Entretien inédit | Ballast
Lors de la canicule au mois d’août, la réponse du gouvernement français fut à l’image de son inaction écologique : il a mis à disposition un numéro vert. Il y a quelques jours, le paléoclimatologue Jean Jouzel, invité à l’université d’été du MEDEF, découvrait sidéré l’absence de préoccupations des grands patrons quant aux questions climatiques. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a tranquillement expliqué qu’il allait continuer comme avant. Pourtant cela fait des décennies que les firmes du capitalisme fossile sont au courant des effets de leurs activités sur le climat — le genre d’investigation auquel s’attelle le journaliste Mickaël Correia. Dans ce second volet, il explique la façon dont il creuse son sillon journalistique : mettre en lumière ce que les multinationales des énergies carbonées feignent d’ignorer, analyser les pouvoirs politiques et économiques de ces entreprises qui contribuent le plus directement au dérèglement climatique. Un travail de fourmi, accessible et nécessaire pour enrayer le statu quo : sans l’instauration d’un rapport de force, ces entreprises continueront à rendre la planète invivable tant qu’elles pourront en tirer profit.
À l’heure où nous parlons, une canicule tardive sévit en France et, plus largement, dans le Sud de l’Europe. Vous titriez un article il y a un an, à propos d’un événement météorologique similaire : « Une canicule éminemment politique ». Pourriez-vous l’écrire de nouveau ?
Je pourrais sortir exactement le même papier, à la différence près que depuis 2022 le changement climatique s’est aggravé et que nous venons de vivre les mois les plus chaud jamais enregistrés sur Terre. On a une sorte de slogan à Mediapart à propos du journalisme : c’est l’art de la répétition. Ce papier en question pointait en creux l’inaction climatique de la Macronie. Disons même : de sabotage climatique. C’est une canicule éminemment politique, comme les autres, parce que les responsables courent toujours. Il y a une étude de Santé publique France, sortie en juin, qui montre qu’entre 2014 et 2022, 33 000 personnes sont mortes en France à cause de la chaleur. C’est gigantesque ! Ça devrait faire un scandale d’État. Comment le monde politique fait face à l’urgence ? En proposant un plan canicule qui se résume à un numéro vert et à une quinzaine d’actions, comme baisser les stores et envoyer des SMS aux gens. Ce sabotage, on l’a aussi démontré à travers des enquêtes. Prenons deux exemples. À propos de la loi Climat de 2021, un lanceur d’alerte au sein de l’appareil d’État nous avait confié comment des hauts fonctionnaires l’avaient sciemment détricotée. J’étais à l’Assemblée nationale quand le texte a été discuté. C’était censé être le gros texte de loi du quinquennat pour répondre à la crise climatique. Plus d’une centaine de députés avaient demandé à ce qu’on impose des quotas d’émission de carbone des grosses entreprises. Un truc de base ! Et Richard Ferrand, le président de l’Assemblée à l’époque, a jugé que c’était un amendement caduc, qui n’avait rien à voir avec la loi Climat. J’ai aussi démontré, concernant le Haut Conseil pour le climat, comment un proche de Macron a été mis à la tête de cet organisme indépendant, comment des pans entiers de leur rapport annuel avait été raboté, voire supprimé, notamment sur la relance du charbon. Le travail que j’essaie de faire consiste à dénoncer ces responsables qui continuent, en toute impunité, de maintenir le statu quo climatique voire d’attiser les flammes du changement climatique. Une espèce de triangulation entre multinationales, États et banques constitue le socle d’un capitalisme fossile qu’il faut mettre en lumière, et qui a été l’objet de mon livre Criminels climatiques.
Dont les principaux responsables sont…
D’abord les multinationales énergétiques. Ça n’est pas assez martelé, mais 86 % du CO2 émis est dû à la combustion des énergies fossiles. Ensuite il y a les gouvernants, qui savent depuis des décennies mais n’agissent pas. Enfin, les troisièmes responsables sont ce que je nomme les modes de vie insoutenables — ceux des ultra-riches, des milliardaires — qui menacent clairement l’habitabilité de notre planète.
Votre travail quotidien consiste donc à décliner ces trois responsabilités au gré de l’actualité.
« Une espèce de triangulation entre multinationales, États et banques constitue le socle d’un capitalisme fossile qu’il faut mettre en lumière. »
Oui, exactement. Avec une autre dimension importante : rappeler la place de la France. Du point de vue de la politique climatique, on est le pays de l’accord de Paris de 2015. On est observés à l’échelle internationale, notamment au moment des événements comme les COP. On fait partie des dix gros émetteurs historiques : on a une dette climatique vis-à-vis des pays du Sud. Celle-ci est accrue par le fait qu’on a été un empire colonial, sur lequel TotalEnergies se repose encore entièrement aujourd’hui — c’est le premier développeur de projets pétro-gaziers sur le continent africain. On est un pays qui se réchauffe plus vite qu’ailleurs : le Haut conseil pour le climat rappelle que, si on est à +1,2 °C à l’échelle mondiale, on est à +1,9 °C pour la France, sachant le bassin méditerranéen est un hotspot du réchauffement climatique qui, selon le GIEC, se réchauffe 20 % de plus que dans le reste du monde. Ensuite, on estime que les deux tiers de la population française est très, voire extrêmement exposée aux risques climatiques, donc très vulnérable. Enfin, on a des grandes entreprises qui ont des responsabilités énormes : TotalEnergies, un des fleurons industriels français et un des plus gros pollueurs au monde, et BNP Paribas, une des banques les plus sales qui soient.
Journaliste climat, c’est tout de même très particulier ! Comment enquêter sur TotalEnergies, sur l’appareil d’État ? Ce journalisme est à inventer. On n’a pas de corpus de lois sur lequel nous appuyer, contrairement à mes collègues du pôle enquête par exemple. Eux, s’ils constatent que tel député a fraudé, ils peuvent dire que, du point de vue légal, c’est un conflit d’intérêt ou des pratiques corruptibles. En France, actuellement, les émetteurs de CO2 peuvent quasiment émettre autant qu’ils le veulent, les dispositifs comme les quotas carbone européens ou la fiscalité carbone étant encore très peu contraignants. Quand je présente mon bouquin, on me dit souvent que ça se rapproche du travail d’un lanceur d’alerte. Pour déconner, je dis que c’est un journalisme de maquisard : tu sais que tu es complètement minoritaire par rapport à ces grandes entreprises, ces États, ces gouvernants, ces responsables climatiques, qu’ils vont venir vers toi, mais tu tiens quand même ta position, malgré le fait de ne pas avoir encore la loi avec soi. En janvier dernier, on a organisé une journée spéciale de débats sur TotalEnergies : l’entreprise nous a envoyé un courrier de menaces de poursuites en justice ! On s’est pris une espèce de bulldozer mais on a tenu notre truc, parce qu’on sait que derrière, ce qu’il y a en jeu dans ce débat, ce n’est rien de moins que la survie de l’humain et du vivant en général.
Malgré le fait qu’il faille ressasser, marteler, vous ne vous contentez pas de répéter. Vous suivez un fil directeur, comme dans un travail de recherche.
Grâce à la science, oui, car c’est un travail de fond. Quand tu es journaliste climat il faut être très modeste. Les sciences du climat sont extrêmement complexes et multiples. Petit à petit, ces sciences s’affinent, donc les enquêtes aussi. Exemple : on commence à découvrir de plus en plus l’impact du méthane, qui est responsable de près d’un quart du réchauffement climatique, à comprendre que le gaz est peut-être plus polluant que le charbon à cause des fuites de méthane alors que c’est vanté par les industriels comme l’énergie de transition nécessaire avant qu’on passe au 100 % renouvelable… Avoir accès à ce corpus d’études m’invite à affiner le travail sur les plus gros émetteurs, à ouvrir de nouvelles enquêtes.
Il ne s’agit pas seulement d’effectuer une veille scientifique. Beaucoup de vos articles portent sur des acteurs précis. Pourquoi, par exemple, avoir choisi TotalEnergies comme principal objet d’enquête ?
Outre le fait que c’est l’un des plus gros pollueurs mondiaux, tout le monde connaît TotalEnergies : 9 Français sur 10 habitent à moins de dix kilomètres d’une station essence de la firme. Ça permet d’accrocher le lecteur, de lui dire « On va vous parler d’une boîte que vous connaissez tous ». L’entreprise est aussi un géant qui s’applique à déployer tous les nouveaux avatar du climatoscepticisme et du greenwashing, comme les nouvelles technologies (avec la capture carbone, par exemple) ou le mythe de la neutralité carbone d’ici à 2050. C’est enfin un exemple saisissant de ce que j’appelais plus haut le capitalisme fossile, c’est-à-dire une entreprise privée qui continue son travail de sape climatique grâce à l’appui de l’industrie bancaire et de l’appareil d’État français.
Comment en parler, justement, par quels moyens, avec quels médiums ?
« Dans un pays où deux tiers des habitants sont très exposés aux risques climatiques, c’est à ces personnes-là qu’il faut s’adresser en premier. »
Comme ces sciences climatiques sont très complexes, il y a tout un travail de mise en scène, de mise en image. L’horizontalité qu’on a au sein de la rédaction fait qu’on peut mobiliser des gens qui savent manier la vidéo ou les cartes. On a par exemple essayé de faire un article panoramique pour montrer quelles sont les effets du changement climatique dans les 101 départements français. Il fallait faire un objet simple, une photo et trois lignes pour dire que, par exemple, en Ariège, il y a telle espèce qui est en train de disparaître, qu’en Martinique, un village entier est menacé par la montée des eaux, pour permettre de s’approprier facilement quelque chose qui paraît très compliqué ou froid. Ça commence donc avec des choses très simples, comme marteler quelles sont les énergies fossiles — le pétrole, le gaz, le charbon — qui, en les brûlant, participent au changement climatique. On voit que ça reste important de le rappeler, d’autant plus cet été où une sorte de déni climatique explose. Face à ça, on pourrait sombrer dans du mépris. Mais mon travail en tant que journaliste c’est de prendre le lecteur par la main, de faire de l’éducation populaire, en somme.
Mais Mediapart est étiqueté comme un site d’information de gauche critique, voire diabolisé par certains médias audiovisuels. Sachant ça, à qui vous adressez-vous ?
Je parle à partir des miens. Ce sont eux qui vont prendre les premiers. Tout part de là. Je flippe pour elles et eux. Je viens d’un milieu très populaire. J’ai comptabilisé par exemple que les trois quarts des hommes de ma famille sont morts avant 60 ans. Ma mère est femme de ménage, elle a 66 ans, son corps est hyper abîmé. Il y a eu trente ans de ménage, les produits chimiques, sa capacité pulmonaire est réduite de moitié, elle a un bras qui ne fonctionne plus, elle est complètement brisée. Mes proches, dans la communauté portugaise, ce sont des gens qui sont en première ligne pendant les épisodes de chaleur comme en ce moment. Un des trucs auquel je pense toujours, c’est que ma mère puisse lire ce que j’écris. Donc, première règle : simple et court. On n’a pas besoin d’un background climatique, scientifique ou militant pour comprendre ce que j’écris. Par fois je peux faire des trucs un peu « geek » pour un certain public, mais généralement j’essaie de faire en sorte que mon travail soit appropriable par tous. Disons-le encore : dans un pays où deux tiers des habitants sont très exposés aux risques climatiques, c’est à ces personnes-là qu’il faut s’adresser en premier et, parmi elles, aux classes populaires.
Vous aimez renverser les expressions négatives à l’égard du mouvement écologistes : tandis que le gouvernement sabote la loi climat, les riches font preuve de séparatisme écologique. « Ultime chausse-trappe climatique : le vocabulaire dominant, la guerre des mots pour désamorcer tout soulèvement collectif », écrivez-vous à la fin de Criminels climatiques. Est-ce votre façon d’y répondre ?
J’ai toujours eu ça, quel que soit le sujet. À Roubaix, dans la communauté portugaise et même plus généralement dans les quartiers populaires, il a cette culture de la punchline, de la vanne, du retournement de stigmate, donc c’est resté ancré dans ma pratique journalistique. Et puis, pour reprendre un peu Gramsci, il y a une bataille culturelle à mener et elle passe aussi par les mots. Il y a une hégémonie au sein du discours climatique, qu’il faut savoir retourner. Avec Mediapart on a élaboré une charte écologique pour graver dans le marbre quel est notre traitement de la crise écologique, dans laquelle on a marqué notre attention sur les mots : on va toujours parler de gaz fossile plutôt que de gaz naturel ; de dérèglement ou de changement climatique plutôt que de réchauffement climatique, pour ne pas prêter le flanc aux gens qui disent qu’il ne fait pas plus chaud. On abandonne peu à peu des expressions comme « énergies vertes » ou « transition écologique ».
Radio France avait fait une annonce similaire l’an passé, pour souligner « un tournant environnemental dans la manière de traiter l’information »…
Beaucoup de médias ont effectué cette mue l’an dernier. À voir ensuite ce qui est de l’ordre de l’affichage et du réel changement de traitement de l’information. Il y a aussi tout une vague de formation, y compris chez nous. Il faut digérer ces sciences, qui ne sont pas évidentes, qui ne sont pas évidentes de prime abord, pour ensuite affuter ces angles.
Un tournant qui n’a pas empêché le ministre de l’Agriculture Marc Fresneau de relativiser les températures du début de l’été, alors que le mois de juillet a été, à l’échelle planétaire, le plus chaud jamais enregistré.
« C’est hallucinant que le journaliste ne puisse pas rétorquer que le GIEC ne produit pas des données mais fait des synthèses de la littérature scientifique ! »
Oui ! Ou encore hier matin [21 août 2023, ndlr] : à l’antenne de France Inter, le député RN Thomas Ménagé a affirmé que le GIEC produit des données et que ses rapports sont exagérés. C’est hallucinant que le journaliste, sur un service public, ne puisse pas rétorquer que le GIEC ne produit pas des données mais fait des synthèses de la littérature scientifique ! Il y a un manque de mordant vis-à-vis de ces invités qui nous renvoie à l’état actuel du journalisme, qui sert aux invités leurs thématiques sur un plateau et qui préfère la polémique au faits.
Vous parliez de la transition, que d’autres critiquent également — l’historienne Cara New Dagett par exemple. Pourquoi abandonner cette expression ?
On n’a pas besoin d’une transition mais d’une rupture. L’historien Jean-Baptiste Fressoz montre très bien comment, dans l’Histoire, ce sont des accumulations énergétiques successives qui opèrent plutôt que des transitions. Les industriels fossiles se sont jetés dans cette brèche : on a besoin d’une transition mais comme ça prend du temps, on a besoin du gaz en attendant — ce qui fait qu’ils continuent à prospecter sans cesse de nouveaux gisements gaziers, à rebours des recommandations scientifiques. On s’est enferré là-dedans, à tel point que l’Union européenne en est à estampiller le gaz fossile énergie verte ! On s’est fait piéger par ce mot, on n’a pas su s’en défaire.
Ce que vous essayez d’éviter avec « sobriété », par contre.
Oui. Il faut puiser dans l’imaginaire de la culture populaire pour savoir ce que c’est réellement que la sobriété : c’est vivre dignement. On nous parle du « retour à la bougie » mais c’est tout simplement avoir un logement digne et un travail avec un salaire décent ! Il y a un rapport populaire à la frugalité. Je pense à ma famille portugaise. Suite aux mégafeux qu’il y a eu dans ma région, au Portugal, j’ai commencé un travail autour de notre rapport à la forêt. En regardant les albums de famille, je me suis rendu compte que les trois quarts du temps qu’on passait ensemble c’était juste être dehors en cercle en train de parler à l’ombre. Il n’y a pas de plaisir plus simple, il n’y a rien de plus frugal que la joie d’être là, en présence, avec les siens. Le sociologue Benoît Coquard en parle aussi à propos des apéros en milieu rural et je le vois à Roubaix quand j’y retourne. On peut aussi penser au buen vivir cher aux zapatistes : une simplicité qui n’est pas volontaire, qui n’implique pas un effort ou un travail, mais qui n’est rien d’autre qu’une vie qui est là.
Comment enquêtez-vous ?
Il y a d’abord des sources, qui se travaillent avec le temps. Après une douzaine d’enquêtes sur TotalEnergies, tu finis par être identifié sur le sujet. Ensuite il y a un réseau à construire avec les associations, les ONG, les militants, les amis d’amis, les personnes qui viennent taper à notre porte ou qui nous contactent de manière anonyme… La crise climatique est telle qu’il y a des gens au sein de l’appareil d’État ou de grandes entreprises qui n’en peuvent plus et viennent vers nous parce qu’ils voient très bien que les réactions ne sont pas à la hauteur. Ils sont désespérés. Les gens qui me donnent accès, par exemple, aux guides qui circulent au sein de BNP Paribas pour bien réagir aux critiques au cours de simples discussions. Ce sont des gens qui sont pas bien, qui vivent une dissonance entre leurs croyances et ce que fait véritablement leur boîte.
Mais le plus gros du travail, c’est sûrement de trier dans ce qui est à notre disposition : il suffit d’ouvrir les documents des grandes entreprises. C’est hallucinant ! La base de mon travail, c’est de passer ces documents au tamis de la science, de ce que dit le GIEC ou l’Agence internationale de l’énergie par exemple. TotalEnergies prévoit de produire 30 % de gaz en plus d’ici 2030 ? C’est complètement à contre-courant de tout ce que dit la science depuis trente ans ! Ce n’est pas grand-chose de le révéler mais c’est nécessaire car on identifie un problème, un manquement, sur lequel l’État, la puissance juridique doit se mettre en branle. On commence à percevoir des effets : il y a de plus en plus de procès, notamment au pénal. Je pense à une enquête pénale ouverte depuis plus d’un an contre TotalEnergies pour greenwashing, qui a été nourrie de quelques-unes de mes enquêtes, ce qui permet de montrer que TotalEnergies ment clairement et ne respecte pas du tout les clous posés par l’accord de Paris. Rappelons-le : TotalEnergies est une boîte privée qui, à elle seule, peut faire dérailler les accords de Paris, signés par presque tous les États dans le monde. C’est fou que la puissance publique ne s’attelle pas à ça.
Est-ce qu’il y a deux, trois enquêtes qui vous ont particulièrement marqué ?
« La compensation carbone se fait sur le dos des habitants du Sud, en première ligne des changements climatiques alors qu’ils n’y contribuent pas. »
Oui ! Celle à laquelle je suis très attaché porte sur des documents internes à TotalEnergies que j’ai dévoilés. Ils démontrent que l’entreprise a saboté une taxe carbone européenne qui devait être élargie à l’échelle internationale, dans les années 1980–1990. Selon les chercheurs que j’ai interviewé, ça a entraîné trente ans de retard climatique. C’est une enquête intéressante parce qu’il y a des documents internes, ce qui est plutôt rare, qu’on a pu publier, et parce qu’on voit une imbrication étroite avec l’État — Dominique Strauss-Khan en l’occurrence, l’agent du sabotage en question. Cette enquête montre le cynisme sans nom de gens qui ont saboté sciemment une politique volontariste, sabotage dont on paie maintenant le prix. Strauss-Khan aurait dû, devrait être inquiété par la justice. C’est pour ça qu’on a appelé la journée spéciale que nous avons organisée sur TotalEnergies « L’heure des comptes » : on accumule assez d’éléments pour pouvoir demander à ces gens de rendre des comptes. J’espère que mes enquêtes pourront, modestement, servir à ça : participer d’un véritable journalisme de transformation écologique.
Quelles sont les émotions qui vous accompagnent dans votre travail d’enquête ?
La question qu’on me pose tout le temps, c’est « Tu n’es pas déprimé ? ». Je réponds toujours avec le même jeu de mot : « Je ne suis pas éco-anxieux mais écolérique. » Car c’est de l’énervement qui m’habite surtout. Puis, au cours de l’enquête, l’énervement cède la place a une forme de satisfaction, parce qu’il y a une puissance à dévoiler des faits qu’on estime d’intérêt général. À Mediapart on fait surtout du journalisme d’investigation. Il y a quelque chose de jouissif à donner à lire des faits nouveaux aux gens, car ça peut leur permettre de s’outiller intellectuellement, voire de se mobiliser. Pour citer une enquête : TotalEnergies annonce polluer moins en construisant un puits de carbone pour compenser ses émissions. En vérité, ce puits de carbone est une forêt artificielle au fin fond du Congo, qui a impliqué l’expropriation de centaines de paysans avec l’aval du gouvernement congolais. On a révélé une information d’intérêt public. Il y a donc la satisfaction journalistique de dévoiler des faits, qui donne un sens à ton travail, mais un immense énervement resurgit car la compensation carbone se fait une fois de plus sur le dos des habitants du Sud, ceux qui sont en première ligne des changements climatiques alors qu’ils n’y contribuent pas. Je me dis qu’une telle enquête peut aider à ce que la prochaine fois qu’on entend un discours officiel, d’une entreprise ou d’un gouvernement sur la compensation carbone, on sache qu’il y a une histoire terrible de violence derrière.
L’exemple de la compensation carbone le montre : les violences liées au changement climatique apparaissent par médiation, de façon indirecte.
Oui. Avant les violences industrielles se passaient dans le lieu de travail de l’usine, et le changement climatique rebat les cartes. À travers l’atmosphère, cette violence s’abat sur tous les corps et peut toucher massivement tout le monde. Et pour les dénoncer, ça n’est pas ton contremaître qu’il faut aller chercher. Après avoir bousillé des millions de corps durant tout le XXe siècle, c’est un autre visage des violences industrielles qu’on subit par le biais de l’effet cumulatif des gaz à effet de serre. Au siècle dernier, le mouvement ouvrier a fait preuve d’autodéfense avec les partis, les syndicats… Aujourd’hui il y a une réponse d’autodéfense à reconfigurer autour du climat et qui doit s’opérer au sein du camp de l’émancipation.
Photographie de bannière : Dunkerque | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles
Photographie de vignette : Mickaël Correia | Éditions La Découverte
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Nastassja Martin : « Où commence le vivant et où s’arrête-t-il ? », janvier 2023
☰ Lire notre entretien avec Paul Guillibert : « Vers un communisme du vivant ? », mars 2022
☰ Lire notre entretien avec Andreas Malm : « L’urgence climatique rend caduc le réformisme », juin 2021
☰ Lire notre article « Les mobilisations environnementales à l’intersection des luttes voyageuses ? », Lise Foisneau, avril 2021
☰ Lire notre entretien avec Jean-Baptiste Fressoz : « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer », juin 2018