Entretien inédit | Ballast
L’été 2023 a été le plus chaud jamais mesuré dans le monde et le quatrième en France métropolitaine. Les effets d’un monde à +1,2 °C se sont une fois de plus révélés : mégafeux au Canada, vagues de chaleur de part le globe, incendies historiques en Grèce, maintenant suivis d’inondations diluviennes… Dans une quasi indifférence, le département de Mayotte meurt de soif après avoir été secoué par l’opération policière Wuambushu : l’eau est coupée deux jours sur trois à cause de la sécheresse et des infrastructures vétustes. Autant d’effets du dérèglement climatique sur lesquels le journaliste Mickaël Correia enquête depuis maintenant plusieurs années, mettant le doigt sur les inégalités criantes qu’ils renforcent et génèrent. Une de ses boussoles : dénoncer les responsables. « Il y a des crimes climatiques, donc des criminels », rappelait-il récemment. Dans ce premier volet, il ne manque pas de tancer une certaine « écologie bourgeoise » et affirme ainsi son souhait de voir advenir un front écologiste qui inclurait pleinement les classes populaires, tout en s’articulant aux questions sociales, féministes et antiracistes.
À la fin de votre livre-enquête Criminels climatiques, vous appelez à la constitution d’un front politique qui aurait pour creuset le climat. On peut penser aux Soulèvements de la Terre, aux interpellations publiques qu’il y a eues à l’encontre de TotalEnergies… Mais, pour importants qu’ils sont, ces mouvements n’ont rien à voir avec la mobilisation contre la réforme des retraites, durant laquelle les questions écologiques ont été relativement absentes.
Il y a eu très peu d’intersection, oui. Il y a eu des discours écologistes, mais qui n’étaient pas codés en tant que tels, ou bien minoritaires, chez SUD-Solidaires ou dans certaines régions, sur la santé au travail, l’espérance de vie… Pourtant, in fine, une telle réforme met en branle des questions écologiques : la remise en cause de la croissance perpétuelle pour maintenir l’emploi du productivisme à tous crin, le fait que les dispositifs privés d’épargne retraite et d’épargne salariale qu’encouragent cette réforme reposent beaucoup sur des investissements dans les énergies fossiles, la nécessité de bloquer l’appareil productif pour repenser nos besoins sociaux et réfléchir à fermer les secteurs que l’on juge nocifs pour les humains comme pour la planète, etc. Aucun système des retraites ne tiendra dans un monde à +4 °C. On n’a pas vu d’activistes écologistes venir aider les raffineurs à bloquer les raffineries. Mais ça, c’est l’histoire propre du mouvement climat…
Comment ça ?
Il y a deux points que le mouvement écologiste n’a pas assez pris en compte pour le moment. Le mouvement social a toujours reposé sur deux jambes : créer un rapport de force avec l’État (notamment les forces patronales, pour gagner en termes de progrès social) ; inventer des espaces d’expérimentation sociale. Un vrai mouvement écologiste populaire devrait continuer d’interpeller l’État comme il le fait déjà, en pointant son absence face à la crise climatique, en dénonçant la responsabilité des industriels, le manque de politique climatique sociale. Mais il faut s’avouer que l’heure de l’interpellation est révolue, et qu’il est plus que temps d’instaurer un rapport de force pour, par exemple, imposer collectivement aux industriels fossiles de faire leur bifurcation écologique car, comme nous le montre l’histoire politique de ces trente dernières années, l’État ne le fera pas. Il faut qu’on se retrousse les manches pour porter des expérimentations sociales. Ça s’est fait et continue de se faire avec les écolieux, les espaces autonomes, les fermes collectives : c’est très intéressant, ce sont des bases arrières pour s’organiser. Mais, d’une part, il faut les conditions matérielles pour le faire : la plupart du temps, les gens qui désertent les métropoles ont pu acheter des baraques et du matos parce qu’ils sont issus de classes sociales supérieures. D’autre part, ça n’est pas un imaginaire qui fait rêver tout le monde, moi le premier ! Allez parler de ça à un jeune des quartiers populaires, qui a vu ses parents trimer au boulot ou fuir des conditions rurales misérables : il n’a pas envie de trimer à son tour cinquante heures par semaines pour cultiver des légumes !
« Aucun système des retraites ne tiendra dans un monde à +4 °C. On n’a pas vu d’activistes écologistes venir aider les raffineurs à bloquer les raffineries. »
Il y a un autre mythe qui a toujours structuré le mouvement climat, et qui est en train de s’effondrer : la science progressant sur la question climatique, de plus en plus de gens prendraient conscience de la catastrophe climatique. Alors les États, les élites économiques et politiques deviendraient à leur tour conscients, ce qui, forcément, enclencherait la transition. Le travail du mouvement climat serait donc de mettre les gens au courant. Sauf qu’on se rend compte que l’accroissement des connaissances n’est pas du tout linéaire ! Les industriels fossiles sont au courant de la nocivité de leurs activités depuis le milieu des années 1960, TotalEnergies l’est depuis 1971 et il y a eu des alertes au sein des gouvernements dès les années 1970. Ces gens savent et perpétuent sciemment le statu quo ! Mais ils n’enclenchent pas cette transition parce que leurs intérêts privés priment sur l’intérêt général. Le mouvement climat commence à le comprendre car la traduction pratique de ce constat, ce sont les grandes marches des années 2018–2020, où il a pu y avoir des dizaines de milliers de personnes dans la rue sans qu’il y ait eu de grand tournant législatif. Le dernier élément, ça a été la répression à Sainte-Soline. Le mouvement écologiste ne s’attendait pas à subir une répression policière et étatique aussi massive pour des infrastructures aussi ridicules — un trou de quelques centaines de mètres carrés creusé dans la terre. Ça change le paradigme : on a gagné une certaine bataille culturelle — tout le monde parle du climat, il n’y a plus une personne de l’élite qui ne dise pas que le climat est important (à part quelques franges complotistes et/ou d’extrême droite) — mais on n’a pas encore obtenu le rapport de force suffisant. Aller plus loin, pour moi, ne passera pas par le mouvement climat.
Pourquoi ?
L’écologie est devenue un marqueur de classe bourgeois. Et, à l’heure où l’extrême droite ne cesse de devenir de plus en plus puissante dans l’espace public et politique, l’antiracisme doit être central dans le camp de l’émancipation, y compris chez les écologistes. Je le dis en tant que journaliste mais aussi en tant qu’enfant issu de l’immigration portugaise, dont la famille a dû fuir le fascisme et la guerre coloniale et qui voit poindre l’extrême droite dans le pays qui a servi de terre d’exil. Or le mouvement climat demeure essentiellement blanc. Je ne pense pas que ce mouvement sera la locomotive de la transformation écologique, mais que ça se passera plutôt à travers d’autres champs de luttes, notamment antiracistes, sociales, ou féministes.
Comment en sortir, du coup ?
N’oublions jamais que le changement climatique n’est pas une extériorité physique mais un ordre social. Et c’est par les luttes antiracistes, féministes, antifascistes, qu’on renversera cette structure sociale. Ou encore via le champ du travail, qui reste absent chez nombre de penseurs et penseuses du vivant. On sent qu’aujourd’hui la lutte des classes a été réanimée par les questions écologiques et climatiques : les inégalités sociales sont mises à nu par le biais de disparités climatiques gigantesques que le gouvernement, encore une fois, essaie de nous taire. On nous dit pendant la canicule qu’il faut prendre soin les uns des autres, que c’est la responsabilité individuelle de chacun : ça permet de masquer les inégalités climatiques. Il y a ces chiffres que je ressors souvent : les 1 % les plus riches en France polluent huit fois plus que la moitié la plus pauvre des Français ; la soixantaine de milliardaires français émet autant de carbone que la moitié la plus pauvre de la population. Ces inégalités climatiques s’ajoutent aux inégalités sociales existantes. Aujourd’hui il y a tout un champ du travail que peut réinvestir la gauche avec ce prisme climatique. Il ne faut pas oublier que les travailleurs des industries fossiles savent très bien qu’ils font de la merde : quand tu vas les voir sur le terrain, ils le disent. Des études sociologiques montrent qu’à peu près 40 % des travailleurs veulent déserter de ces industries ou sont prêts à travailler pour des énergies vertes. Pendant la pandémie, la CGT Aéronautique a réalisé une enquête auprès des 1 200 salariés d’Airbus et de ses sous-traitants. Les trois quarts des travailleurs et des travailleuses étaient conscients que la filière allait droit dans le mur. Il y a donc un levier politique à activer à cet endroit. Il y a des alliances intéressantes à faire à partir de vieilles revendications syndicales : quand la CGT milite pour les 32 heures, ça n’est pas codé comme une position écologique alors que ça l’est ! C’est travailler moins, pour travailler mieux et polluer moins. C’est le discours syndical et écologiste qui devrait être tenu aujourd’hui, qu’a tenu un peu Philippe Martinez et que tiennent d’autres syndicats aujourd’hui.
Est-ce qu’il y aurait un intérêt à montrer ces liens-là ? Recoder écologiquement ces propositions syndicales ne risquerait pas de diluer les revendications sociales ?
Il faut les montrer, les démontrer, les mettre en lumière. Il y a un terrain d’alliances à nouer entre des activistes écologiques et, par exemple, des ouvriers des raffineries. Si ce discours avait été plus martelé, je suis sûr qu’il aurait été évident pour des militants d’Extinction Rebellion ou de Dernière rénovation de venir bloquer des raffineries avec les syndicalistes pendant la mobilisation contre la réforme des retraites. Même s’il y a des points où ils ne s’entendraient sûrement pas — le nucléaire, par exemple —, ils auraient trouvé là un vrai point d’alliance. Aussi, il y a toute une histoire écologiste qui a été mise sous le tapis. Je pense au travail de l’historien Renaud Bécot : à travers la notion de « cadre de vie », il y a une histoire écologique du syndicalisme qu’il faut aujourd’hui déterrer et dont on pourrait s’inspirer. D’ailleurs, la question était abordée dès les premières années du marxisme : dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels écrit noir sur blanc que les ouvriers manquent d’un cadre de vie et d’espaces verts au sein des grosses métropoles britanniques pour vivre sainement. Et c’est cette même question qu’on se prend en pleine face aujourd’hui avec les vagues de chaleur : comme je l’ai démontré dans une enquête cartographique, les riches ont accaparé au fil du temps les espaces verts dans les métropoles au détriment des classes populaires, assignées dans des quartiers minéralisés et subissant de pleins fouet les températures extrêmes.
Vous insistez aussi beaucoup, ici comme dans vos enquêtes, sur les ponts à jeter entre antiracisme et écologie. C’est donc qu’ils n’apparaissent pas encore assez ?
« Il y a des pratiques et des modes de vie qui, dans les quartiers populaires, sont écolos mais qui ne sont pas considérés comme tels. »
Ne pas parler de la question raciste et in fine coloniale quand on aborde la question climatique, ce n’est pas manquer un angle mort, mais se détourner des fondements mêmes du chaos climatique actuel. L’industrie fossile a reposé et repose plus que jamais sur un extractivisme colonial dans les pays du Sud, pays aujourd’hui en première ligne des dérèglements climatiques alors qu’ils émettent peu de gaz à effet de serre. Et dans les sociétés occidentales, ce sont les populations non blanches qui en sont les premières victimes. Contrairement aux États-Unis, où l’histoire des luttes pour les droits civiques est intimement liée à celle pour la justice environnementale, il existe en France encore trop peu de travail intellectuel à ce sujet, si ce n’est, récemment, avec Malcom Ferdinand, William Acker ou Fatima Ouassak.
Elle parle depuis des territoires et des habitants qui ne sont pas massivement interpellés par l’écologie politique…
Oui. Il y a pourtant cette espèce de rengaine dans le mouvement climat autour d’une écologie populaire qui serait à bâtir. Mais l’écologie populaire existe déjà ! Elle n’est simplement pas codée en tant que telle et les écologistes, le mouvement climat, n’arrivent pas à la déceler. Il y a des pratiques et des modes de vie qui, dans les quartiers populaires, sont écolos mais qui ne sont pas considérées comme tels. Je suis originaire de l’immigration ouvrière portugaise et j’ai grandi à Roubaix, un ville considérée comme la plus pauvre de France. J’y ai passé mon enfance et mon adolescence à faire des chantiers de rénovation chez les autres. Il y a des pratiques de solidarité, d’entraide, qui sont non marchandes et écologistes : tu viens m’aider à poser du placo chez moi et je viendrai t’aider à réparer ta bagnole la semaine prochaine. C’est une des bases des sociabilités dans ces quartiers. Ce qui est assez rigolo, c’est que ça a été formalisé dans les années 1990–2000 dans les sphères écolos avec les « systèmes d’échange locaux ». Mais ça n’est rien d’autre que de la formalisation de pratiques de sociabilité populaire. Il y a aussi ce que j’appelle l’écologie « les mains dans le cambouis », celle qui lutte contre l’obsolescence programmée. À Roubaix, il y a une véritable culture du garage de rue et une économie informelle qui l’accompagne — des sociologues du collectif Rosa Bonheur ont d’ailleurs écrit un bouquin dessus, La Ville vue d’en bas. Il y a des gens chez moi qui savent te faire vivre des bagnoles pendant vingt, trente, quarante ans, qui peuvent te réparer ta machine à laver. C’est une sorte d’écologie populaire de la maintenance. On peut prendre aussi le rapport à l’alimentation : cette obsession de ne pas gaspiller, tous les savoir-faire pour recycler les restes — comment, à partir d’un plat, tu fais un ou deux repas supplémentaires, voire un dessert —, la culture des jardins potagers, qui est hyper importante concernant l’autonomie alimentaire, mais aussi un certain rapport à l’exil en cultivant des variétés des légumes propres à son pays… Autant de pratiques invisibles pour l’écologie bourgeoise et blanche, mais qui sont bel et bien là.
Une partie du mouvement écologiste pourrait rétorquer que ça n’est pas une écologie volontaire, mais une écologie due à des contraintes économiques…
Je ne pense pas que ce soit important : la pratique est là, ancrée dans le quotidien. Est-ce que quelqu’un qui répare une bagnole au black dans sa rue, qui va aider quinze personnes pour que leurs bagnoles tiennent, a besoin de savoir que c’est une pratique écologique ?
Vous parliez aussi des modes de vie.
On pourrait réinscrire ces vies des quartiers populaires dans un parcours écologique. Si je reprends ma famille, dont beaucoup des membres ont été exploités dans l’industrie textile : qui sont ces ouvriers ? Quelle est cette immigration portugaise venue travailler dans le Nord de la France ? L’industrie textile est une des plus grosses émettrices de CO2 au monde. Rien que ce fait donne un indice pour entamer une critique écologiste de l’exploitation de ces corps ouvriers. On peut également penser aux femmes de ménage portugaises. Elles sont les travailleuses essentielles d’une espèce d’écologie de la propreté, du nettoyage. Ensuite, tous ces gens ont été concernés par la guerre coloniale en Angola, au Mozambique, pendant la dictature salazariste, des guerres menées pour sauvegarder les réserves pétrolières et gazières — un colonialisme fossile, entre autres. Soit ils les ont faites — ou, plutôt, ils ont dû les faire, vu le contexte répressif fasciste de l’époque —, soit ils ont déserté. À travers ces trois exemples on voit qu’on peut revisiter ces vies issues de l’immigration portugaise avec un angle écologique. Mais c’est un travail théorique et politique encore balbutiant.
Il y a eu néanmoins, en France, une attention accrue portée aux jardins ouvriers, notamment à Aubervilliers, à Besançon, à Dijon…
« Le rapport à la nature des populations immigrées est bien différent de celui entretenu par l’écologie bourgeoise qui s’est forgée sur l’environnementalisme. »
Oui, une attention qui est articulée à la question de l’exil, au rapport à la terre… Ce n’est que récemment qu’on a vu cet objet politique naître pour de nombreux militants de la gauche radicale. Pourquoi ? Parce que souvent, c’est quand ces jardins sont menacés que ces espaces deviennent visibles. L’expérience du jardin des Lentillères à Dijon le montre. À l’époque, j’étais dans le collectif qui a ouvert ce jardin avec les gens des Tanneries [espace autogéré dans la périphérie de Dijon, ndlr]. Ce n’est qu’une fois installées que les personnes qui sont restées se sont aperçues qu’il y avait des gens qui habitaient dans les tours autour, et qu’ils avaient des pratiques de culture dans les potagers. Il y a alors eu de vraies alliances sur le terrain entre les occupants des jardins et les habitants, en cultivant collectivement. Je parlais d’une sorte de rengaine autour de l’écologie populaire. Les classes populaires sont multiples et très diversifiées spatialement, entre celles qui habitent dans les quartiers de grands ensembles estampillées comme « cités » et celles qui habitent en milieu rural. Des territoires qui ont en commun d’être ravagés par le capitalisme, que ce soit les infrastructures autoroutières ou logistiques qui écorchent les banlieues des métropoles ou l’agro-industrie qui ravage les campagnes. Quand je parle de mon expérience dans les quartiers désindustrialisés de Roubaix, je parle d’une des villes les plus cosmopolites du pays, où, sur 100 000 habitants, plus de 10 000 personnes ont bossé pour une mono-industrie, le textile, qui a disparu d’un coup dans les années 1980. C’est une histoire similaire qu’on peut retrouver à Grande-Synthe par exemple, qui est à mes yeux un bon laboratoire de l’écologie populaire. On se demande comment vivre dans un monde post-croissance, mais dans ce territoire il n’y a déjà plus de croissance ! Il n’y a plus d’entreprises, il n’y a plus ArcelorMittal, qui embauchait beaucoup. Il y a un tas de pratiques à identifier, à Grande-Synthe, à Roubaix, à Bagnolet, mais aussi dans tous les quartiers précarisés en milieu rural, qui présentent encore de toutes autres pratiques et que Benoît Coquard décrit très bien.
Le glanage, par exemple.
Oui. Ça nous renvoie à l’imaginaire des communs, des communaux, qui accompagne en partie l’immigration. Le rapport à la nature des populations immigrées est bien différent de celui entretenu par l’écologie bourgeoise qui s’est forgée sur l’environnementalisme, où il faut garder des espaces dissociés de l’emprise industrielle pour la récréation… C’est une vision bourgeoise, même aristocratique, d’une nature à sauvegarder dans de grands parcs. Quand je regarde au Portugal, ou au Maroc, en Algérie, en Tunisie, le rapport à la nature est plutôt celui d’une gestion collective. En portugais on parle de « baldios » : ça fait référence aux terres communales (qui ont été en grande partie expropriées durant le salazarisme), « des terres qui appartiennent à tout le monde » où est géré collectivement le maquis dans lesquels on va prélever le bois pour le feu, la litière pour le bétail, des fruits pour s’alimenter, faire un potager, où les sources sont entretenues avec soin… Il y a un rapport communaliste à la nature dans lequel on peut vraiment puiser pour briser cette frontière démoniaque entre nature et culture.
Vous parlez d’une « écologie du rapport de force », d’« écologie de la fermeture » ou du « démantèlement »… Vous mentionnez Grande-Synthe. Le démantèlement y est en quelque sorte subi — on vit dans les ruines. Les Soulèvements de la Terre, à l’inverse, présentent le désarmement comme une stratégie à part entière, positive. Est-ce que ces deux formes de démantèlement, passive et active, peuvent se rejoindre ?
C’est une bonne question. Quand je parle de Roubaix, de Grande-Synthe, je parle effectivement de gens qui vivent déjà dans les ruines du capitalisme. Le démantèlement a presque déjà été fait. Le mur que s’est pris le mouvement climat a été abordé par plein de gens — Andreas Malm, par exemple. Aujourd’hui, prenant acte de ça, il y a une espèce de convergence qui est en train d’opérer. Sur le plan intellectuel, ça va de Malm, donc, à Alexandre Monin et son écologie de la fermeture en passant par l’imaginaire de la science-fiction — qu’est-ce que vivre dans la zone ?, comment construire sur les ruines du capitalisme ? — ou encore les fictions climatiques, où se mêlent l’intime, la condition des colonisés ou des personnes non blanches. Enfin, il y a l’imaginaire anarchiste de la culture squat et DIY. Et, de façon pratique, c’est informé par le terrain : par exemple, comment vit-on dans le désert productiviste agricole ? Tandis que la dernière ressource en eau est accaparée, que l’État aide pour la cession d’une ressource commune à quelques intérêts privés, la seule solution est de mettre nos corps en jeu pour démanteler, désarmer ces infrastructures néfastes pour le climat. On l’a fait pour l’eau ; il faudrait qu’un même basculement se passe pour les infrastructures fossiles. Ça a commencé à Ende Gelände [mouvement de désobéissance civil allemand contre l’extraction du charbon, ndlr], de façon très mythifiée. Ça passera aussi par la fiction : pensons au film Sabotage qui vient de sortir, inspiré par le bouquin de Malm.
Il reste que passer d’une action emblématique en rase campagne, comme l’opposition aux mégabassines, au démantèlement collectif de milliers de kilomètres de pipelines, présente un changement d’échelle vertigineux…
C’est vrai. Demandez à un activiste, à un écologiste convaincu, quels sont les grands sites industriels émetteurs en France : il ne saura pas. On se doute qu’il y a les grosses raffineries à Fos-sur-Mer, à Dunkerque, on peut penser à la cimenterie Lafarge qui a été sabotée il y a quelques mois, mais à part ça… On commence à avoir l’amorce d’une convergence entre ce qu’on peut appeler les imaginaires — la ZAD de Notre-Dame-des-Landes l’a montré —, un appareillage théorique très large, qui va du léninisme écologique d’Andreas Malm à la critique féministe des énergies fossiles de Cara New Dagget — et la praxis de terrain, militante. À cet égard, les Soulèvements de la Terre montrent de vraies pratiques de lutte intéressantes. Comment s’organiser ? Quel est notre rapport à la violence ? À la répression policière ? À quel point on est prêts à mettre en jeu notre corps ? Quelles pratiques d’autodéfense judiciaires met-on en place ? En miroir, la répression policière montre le danger politique que ces pratiques représentent pour l’État.
Cette répression, subie quelle que soit la nature des mobilisations, pourrait être une sorte de première étape allant vers une convergence. En pleine mobilisation contre la réforme des retraites et la veille de la manifestation contre les mégabassines à Sainte-Soline, Philippe Poutou nous rappelait que « dans les deux cas, on se confronte aux mêmes personnes ».
« Pourquoi ne pas imaginer une forme d’autodéfense climatique dans les quartiers populaires ? »
Oui, c’est intéressant. Mais il y a aussi un fond théorique partagé qui pourrait nous réunir, notamment sur les pratiques d’autodéfense. On parlait de Nahel : pourquoi les écologistes ne sont pas allé dans les quartiers populaires durant les révoltes ? On sait pourtant qu’il y a des ponts évidents avec l’antiracisme. Le chaos climatique repose sur le racisme et le colonialisme. Et, pour parler comme Mathieu Rigouste, où s’opère aujourd’hui le continuum colonial ? Dans ces quartiers. Une alliance avec les écologistes pourrait se jouer là, parce qu’aider les jeunes qui s’y trouvent, participer aux révoltes, c’est lutter contre ce continuum colonial et raciste qui perdure et participe au chaos climatique. Je reviens à Roubaix. À partir des années 1970, il y a eu des ateliers populaires d’urbanisme pour s’opposer à une politique de rénovation urbaine qui entendait éjecter tous les pauvres. C’était une forme d’autodéfense pour lutter contre les bulldozers et les projets d’aménagement portés par les élites économiques et politiques. De la même façon, pourquoi ne pas imaginer une forme d’autodéfense climatique dans les quartiers populaires ? En ce moment, les gens crèvent de chaud dans ce qu’on appelle maintenant des bouilloires thermiques. Or on sait très bien que les bouilloires et les passoires thermiques sont dans les quartiers. On a récemment fait un travail cartographique qui le montre. Voilà un point de jonction enthousiasmant avec les écologistes pour, par exemple, imaginer des ateliers populaires de rénovation énergétique ! L’État ne sera pas là, ne nous aidera jamais : faisons ensemble des chantiers militants dans les baraques des plus précaires qui crèvent de chaud.
Revenons au démantèlement. À l’échelle mondiale, on fait moins face à des infrastructures obsolètes dont il faut prendre la charge qu’à des infrastructures neuves pas encore rentabilisées. Dans votre livre, vous expliquez par exemple que de nouvelles centrales à charbon accompagnent la construction de la nouvelle route de la soie portée par la Chine de Xi Jinpin…
C’est ça qui est terrible. Le philosophe Alexandre Monin propose une réflexion intéressante sur cette question. Il parle de « ruines flambant neuves » pour décrire ces infrastructures qui sont autant de ruines en germe, d’innovations décrépites. Prenons le charbon : on n’en a jamais autant consommé qu’en 2023 et, comme vous le mentionnez, de nouvelles centrales poussent comme des champignons le long de la route de la soie. Prenons maintenant le gaz : il y a une trentaine de nouveaux terminaux qui sont en train d’être construits dans les ports européens, dont un au Havre. Ce sont des infrastructures qui nous verrouillent dans un système énergétique les vingt, trente, quarante ans à venir. J’appelle ça des infrastructures zombies : elles sont déjà obsolètes avant même d’avoir été mises en fonctionnement. Et c’est là que la place du travailleur est primordiale : on va avoir besoin des ouvriers, des techniciens de ces industries pour démanteler, faire bifurquer ou détourner ces infrastructures.
On peut aussi penser au nucléaire.
La critique du nucléaire s’est beaucoup émoussée ces dernières années, mais c’est une énergie qui pose la question de la démocratie. Macron décide de faire six EPR absolument tout seul, sans aucune véritable consultation publique, alors qu’il nous faudrait décider collectivement de quelles infrastructures on va démanteler et de comment on va le faire. On pourrait même pousser plus loin. Un débat devrait être posé à propos de ce que j’appelle « la socialisation du carbone », autour d’une question qui reprend les termes du philosophe Henry Shue : qu’est-ce qu’on juge comme étant des émissions de luxe et des émissions de subsistance ? C’est à nous de le décider collectivement. Le mouvement des gilets jaunes a été une occasion en or pour parler de ça. La taxe carbone que prévoyait Macron faisait qu’en proportion de leurs revenus, les 10 % les plus pauvres devaient payer cinq fois plus que les 10 % les plus riches. Est-ce que, parce qu’il n’a pas d’autre choix pour remplir son frigo, un précaire qui habite en milieu rural peut prendre sa caisse diesel pour aller travailler dans un entrepôt Amazon ? Je juge que oui. Il n’y a pas d’infrastructures publiques de transport en milieu rural et, le temps que ça arrive, ce sont des émissions de subsistance qu’on peut collectivement assumer. Par contre, est-ce qu’un milliardaire qui prend son jet privé pour aller à Ibiza faire la teuf le week-end ou à Nice depuis Paris pour une rencontre entre patrons est acceptable ? Non. C’est une réflexion qu’on peut soulever dans plein de domaines. Restons sur le transport aérien : plutôt que de relativiser ses effets en disant que ça n’est que 3 à 4 % des émissions globales, plutôt que de s’écharper avec les technologistes qui pensent qu’on va trouver une solution technique, socialisons la question. Faire des week-end shopping à New York, c’est du luxe. Que des immigrés contraints de venir travailler en France ou des habitants de la France dite d’Outre-mer prennent l’avion une fois tous les quatre ans pour retourner voir leur famille, c’est en revanche une émission qu’on peut assumer. Il y a un véritable débat politique à avoir, qui éviterait de penser uniquement à comment décarboner au cas par cas tel ou tel secteur. Et puis ça couperait l’herbe sous le pied à plein de délires technocratiques à propos d’un « passe carbone ».
Photographie de bannière : le Maisnil | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles
Photographie de vignette : Mickaël Correia, Fondation Jan Michalski | Tonatiuh Ambrosetti
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