Entretien inédit | Ballast
« Ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au sport que je le dois », confiait Albert Camus au bulletin du Racing universitaire d’Alger, en 1953. À l’heure où les stades de football semblent n’être plus qu’affaire de gros sous, la célèbre sentence nous tire un sourire jaune. Écrire une histoire populaire du football, tel était justement le pari — réussi — du journaliste indépendant Mickaël Correia. C’est une fresque « par en bas » qu’il donne à découvrir aux éditions La Découverte ; on y croise, au détour d’un gazon vert ou d’un terrain vague, des hommes et des femmes pour qui le jeu était, et demeure, l’espace du collectif, de l’entraide et de la coopération. Un « langage corporel populaire » — et même une politique.
Que nous dit le foot dès lors qu’il n’est plus dans les mains des marchands ?
Il existe une histoire officielle du football, scandée par les grandes compétitions aux mains d’institutions comme la FIFA : ses protagonistes sont des « héros légendaires », à l’instar d’Alfredo Di Stéfano ou de Pelé. C’est une histoire au service du football en tant que culture de masse, mais surtout en tant que divertissement marchand. Elle met en avant les exploits sportifs des grands clubs d’élite, des sélections nationales et de certains joueurs professionnels — quitte à mettre sous le tapis les accointances avec les régimes autoritaires1, la corruption qui gangrène ce sport (le FIFAgate de 2015 l’a récemment démontré) et les valeurs sexistes, racistes et homophobes véhiculées dans certaines tribunes ou par nombres de fédérations nationales2. Face à ce football des élites, qui brasse des milliards d’euros et qui est désormais communément qualifié de « foot-business », il existe un football populaire plus souterrain et méconnu qui échappe aux logiques mercantiles. Un football que l’institution ne met jamais en avant et qui est pratiqué au quotidien, dans les clubs comme de façon sauvage dans la rue, par des millions de joueurs et de joueuses. Par ailleurs, il existe d’autres acteurs de cette histoire, complètement invisibilisés par l’industrie du football : les supporters, que l’on retrouve chaque week-end autant dans les tribunes des grands stades internationaux comme derrière la main courante des terrains municipaux. Retracer une histoire « par en bas » du football, c’est démontrer que, dès sa naissance dans l’Angleterre industrielle du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ce sport a aussi été un creuset de résistance face à l’ordre établi, qu’il soit patronal, dictatorial, colonial, patriarcal (ou tout cela à la fois). Le foot a fait émerger de nouvelles façons de lutter, de s’organiser, de s’exprimer — en un mot, d’exister — chez les ouvriers comme chez les jeunes des quartiers populaires, chez les peuples indigènes d’Amérique latine comme chez les féministes, chez les militants anticolonialistes en Afrique de l’Ouest comme chez les Palestiniens. Enfin, écrire une histoire « par en bas » de ce sport signifie aussi s’attacher aux cultures populaires qui sont nées autour du football et redonner la parole aux différents protagonistes de cette épopée peu connue.
L’Histoire a donc manqué ce coche ?
Oui. Comme nous l’affirmions en janvier dernier en Une de CQFD, « l’Histoire est un champ de bataille ». Il n’y a pas un jour où on n’essaie pas de nous refourguer le mythe du roman national et de la France éternelle, forcément blanche et aux racines chrétiennes. Une version de l’Histoire au service des pires desseins réactionnaires, où identité nationale et crispations nationalistes sont au rendez-vous. Et ce n’est pas pour rien qu’on assiste aujourd’hui à l’édition de nombreux livres, tels Les Luttes et les rêves — Une histoire populaire de la France de Michelle Zancarini-Fournel, qui tentent de revisiter l’Histoire et de lui redonner un sens : celui de l’émancipation. Mon livre s’inscrit humblement dans cette mouvance. S’intéresser à l’histoire d’un sport éminemment populaire comme le foot, l’appréhender en tant que fait social et culturel, en tant qu’objet politique, c’est avant tout rappeler que le football a été et demeure un instrument d’émancipation face aux logiques de domination et d’oppression subies par les peuples tout au long de l’histoire — n’en déplaise aux médias dominants et aux institutions sportives.
Vous terminez votre livre sur les mots de Ferhat Ciceck, un entraîneur-éducateur de la région parisienne, disant que « le street foot ça rime avec un ballon, un terrain et tes potes ». Vous évoquez quant à vous la « joie pure de jouer collectivement au ballon ». Pourquoi chercher à politiser ce plaisir ordinaire ?
« Retracer une histoire
par en basdu football, c’est démontrer que ce sport a aussi été un creuset de résistance face à l’ordre établi, qu’il soit patronal, dictatorial, colonial, patriarcal (ou tout cela à la fois). »
« Un ballon, un terrain, tes potes » est politique. La simplicité des règles du jeu, mais aussi du très peu de moyens nécessaires à sa pratique (un ballon, même rudimentaire, et un coin de rue suffisent), font que le foot est facilement appropriable par tous et toutes — au grand dam du football marchand ! On peut rapidement et aisément prendre du plaisir à taper dans le ballon. Et le plaisir peut être un des premiers pas vers l’émancipation… Les ressorts de cette « joie pure » résident dans l’esprit d’équipe que procure le jeu, la circulation du ballon en tant qu’œuvre collective, l’engagement corporel dans la confrontation ou encore la recherche esthétique du beau geste. À l’heure où le libéralisme atomise les liens entre individus et où l’industrie numérique traduit chacun de nos gestes sociaux en source de profit, ces éléments font que le football peut être éminemment politique. Sur un terrain, l’épanouissement individuel de chaque joueur est tributaire du mouvement collectif de l’équipe ; le geste qualifié de « beau » est par essence non rentable, non productif. Pour résumer, je ne parlerais pas d’engagement politique mais plutôt de langage corporel populaire qui peut se parer d’une dimension politique.
Un bon exemple qui illustre cela, c’est la finale de la Coupe d’Angleterre le 31 mars 1883 — un des premiers jalons de l’histoire populaire du football. Le foot a été inventé et codifié par l’aristocratie anglaise au milieu du XIXe siècle et, depuis la création de la Coupe d’Angleterre en 1871, cette compétition est gagnée par des clubs d’aristocrates. Mais pour ce match, l’équipe des anciens élèves du très huppé Eton College affronte le Blackburn Olympic, une équipe composée d’ouvriers du Lancashire industriel. Deux visions du monde s’affrontent durant cette partie. D’un côté, l’aristocratie victorienne, qui joue de façon rude, virile et individualiste. Pour ces footballeurs, l’exploit individuel prime et passer le ballon à un coéquipier est un aveu de faiblesse. Le système de jeu de l’équipe ouvrière de Blackburn retranscrit quant à lui la réalité sociale de la working class en développant les passes et l’entraide entre coéquipiers. Leur façon de jouer incarne sur le terrain l’esprit de coopération et de solidarité qui règne au sein des usines et des communautés ouvrières, la passe devenant à leurs yeux un acte altruiste au service du collectif. Ils gagneront ce match qui signe alors la fin de l’hégémonie des clubs bourgeois sur le ballon rond. Un autre exemple est le fameux but de la main de Maradona le 22 juin 1986, lors des quarts de finale du Mondial contre l’Angleterre. Les Européens ne comprennent pas ce geste mais pour les classes populaires argentines, c’est interprété différemment : Maradona, qui est né dans un bidonville de Buenos Aires, a appris enfant à ruser, à voler, à tricher pour survivre dans la rue. Face au physique impressionnant des défenseurs anglais et à leur jeu rationnel et rigoureux, le petit Maradona d’à peine 1 mètre 66 convoque cet esprit de malice propre aux enfants des rues et fait une infraction aux lois pour « voler » la victoire. Cette dénommée « main de Dieu », c’est l’incarnation corporelle d’un rapport de force, celle du dominé face au dominant. Et la victoire argentine sera d’autant plus savoureuse qu’elle sonne comme une revanche symbolique sur la guerre des Malouines — un conflit vécu par le peuple argentin comme une humiliation de la part de Margaret Thatcher.
Vous faites la part belle aux engagements politiques de gauche : les expériences autogestionnaires au Brésil, en Angleterre, en Allemagne, le Mai 68 du foot français… « Populaire » rime-t-il toujours avec « de gauche » ?
« Populaire » comporte deux sens : c’est ce qui a trait au peuple, en opposition aux classes dominantes, mais c’est aussi ce qui touche au plus grand monde. Le fait que le foot soit populaire, en tant que spectacle comme en tant que pratique sportive, a conduit à son appropriation, tout au long de l’Histoire, par des groupes sociaux opprimés ou des communautés de lutte. J’ai cité les ouvriers mais on peut également parler des Afro-Brésiliens qui donnent au dribble une portée décoloniale. À partir des années 1920, des Noirs et des métis commencent à jouer au foot mais la société brésilienne d’alors est extrêmement raciste. Les défenseurs blancs vont harasser physiquement ces joueurs sous l’œil impassible de l’arbitre. Le dribble, cet art de l’esquive, va alors être une réponse des footballeurs noirs aux agressions des Blancs. Dribbler met ainsi en scène la condition même du colonisé : pour continuer à jouer, pour exister sur le terrain comme dans la société, il doit se soustraire à la violence du colon. Au Mexique, depuis le Chiapas, les zapatistes vont utiliser le football comme langage métaphorique pour illustrer leur stratégie politique face à la répression de l’État mexicain ou encore comme prétexte à tisser des liens de solidarité à l’échelle internationale. Enfin, dans les quartiers populaires en France, le football sert aussi à se démarquer. En effet, les « jeunes de banlieue » sont invisibilisés en permanence : ils n’ont pas accès aux médias, à l’emploi, à l’éducation, ils ne sont perçus que comme une masse indistincte qui doit faire profil bas. Le foot de rue qui est pratiqué dans les « cités » est un jeu très spectaculaire, avec un très haut niveau de virtuosité technique car l’enjeu est aussi d’exister en tant qu’individu à part entière et d’être reconnu en tant que tel au sein du quartier3.
Assimiler une pratique populaire à une culture politique « de gauche » est donc réducteur. Ce qui est intéressant dans le football, c’est la dialectique permanente entre culture de masse et culture populaire. Le football marchand et le football populaire ne sont pas deux sphères étanches, bien au contraire : les frontières entre ces deux mondes sont poreuses et conduisent à des contradictions nourrissantes. Le meilleur exemple est celui d’un club comme le FC Barcelone, un club extrêmement populaire dans le monde entier. D’un côté, ses dirigeants se comparent désormais eux-mêmes ouvertement à l’empire Walt Disney, assimilant sans ambages Disneyland au Camp Nou [le stade du Barça, ndlr], et Mickey Mouse à Leo Messi. Mais d’un autre côté, et encore plus dans le contexte de lutte pour l’indépendance de la Catalogne, le Barça a toujours joué un rôle politique d’affirmation de l’identité catalane majeur. Un peu comme il a pu le faire par le passé, pendant la dictature franquiste notamment, où les gradins du Camp Nou étaient un des rares lieux de résistance culturelle. Idem en Palestine, où le Barça est extrêmement populaire ! Nombre de jeunes portent des contrefaçons de maillot du FC Barcelone car la cause indépendantiste catalane et leur rivalité avec la grande puissance de Madrid (représentée par le Real) résonne tout particulièrement avec la lutte des Palestiniens pour faire reconnaître leurs droits. On a un ainsi un club qui est l’étendard des pires dérives du foot-business et en même temps va être le porte-drapeau des aspirations politiques des peuples catalans et palestiniens.
Des mouvements néo-fascistes naissent aussi dans les tribunes, ou s’y propagent…
« Ces notions sont des angles morts actuels de la gauche, mais l’identité, tout comme le territoire (d’un quartier, d’un groupe social), peuvent être collectifs, inclusifs et synonyme de résistance. »
La culture dite « hool » est apparue dans les années 1960 en Angleterre. À l’époque émergent les premières bandes juvéniles, comme les Teddy Boys puis les Mods, qui rejettent l’embourgeoisement de la classe ouvrière. Et, à l’instar de la working class qui défendaient à tout prix l’honneur de leur communauté ouvrière et la défense territoriale de leur quartier, ces adolescents vont faire du soutien à leur club le substitut symbolique aux anciennes communautés populaires. Les tribunes et notamment les ends (les « virages », la partie des tribunes situées derrière les buts, là où les places sont moins chères) des stades deviennent le prolongement d’un nouveau territoire à défendre jalousement. En Italie, durant l’effervescence politique années 1970, les jeunes vont aussi faire des tribunes un espace d’autonomie avec leurs propres pratiques culturelles (animations visuelle et chants collectifs pour soutenir leur équipe) et donner naissance au mouvement ultra. Chez les hools et les supporters ultras, la tribune est donc un territoire à part entière, support à une identité collective, celle de son club et de son quartier, à des pratiques de solidarité et d’entraide mutuelle. On collectivise notre argent pour boire et manger ensemble, se déplacer en groupe soudé au gré des matchs, pour payer les frais d’avocats en cas de répression policière. On passe des soirées entières à préparer les animations visuelles, les banderoles et les chants qu’on reprendra en chœur en tribunes. En un mot, on refait communauté.
Les forces de gauche vont cependant très peu s’intéresser à l’émergence de ces cultures populaires, contrairement à l’extrême droite, qui va rapidement se rendre compte que les tribunes sont un désert en termes d’organisations politiques. Dès la fin des années 1970, les ends de Chelsea, Leeds United, Millwall, Newcastle United, Arsenal et West Ham pullulent de militants radicaux du National Front et du British National Party, ou encore de groupuscules néo-nazis, qui voient dans les gradins un espace de recrutement parmi des jeunes défavorisés de plus en plus marginalisés par le gouvernement Thatcher. En Italie également, les militants d’extrême droite — notamment ceux de Forza Nuova, un parti néofasciste créé en 1997 — vont s’implanter durablement dans les stades. Les questions d’identité et de territoire étant prégnantes dans le supportérisme, l’extrême droite va très facilement réussir à manipuler ces valeurs à son profit, à en faire un terreau pour le racisme, l’exaltation de la violence et le nationalisme. Ces notions sont des angles morts actuels de la gauche, mais l’identité, tout comme le territoire (d’un quartier, d’un groupe social), peuvent être collectifs, inclusifs et synonyme de résistance. La victoire récente de Notre-Dame-des-Landes n’est pas anodine. Cette lutte est ancrée à un territoire à défendre, exempt d’injonctions normatives et autoritaires de la part de l’État, un territoire ouvert à partir duquel tout un ensemble de pratiques de luttes ont pu être déployées. Quant à l’identité sociale de la ZAD, qui puise entre autres dans les luttes paysannes et le Mai 68 nantais, elle est porteuse d’un imaginaire politique incroyable qui fait que nous sommes des dizaines de milliers à nous être retrouvés dans ce combat. Il y a un vrai parallèle à faire entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et une tribune tenue par les ultras : ce sont des territoires que l’on peut habiter pleinement, exempts de répression policière et synonyme de solidarité.
Pensez-vous que le « football socialiste » qu’a perçu le philosophe décroissant Jean-Claude Michéa dans l’équipe nationale hongroise des années 1950, et qu’il définit plus largement comme « le beau jeu », est une valeur perdue ou qui perdure ?
Le « beau jeu », par essence spectaculaire, offensif et collectif, qui procure du plaisir autant aux joueurs qu’au public dans sa construction, a progressivement disparu des compétitions internationales. Les enjeux marchands et les exigences de rentabilité financières de la part des dirigeants des clubs et des investisseurs sont tels que toute notion de prise de risque ou de plaisir durant le match a été évacuée. Le jeu se doit d’être productif et le résultat doit primer sur sa beauté. L’objectif affiché pour les grandes équipes professionnelles est de gagner la partie 1–0 pour sécuriser la victoire, mais aussi le physique des joueurs, qui représentent un énorme capital pour le club. Il serait dommage qu’un attaquant vedette valant plusieurs millions d’euros se foule une cheville en tentant de marquer un but alors que l’on mène la partie par un but d’écart. En ce sens, l’Euro 2016, avec la pauvreté du nombre de buts marqués, a été d’un triste ennui. On retrouve cependant quelques entraîneurs qui tentent de déployer cette philosophie de l’intelligence collective et de la construction du jeu court et offensif — comme Christian Gourcuff, en France, Thomas Tuchel, qui a fait des choses extraordinaires au Borussia Dortmund, ou encore Maurizio Sarri, qui vient du milieu amateur et qui a bouleversé la façon de jouer du SSC Napoli. Sans compter un géant comme le FC Barcelone, qui possède une culture de jeu avec un certain rythme et surtout un nombre et une qualité de passes incroyables depuis la « révolution Guardiola » et les grands passeurs comme Xavi. Le football hors-institution — pratiqué dans les quartiers populaires, dans les « cités », au pied des immeubles — met en avant non pas le beau jeu mais le beau geste (la virgule, le petit pont, la roulette, le passement de jambes, etc.). Il y existe une vraie recherche de l’esthétisme dans le geste technique, vraiment spectaculaire à regarder : un geste purement gratuit. Et puis, il y a le futsal ou le foot à 7, où le terrain est plus petit et, surtout, où il existe une moins grande spécialisation des joueurs — on peut y retrouver un football où la construction collective et le plaisir du jeu est mis en avant.
Cette histoire populaire du football semble avoir été une succession d’actions pour une émancipation et de réactions contre une forme de pouvoir : le patronat paternaliste au tournant du XXe siècle, le patriarcat dénigrant le football féminin, la financiarisation et la marchandisation des joueurs et des clubs… Le foot a t‑il un avenir digne de ce nom ou est-il condamné à être l’instrument des puissants ?
Les grands clubs se sont progressivement déconnectés de leur histoire et de leurs supporters — comme Manchester City, qui ouvre des franchises dans le monde entier, à l’image d’un McDonald’s. Le club devient une vulgaire marque, rien de plus. Sur le terrain, on est dans la réduction des performances des joueurs à des statistiques ; on est dans la quantification permanente. C’est à l’image de ce qui se passe dans le champ du travail et de notre société occidentale en général. Le naming, pratique qui consiste à donner à une compétition ou à un stade le nom d’un sponsor, se généralise. Les stades les plus prestigieux d’Europe se transforment peu à peu en étendards publicitaires pour multinationales, du Matmut Atlantique de Bordeaux à l’Emirates Stadium d’Arsenal. Mais tout l’argent du monde ne pourra jamais acheter le plaisir de taper dans un ballon. L’émotion vécue pendant un match ou l’amour des supporters pour leur club ne pourront jamais être réduits à une simple ligne budgétaire. Un des plus grands contre-pouvoirs aux dérives marchandes du foot réside aujourd’hui chez les supporters. Ils sont devenus des acteurs démocratiques à part entière sur la scène footballistique, de véritables syndicalistes qui défendent leurs revendications et leurs intérêts (des places à tarifs abordables, la possibilité d’animer les tribunes avec des fumigènes, la critique de l’hypersécurisation des stades, etc). Face aux puissances mercantiles, les supporters demeurent les gardiens de l’histoire de leur club et de l’âme populaire du football. Et ces derniers n’hésitent pas à se mettre en grève des tribunes, à envahir le terrain ou à invectiver directement les dirigeants ou les joueurs. Parfois, cela peut déraper, comme lorsque les supporters lillois envahissent le terrain pour protester contre les dérives sportives et économiques de leur club : une poignée d’entre eux s’en prennent physiquement aux joueurs… Mais c’est une violence qui répond à une violence économique : celles de joueurs surpayés qui peuvent se comporter comme des mercenaires cupides et d’investisseurs qui n’appréhendent le foot que comme un produit économique lucratif.
« Le football professionnel féminin et l’équipe de France féminine sont un vrai bol d’air frais dans le paysage footballistique. »
Au même titre que de plus en plus de personnes aspirent à plus de démocratie directe et d’horizontalité, les supporters veulent avoir voix au chapitre et ne pas laisser le foot aux seules mains des spéculateurs. Une des voies d’avenir se trouve dans les coopératives de supporters, qui sont nées à la fin des années 1990 en Angleterre en réaction à la libéralisation économique extrême du foot outre-Manche. Les supporters ont mis en place un système d’actionnariat populaire sous forme de coopérative dans le but de racheter une partie voire la majorité de leur club (comme l’AFC Wimbledon, Exeter City ou Portsmouth FC) et pouvoir être représenté au sein des instances dirigeantes. D’autres ont même créé leur propre club autogéré, à l’instar des fans de Manchester United. Afin de contester le rachat en 2005 du club par Malcom Glazer, un milliardaire américain, les supporters ont mis sur pied un club coopératif, le FC United4. Pour ces derniers, mieux vaut un petit club ancré dans son quartier, où l’on peut se retrouver chaque week-end entre amis et en famille, qu’un stade ultra-sécurisé aux tarifs exorbitants où l’on est considéré comme un vulgaire consommateur. Une autre voie d’avenir est enfin le foot féminin. Sur les plus de deux millions de licenciés en France, à peine plus de 100 000 sont des femmes. Il y a une marge de progression énorme pour qu’il y ait de plus en plus de footballeuses, une chance incroyable autant pour le maillage des clubs amateurs que pour le foot professionnel. Le football professionnel féminin et l’équipe de France féminine sont un vrai bol d’air frais dans le paysage footballistique. C’est une véritable rupture de voir des joueuses talentueuses remettre en avant un des fondements du football : prendre du plaisir sur le terrain.
Pourquoi une telle lenteur dans l’acceptation du football féminin, justement, une telle persistance dans les clichés reconduits autour de cette pratique ?
Il y a un sexisme et une homophobie systémiques dans le football. Quand le football se codifie au milieu du XIXe siècle dans les public-schools (des institutions pédagogiques réservées à l’aristocratie britannique), il est appréhendé comme un outil disciplinaire de la jeunesse bourgeoise et un vecteur de valeurs nécessaires à la révolution industrielle et à l’entreprise coloniale en cours : l’esprit d’initiative, de compétition, mais aussi l’obéissance au chef, le virilisme, la combativité, l’exploit physique individuel. Dès leurs racines, les terrains comme les tribunes sont donc des bastions masculins et ce d’autant plus que les hommes issus des classes ouvrières feront du football un élément structurant de leur identité masculine. Aujourd’hui encore, le football institutionnel véhicule des valeurs masculines très hétéronormées. Le footballeur professionnel est un homme en couple qui se marie et a des enfants très jeune. La compagne doit demeurer dans l’ombre de son mari, à la fois fidèle et silencieuse (elle est parfois filmée quelques secondes en tribune mais on ne l’entend jamais) tandis que le footballeur peut, voire doit, pour sa part, avoir une vie sexuelle débridée, produire des sex-tapes ou faire appel aux services de travailleuses du sexe. En 1970, Pier Paolo Pasolini écrivait que « le football est la dernière représentation sacrée de notre temps » et qu’il est « le spectacle qui a remplacé le théâtre ». Le foot est en effet un espace de représentation des corps, donc un enjeu de pouvoir ; une femme qui joue au ballon met en scène une autre vision du corps féminin. Sur le terrain et au même titre que les hommes, les footballeuses gueulent, suent, se blessent les genoux, se heurtent parfois violemment à leurs adversaires, brisant par là même les stéréotypes de genre autour de la féminité.
Même si c’est en train d’évoluer depuis peu, la figure de la footballeuse — tout comme celle du joueur gay — affole les institutions sportives car elle vient chambouler les traditionnels rapports de sexe et de genre que reproduit le football. Il y a une véritable obsession de la part de la Fédération française de football (FFF) de montrer que les footballeuses ne sont pas des « garçons manqués » ou que les vestiaires féminins ne sont pas des « repères de lesbiennes ». En 2009, la FFF a demandé à quelques Bleues de poser nues pour promouvoir le foot féminin et, en 2011, sa campagne à destination des jeunes filles était baptisée « Le football des princesses », à grand renfort de couleur rose… Les journaux sportifs, pour parler de ces joueuses, assènent quant à eux les mêmes phrases-cliché autour de ces femmes qui passent si aisément « des crampons aux talons ». Heureusement, depuis la quatrième place des Bleues en Coupe du monde féminine de 2011, le football féminin parvient progressivement à gagner le cœur des supporters comme des sportives. Sans compter que de plus en plus de féministes — des joueuses à l’instar de l’équipe des Dégommeuses, ou des chercheuses comme Béatrice Barbusse, auteure en 2016 de Du sexisme dans le sport — investissent le champ du football pour mieux dénoncer la domination masculine à l’œuvre dans l’industrie du sport.
L’engagement des joueurs, comme le fut celui de la « démocratie corinthiane » et l’équipe nationale du Brésil autour de Sócratès, Wladimir, Walter Casagrande et Zé Maria dans les années 1980, serait-il possible aujourd’hui ? Les joueurs sont-ils plus libres de leurs propos et de leurs actions qu’alors ?
On dit toujours que le foot est un miroir grossissant de la société. En ce sens, il est aussi un miroir grandissant des engagement politiques. L’engagement de joueurs comme Sócratès correspond à la culture politique de la fin des années 1970 et du début des années 1980 : comme nombre de jeunes, il est ancré à gauche, connaît Marx et Gramsci, écoute du rock contestataire, aspire à une société plus égalitaire, etc. Ces joueurs sont le reflet de leur époque et vont donc rencontrer le mouvement anti-dictature brésilien, en toute logique. Quand les joueurs de Manchester United Charlie Roberts et Billy Meredith créent en 1907 un syndicat de footballeur, ils vivent dans une métropole industrielle cotonnière agitée par un puissant mouvement ouvrier et syndical. Idem quand Paolo Sollier, un joueur de Pérouse, adhère dans les années 1970 à Avanguardia Operaia, un groupe de la gauche radicale extra-parlementaire italienne : il baigne alors dans l’effervescence politique de l’Italie de l’époque et les réflexions autour de l’autonomie ouvrière. À l’ère de la marchandisation à outrance et de la prise en main des footballeurs dans les centres de formation dès leur plus jeune âge, il est aujourd’hui quasiment impossible de voir des figures contestataires percer sur un terrain. Mais cela concerne tous les secteurs de la culture de masse : difficile aujourd’hui de citer un acteur de cinéma ou un chanteur populaire qui bouscule profondément l’ordre établi, tant la culture (et j’y inclus le sport) est devenue une industrie du divertissement. Toutefois, dans ce paysage policé qu’est le football professionnel, il existe et il existera toujours des brèches. Je pense actuellement à Deniz Naki, un joueur allemand d’origine kurde qui officie au sein de l’équipe d’Amedspor, un club de Diyarbakır (Kurdistan turc). Pour avoir critiqué ouvertement les massacres des forces armées turques dans les villes kurdes ou encore invité les Kurdes à manifester leur soutien au Rojava, ce joueur a été victime d’une tentative d’assassinat en Allemagne en janvier dernier, avant que la Fédération turque de football ne le suspende à vie. Fin mars, ce footballeur entamait une grève de la faim devant les Nations unies à Genève, pour protester contre la situation dans le Kurdistan syrien.
On l’a vu en Italie dans les années 1970, en Égypte lors des Printemps arabes ou en Turquie lors des manifestations sur le place Taksim : les supporters importent des revendications politiques dans le stade !
« À l’ère de la marchandisation à outrance et de la prise en main des footballeurs dans les centres de formation dès leur plus jeune âge, il est aujourd’hui quasiment impossible de voir des figures contestataires percer sur un terrain. »
Lors du Printemps arabe de 2011 ou de Taksim, en 2013, les « ultras » vont apporter aux manifestants leurs pratiques d’autodéfense face à la répression policière, instiller l’esprit de solidarité et de composition propre aux tribunes durant l’occupation des places, ou apprendre aux protestataires l’art de la raillerie à travers des banderoles et des slogans humoristiques — un savoir-faire particulier au monde ultra. En France, certains traits propres à la culture supporter nourrissent également les mouvements sociaux, notamment depuis l’apparition des cortèges de tête lors du mouvement contre la loi Travail en 2016. Le désormais très populaire ACAB — All Cops Are Bastards — provient des supporters de foot anglais des années 1980 et est repris par les ultras du monde entier depuis le début des années 2000. Des slogans comme « Paris est magique » ou « Ici c’est Paris » sont issus de la culture supporters du PSG — de nombreux antifas ont, jusqu’en 2010, supporté le PSG dans la tribune d’Auteuil du Parc des Princes. Sans parler du style vestimentaire ou du clapping. Depuis le 22 mars, on entend dans le cortège de tête le tube pop’ des années 1990, Freed from desire de Gala. Une chanson remise au goût du jour dans les tribunes françaises par les supporters nord-irlandais lors de l’Euro 2016… À la fac de Dijon, une salle occupée par les manifestants contre la sélection à l’université a été rebaptisée Diego Maradona et, à Tolbiac, quand des fascistes ont tenté de débloquer la fac, les occupants ont volé leur banderole et ont posé avec cette dernière retournée : un geste purement issu de la culture ultra ! Enfin, chez les étudiants s’est popularisé le slogan « Contre toutes les sélections, sauf celle de Benzema ». L’imaginaire du foot irrigue progressivement les mouvements sociaux et c’est peut-être les prémices d’une rencontre à venir entre militants radicaux et jeunesse précaire des quartiers populaires, pour qui le football est culturellement fondamental.
Quels sont les grands chantiers actuels pour redonner au football ce qu’il a perdu de « populaire » ? Ouvrir — car ce n’est encore pas assez le cas — ses portes à tous ?
En tant que pratique sportive, il y a bien évidemment l’enjeu du foot féminin, comme je vous le disais. En 2014, l’Amérique du Nord dénombrait en moyenne 450 footballeuses pour 10 000 habitants, contre à peine 71 en Europe… En France, nous avons des années de retard par rapport à l’Allemagne, qui compte le double de licenciées, ou aux pays scandinaves, où la pratique féminine s’est démocratisée. Il y a également le foot amateur, celui des petits clubs locaux, qui est en grande difficulté alors que ces sont ces clubs qui sont les garants de l’accessibilité du foot pour tous. Entre la crise du bénévolat, la suppression des emplois aidés par Macron, la baisse vertigineuse des financements des collectivités et les contraintes administratives de plus en plus étouffantes, près de 4 000 clubs amateurs ont mis la clé sous la porte ces cinq dernières saisons… En tant que spectacle, à l’heure où l’objectif est d’attirer dans les stades des consommateurs solvables, le gros chantier, il me semble, est le maintien de tribunes populaires à des prix accessibles mais surtout où le supportérisme et ses pratiques (comme les fumigènes) ont droit de cité. Les stades ressemblent plus à des parcs d’attraction hypersécurisés et sont devenus les laboratoires de nouvelles politiques de répressions policières. On oublie trop souvent que les supporters ont été un des premiers groupes sociaux à faire l’objet de mesures juridiques d’exception et de délits spécifiques — telles les interdictions de stade et les restrictions de déplacement. Il existe une vraie stratégie de la part de certains grands clubs et des autorités footballistiques d’éliminer les supporters le plus fervents. On le voit ces derniers mois, notamment avec les ultras des Girondins de Bordeaux (les Ultramarines ou UB87), qui subissent une féroce répression policière et des gardes à vue systématiques. Il y a un chantier énorme en termes de dialogue entre clubs et ultras pour qu’on arrête ces politiques répressives et qu’on cesse d’infantiliser les supporters.
Des députés communistes et de la France insoumise ont souhaité l’ouverture d’une commission portant sur les inégalités dans le cadre de la pratique sportive. Que peut et que doit faire la politique pour le sport ?
Je dirais plutôt que l’institution sportive exerce le pouvoir exactement de la même façon que la sphère politique aujourd’hui. Au même titre que l’emprise normative de l’État s’insinue dans de plus en plus de secteurs (l’éducation, l’agriculture, le milieu associatif), les logiques réglementaires et gestionnaires deviennent prégnantes dans le foot et asphyxient les plus petits clubs. Nombre de normes et de règlements imposés par la FFF étouffent les clubs amateurs, qui sont soumis à des sanctions financières pour une ligne du terrain mal tracée ou une feuille de match mal remplie… On pourrait faire une analogie avec les petites associations culturelles, pour qui organiser un simple concert est devenu aujourd’hui une vraie galère en termes de normes à respecter, de contrôle, d’assurance, de sécurité. Et puis cela conduit à des situations absurdes, comme la célèbre équipe du Red Star de Saint-Ouen qui a dû jouer les saisons précédentes à Jean Bouin (dans le 16e arrondissement de Paris, un comble pour un club aussi populaire !) ou à Beauvais (à 70 kilomètres de Saint-Ouen !), parce que leur stade historique, le Bauer, n’est pas conforme aux normes en vigueur pour évoluer en Ligue 2.
Un autre parallèle, en plus de cette intrusion normative de la part du pouvoir institutionnel qui bride toute autonomie, c’est la question démocratique et celle de la répartition des richesses. La FFF vient de se faire épingler par la Cour des comptes pour son train de vie dispendieux avec des voyages en avion privé au coût exorbitant (à l’instar du vol Tokyo-Paris d’un certain Édouard Philippe) et des largesses salariales hallucinantes. Une insolence incroyable de la part de la FFF vis-à-vis des clubs amateurs qui galèrent financièrement au quotidien, qui n’est pas sans rappeler celles de certains dirigeants de LREM ! Il faut savoir aussi qu’au sein de la FFF, lors des élections de la présidence, la quarantaine de clubs professionnels représentent 37 % des voix alors que les 15 000 clubs amateurs votent indirectement. C’est un système totalement délirant qui facilite l’opacité financière et qui fait qu’on a des caciques complètement déconnectés des réalités sociales des petits clubs. La planète football doit élaborer ses propres pratiques démocratiques ; une fédération plus horizontale, où « un club = une voix », changerait totalement les rapports de force politique au sein de la FFF.
François Ruffin a défendu le football amateur à l’Assemblée nationale, à la fin de l’année 2017. Cet engagement localisé — la Picardie, en l’occurrence — peut-il porter plus loin encore ?
C’est une version très localisée, certes, mais qui a le mérite de reprendre les éléments structurants d’un club amateur : la force de l’engagement bénévole, le rôle social et éducatif du foot, le club comme espaces de convivialité où peuvent encore se croiser des individus d’âge, de sexe, de couleur et d’origine sociale différentes (même si, dans le football de niveau District, on peut également retrouver sur le terrain des violences entre joueurs adverses ou contre l’arbitre assez terrifiantes…). Dans certaines campagnes, et notamment en Picardie, le club de foot local est un des rares lieux de sociabilité encore existant. Il y a un vrai enjeu politique à maintenir ces clubs de foot quand on sait que l’isolement social est un des principaux ressorts de la montée du vote FN en milieu rural. En remettant en avant les questions d’ancrage à un territoire, d’identité collective, de culture populaire et de mise en jeu du corps dans la confrontation avec l’autre, le football populaire peut pleinement participer à nourrir les réflexions actuelles qui traversent l’ensemble du mouvement social. Et quand on voit les grèves démarrées le 22 mars dernier, on ne peut qu’espérer vouloir jouer les prolongations !
Photographie de bannière : DR
- Note de Mickaël Correia (ainsi que les suivantes) : La Coupe du monde 1934 a été organisée par l’Italie fasciste de Mussolini, celle de 1978 s’est déroulée dans l’Argentine de la junte militaire de Videla. Quant au Mondial 2018, il aura lieu dans une Russie tenue d’une main de fer par Poutine et celui de 2022 au Qatar…[↩]
- En 2011, Mediapart révélait que la Fédération française de football envisageait de mettre en place des quotas ethniques dans ses centres de formation pour limiter le nombre de joueurs binationaux d’origine maghrébine ou sub-saharienne.[↩]
- À Clichy-sous-Bois, chaque 27 octobre, un tournoi de foot est organisé par les gens des cités du Chêne-Pointu et de la Pama en mémoire de Zyed Benna et Bouna Traoré, décédés après avoir tenté d’échapper à la police en 2005. Bouna était connu pour être un footballeur de grande qualité technique.[↩]
- Dans Looking for Eric (2009), Ken Loach aborde dans une scène humoristique d’anthologie le tiraillement des supporters du FC United entre leur « protest club » et leur club originel, le Manchester United.[↩]
REBONDS
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