et les enfants. Et cela prend beaucoup de temps et d’énergie de soigneusement concilier tout cela, pas le temps pour la politique.
« Les mères ne sont pas considérées comme un sujet politique dans la société, mais c’est aussi l’angle mort du féminisme. »
Les mères non blanches sont laxistes et démissionnaires, c’est de leur faute si les jeunes des cités sont délinquants ou terroristes. Et c’est de leur faute s’ils s’entretuent. C’est parce que ces mères font comme leurs semblables en Afrique : trop d’enfants. Ça grouille de partout. Elles font des enfants parce qu’elles sont obligées, parce que c’est leur religion, l’islam, et c’est pour toucher les allocations familiales. Des lapines. Ce mot pour désigner les mères immigrées, je l’ai entendu toute mon enfance. Comment maintenir le confort des Blancs dans les pays du Nord si les femmes du Sud, et celles du Sud dans le Nord, continuent de se reproduire comme des lapines ? Sans compter le risque démographique de grand remplacement en France et dans le monde.
Les mères non blanches ne sont célébrées que lorsqu’elles vont dans le sens du maintien de l’ordre social, elles sont applaudies quand elles luttent, mais seulement contre la délinquance, les trafics de drogue ou l’islamisme, et qu’elles jouent les mères-tampons en tempérant les colères de leurs fils face aux injustices sociales.
Les mères ne sont pas considérées comme un sujet politique dans la société, mais c’est aussi l’angle mort du féminisme. Plus précisément, les mères sont le parent pauvre du féminisme. Du moins les mères au pluriel, les mères comme force politique majeure. Le féminisme en France tend à dissocier radicalement femme et mère, femme et famille, femme et enfant. On peut en comprendre les causes historiques, liées à la structuration du féminisme français en partie autour des luttes pour le droit à l’avortement et pour l’émancipation des femmes du contrôle familial. Ces luttes de libération ont certainement contribué à produire une culture politique qui tend à réduire les mères à leur statut de femme.
Mais on retrouve aussi dans le féminisme les représentations patriarcales associées aux mères.
Les mères y sont présentes mais à la marge, surtout comme victimes de violences spécifiques ou comme agents de la reproduction du corps social, jamais comme initiatrices et porteuses d’un projet politique global, et à la tête de ce projet politique. Les féministes ne luttent jamais contre le système d’oppressions en tant que mères mais en tant que femmes. Pourtant, la grande majorité des femmes sont des mères et les mères font le monde, du moins elles font les hommes. Ce faire, levier stratégique, la maternité comme parentalité, n’est pas exploité par le féminisme.
Être mère est une trahison. C’est trahir la cause féministe. C’est être une mauvaise féministe. Être mère est aliénant puisque c’est écrit dans Le Deuxième sexe. En France, être mère c’est trahir Simone de Beauvoir. Quelle femme voudrait, en rentrant fatiguée du travail, être obligée de servir quatre mômes insupportables qui vont jusqu’à l’empêcher de manger ? À la télévision, c’est la question que pose aux femmes une Simone de Beauvoir visiblement écœurée. Quelle féministe voudrait, par son comportement, écœurer Simone de Beauvoir ?
Les mères sont passives, ce sont des victimes que viennent sauver les femmes qui fort heureusement sont en elles. Ce n’est jamais la puissance, même confisquée, ce ne sont que les violences qu’on subit, que les injonctions. Alors on refuse les injonctions. On se contente de refuser de se plier à ce qui est attendu des bonnes mères. Refusons les injonctions à être de bonnes mères ! Soyons de mauvaises mères, des mères indignes ! Il ne faut pas se sacrifier, sacrifier ses libertés individuelles ! La seule alternative est de sauver l’individu, le sauver de la famille et de la communauté. L’alternative n’est jamais l’organisation politique des mères, le collectif, un syndicat de mères.
« Pourquoi cette cause, protéger ses enfants, ne serait pas aussi noble que la lutte syndicale ou la lutte antifasciste ? »
Les féministes en France sont des intellectuelles. Les mères ne sont pas des intellectuelles. Elles incarnent même l’opposé des intellectuelles. Pas le temps de penser, pas le temps pour la pensée. Et puis comment pourraient-elles penser alors qu’elles passent la journée à s’extasier devant les grimaces de bébé ? Devenir mère, c’est perdre des neurones. Toujours en train de courir partout. Ça sent le vomi de courgettes-carottes, et le lait qui n’a pas été tiré à temps fait des taches sur le chemisier. Les mères ne se situent pas au niveau du cerveau et de l’abstrait, de la philosophie. Les mères se situent au niveau du ventre et du concret, de la gestion. Et puis où mettre le bébé ? Pas de garderie dans les bibliothèques ou les cafés branchés où l’on débat du dernier féminisme à la mode. De toute façon, il est tard, les enfants doivent être au lit à cette heure-ci. L’expérience de mère ça ennuie tout le monde, ce qu’on fait avec des enfants de 3 ans n’intéresse personne.
Les féministes se contentent de dénoncer le sacrifice des mères. Le sacrifice est dévalorisé et méprisé. Tous les sacrifices. Y compris le fait de se battre politiquement pour ses enfants. Mais la question n’est pas de savoir s’il faut se sacrifier ou pas. Pourquoi des femmes ne pourraient pas se sacrifier pour leurs enfants ? Pourquoi serait-on légitime à se sacrifier pour une cause, pour un travail, pour la gloire, pour l’art, pour Sartre, mais pas pour son enfant ? Pourquoi dénigrer le fait de considérer que la vie de son enfant est plus importante que la sienne ? Pourquoi cette cause, protéger ses enfants, ne serait pas aussi noble que la lutte syndicale ou la lutte antifasciste ? Pourtant ces dernières exigent également des sacrifices.
Occupe-toi de toi, prends soin de toi, ne te laisse pas bouffer par l’enfant ! L’individu avant tout. Tant pis pour les enfants dépossédés de leurs droits politiques et de leurs libertés fondamentales au nom de la protection que prétendent prendre en charge les adultes. Les mères, par définition, ce n’est pas l’individu libre, les mères c’est la famille, c’est la communauté, elles sont tenues par tous ces marmots accrochés à leurs seins.
Les mères, c’est la réaction, c’est la Manif pour tous. Les mères sont tellement moins punk que les femmes ! Aucune légèreté, toujours à s’inquiéter pour leurs enfants, c’est le gros de la charge mentale. Enfants égal charge mentale. La mère pense plus aux enfants que ne le fait le père. Or il ne faut surtout pas en faire plus que le père ! Quelle honte ce serait ! Ce ne serait pas féministe ! Alors plutôt que de faire de la politique en tant que mère et de s’organiser politiquement avec d’autres pour améliorer les conditions matérielles d’existence des mères (conditions de travail, horaires, revenus, transports, etc.), il s’agit surtout de mieux répartir les tâches au sein du foyer. Le territoire et le champ d’action des mères se limitent au foyer : il faut négocier avec le père, et si la négociation n’aboutit pas (ce qui est prévisible), on demandera à l’État de bien vouloir rétribuer le travail domestique et, dans tous les cas, on peut toujours déléguer ce travail domestique, et la charge mentale qui va avec, à des femmes de classe sociale inférieure.
Si les mères sont le parent pauvre du féminisme, c’est parce qu’être mère est considéré comme étant un truc de pauvre, un truc de beauf, un truc d’immigrée. Le féminisme en France est extrêmement situé socialement, ce sont quasi exclusivement des femmes blanches CSP+, avec des enfants à la crèche ou chez la nounou. Le travail qui consiste à s’occuper des enfants a une très faible valeur sociale. Les femmes qui s’occupent des enfants sont de la classe ouvrière, avec une surreprésentation de femmes non blanches. Elles sont très faiblement rémunérées, et méprisées. Leur travail est considéré comme un don, un talent inné, animal, lié à leurs origines méditerranéennes ou africaines. Les féministes n’échappent pas à ce rapport social, fait de mépris de classe et de représentations racistes, à l’égard de celles qui s’occupent des enfants. En n’apparaissant pas comme mères dans l’espace politique, il s’agit certainement aussi pour elles de gagner en respectabilité aux yeux de la classe dominante en se démarquant des positions occupées par les ouvrières et les immigrées.
Officiellement, les féministes demandent à ce que l’on n’apparaisse pas comme mères dans l’espace politique afin de ne pas blesser celles qui ne peuvent pas avoir d’enfants, et de ne pas stigmatiser celles qui ne veulent pas en avoir. Dans beaucoup de milieux militants féministes, il y a quelques années, quand je parlais de la nécessité de s’organiser politiquement en tant que mères, on m’a renvoyée à cette nécessité, cette solidarité dont je devais faire preuve auprès des femmes qui n’étaient pas mères ou qui l’étaient mais ne voulaient pas être réduites à cela.
Mais se soucie-t-on autant de la stigmatisation à l’encontre de celles que l’on qualifie de mères au foyer, considérées à l’opposé des femmes actives et émancipées ? Et surtout en quoi le fait de ne pas se politiser en tant que mère, pour les femmes qui sont mères, et c’est la majorité des femmes, permet de lutter contre la stigmatisation des femmes qui ne peuvent ou ne veulent pas avoir d’enfants ? En quoi faire le deuil d’un pouvoir politique — les mères comme sujet politique — pour certaines femmes permettrait à d’autres femmes d’êtres mieux considérées ?
« Il y a fort à parier que le salut des mères comme sujet politique viendra, aussi, du féminisme lesbien. »
Sur le marché hétérosexuel, le marché de la bonne meuf comme dirait Virginie Despentes, il ne fait pas bon être mère. La plupart des hommes trouve les mères beaucoup moins sexy, en réalité beaucoup moins disponibles, que les femmes. Et ils tiennent à ce que les femmes le sachent, et qu’elles s’arrangent pour ne pas gâcher la soirée en évoquant, d’une manière ou d’une autre, le fait qu’elles ont des enfants dont il faut s’occuper. Les femmes le savent. Et parmi elles, des féministes aussi. À cet égard, il y a fort à parier que le salut des mères comme sujet politique viendra, aussi, du féminisme lesbien.
Tout cela étant dit, la raison principale à mon sens qui explique pourquoi les féministes en France n’investissent pas les mères comme force politique, est certainement liée au fait qu’on peut voir aux enfants des féministes jusqu’où se concrétisent leurs discours sur la lutte contre le système de reproduction sociale.
Les mères, c’est tout de suite la question des conditions matérielles d’existence. Or, en France, le discours féministe est hors sol, il ne s’attarde que très rarement sur les conditions matérielles d’existence des oratrices. Lutte-t-on réellement, concrètement, contre les inégalités sociales, de genre, de classe et de race ? Difficile à savoir quand la lutte est hors sol. Mais quand les enfants apparaissent dans le paysage et entrent en jeu, difficile de masquer la reproduction sociale et le fait que finalement, les féministes CSP+ ne sacrifient pas leurs enfants, et qu’elles s’activent, elles travaillent, à les faire réussir socialement.
Avec les enfants, on est en plein dans le sol, on voit tout. Les enfants disent la réalité de la lutte contre la reproduction des privilèges. L’enfant est scolarisé dans cette école qui est meilleure que les autres, il a sauté une classe, elle parle très bien anglais et même chinois, il apprend le piano depuis qu’il a 4 ans, elle fait du ski chaque hiver. Bref, les enfants des féministes se distinguent des enfants des femmes de classes populaires. Et les féministes contribuent à fabriquer cette distinction. Les féministes ont-elles vraiment envie de donner cela à voir ? Pour toutes ces raisons, et d’autres certainement encore, les féministes n’ont pas permis aux mères d’avoir de la place au sein de l’espace politique féministe. Les mères peuvent y exister mais seulement sur des problématiques spécifiques, et pas comme force politique et stratégique majeure, pas comme force capable de faire rupture avec le système de dominations et d’exploitation.
Pour ma part, j’ai pu observer dès les premiers jours de vie de mes enfants qu’ils étaient bien partis pour subir les violences du système raciste et patriarcal, une assignation de genre coloniale, une réduction du champ de leurs rêves et de leurs possibles. Et ce du ventre de leur mère jusqu’à leur tombe, de l’école de seconde zone jusqu’au sous-marché du travail qui leur est dédié, et qui leur casse la santé mentale et le dos.
Surtout, très vite, je me suis rendu compte que mes enfants étaient désenfantisés, qu’ils n’étaient pas considérés comme des enfants : les violences qu’ils subissaient n’étaient pas si graves, il ne fallait pas exagérer, ces enfants-là en ont vu d’autres. Nos petites ne sont jamais assez sexualisées, même très jeunes ; nos petits frappés et agressés sexuellement par la police l’ont bien cherché, ils n’avaient rien à faire dehors.
Sans compter la disqualification que j’ai subie en tant que mère à coups d’injonctions paradoxales, un coup j’étais trop démissionnaire, le coup d’après j’étais trop envahissante. Quand je prétendais agir pour le bien de mes enfants, on y voyait un plan masqué au service de forces obscures, le communautarisme, le séparatisme et l’islamisme. J’instrumentalisais mes enfants. C’était évident puisque je n’étais pas capable d’agir sincèrement par amour pour eux. Puisque je n’aimais pas mes enfants. Les gens comme moi ne sont pas capables d’éprouver de l’amour pour leurs enfants. Les femmes comme moi font des enfants parce qu’elles sont obligées, c’est comme ça, c’est tout. C’est comme les animaux. C’est la tradition.
Disqualification des mères et désenfantisation des enfants. Comment les femmes comme moi pourraient se permettre de mettre de côté le rôle politique qu’elles pourraient jouer ? Évidemment que nous sommes obligées d’exister politiquement pour protéger nos enfants. Sinon, qui va les protéger des injustices et des violences sociales, racistes, sexuelles ?
Il n’est pas anodin que les luttes de mères, au delà des discours, soient surtout portées par des femmes de la classe ouvrière et/ou immigrée : pas d’autre choix que de se battre.
« On ne voit pas les mères dans la lutte des Gilets jaunes, on ne voit pas que la lutte est menée pour leurs enfants. »
Force est de constater que les représentations péjoratives du féminisme français à l’égard des mères ne sont pas passées par l’immigration. L’immigration leur a mis un stop. Les mères représentent aujourd’hui une force politique majeure dans les quartiers populaires. Et respectée. Elles sont de tous les combats, luttent contre les inégalités scolaires ou contre les violences inter-quartiers ; elles tiennent à bout de bras ce qu’il reste du tissu associatif, des réseaux d’entraide et de solidarité, et de vie politique dans les quartiers populaires.
Les féministes n’ont rien fait des mères. L’immigration, si ! Notamment parce que la famille, pour les immigrés, ce n’est pas que la famille de Pétain, ce n’est pas que le lieu principal où s’exercent les violences physiques et sexuelles. C’est aussi une famille-ressource. Dans l’immigration, dans le contexte hostile qu’est la société française, heureusement qu’il y a la famille !
Les luttes des mères sont peu visibles, elles sont même parfois invisibilisées de manière spectaculaire. Dans les années 1970, une lutte a été menée à Plogoff contre le projet d’installation d’une centrale nucléaire. Cette lutte s’est conclut par une victoire glorieuse en 1981. Mais pourquoi ne dit-on pas que ce sont des mères qui ont mené la lutte, à l’aide de frondes et de pierres, au risque de perdre un œil face aux CRS, et qu’elles ont mené ce combat écologiste pour leurs enfants. On n’a pas entendu ces mères. Ce sont surtout des hommes ingénieurs qui ont pris la parole.
On ne voit pas les mères non plus dans la lutte des Gilets jaunes, on ne voit pas que la lutte est menée pour leurs enfants ; ce sont surtout des hommes qui ont pris la parole. On n’a pas parlé de la lutte des Folles de la place Vendôme, car ce sont des mères non blanches de la classe ouvrière qui se battaient contre les violences d’État, policières et judiciaires. La lutte des femmes de chambre ou des femmes de ménage dans les hôtels ou à la SNCF ne sont-elles pas avant tout des luttes syndicales de mères immigrées de la classe ouvrière, qui se battent d’abord pour leurs enfants ?
Alors oui, les mères comme sujets politiques, c’est bien un truc de pauvres, un truc d’immigrées. Mais ce n’est pas méprisable, c’est une fierté.
Ces luttes n’ont pas mené vers des organisations politiques de mères, notamment de ces mères-là qui en avaient le plus besoin. Il faut dire que la stigmatisation des mères qui se battent pour changer le sort de leur enfant est violente. Pendant des années, alors que je militais en tant que mère, j’ai été victime de cette stigmatisation qui a pour fonction de pousser à l’abandon et à la résignation : j’étais dangereuse, menaçante, folle. Que veulent faire ces cinglées de leurs enfants ? Que veulent-elle faire de leurs fils ? Des bombes humaines ?
Pour que les mères ne soient plus le parent pauvre du féminisme, il faut une rupture, il faut travailler à notre conscience de classe. Il faut un syndicat de mères.
Depuis 2016, le Front de mères y travaille à travers ses collectifs locaux et son projet d’auto-organisation ; il travaille à imposer un rapport de force politique aux institutions, notamment scolaire, policière et judiciaire, par l’action syndicale. Le Front de mères est une organisation politique où les mères sont à la tête d’un projet féministe, antiraciste, écologiste et internationaliste. Pour protéger les enfants contre toutes les violences et les injustices.
Quel monde pour nos enfants ?
En partant de nos réels besoins. Se pose la question de notre responsabilité collective de parents. Pas une responsabilité individuelle culpabilisante — on culpabilise déjà assez comme ça. Mais une responsabilité collective pour gagner du pouvoir politique. J’ai pu observer à travers mon expérience militante à quel point les mères ont un potentiel stratégique immense en termes de mobilisation pour reprendre du pouvoir et du territoire, de la liberté de circuler dehors. Notre force est décuplée quand il s’agit des enfants.
Quels enfants pour le monde ?
Comment on fait de la maternité un levier en matière de parentalité, d’éducation, de transmission.
La société entrave l’éducation et la transmission des mères descendantes de l’immigration postcoloniale et musulmanes vis-à-vis de leurs enfants. Nous savons que c’est l’aliénation qui attend ceux qui grandissent sans héritages solides, et que nous ne pouvons pas laisser nos enfants grandir sans nos repères culturels et spirituels. C’est pourquoi les enjeux de transmission sont si importants dans le projet politique de rupture avec la figure de la mère-tampon, au sein du foyer comme dans l’espace commun. Avec pour moi cet impératif pédagogique central dans ce projet éducatif : transmettre à nos enfants la capacité à ne pas se résigner.
« Avec pour moi cet impératif pédagogique central dans ce projet éducatif : transmettre à nos enfants la capacité à ne pas se résigner. »
Pour construire ce projet politique commun, nous devons nous poser quelques questions qui pourraient fâcher.
Féministes, que compte-t-on faire de nos enfants quand ce sont des garçons ? Et quand ce sont des filles ?
Féministes, que comptez-vous faire de vos enfants quand vous faites partie des classes moyennes supérieures ? Que comptez-vous faire quand vos enfants sont blancs ? Allez-vous contourner la carte scolaire ? Allez-vous rechercher les activités et les apprentissages qui vont permettre à votre enfant de se distinguer des enfants de la classe ouvrière et non blancs ? Plus fondamentalement, allez-vous lutter réellement pour un système alternatif où vos enfants ne seront pas privilégiés ? Ou alors votre lutte contre la reproduction du système de dominations de classe, de genre et de race n’est qu’une vaste mascarade ?
Ces questions représentent une difficulté objective majeure pour construire un véritable front de mères, massif et victorieux.
Mais j’y crois.
Travailler à un front de mères le plus large possible relève pour moi de la foi : je crois que les mères, organisées, sont capables de se serrer les coudes par amour pour leurs enfants à toutes, par amour les unes pour les autres. Avec d’autres, je travaille à ce projet politique car j’y crois. Comme je crois en la puissance du feu des mères-dragons. J’ai cette foi enfantine. Comme je crois que le paradis est sous les pieds des mères. J’ai cette foi musulmane.
Faisons front commun. Refusons d’être des mères-tampons, refusons de tempérer la colère de nos enfants, refusons d’assurer la reproduction du système de dominations. Et rompons les rangs.
C’est un choix politique qui coûte plus ou moins aux unes et aux autres. Mais ce que l’on gagnerait est immense : un monde où nos enfants trouveront plus d’amour, plus de joie, plus de solidarité. Un monde où tous nos enfants pourront grandir curieux·ses, ambitieux·ses, respecté·es dans leur dignité humaine. Un monde où ils-elles pourront jouer dehors.
Qu’est-ce n’est qui pourrait arrêter des dragons — effectivement dangereuses, menaçantes et folles, assumons-le — qui se battent pour protéger leurs enfants des violences et des injustices ?
Rien.
Quel est ce féminisme portée par les mères ?
Un féminisme ancré dans la classe ouvrière et dans l’immigration, avec un potentiel révolutionnaire dont il serait bien dommage de se priver. Un féminisme révolutionnaire. Le feu.
Photographie de bannière : les Mères de la place de Mai, en Argentine, par Pablo Ernesto Piovano. C’est là l’unique organisation de défense des droits de la personne composée uniquement de femmes durant la dictature (1976 – 1983). Elles se sont battues, les décennies suivantes, afin de retrouver leurs enfants enlevés et disparus — un chiffre qui s’élèverait à 30 000.
Vignette : Adriana Lestido
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