Entretien inédit pour le site de Ballast
« L’humanité c’était moi, mon père, mon frère Ntunzi et Zacaria Kalash, notre domestique qui, comme vous le verrez, n’avait même pas de présence », raconte Mwanito, l’un des personnages du romancier Mia Couto. On est à Jesusalèm, maison coupée du monde, où un père affabulateur s’est érigé en Dieu après la guerre. On est aussi au Mozambique, ce pays frontalier de l’Afrique du Sud, de la Tanzanie, du Zimbabwe. Homme de prose (et ingénieur en biologie), l’écrivain fait émerger dans ses récits des personnages faits de pierres, d’eau salée et de ces silences qui dérèglent son pays encore meurtri par des années de conflit armé — silences que les enfants de ses livres ramassent en observateurs de la génération mutilée de leurs parents. L’auteur porte en lui le regard bienveillant de ceux qui, lucides, tentent de tenir dans une même ligne tous les points de vue, toutes les langues − de la poésie, du conte, du récit —, le mensonge flamboyant et la réalité la plus abjecte ; le tout, comme nous l’évoquions dans le premier volet avec sa traductrice Elisabeth Monteiro Rodrigues, dans un portugais amplifié par la verve du Mozambique. Mia Couto, qui a vécu de près le processus d’indépendance de son pays, est profondément un rassembleur. Entretien.
« Je suis une contradiction profonde : je suis un scientifique qui écrit, un écrivain dans une société orale, un Blanc dans un pays d’Africains », disiez-vous lors d’une conférence à Vincennes. Comment un écrivain appartenant à une minorité ethnique raconte-t-il son propre pays ?
Je ne me vois pas toujours sous l’angle de ma condition ethnique. Mais quoi qu’il arrive, je serai toujours une minorité, un écrivain dans une société dominée par l’oralité et par l’analphabétisme. Je pense que cette condition minoritaire ne se manifeste pas uniquement au Mozambique. C’est une condition générale. Après tout, pour pouvoir réfléchir de façon critique sur la condition nationale du Mozambique, il faut y appartenir et ne pas y appartenir, il faut avoir des racines mais aussi des ailes, être dedans et pouvoir prendre ses distances.
Vous parlez de votre activité, la biologie, comme d’un autre langage. Quel est le lien que vous effectuez entre création et sciences ?
La science à laquelle je suis lié est très particulière. L’écologie a pour mission d’établir des relations entre ce qu’on appelle le « monde vivant » et le monde que l’on croit « non-vivant ». Il s’agit de trouver les liens, de deviner les rapports qui ne sont pas immédiatement visibles. La science de l’écologie suggère des récits pour ces rencontres et ces non-rencontres qui, dans leur ensemble, créent et recréent la vie même. Ce qui me fascine dans la biologie, c’est qu’elle raconte la plus belle histoire qui soit, l’histoire de la vie elle-même. En tant qu’écrivain, j’apprends à créer une familiarité avec les arbres, les plantes et les bêtes. Et ainsi je rachète une relation de parenté avec ce qui ne semble pas être « humain ».
« Mes grands-parents sont arrivés jusqu’à moi à travers les récits plus ou moins fantasques que nos parents nous faisaient du lieu qu’ils avaient quitté. »
Comment travaillez-vous à vos livres ? En partant d’une structure, en prenant des notes ?
Je commence par les personnages. Je dois tomber amoureux de ces gens que j’invente peu à peu à partir de rencontres, à partir de récits. Ils ne doivent pas trop coller à la réalité, mais ils ont des liens avec le quotidien. Je suis très chaotique dans ma création, il me faut pas mal de temps pour que mes personnages me racontent toute l’histoire. Mais ce qui m’enthousiasme, au fond, c’est cette ignorance. Si dès le départ je savais déjà tout, je n’écrirais pas la moindre ligne.
La mémoire et le respect des Anciens transparaissent fortement dans vos personnages. Les grands-pères incarnent une sagesse lucide, un regard en dehors (songeons au vieux de La Pluie ébahie, au vieil Adjiru de Kulumani dans La Confession de la lionne ou à Célestiano dans Mar me quer)…
… Le rapport aux ancêtres est important sur tous les continents. Dans mon cas, j’ai dû inventer ces ancêtres. Mes parents ont émigré très tôt du Portugal, je n’ai connu aucun de mes grands-parents. Ils sont arrivés jusqu’à moi à travers les récits plus ou moins fantasques que nos parents nous faisaient du lieu qu’ils avaient quitté. Ils ont toujours été des fantômes. Ils devenaient une présence réelle par la fiction. Pendant un certain temps, j’ai pensé que ma condition était particulière, parce que je n’avais pas fréquenté ceux qui avaient précédé mes parents. Mais nous devons tous inventer notre passé. Il vaut mieux l’inventer soi-même plutôt que de laisser les autres le faire et nous contenter de le consommer.
Vos enfants, dans vos livres, portent souvent, silencieusement, l’histoire familiale. Tout en étant prêts à briser l’ordre des choses — à l’image de Mwanito, dans L’Accordeur de silences. Quel rapport la jeunesse du Mozambique entretient-elle à son histoire ?
Il existe un stéréotype sur l’Afrique qui dit que tout le savoir et la sagesse se trouvent chez les plus vieux. C’est vrai que les plus vieux ont un certain patrimoine d’expériences, enrichi par l’oralité qui est le principal vecteur de transmission du savoir et de la morale. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’en Afrique, pour des raisons que nous connaissons tous, les enfants doivent affronter très tôt la dure réalité du quotidien. Ce sont eux qui vont à l’école et qui, dans leur famille, sont très souvent les seuls à dominer la lecture et les technologies de communication avec le monde. Dans mon roman Terre somnambule (Terra sonâmbula), je parle d’une nation qui avance avec un pied du vieux Tuahir et un autre du jeune Muidinga. L’un connaît le passé, l’autre le futur.
L’écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o avance cette idée : « L’aliénation coloniale se met en place dès que la langue de la conceptualisation, de la pensée, de l’éducation scolaire, du développement intellectuel, se trouve dissociée de la langue des échanges domestiques quotidiens ; elle revient à séparer l’esprit du corps et à leur assigner deux sphères séparées. » Comment recevez-vous cette phrase, concernant le pays que vous connaissez le mieux ?
Ngugi wa Thiong’o a raison de nous mettre en garde contre une appropriation mécanique de la langue du colonisateur. Cependant, les langues sont des entités vivantes, et ce qui est vivant au Mozambique n’est pas le portugais hérité de la domination coloniale. C’est un autre idiome, modifié par les cultures et les langues locales. Disons que nous avons décolonisé la langue portugaise. Et nous ne nous sommes pas contentés d’enlever la charge coloniale : nous fabriquons un idiome à la mesure de notre âme plurielle. Et ce processus ne se limite pas à la production littéraire. Cette appropriation, c’est un processus social : un peuple entier qui devient plus mozambicain par l’appropriation et la nationalisation d’une langue qui, au départ, était celle de « l’autre ». On peut hériter des choses. Mais on n’hérite pas des langues, tout comme on n’hérite pas des créatures vivantes.
« Disons que nous avons décolonisé la langue portugaise. Et nous ne nous sommes pas contentés d’enlever la charge coloniale : nous fabriquons un idiome à la mesure de notre âme plurielle. »
Et la poésie ?
La poésie, tout comme le rêve, est une façon de penser le monde et de nous relier les uns aux autres. Le recours à la pensée métaphorique – un des piliers de l’art poétique – est présent et continuera à l’être dans l’espèce humaine. Comme le chant et la danse.
Vous sentez-vous plus proche de vos confrères africains ou d’auteurs lusophones ?
C’est important. J’ai commencé par lire les poètes du Mozambique, puis ceux de l’Afrique lusophone. Mais je dois dire qu’il serait nécessaire de mieux nous connaître. Les pays africains échangent peu entre eux. Les livres ne circulent pas directement. Les Africains auxquels nous avons accès sont plutôt ceux qui sont publiés en Europe ou aux États-Unis. On peut dire dans ce cas qu’il s’agit d’une survivance du rapport colonial.
Dans votre Confession de la lionne, vous faites des femmes celles qui connaissent de plus près la sauvagerie des lions et des hommes. Et celles qui ont la force de vivre avec, de la combattre. Mariamar a appris à lire et à écrire. Est-ce pour vous la meilleure arme à tout processus d’émancipation ?
Oui, certainement. Aujourd’hui, la majorité des élèves dans les premiers niveaux de la scolarité sont des femmes. Mais la prédominance du sexe féminin s’arrête là, à ce niveau élémentaire. Parce qu’on retire de l’école la plupart des jeunes filles avant qu’elles aient terminé le premier ou le second cycle. Elles sont sacrifiées au nom de la famille et des travaux domestiques. Cette année, j’ai visité des écoles pauvres dans les zones rurales. Et j’ai compris que je méconnaissais une autre des raisons de leur éloignement : ni les écoles ni les filles ne sont préparées pour donner une réponse à la période de menstruation. Pendant la menstruation, ces petites ou jeunes filles restent loin de l’école. Ce qui veut dire que chaque mois, elles perdent au moins quatre jours de classe, qu’elles récupèrent difficilement. Il ne suffit donc pas de voir uniquement l’école comme chemin d’émancipation. L’école elle-même doit être repensée comme un processus qui prend en compte ce type de choses, qui pèsent très négativement dans la condition des femmes.
Nous remercions Pierre Léglise-Costa pour la traduction, ainsi que les éditions Chandeigne et Métailié.
En couverture : Mário Macilau
REBONDS
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