Texte inédit pour le site de Ballast
Coopératives, mutuelles, associations : depuis le XIXe siècle, travailleurs et travailleuses ont cherché à s’organiser collectivement pour répondre à leurs besoins quotidiens, contestant la précarité par la solidarité en œuvrant à l’élaboration d’une économie socialisée. Aujourd’hui, cette histoire semble bien étrangère aux entreprises qui se reconnaissent dans le domaine a priori attrayant de l’économie sociale et solidaire (ESS). Derrière ce sigle se cachent des organisations dont le fonctionnement et les objectifs n’ont plus grand-chose à voir avec le mouvement originel d’autonomie ouvrière. Plusieurs exemples récents en attestent, sur lesquels revient le présent article. D’un directeur d’association dont les pratiques illustrent les dérives gestionnaires au sein du secteur de l’action sociale et médico-sociale, jusqu’aux manifestations des employés dudit secteur pour dénoncer la marchandisation de leur travail, l’auteur propose une plongée dans une économie qui prospère sur le dos des plus précaires. ☰ Par Jérémie Rochas
La loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, portée à l’époque par Benoît Hamon, a constitué un tournant dans l’histoire de l’ESS, en permettant aux entreprises commerciales dont les actions sont dites d’« utilité sociale » d’entrer dans cette catégorie. Alors que depuis les années 1970, l’économie sociale désignait les coopératives, mutuelles et associations1, la voie est désormais ouverte à diverses formes de financements privés. L’ESS, dont les origines sont populaires et contestataires, se retrouve ainsi à flirter avec le pouvoir, et à entretenir un rapport de dépendance économique avec les acteurs capitalistes, au risque d’une compromission et d’une perte de sens moral. Ses valeurs fondamentales, telles que le principe de non-lucrativité, le principe « une personne, une voix », la primauté de la personne humaine sur le capital ou encore l’ancrage territorial fort, qui étaient auparavant inscrites dans les textes, sont depuis lors mises à mal. Ainsi, on parle à présent de « but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices », de « gouvernance démocratique, définie et organisée par les statuts, prévoyant l’information et la participation », et de « bénéfices majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise ». Bien que la loi recycle habilement le lexique de la solidarité, les principes fondamentaux de l’ESS sont contestés. La primauté est désormais accordée à la rentabilité, que ce soit dans les entreprises d’insertion ou dans les centres d’hébergement. Pour atteindre ces objectifs, les dirigeants sont prêts à mobiliser tous les outils de l’entreprise capitaliste : le management brutal, la concurrence déloyale et la prospection commerciale, sans considération pour les besoins réels des populations accompagnées.
Le cas Equalis
« Dans cette association, comme dans tant d’autres organisations, c’est une logique gestionnaire, violente et destructrice qui prévaut. »
Prenons un cas, parmi d’autres. En juin 2021, le parquet du tribunal de Meaux ouvre une enquête préliminaire pour abus de confiance visant l’association Equalis, après la découverte du salaire mirobolant d’Arthur Anane, directeur général de l’organisation basée à Mareuil-lès-Meaux, en Seine-et-Marne. Le Canard enchaîné vient tout juste de révéler les privilèges exorbitants du patron : « 11 400 euros net par mois, une Audi Q7 louée 2 097 euros par mois, un logement de fonction ». Prenant connaissance de ces informations, les salariés d’Equalis, « écœurés », demandent le départ immédiat du directeur. Le 7 octobre, ils manifestent pour dénoncer le mépris d’Arthur Anane face à des conditions de travail toujours plus précaires. Le dirigeant d’Equalis paraît d’autant plus cynique que l’association prétend « agir en faveur d’une société plus juste, d’un monde équitable, pour permettre à chaque personne de préserver sa dignité2 ». Pour cela, plus de 95 projets et dispositifs sont gérés par l’association, à destination des populations les plus précaires : sans-abri, personnes exilées, femmes victimes de violences… Pour mener à bien ces projets, l’organisation bénéficierait d’environ 83 millions de subventions publiques par an3. Equalis, qui employait 900 personnes en 2020, a aussi la responsabilité de plusieurs plateformes du Samu social en Île-de-France, où, faute de places, les opérateurs téléphoniques se voient contraints de refuser chaque jour à des centaines de personnes l’accès à un hébergement.
Le cas Equalis est un exemple aussi triste que banal de l’envahissement de la pensée entrepreneuriale dans le secteur de l’action sociale. Dans cette association comme dans tant d’autres organisations, une logique gestionnaire, violente et destructrice prévaut. Ses effets délétères touchent autant les salariés que les personnes vulnérables accompagnées par ces nouvelles start-ups de l’économie sociale et solidaire. Dans une lettre introduisant un récent rapport d’activité, Arthur Anane assume des objectifs commerciaux : « Tout en appelant au renforcement de l’engagement de l’État pour les personnes les plus fragiles, nous souhaitons, avec d’autres acteurs de l’ESS, davantage mobiliser les entreprises de l’économie lucrative. Pour qu’elles soient parties prenantes des enjeux de société et projets que nous portons, comme nombre d’entre elles le sont déjà pour les questions environnementales et sociétales4. » Avec le plus grand aplomb, et non sans ironie quand on connaît la suite, il ose même conclure : « Equalis veille, avec exigence, à maîtriser la gestion des financements qui lui sont confiés ».
C’est qu’entre 2018 et 2019, l’association Equalis a vu son chiffre d’affaires passer de 690 000 euros à 3 millions d’euros grâce au « développement de ses filiales commerciales5 ». Du fait, entre autres, d’importants investissements dans le secteur de l’hébergement, les bénéfices n’ont cessé d’augmenter — ce sont visiblement les sans-abri qui rapportent le plus. Mais le 6 octobre 2021, dans un communiqué de presse, l’Union fédérale de l’action sociale de la CGT s’alarmait des effets dévastateurs de la politique gestionnaire d’Equalis sur les conditions de travail des salariés : « Combien d’arrêts de travail et de salariés à bout et en difficulté faudra-t-il encore ? La politique du chiffre casse les fonctionnements et fait perdre le sens des réalités et des priorités. »
L’économie sociale, le grand marché des pauvres
« L’une des stratégies pour se distinguer des autres associations consiste à attirer les jeunes
élitesissues des grandes écoles de commerce. »
Depuis les années 1980, une poignée d’associations et de groupes privés se sont emparés des appels à projet, plaçant les problématiques sociales dans une lutte concurrentielle toujours plus féroce pour remporter les marchés de l’ESS. Ce combat entre titans aux moyens financiers sans limites a causé l’anéantissement des artisans du lien social : les petites associations locales, aux intentions humbles et aux marges d’action à échelle humaine, ne peuvent rivaliser avec les nouveaux entrepreneurs. Dans le rapport « La France associative en mouvement » publié par l’association Recherche et Solidarités en septembre 2018, on estimait à 25 000 le nombre d’associations « disparues » dans l’année — disparitions que l’on doit notamment à la baisse des subventions publiques.
Fin 2020, c’est même le 3919, le numéro d’écoute des femmes victimes de violences, qui se retrouve mis sur le marché public, via une procédure de mise en concurrence engagée par le gouvernement. C’est la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF) qui, à l’origine du numéro d’écoute depuis 1992, en assurait depuis lors la gestion. Lucie, communicante pour une association féministe, considère que « l’ouverture de ce marché public avait pour but de légitimer une baisse radicale des subventions publiques remises à l’association gestionnaire et aurait eu pour conséquence une détérioration radicale de la qualité d’accompagnement des femmes écoutées ». Selon elle, « alors que les écoutantes de la FNSF répondent aujourd’hui aux appels sans limites de temps, le marché public proposait un système d’écoute basé sur une évaluation quantitative constante, dans lequel les appels seraient limités à une durée de dix minutes, avec une cadence d’appels à respecter par jour et par écoutante ». Finalement, à la suite d’une campagne de mobilisation de la FNSF sur les réseaux sociaux, une pétition qui a rassemblé 65 000 signataires et après un référé précontractuel devant le tribunal administratif de Paris, la décision du gouvernement a été annulée. Le 3919 continuera d’exister, du moins jusqu’à une prochaine tentative de mise en concurrence.
Le groupe SOS, devenu pionnier dans le secteur de l’entreprenariat social, représente de manière plus symptomatique encore ce mélange des genres. Créé en 1984 et regroupant associations et entreprises, le groupe est géré d’une main de fer par Jean-Marc Borello. Ce dernier, aujourd’hui proche conseiller de Macron, a fondé en 2009 le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves), organisation qui regroupe des « patrons solidaires » cherchant à occuper une place dominante dans l’ESS et à s’accaparer le maximum de financements publics et privés. L’une des stratégies mises en œuvre pour se distinguer des autres associations consiste à attirer les jeunes « élites » issues des grandes écoles de commerce et de management, en mettant en avant l’intérêt financier de l’action sociale. Le géant SOS détient ainsi 600 établissements et services, et annonce un chiffre d’affaires de 1 107 millions d’euros en 20206. Les activités qu’il mène concernent la solidarité, la jeunesse, les seniors, la culture, la transition écologique, l’emploi, la santé, ou encore l’action internationale. Parmi elles, c’est l’investissement dans les activités liées aux solidarités qui s’est avéré le plus rentable (23 % du chiffre d’affaires), ex aequo avec l’investissement dans les activités de santé. Dans ce nouveau marché, les pauvres et les malades sont traités selon des objectifs de rentabilité. En 2017, le groupe SOS était présent dans 35 pays et annonçait une trésorerie à hauteur de 100 millions d’euros. Jean Marc Borello vantait ainsi des bénéfices annuels atteignant entre 10 et 15 millions d’euros.
« On évalue le coût d’une personne hébergée selon ses capacités supposées à stabiliser sa situation. »
Une bonne santé financière qui cache un quotidien autrement moins riant. Julie7 travaille comme éducatrice dans une structure CSAPA (Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie) appartenant au groupe SOS. Elle accompagne des personnes en situation de vie dans la rue et de toxicomanie. Elle raconte le sous-effectif permanent et l’absence de dialogue avec la direction : « Lorsqu’on exprime nos revendications, on nous répond que c’est notre travail de nous adapter ». Il y a quelques semaines, un incendie s’est déclaré au sein du centre d’hébergement ; il a fallu reloger les personnes accompagnées. « Ils ont débloqué un hôtel miteux, plein de cafards et punaises de lit, pour les usagers. Le directeur a disparu depuis l’incendie. »
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Ces dernières années, les mouvements de révolte se sont multipliés pour dénoncer les conditions de vie toujours plus indignes dans les centres d’hébergement et foyers d’urgence. En janvier dernier, des femmes hébergées au foyer ADOMA d’Ivry-sur-Seine manifestaient par « une marche solidaire pour la dignité » et dénonçaient les « agressions, le harcèlement, le voyeurisme, les problèmes d’hygiène » dont elles sont victimes au quotidien. Elles demandaient le respect de leur droit à un logement décent. L’entreprise ADOMA, détentrice de 850 établissements d’hébergement ou de logement social, au chiffre d’affaires de 448 millions d’euros, ne semble pas considérer la dignité des femmes précaires comme un enjeu important de son activité. Pourtant, ce sont bien ces personnes hébergées qui ont permis à l’entreprise de tirer un bénéfice de 42 millions d’euros en 2020. Oui, le « marché du pauvre » est bien en plein essor, tandis que les inégalités sociales se creusent et que les intérêts économiques qui en résultent sont colossaux. C’est à l’organisation qui proposera le meilleur business plan, selon le public cible à accueillir et dans la limite, parfois confuse, de la réglementation en termes d’accueil et de conditions de vie définie par le Code de l’action sociale et des familles.
Violence gestionnaire et capitalisme managérial
La financiarisation de l’ESS, bien éloignée des préoccupations premières de cette dernière, a eu des conséquences directes sur le secteur du travail social, frappé de plein fouet par la logique marchande et entrepreneuriale. La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 avait instauré une nouvelle conception des financements publics en introduisant pour la première fois la notion de performance dans le travail social. Depuis sa mise en application en 2006, le budget public n’est plus voté par chapitre budgétaire mais par programme, programme dont les objectifs sont définis par des projets annuels de performance selon une grille d’indicateurs principalement liés au coût du projet. Pour exemple, dans le programme politique en faveur de l’inclusion sociale, une action prévoit d’« améliorer l’efficience de la prise en charge des personnes vulnérables ». En clair, l’indicateur correspondant est le coût moyen de la prise en charge d’une personne hébergée dans un Centre d’hébergement de réinsertion sociale (CHRS) par type de prestation : hébergement d’urgence ou hébergement d’insertion8. On évalue le coût d’une personne hébergée selon ses capacités supposées à stabiliser sa situation. Au travailleur social de prouver, quant à lui, que l’individu mérite un tel « investissement ».
« Les démarches n’aboutissent pas, la relation de confiance est malmenée, tandis que les associations et entreprises de l’ESS garantissent à l’État la préservation d’une paix sociale à faible coût. »
Ainsi, la gestion du secteur médico-social engage un contrôle permanent de ses intervenants, et notamment des travailleurs sociaux qui doivent en permanence justifier l’intérêt de leur action de manière chiffrée et déshumanisée. La réalité complexe des rapports humains et le travail de construction de liens de confiance sont ignorés au profit d’une gestion de la pauvreté obsédée par la rationalisation. Une étude dirigée par les sociologues Marie Benedetto-Maye, Salvatore Maugeri et Jean-Luc Metzger9 montre que les travailleurs sociaux et salariés des associations en sont sérieusement affectés, pâtissant de la perte de sens provoquée par ces logiques gestionnaires. Nombreux sont celles et ceux qui subissent une pression sur les objectifs quantitatifs qu’on leur impose. On encourage par exemple à ne sélectionner que les jeunes ayant les plus grandes chances de réinsertion pour améliorer les statistiques du service. Selon le chercheur Selma Venco10 il y a bien une violence inhérente au contrôle managérial, celui-ci tout entier orienté vers la mise en concurrence des salariés, l’intensification du travail, et l’individualisation des critères de gestion. La dureté des conditions de travail conduirait ainsi à un fort turn over, à un taux élevé d’absentéisme et au fait qu’un nombre important de postes demeurent non pourvus.
Dans la région des Pays de la Loire, les professionnels du secteur médico-social alertaient début novembre sur « l’hémorragie du secteur » avec plus de 1 300 postes vacants, résultant tout à la fois d’un manque de reconnaissance, d’un absentéisme à la hausse, de conditions de travail difficiles et de salaires trop bas. À la sortie des accords du Ségur de la santé en juillet 202011, les acteurs du secteur médico-social espéraient une réelle prise en considération de leurs conditions de travail. Mais après deux mois de débats, la déception est grande. Certains syndicats dénoncent une logique gouvernementale « hospitalo-centrée » avec pour conséquence un oubli catastrophique du secteur social et médico-social. À la suite de l’acte 2 du Ségur en janvier 2021, c’est encore le sentiment d’être méprisé qui domine. Les acteurs du soin se voient accorder une augmentation de salaire, mais pas les éducateurs, les moniteurs éducateurs et les autres professionnels de l’accompagnement. Les personnes accompagnées ne peuvent que pâtir de ces mauvaises conditions de travail. Les liens avec les travailleurs sociaux sont coupés, les démarches n’aboutissent pas, la relation de confiance est malmenée, tandis que les associations et entreprises de l’ESS garantissent à l’État la préservation d’une paix sociale à faible coût.
Cette conception purement financière du social néglige les besoins réels des personnes accompagnées. Elles deviennent une marchandise, et le lien social, lui, un produit à transformer. Ainsi, les sans-abri sont classés et leurs cas hiérarchisés selon des critères subjectifs de vulnérabilité. Les personnes exilées sont exclues des lieux d’accueil avant même qu’une perspective de régularisation soit envisagée, puis sont réorientées selon leur statut administratif. La loi asile et immigration de septembre 2018 — dont le nom complet illustre à lui seul ces inflexions — prévoit par exemple la mise en place d’une transmission d’informations concernant le statut des étrangers de la part des systèmes intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO) ainsi que des services du 115 gérés par les associations, vers l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Ce système insidieux de délation implique de facto les travailleurs sociaux salariés des associations d’aide aux migrants dans une collaboration contrainte avec les pratiques violentes des services d’immigration. Chargés d’apporter un soutien aux personnes vulnérables, soutien qui commence par la création d’un lien de confiance, ils se retrouvent complices malgré eux des politiques d’enfermement et de déplacement forcé des personnes en situation irrégulière.
Ni flic ni balance
« Longtemps, le travail effectué par les éducateurs de rue était présenté comme l’alternative à la fonction répressive de la police. Il se trouve aujourd’hui soumis aux dérives répressives du pouvoir. »
Hébergement, accueil des exilés, violences faites aux femmes… Aucun domaine ne semble pouvoir échapper à la rationalisation économique qui touche le travail social. Un dernière activité mérite attention : celle de la prévention spécialisée (éducateurs de rue, animateurs, médiateurs sociaux, travailleurs sociaux référents de la protection de l’enfance…). Elle a été particulièrement instrumentalisée par les autorités, sans compter les exigences de rentabilité qui ont frappé de plein fouet ce secteur dont les missions sont difficilement évaluables, car fondées sur la création de liens. Ainsi, depuis une dizaine d’années, les départements baissent considérablement les financements accordés. En 2013, par exemple, le conseil départemental de Seine-Maritime a réduit son financement de 50 %, et la moitié du personnel éducatif a été licencié. En 2014, c’est au tour du conseil départemental du Loiret de cesser tout financement de la prévention spécialisée12. Ces réductions ne sauraient se faire sans réaction : à Lille, les éducateurs de rue sont entrés en lutte en 2020 pour dénoncer une diminution des subventions d’un million d’euros entre 2018 et 2020. Toutefois, pour surnager, les associations ont progressivement dû diriger leur action vers de nouvelles missions, d’abord, dans la lutte contre la délinquance. Puis, plus récemment, dans la lutte anti-terroriste, nouvelle source de financement pour un secteur — celui de la prévention — abandonné par les pouvoirs publics. Longtemps, le travail effectué par les éducateurs de rue était présenté comme l’alternative à la fonction répressive de la police. Il se trouve aujourd’hui soumis aux dérives répressives du pouvoir.
Déjà en 2003, les travailleurs sociaux se mobilisaient pour refuser ces compromissions. À la suite d’une convention discrètement signée entre le conseil départemental de Savoie, responsable de la prévention spécialisée, et les services de police, prévoyant « une synergie » entre les deux services, des éducateurs de rue se mettaient en grève. La convention prévoyait notamment que les éducateurs repérant une infraction ou même une tentative d’infraction aient l’obligation de prévenir leur hiérarchie, qui serait chargée à son tour d’avertir le parquet. Le projet allait jusqu’à envisager une transmission des informations directement à la police ou la gendarmerie. « Nous ne sommes pas des loups avec les loups » résumait alors une éducatrice en lutte. La prévention spécialisée, dont les missions s’articulent autour des principes phares de « relation de confiance » et de « libre adhésion » des jeunes accompagnés est alors explicitement compromise. Depuis la loi contre la prévention de la délinquance de 2007, c’est même le principe déontologique de discrétion professionnelle qui est remis en cause, les éducateurs se retrouvant dans le rôle de « balances ».
En témoignent les pratiques de l’association ARTEMIS, qui a pour mission la prévention de la radicalisation et a rejoint le groupe SOS en 2016. Ses éducateurs doivent régulièrement rendre des comptes et partager des informations lors de réunions institutionnelles avec la préfecture et les services de renseignement territorial. Jeanne7, jeune éducatrice, nous relate un entretien d’embauche avec l’association. « On m’a expliqué que je devrais évoquer mes échanges avec les jeunes lors de réunions avec le préfet en personne et les renseignements territoriaux ». Elle explique pourquoi elle a refusé ce poste : « Je me suis imaginée comme un sbire de l’État, utilisée à des fins de flicage. J’aurais été le bon et gentil flic auprès des jeunes. En fait, je réalise que mes compétences, ce à quoi j’avais été formée n’auraient servi à rien. Je n’avais aucune fonction éducative dans ce poste. » Les travailleurs sociaux se retrouvent ainsi manipulés pour surveiller des jeunes soupçonnés a priori de radicalisation.
En lutte
« 535 personnes sans abri ont perdu la vie en 2020 faute d’un toit. Elles sont les
dégâts collatérauxd’une économie solidaire désormais institutionnalisée, au mépris des priorités sociales réelles. »
L’ESS est un secteur florissant. Pourtant, jamais autant de personnes n’ont vécu dans la rue. La pauvreté explose. Selon le collectif Morts de la rue, 535 personnes sans abri ont perdu la vie en 2020 faute d’un toit. Elles sont les « dégâts collatéraux » d’une économie solidaire désormais institutionnalisée, au mépris des priorités sociales réelles. Si la violence institutionnelle a pour fin la division et l’individualisme face à la souffrance, c’est l’unité dans la lutte qui permettra une riposte entendue. Les travailleurs sociaux auront pour défi de rompre le dogme de la distance professionnelle pour proposer leur soutien aux personnes vulnérables, victimes de la marchandisation de l’accompagnement, dans la lutte pour l’accès à leurs droits et à la dignité.
Le 7 décembre 2021, en France, 55 000 personnes se sont mobilisées pour faire entendre leur colère et dénoncer leurs conditions de travail dégradées, un manque de reconnaissance et une perte de sens globale. Le 11 décembre, les travailleurs sociaux rejoignaient les sages femmes, les soignants, les professionnels de la petite enfance et des Ephad pour une journée de mobilisation nationale visant à mettre au jour l’épuisement du secteur médico-social. Ce jour-là, un mouvement de révolte interprofessionnel est né. En 2009, le chercheur Loic Andrien écrivait déjà : « Le travail social, c’est de l’anarchisme ontologique, décidés que nous sommes à ne jamais réduire les accompagnés
à des clients, à des usagers, malgré les termes qui fleurissent dans les différentes lois et les nouveaux projets13 ».
Illustrations de bannière et de vignette : Klawe Rzeczy
- Rodet Diane, « L’économie sociale et solidaire : une réalité composite issue d’histoires plurielles », Informations sociales, vol. 199, n° 1, 2019, p. 17.[↩]
- Comme affiché en page d’accueil du site d’Equalis.[↩]
- Selon le rapport annuel 2020 d’Equalis.[↩]
- Ibid., p. 4.[↩]
- Ibid., p. 49.[↩]
- Selon le rapport financier 2020 du Groupe SOS.[↩]
- Le prénom a été changé.[↩][↩]
- Les CHRS ont été créés par la loi 74–955 du 19 novembre 1974. Ils peuvent être spécialisés dans la prise en charge de publics spécifiques comme des victimes de violence ou d’anciens détenus, ou bien constituer des établissements tous publics. Leur agrément relève d’une autorisation préfectorale émise à la suite d’une convention signée entre l’État et le gestionnaire de l’établissement, qui peut être un organisme public, ou privé à but non lucratif. La prise en charge des personnes au sein des CHRS s’articule autour de projets individualisés d’« insertion ».[↩]
- Marie Benedetto-Meyer, Salvatore Maugeri, Jean-Luc Metzger (dir.), L’Emprise de la gestion. La société au risque des violences gestionnaires, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2011.[↩]
- Selma Venco, « La violence gestionnaire fabriquée au travail : le cas des centres d’appels au Brésil », dans Marie Benedetto-Meyer, Salvatore Maugeri, Jean-Luc Metzger (dir.), op. cit.[↩]
- Consultation des acteurs du système de soin français qui s’est déroulée entre mai et juillet 2020.[↩]
- Pour d’autres exemples, voir Véronique Le Goaziou, Éduquer dans la rue, EHESP, 2015.[↩]
- Loïc Andrien, Penser à tue-tête, VST, 2009, p. 60.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « La précarité, une nouveauté ? », Juan Sebastián Carbonell, mai 2020
☰ Lire notre entretien avec Maud Simonet : « Travail gratuit ou exploitation ? », février 2019
☰ Lire notre témoignage « Nous étions des mains invisibles », juillet 2018
☰ Lire notre article « L’ubérisation de l’auto-stop », Sirius Epron, mai 2017
☰ Lire notre article « Associations : faire face à l’offensive des entrepreneurs sociaux », Pablo Sevilla, mai 2016