Mickaël Correia : « Pour un journalisme de maquisard » [2/2]


Entretien inédit | Ballast

Lors de la cani­cule au mois d’août, la réponse du gou­ver­ne­ment fran­çais fut à l’i­mage de son inac­tion éco­lo­gique : il a mis à dis­po­si­tion un numé­ro vert. Il y a quelques jours, le paléo­cli­ma­to­logue Jean Jouzel, invi­té à l’u­ni­ver­si­té d’é­té du MEDEF, décou­vrait sidé­ré l’ab­sence de pré­oc­cu­pa­tions des grands patrons quant aux ques­tions cli­ma­tiques. Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a tran­quille­ment expli­qué qu’il allait conti­nuer comme avant. Pourtant cela fait des décen­nies que les firmes du capi­ta­lisme fos­sile sont au cou­rant des effets de leurs acti­vi­tés sur le cli­mat — le genre d’in­ves­ti­ga­tion auquel s’at­telle le jour­na­liste Mickaël Correia. Dans ce second volet, il explique la façon dont il creuse son sillon jour­na­lis­tique : mettre en lumière ce que les mul­ti­na­tio­nales des éner­gies car­bo­nées feignent d’i­gno­rer, ana­ly­ser les pou­voirs poli­tiques et éco­no­miques de ces entre­prises qui contri­buent le plus direc­te­ment au dérè­gle­ment cli­ma­tique. Un tra­vail de four­mi, acces­sible et néces­saire pour enrayer le sta­tu quo : sans l’ins­tau­ra­tion d’un rap­port de force, ces entre­prises conti­nue­ront à rendre la pla­nète invi­vable tant qu’elles pour­ront en tirer profit.


[lire le pre­mier volet]


À l’heure où nous par­lons, une cani­cule tar­dive sévit en France et, plus lar­ge­ment, dans le Sud de l’Europe. Vous titriez un article il y a un an, à pro­pos d’un évé­ne­ment météo­ro­lo­gique simi­laire : « Une cani­cule émi­nem­ment poli­tique ». Pourriez-vous l’écrire de nouveau ?

Je pour­rais sor­tir exac­te­ment le même papier, à la dif­fé­rence près que depuis 2022 le chan­ge­ment cli­ma­tique s’est aggra­vé et que nous venons de vivre les mois les plus chaud jamais enre­gis­trés sur Terre. On a une sorte de slo­gan à Mediapart à pro­pos du jour­na­lisme : c’est l’art de la répé­ti­tion. Ce papier en ques­tion poin­tait en creux l’inaction cli­ma­tique de la Macronie. Disons même : de sabo­tage cli­ma­tique. C’est une cani­cule émi­nem­ment poli­tique, comme les autres, parce que les res­pon­sables courent tou­jours. Il y a une étude de Santé publique France, sor­tie en juin, qui montre qu’entre 2014 et 2022, 33 000 per­sonnes sont mortes en France à cause de la cha­leur. C’est gigan­tesque ! Ça devrait faire un scan­dale d’État. Comment le monde poli­tique fait face à l’urgence ? En pro­po­sant un plan cani­cule qui se résume à un numé­ro vert et à une quin­zaine d’actions, comme bais­ser les stores et envoyer des SMS aux gens. Ce sabo­tage, on l’a aus­si démon­tré à tra­vers des enquêtes. Prenons deux exemples. À pro­pos de la loi Climat de 2021, un lan­ceur d’alerte au sein de l’appareil d’État nous avait confié com­ment des hauts fonc­tion­naires l’avaient sciem­ment détri­co­tée. J’étais à l’Assemblée natio­nale quand le texte a été dis­cu­té. C’était cen­sé être le gros texte de loi du quin­quen­nat pour répondre à la crise cli­ma­tique. Plus d’une cen­taine de dépu­tés avaient deman­dé à ce qu’on impose des quo­tas d’émission de car­bone des grosses entre­prises. Un truc de base ! Et Richard Ferrand, le pré­sident de l’Assemblée à l’époque, a jugé que c’était un amen­de­ment caduc, qui n’avait rien à voir avec la loi Climat. J’ai aus­si démon­tré, concer­nant le Haut Conseil pour le cli­mat, com­ment un proche de Macron a été mis à la tête de cet orga­nisme indé­pen­dant, com­ment des pans entiers de leur rap­port annuel avait été rabo­té, voire sup­pri­mé, notam­ment sur la relance du char­bon. Le tra­vail que j’essaie de faire consiste à dénon­cer ces res­pon­sables qui conti­nuent, en toute impu­ni­té, de main­te­nir le sta­tu quo cli­ma­tique voire d’attiser les flammes du chan­ge­ment cli­ma­tique. Une espèce de tri­an­gu­la­tion entre mul­ti­na­tio­nales, États et banques consti­tue le socle d’un capi­ta­lisme fos­sile qu’il faut mettre en lumière, et qui a été l’objet de mon livre Criminels cli­ma­tiques.

Dont les prin­ci­paux res­pon­sables sont…

D’abord les mul­ti­na­tio­nales éner­gé­tiques. Ça n’est pas assez mar­te­lé, mais 86 % du CO2 émis est dû à la com­bus­tion des éner­gies fos­siles. Ensuite il y a les gou­ver­nants, qui savent depuis des décen­nies mais n’agissent pas. Enfin, les troi­sièmes res­pon­sables sont ce que je nomme les modes de vie insou­te­nables — ceux des ultra-riches, des mil­liar­daires — qui menacent clai­re­ment l’habitabilité de notre planète.

Votre tra­vail quo­ti­dien consiste donc à décli­ner ces trois res­pon­sa­bi­li­tés au gré de l’actualité.

« Une espèce de tri­an­gu­la­tion entre mul­ti­na­tio­nales, États et banques consti­tue le socle d’un capi­ta­lisme fos­sile qu’il faut mettre en lumière. »

Oui, exac­te­ment. Avec une autre dimen­sion impor­tante : rap­pe­ler la place de la France. Du point de vue de la poli­tique cli­ma­tique, on est le pays de l’ac­cord de Paris de 2015. On est obser­vés à l’échelle inter­na­tio­nale, notam­ment au moment des évé­ne­ments comme les COP. On fait par­tie des dix gros émet­teurs his­to­riques : on a une dette cli­ma­tique vis-à-vis des pays du Sud. Celle-ci est accrue par le fait qu’on a été un empire colo­nial, sur lequel TotalEnergies se repose encore entiè­re­ment aujourd’hui — c’est le pre­mier déve­lop­peur de pro­jets pétro-gaziers sur le conti­nent afri­cain. On est un pays qui se réchauffe plus vite qu’ailleurs : le Haut conseil pour le cli­mat rap­pelle que, si on est à +1,2 °C à l’échelle mon­diale, on est à +1,9 °C pour la France, sachant le bas­sin médi­ter­ra­néen est un hots­pot du réchauf­fe­ment cli­ma­tique qui, selon le GIEC, se réchauffe 20 % de plus que dans le reste du monde. Ensuite, on estime que les deux tiers de la popu­la­tion fran­çaise est très, voire extrê­me­ment expo­sée aux risques cli­ma­tiques, donc très vul­né­rable. Enfin, on a des grandes entre­prises qui ont des res­pon­sa­bi­li­tés énormes : TotalEnergies, un des fleu­rons indus­triels fran­çais et un des plus gros pol­lueurs au monde, et BNP Paribas, une des banques les plus sales qui soient.

Journaliste cli­mat, c’est tout de même très par­ti­cu­lier ! Comment enquê­ter sur TotalEnergies, sur l’appareil d’État ? Ce jour­na­lisme est à inven­ter. On n’a pas de cor­pus de lois sur lequel nous appuyer, contrai­re­ment à mes col­lègues du pôle enquête par exemple. Eux, s’ils constatent que tel dépu­té a frau­dé, ils peuvent dire que, du point de vue légal, c’est un conflit d’intérêt ou des pra­tiques cor­rup­tibles. En France, actuel­le­ment, les émet­teurs de CO2 peuvent qua­si­ment émettre autant qu’ils le veulent, les dis­po­si­tifs comme les quo­tas car­bone euro­péens ou la fis­ca­li­té car­bone étant encore très peu contrai­gnants. Quand je pré­sente mon bou­quin, on me dit sou­vent que ça se rap­proche du tra­vail d’un lan­ceur d’alerte. Pour décon­ner, je dis que c’est un jour­na­lisme de maqui­sard : tu sais que tu es com­plè­te­ment mino­ri­taire par rap­port à ces grandes entre­prises, ces États, ces gou­ver­nants, ces res­pon­sables cli­ma­tiques, qu’ils vont venir vers toi, mais tu tiens quand même ta posi­tion, mal­gré le fait de ne pas avoir encore la loi avec soi. En jan­vier der­nier, on a orga­ni­sé une jour­née spé­ciale de débats sur TotalEnergies : l’entreprise nous a envoyé un cour­rier de menaces de pour­suites en jus­tice ! On s’est pris une espèce de bull­do­zer mais on a tenu notre truc, parce qu’on sait que der­rière, ce qu’il y a en jeu dans ce débat, ce n’est rien de moins que la sur­vie de l’humain et du vivant en général.

[L'Isle Jourdain |Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Malgré le fait qu’il faille res­sas­ser, mar­te­ler, vous ne vous conten­tez pas de répé­ter. Vous sui­vez un fil direc­teur, comme dans un tra­vail de recherche.

Grâce à la science, oui, car c’est un tra­vail de fond. Quand tu es jour­na­liste cli­mat il faut être très modeste. Les sciences du cli­mat sont extrê­me­ment com­plexes et mul­tiples. Petit à petit, ces sciences s’affinent, donc les enquêtes aus­si. Exemple : on com­mence à décou­vrir de plus en plus l’impact du méthane, qui est res­pon­sable de près d’un quart du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, à com­prendre que le gaz est peut-être plus pol­luant que le char­bon à cause des fuites de méthane alors que c’est van­té par les indus­triels comme l’énergie de tran­si­tion néces­saire avant qu’on passe au 100 % renou­ve­lable… Avoir accès à ce cor­pus d’études m’invite à affi­ner le tra­vail sur les plus gros émet­teurs, à ouvrir de nou­velles enquêtes.

Il ne s’agit pas seule­ment d’effectuer une veille scien­ti­fique. Beaucoup de vos articles portent sur des acteurs pré­cis. Pourquoi, par exemple, avoir choi­si TotalEnergies comme prin­ci­pal objet d’enquête ?

Outre le fait que c’est l’un des plus gros pol­lueurs mon­diaux, tout le monde connaît TotalEnergies : 9 Français sur 10 habitent à moins de dix kilo­mètres d’une sta­tion essence de la firme. Ça per­met d’accrocher le lec­teur, de lui dire « On va vous par­ler d’une boîte que vous connais­sez tous ». L’entreprise est aus­si un géant qui s’applique à déployer tous les nou­veaux ava­tar du cli­ma­tos­cep­ti­cisme et du green­wa­shing, comme les nou­velles tech­no­lo­gies (avec la cap­ture car­bone, par exemple) ou le mythe de la neu­tra­li­té car­bone d’ici à 2050. C’est enfin un exemple sai­sis­sant de ce que j’appelais plus haut le capi­ta­lisme fos­sile, c’est-à-dire une entre­prise pri­vée qui conti­nue son tra­vail de sape cli­ma­tique grâce à l’appui de l’industrie ban­caire et de l’appareil d’État français. 

Comment en par­ler, jus­te­ment, par quels moyens, avec quels médiums ?

« Dans un pays où deux tiers des habi­tants sont très expo­sés aux risques cli­ma­tiques, c’est à ces per­sonnes-là qu’il faut s’adresser en premier. »

Comme ces sciences cli­ma­tiques sont très com­plexes, il y a tout un tra­vail de mise en scène, de mise en image. L’horizontalité qu’on a au sein de la rédac­tion fait qu’on peut mobi­li­ser des gens qui savent manier la vidéo ou les cartes. On a par exemple essayé de faire un article pano­ra­mique pour mon­trer quelles sont les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique dans les 101 dépar­te­ments fran­çais. Il fal­lait faire un objet simple, une pho­to et trois lignes pour dire que, par exemple, en Ariège, il y a telle espèce qui est en train de dis­pa­raître, qu’en Martinique, un vil­lage entier est mena­cé par la mon­tée des eaux, pour per­mettre de s’approprier faci­le­ment quelque chose qui paraît très com­pli­qué ou froid. Ça com­mence donc avec des choses très simples, comme mar­te­ler quelles sont les éner­gies fos­siles — le pétrole, le gaz, le char­bon — qui, en les brû­lant, par­ti­cipent au chan­ge­ment cli­ma­tique. On voit que ça reste impor­tant de le rap­pe­ler, d’autant plus cet été où une sorte de déni cli­ma­tique explose. Face à ça, on pour­rait som­brer dans du mépris. Mais mon tra­vail en tant que jour­na­liste c’est de prendre le lec­teur par la main, de faire de l’éducation popu­laire, en somme.

Mais Mediapart est éti­que­té comme un site d’in­for­ma­tion de gauche cri­tique, voire dia­bo­li­sé par cer­tains médias audio­vi­suels. Sachant ça, à qui vous adressez-vous ?

Je parle à par­tir des miens. Ce sont eux qui vont prendre les pre­miers. Tout part de là. Je flippe pour elles et eux. Je viens d’un milieu très popu­laire. J’ai comp­ta­bi­li­sé par exemple que les trois quarts des hommes de ma famille sont morts avant 60 ans. Ma mère est femme de ménage, elle a 66 ans, son corps est hyper abî­mé. Il y a eu trente ans de ménage, les pro­duits chi­miques, sa capa­ci­té pul­mo­naire est réduite de moi­tié, elle a un bras qui ne fonc­tionne plus, elle est com­plè­te­ment bri­sée. Mes proches, dans la com­mu­nau­té por­tu­gaise, ce sont des gens qui sont en pre­mière ligne pen­dant les épi­sodes de cha­leur comme en ce moment. Un des trucs auquel je pense tou­jours, c’est que ma mère puisse lire ce que j’écris. Donc, pre­mière règle : simple et court. On n’a pas besoin d’un back­ground cli­ma­tique, scien­ti­fique ou mili­tant pour com­prendre ce que j’écris. Par fois je peux faire des trucs un peu « geek » pour un cer­tain public, mais géné­ra­le­ment j’essaie de faire en sorte que mon tra­vail soit appro­priable par tous. Disons-le encore : dans un pays où deux tiers des habi­tants sont très expo­sés aux risques cli­ma­tiques, c’est à ces per­sonnes-là qu’il faut s’adresser en pre­mier et, par­mi elles, aux classes populaires.

[Dunkerque | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Vous aimez ren­ver­ser les expres­sions néga­tives à l’é­gard du mou­ve­ment éco­lo­gistes : tan­dis que le gou­ver­ne­ment sabote la loi cli­mat, les riches font preuve de sépa­ra­tisme éco­lo­gique. « Ultime chausse-trappe cli­ma­tique : le voca­bu­laire domi­nant, la guerre des mots pour désa­mor­cer tout sou­lè­ve­ment col­lec­tif », écri­vez-vous à la fin de Criminels cli­ma­tiques. Est-ce votre façon d’y répondre ?

J’ai tou­jours eu ça, quel que soit le sujet. À Roubaix, dans la com­mu­nau­té por­tu­gaise et même plus géné­ra­le­ment dans les quar­tiers popu­laires, il a cette culture de la pun­chline, de la vanne, du retour­ne­ment de stig­mate, donc c’est res­té ancré dans ma pra­tique jour­na­lis­tique. Et puis, pour reprendre un peu Gramsci, il y a une bataille cultu­relle à mener et elle passe aus­si par les mots. Il y a une hégé­mo­nie au sein du dis­cours cli­ma­tique, qu’il faut savoir retour­ner. Avec Mediapart on a éla­bo­ré une charte éco­lo­gique pour gra­ver dans le marbre quel est notre trai­te­ment de la crise éco­lo­gique, dans laquelle on a mar­qué notre atten­tion sur les mots : on va tou­jours par­ler de gaz fos­sile plu­tôt que de gaz natu­rel ; de dérè­gle­ment ou de chan­ge­ment cli­ma­tique plu­tôt que de réchauf­fe­ment cli­ma­tique, pour ne pas prê­ter le flanc aux gens qui disent qu’il ne fait pas plus chaud. On aban­donne peu à peu des expres­sions comme « éner­gies vertes » ou « tran­si­tion écologique ».

Radio France avait fait une annonce simi­laire l’an pas­sé, pour sou­li­gner « un tour­nant envi­ron­ne­men­tal dans la manière de trai­ter l’information »…

Beaucoup de médias ont effec­tué cette mue l’an der­nier. À voir ensuite ce qui est de l’ordre de l’affichage et du réel chan­ge­ment de trai­te­ment de l’information. Il y a aus­si tout une vague de for­ma­tion, y com­pris chez nous. Il faut digé­rer ces sciences, qui ne sont pas évi­dentes, qui ne sont pas évi­dentes de prime abord, pour ensuite affu­ter ces angles.

Un tour­nant qui n’a pas empê­ché le ministre de l’Agriculture Marc Fresneau de rela­ti­vi­ser les tem­pé­ra­tures du début de l’été, alors que le mois de juillet a été, à l’échelle pla­né­taire, le plus chaud jamais enregistré.

« C’est hal­lu­ci­nant que le jour­na­liste ne puisse pas rétor­quer que le GIEC ne pro­duit pas des don­nées mais fait des syn­thèses de la lit­té­ra­ture scientifique ! »

Oui ! Ou encore hier matin [21 août 2023, ndlr] : à l’antenne de France Inter, le dépu­té RN Thomas Ménagé a affir­mé que le GIEC pro­duit des don­nées et que ses rap­ports sont exa­gé­rés. C’est hal­lu­ci­nant que le jour­na­liste, sur un ser­vice public, ne puisse pas rétor­quer que le GIEC ne pro­duit pas des don­nées mais fait des syn­thèses de la lit­té­ra­ture scien­ti­fique ! Il y a un manque de mor­dant vis-à-vis de ces invi­tés qui nous ren­voie à l’état actuel du jour­na­lisme, qui sert aux invi­tés leurs thé­ma­tiques sur un pla­teau et qui pré­fère la polé­mique au faits.

Vous par­liez de la tran­si­tion, que d’autres cri­tiquent éga­le­ment — l’historienne Cara New Dagett par exemple. Pourquoi aban­don­ner cette expression ?

On n’a pas besoin d’une tran­si­tion mais d’une rup­ture. L’historien Jean-Baptiste Fressoz montre très bien com­ment, dans l’Histoire, ce sont des accu­mu­la­tions éner­gé­tiques suc­ces­sives qui opèrent plu­tôt que des tran­si­tions. Les indus­triels fos­siles se sont jetés dans cette brèche : on a besoin d’une tran­si­tion mais comme ça prend du temps, on a besoin du gaz en atten­dant — ce qui fait qu’ils conti­nuent à pros­pec­ter sans cesse de nou­veaux gise­ments gaziers, à rebours des recom­man­da­tions scien­ti­fiques. On s’est enfer­ré là-dedans, à tel point que l’Union euro­péenne en est à estam­piller le gaz fos­sile éner­gie verte ! On s’est fait pié­ger par ce mot, on n’a pas su s’en défaire.

Ce que vous essayez d’éviter avec « sobrié­té », par contre.

Oui. Il faut pui­ser dans l’imaginaire de la culture popu­laire pour savoir ce que c’est réel­le­ment que la sobrié­té : c’est vivre digne­ment. On nous parle du « retour à la bou­gie » mais c’est tout sim­ple­ment avoir un loge­ment digne et un tra­vail avec un salaire décent ! Il y a un rap­port popu­laire à la fru­ga­li­té. Je pense à ma famille por­tu­gaise. Suite aux méga­feux qu’il y a eu dans ma région, au Portugal, j’ai com­men­cé un tra­vail autour de notre rap­port à la forêt. En regar­dant les albums de famille, je me suis ren­du compte que les trois quarts du temps qu’on pas­sait ensemble c’était juste être dehors en cercle en train de par­ler à l’ombre. Il n’y a pas de plai­sir plus simple, il n’y a rien de plus fru­gal que la joie d’être là, en pré­sence, avec les siens. Le socio­logue Benoît Coquard en parle aus­si à pro­pos des apé­ros en milieu rural et je le vois à Roubaix quand j’y retourne. On peut aus­si pen­ser au buen vivir cher aux zapa­tistes : une sim­pli­ci­té qui n’est pas volon­taire, qui n’implique pas un effort ou un tra­vail, mais qui n’est rien d’autre qu’une vie qui est là.

[Saint-Georges-d'Annebecq |Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

Comment enquê­tez-vous ?

Il y a d’abord des sources, qui se tra­vaillent avec le temps. Après une dou­zaine d’enquêtes sur TotalEnergies, tu finis par être iden­ti­fié sur le sujet. Ensuite il y a un réseau à construire avec les asso­cia­tions, les ONG, les mili­tants, les amis d’amis, les per­sonnes qui viennent taper à notre porte ou qui nous contactent de manière ano­nyme… La crise cli­ma­tique est telle qu’il y a des gens au sein de l’appareil d’État ou de grandes entre­prises qui n’en peuvent plus et viennent vers nous parce qu’ils voient très bien que les réac­tions ne sont pas à la hau­teur. Ils sont déses­pé­rés. Les gens qui me donnent accès, par exemple, aux guides qui cir­culent au sein de BNP Paribas pour bien réagir aux cri­tiques au cours de simples dis­cus­sions. Ce sont des gens qui sont pas bien, qui vivent une dis­so­nance entre leurs croyances et ce que fait véri­ta­ble­ment leur boîte.

Mais le plus gros du tra­vail, c’est sûre­ment de trier dans ce qui est à notre dis­po­si­tion : il suf­fit d’ouvrir les docu­ments des grandes entre­prises. C’est hal­lu­ci­nant ! La base de mon tra­vail, c’est de pas­ser ces docu­ments au tamis de la science, de ce que dit le GIEC ou l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie par exemple. TotalEnergies pré­voit de pro­duire 30 % de gaz en plus d’ici 2030 ? C’est com­plè­te­ment à contre-cou­rant de tout ce que dit la science depuis trente ans ! Ce n’est pas grand-chose de le révé­ler mais c’est néces­saire car on iden­ti­fie un pro­blème, un man­que­ment, sur lequel l’État, la puis­sance juri­dique doit se mettre en branle. On com­mence à per­ce­voir des effets : il y a de plus en plus de pro­cès, notam­ment au pénal. Je pense à une enquête pénale ouverte depuis plus d’un an contre TotalEnergies pour green­wa­shing, qui a été nour­rie de quelques-unes de mes enquêtes, ce qui per­met de mon­trer que TotalEnergies ment clai­re­ment et ne res­pecte pas du tout les clous posés par l’accord de Paris. Rappelons-le : TotalEnergies est une boîte pri­vée qui, à elle seule, peut faire dérailler les accords de Paris, signés par presque tous les États dans le monde. C’est fou que la puis­sance publique ne s’attelle pas à ça.

Est-ce qu’il y a deux, trois enquêtes qui vous ont par­ti­cu­liè­re­ment marqué ?

« La com­pen­sa­tion car­bone se fait sur le dos des habi­tants du Sud, en pre­mière ligne des chan­ge­ments cli­ma­tiques alors qu’ils n’y contri­buent pas. »

Oui ! Celle à laquelle je suis très atta­ché porte sur des docu­ments internes à TotalEnergies que j’ai dévoi­lés. Ils démontrent que l’entreprise a sabo­té une taxe car­bone euro­péenne qui devait être élar­gie à l’échelle inter­na­tio­nale, dans les années 1980–1990. Selon les cher­cheurs que j’ai inter­viewé, ça a entraî­né trente ans de retard cli­ma­tique. C’est une enquête inté­res­sante parce qu’il y a des docu­ments internes, ce qui est plu­tôt rare, qu’on a pu publier, et parce qu’on voit une imbri­ca­tion étroite avec l’État — Dominique Strauss-Khan en l’occurrence, l’agent du sabo­tage en ques­tion. Cette enquête montre le cynisme sans nom de gens qui ont sabo­té sciem­ment une poli­tique volon­ta­riste, sabo­tage dont on paie main­te­nant le prix. Strauss-Khan aurait dû, devrait être inquié­té par la jus­tice. C’est pour ça qu’on a appe­lé la jour­née spé­ciale que nous avons orga­ni­sée sur TotalEnergies « L’heure des comptes » : on accu­mule assez d’éléments pour pou­voir deman­der à ces gens de rendre des comptes. J’espère que mes enquêtes pour­ront, modes­te­ment, ser­vir à ça : par­ti­ci­per d’un véri­table jour­na­lisme de trans­for­ma­tion écologique.

Quelles sont les émo­tions qui vous accom­pagnent dans votre tra­vail d’enquête ?

La ques­tion qu’on me pose tout le temps, c’est « Tu n’es pas dépri­mé ? ». Je réponds tou­jours avec le même jeu de mot : « Je ne suis pas éco-anxieux mais éco­lé­rique. » Car c’est de l’énervement qui m’habite sur­tout. Puis, au cours de l’enquête, l’énervement cède la place a une forme de satis­fac­tion, parce qu’il y a une puis­sance à dévoi­ler des faits qu’on estime d’in­té­rêt géné­ral. À Mediapart on fait sur­tout du jour­na­lisme d’investigation. Il y a quelque chose de jouis­sif à don­ner à lire des faits nou­veaux aux gens, car ça peut leur per­mettre de s’outiller intel­lec­tuel­le­ment, voire de se mobi­li­ser. Pour citer une enquête : TotalEnergies annonce pol­luer moins en construi­sant un puits de car­bone pour com­pen­ser ses émis­sions. En véri­té, ce puits de car­bone est une forêt arti­fi­cielle au fin fond du Congo, qui a impli­qué l’expropriation de cen­taines de pay­sans avec l’aval du gou­ver­ne­ment congo­lais. On a révé­lé une infor­ma­tion d’intérêt public. Il y a donc la satis­fac­tion jour­na­lis­tique de dévoi­ler des faits, qui donne un sens à ton tra­vail, mais un immense éner­ve­ment resur­git car la com­pen­sa­tion car­bone se fait une fois de plus sur le dos des habi­tants du Sud, ceux qui sont en pre­mière ligne des chan­ge­ments cli­ma­tiques alors qu’ils n’y contri­buent pas. Je me dis qu’une telle enquête peut aider à ce que la pro­chaine fois qu’on entend un dis­cours offi­ciel, d’une entre­prise ou d’un gou­ver­ne­ment sur la com­pen­sa­tion car­bone, on sache qu’il y a une his­toire ter­rible de vio­lence derrière.

[Uckange | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles

L’exemple de la com­pen­sa­tion car­bone le montre : les vio­lences liées au chan­ge­ment cli­ma­tique appa­raissent par média­tion, de façon indirecte.

Oui. Avant les vio­lences indus­trielles se pas­saient dans le lieu de tra­vail de l’usine, et le chan­ge­ment cli­ma­tique rebat les cartes. À tra­vers l’atmosphère, cette vio­lence s’abat sur tous les corps et peut tou­cher mas­si­ve­ment tout le monde. Et pour les dénon­cer, ça n’est pas ton contre­maître qu’il faut aller cher­cher. Après avoir bou­sillé des mil­lions de corps durant tout le XXe siècle, c’est un autre visage des vio­lences indus­trielles qu’on subit par le biais de l’effet cumu­la­tif des gaz à effet de serre. Au siècle der­nier, le mou­ve­ment ouvrier a fait preuve d’autodéfense avec les par­tis, les syn­di­cats… Aujourd’hui il y a une réponse d’au­to­dé­fense à recon­fi­gu­rer autour du cli­mat et qui doit s’opérer au sein du camp de l’émancipation.


Photographie de ban­nière : Dunkerque | Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Atlas des Régions Naturelles
Photographie de vignette : Mickaël Correia | Éditions La Découverte


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REBONDS

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