Texte inédit | Ballast
Le 16 septembre 2022, l’assassinat de Jina Amini par la police des mœurs iraniennes, qui jugeait son voile trop peu couvrant et son accent trop kurde, a déclenché une révolte en Iran. Au cri de « Femme*, Vie, Liberté », le peuple a affronté les forces du régime théocratique. La répression, sévère, dure toujours et touche tout particulièrement les femmes. Pour effrayer, le régime théâtralise sa violence par la mise en scène d’exécutions publiques. À cette violence symbolique, des militantes, comme Sepideh Gholian, ont opposé une résistance performative capable de faire irruption dans l’espace public. La jeune femme, emprisonnée à de nombreuses reprises, a été réincarcérée en mars 2023, quelques heures à peine après sa sortie de la prison d’Evin, pour avoir performé verbalement et physiquement sa contestation devant ses portes. Toujours détenue, elle a entamé au début de ce mois d’avril 2024 une grève de la faim. L’universitaire et artiste Rezvan Zandieh, membre de l’Assemblée féministe transnationale solidaire du combat des Iranien·nes, revient sur ces pratiques de résistance. De Gaza à l’Afghanistan, en passant par l’Iran, quel internationalisme féministe ? ☰ Par Rezvan Zandieh
L’histoire nous jugera…
Guerre, domination : pour une troisième voie féministe
Depuis octobre, le cauchemar de la barbarie de la guerre coloniale nous a paralysé·es dans notre élan révolutionnaire vers un monde meilleur, nous figeant dans nos mouvements, nos imaginaires. La force des armes et de la folie, incalculable, ouvre la probabilité d’un génocide sans précédent à Gaza, qui malmène l’espoir d’un jour nouveau, cet espoir orphelin que nous a volé le capitalisme, en nous imposant le rationalisme instrumental du règne de l’argent. Car l’histoire, ce témoin fidèle, atteste de l’alliance entre le capitalisme et le colonialisme. Leur complicité, tissée de longue date, révèle une réalité insidieuse : l’émergence du capitalisme est intrinsèquement liée à l’exploitation coloniale1. La période de l’avènement du capitalisme s’est en effet caractérisée par une violence infligée aux corps et en particulier ceux des femmes, violence qui a accompagné et permis l’appropriation de terres, comme l’a souligné Silvia Federici2.
Mais la guerre ne touche pas que les corps. Elle concerne aussi les images, les idéologies, les idées. Elle déforme, manipule et instrumentalise les récits pour réduire leur multiplicité à une seule narration hégémonique, légitimant le crime philanthropique : le barbare extrémiste menace le civilisé armé. Si le premier semble apporter le terrorisme sous couvert de résistance, le deuxième impose militairement la civilisation. Et la violence est leur serment de mariage. Le mal ne peut pas exister sans le pire, tous deux se renforcent l’un l’autre dans un rapport sans fin. Le besoin d’une puissance féministe décoloniale, anti-patriarcale et anticapitaliste est pressenti plus que jamais comme une urgence. Car seule une troisième voie féministe peut menacer la binarité fatale entre le mal et le pire qu’amènent incessamment les fantômes de la guerre et de la domination3. Sans une puissance féministe et populaire, la guerre nous impose son rythme, celui du néant et de la survie, parfois accéléré et brutal, parfois plus imperceptible, ce qui équivaut à une mort lente, une slow death4. Elle régit et règle non seulement le rythme de la vie et de la mort mais aussi le rythme de la résistance et l’ordre des organisations sociales.
« Sans une puissance féministe et populaire, la guerre nous impose son rythme, celui du néant et de la survie, parfois accéléré et brutal, parfois plus imperceptible. »
Il est ardu et laborieux de mettre en mots la vie, de parler de la force, et d’esquisser l’espoir lorsqu’on est confronté à l’image de la boucherie sans fin qui a court à Gaza, à ce spectacle réel des morts accumulé·es. Mais s’en tenir au deuil et aux larmes, c’est être réduit à l’observation de la catastrophe, être réduit au rôle de témoin passif·ve du génocide. Pour que pleurer ne revienne pas à patauger dans un marécage statique et pour que les larmes alimentent l’action collective, il faut l’élan d’un mouvement. Or, revenir vers une puissance féministe permet d’opposer à l’ordre du néant celui de la vie et de la lutte. C’est donc dans un contexte où la barbarie nous rend impuissant·es et nous destitue de notre élan vital, révolutionnaire, qu’il nous faut apprendre et reparler plus que jamais de la force émancipatrice des mouvements féministes révolutionnaires comme « Femme* Vie Liberté » (FVL), un mouvement féministe intersectionnel initié par les femmes iraniennes suite à l’assassinat de la jeune kurde Mahsa-Jina Amini en septembre 2022 par le régime d’apartheid de genre en place dans le pays.
En Iran, la force d’affirmation de ce mouvement a révélé plus que jamais la nature oppressive du régime et secoué ses fondations répressives. La République islamique (RI) colonise ses propres peuples, impose une domination impérialiste à ses voisins, et déstabilise la région en soutenant les groupes armés et les milices chiites. Ce mouvement nous a démontré qu’il est possible de vivre une troisième voie féministe. De dépasser l’impasse de la binarité entre la dictature et l’intégrité territoriale d’une part, et la guerre civile et le chaos d’autre part. Qu’il est possible de repousser le fantôme de l’intervention militaire des États-Unis planant depuis des années dans les pensées des Iranien·nes, d’imposer une temporalité autre de la résistance à l’État, et enfin d’inverser les enjeux de pouvoir entre les espaces du gouvernement et ceux de la puissance de la résistance. L’histoire nous a également montré que lorsqu’un pouvoir totalitaire ou fasciste se sent menacé de perdre son intégrité, il a recours à la guerre pour se stabiliser, pour réduire légitimement la vie à la survie. Pour unir le peuple autour d’une nation homogénéisante et contre un ennemi extérieur. Un ennemi menaçant cette fiction et l’illusion nationale. Pour le régime iranien comme pour le régime israélien, l’extériorité de l’ennemi n’est pas géographique mais bien idéologique.
La guerre coloniale, toute guerre, quelle qu’elle soit, est la fête des souverains, qu’ils soient totalitaires ou démocrates.
Dans ce contexte, il faut s’inspirer des stratégies de la résistance du mouvement Femme* Vie Liberté pour comprendre comment il a pu réussir à faire vaciller le mur protégeant une dictature. Un mur fait de couches de béton accumulées depuis 1979, qui s’est soudain transformé en simple carton. En ce sens, le mouvement a remporté la guerre des images et des imaginaires : en Iran, nous avons pu, à nouveau, rêver ensemble le lendemain de la Révolution. Voir le soleil de l’aube après une longue nuit noire dont les monstres ont avalé nos meilleurs enfants. Le rêve, cette impulsion du mouvement vers l’avant que le capitalisme, l’oppression patriarcale et la guerre coloniale nous dérobent.
Une stratégie politique centrale de Femme* Vie Liberté, sur laquelle il est important de se pencher, est le lien organique que le mouvement a posé entre l’esthétique et la politique. Ce lien découle à la fois de l’origine patriarcale et misogyne de la République islamique et du caractère féministe du mouvement FVL, ainsi que des mouvements précédents5. En d’autres termes, l’esthétisation de la lutte représente une stratégie politique qui fait écho aux fondements idéologiques mêmes de la République islamique, un État théologique qui met en scène le spectacle de sa cruauté punitive, et elle constitue une riposte à ces mêmes fondements. D’où le caractère organique de ce lien. Et cette riposte ne se contente pas d’être seulement dans l’opposition ou la négation, elle se fait aussi dans l’affirmation.
La théâtralité punitive de l’État iranien
« Une stratégie politique centrale de Femme* Vie Liberté est le lien organique que le mouvement a posé entre l’esthétique et la politique. »
Tout au long du mouvement FVL, une question concernant les méthodes punitives de répression par le régime islamique n’a cessé de m’interpeller. Surtout après que le rythme quotidien des manifestations, en raison de la répression sévère exercée par le pouvoir, a été modifié. Pourquoi, malgré la participation active et massive des femmes au mouvement féministe FVL, initié par ces dernières et lancé en réaction à l’apartheid de genre de la RI, est-ce toujours les hommes — particulièrement ceux des minorités ethniques — qui se retrouvent pendus en public sur les potences, dans des scènes médiévales orchestrées par la RI ? Pendant ce temps, la punition des femmes suit une autre logique, se traduisant principalement par des détentions, dans des conditions épouvantables et inhumaines6. La dimension horrifiante des annonces de ces exécutions vise-t-elle à reléguer la lutte et le rôle des femmes au second plan ? Il existe, assurément, une cohérence sémantique entre la forme et le contenu dans ces diverses stratégies de punition. En d’autres termes, les modalités des sanctions répressives reflètent la conformité aux principes idéologiques fondamentaux de l’État caractérisés par une ségrégation de genre7 .
Le dispositif d’exécution possède une dimension théâtrale : la pièce est déjà écrite, le spectacle est mis en scène. Les protagonistes-exécuteurs sont prêts, ils se souhaitent « merde ! » avant d’entrer en scène. On tire les tabourets sous les pieds, le spectacle réaliste de la mort est réussi, finalisé jusqu’à sa prochaine représentation. L’action, tout comme le décor, restent inchangés d’un spectacle à l’autre. Sont condamnés à mort les dissidents politiques (souvent réduits à leurs origines ethniques), accusés de faire « Moharebeh » (inimitié contre Dieu), d’être engagés dans des activités armées ou affiliés à des « organisations terroristes » et de menacer la sécurité nationale8. Afin de maintenir l’effet spectaculaire, surprenant, et l’impact intimidant, on modifie de temps en temps les détails. Il arrive parfois que le spectacle morbide se déroule en public, avec les spectateurs sur place, et ce généralement dans le cas des prisonniers jugés comme « criminels », c’est-à-dire de droit commun. Dans le cas des prisonniers « politiques », le spectacle est souvent mis en scène à l’intérieur des prisons. La temporalité, quant à elle, ne suit pas un rythme uniforme. Souvent, la date prévue pour le spectacle est annoncée au préalable, mais parfois, les familles n’ont même pas le temps d’embrasser une dernière fois leurs êtres aimés.
Dans cette optique, le spectacle de l’exécution tire une flèche qui atteindra deux cibles. D’une part, il démontre le pouvoir du souverain et son autorité suprême sur la vie et la mort des individus qui ont transgressé les limites du pouvoir. Il installe la terreur et l’intimidation, tout en sapant la volonté non pas des « rebelles » eux-mêmes, mais des « futurs rebelles » : c’est bien l’objectif cathartique de ce spectacle. De plus, il vise à anéantir les imaginaires de rébellion et de résistance. Les variations de l’espace et du temps, orchestrées de manière à surprendre, renforcent l’efficacité de la propagation de la peur dans l’esprit collectif et son intériorisation.
D’autre part, en punissant principalement les hommes dans ces spectacles macabres, le pouvoir les reconnaît comme les acteurs — toujours actifs — de la sphère politique et des rapports de force, y compris comme opposants politiques. La reconnaissance des hommes en tant qu’acteurs politiques légitime le fondement viril de la RI, secouée et menacée par la puissance révolutionnaire féministe FVL. Le but est ainsi d’asseoir le symbole du caractère masculin de la politique et du pouvoir. L’efficacité de ce casting genré, présentant les hommes comme victimes politiques, est double : l’assujettissement des individus à travers la capture de la vie même d’une part, l’invisibilisation des femmes par leur exclusion de l’espace symbolique de la politique d’autre part. Le pouvoir est pleinement conscient de la menace que représente le mouvement Femme* Vie Liberté pour ses fondements théologico-patriarcaux et il reconnaît que la libération des femmes et de leurs corps représente aussi la libération de tous les corps des individus opprimés et exclus. Le message est clair : les femmes doivent rester inexistantes, ce d’autant plus en tant que sujets politiques dans la sphère publique.
« Pourquoi, malgré la participation active et massive des femmes au mouvement féministe FVL, est-ce toujours les hommes qui se retrouvent pendus en public sur les potences ? »
Quant à la punition des femmes qui désobéissent aux normes de ségrégation et s’insurgent contre le régime, les méthodes du pouvoir sont différentes et multiples : leur appliquer des sanctions financières, les exiler vers des régions éloignées aux conditions climatiques difficiles, les affecter à la toilette mortuaire dans les cimetières, leur imposer de réaliser des résumés de livres à caractère religieux, les enfermer dans des établissements psychiatriques, les maintenir en détention, confisquer leur carte d’identité, leur interdire de rentrer dans les lieux publics (métro, événements culturels), leur faire subir les violences policières dans la rue (qui ont conduit à la mort de Jina et Armita, entre autres), les priver de droits civiques, interdire aux actrices de jouer, les violer dans les prisons, et empoisonner les jeunes filles dans les écoles.
En ce qui concerne les établissements pénitentiaires, les conditions dans les prisons pour femmes sont sévères et contraignantes, bien plus que dans les prisons pour hommes. De nombreux témoignages de militantes font état de viols, de harcèlements sexuels et psychologiques, de soins médicaux insuffisants, de restrictions des visites familiales, et ainsi de suite. Insidieux et sournois, moins visible ou spectaculaire, l’effort de punition se concentre davantage sur le fait de briser la volonté, de miner la confiance en soi, l’estime de soi, ou la capacité d’une personne à exprimer librement ses pensées, ses émotions et ses convictions. Ces méthodes punitives opèrent également en arrachant la vie, mais de manière différente des exécutions, et avec une temporalité distincte. Conçues pour humilier et exclure, ces méthodes étalent la mort dans la durée. Elles transfèrent d’abord le rôle des bourreaux sur les femmes elles-mêmes, entraînant le féminicide par le suicide (ou en imputant les décès à des facteurs naturels comme la maladie), puis sur différents acteurs formés dans les écoles du patriarcat, tels les agents informels du pouvoir au sein des institutions familiales, religieuses et éducatives, par le biais des enseignements idéologiques et religieux9.
Si la dimension théâtrale du spectacle d’exécution repose sur une dynamique destinée à l’extérieur dans le but d’intimider, le caractère isolant, excluant et humiliant des méthodes punitives appliquées aux femmes se définit plutôt par une forme d’intériorisation dans un but de domestication. Prendre en compte ces stratégies permet de mieux appréhender l’aspect esthétique intrinsèque au mouvement FVL. Celui-ci découle en grande partie, pour s’y opposer, de la norme unique du régime islamique, sa ligne directrice, à savoir le corps féminin voilé en tant que symbole idéologique. Ce corps constitue ainsi le principal instrument de contrôle, non seulement d’une partie de la population, mais par son intermédiaire, de l’ensemble de la population. C’est à travers ce contrôle que le pouvoir s’exerce.
La performativité de la résistance féministe
Dans cette perspective, un geste contestataire performatif de la militante ouvrière et féministe Sepideh Gholian à sa sortie de prison en mars 2023 témoigne du lien organique entre politique et esthétique qui caractérise le mouvement FVL. En mobilisant un corps de femme dansant-résistant, ce geste performé a cherché à déjouer le spectacle de la cruauté punitive mis en scène par la RI. Sepideh Gholian a été incarcérée en 2018 pour avoir soutenu un mouvement de grève d’employés d’une usine de sucre, « Haft Tapeh » qui protestaient contre le non-versement de leurs salaires. Depuis la prison, elle ne s’est pas arrêtée de lutter contre la RI. En publiant des lettres de soutien aux prisonnier·es politiques et aux mouvements révolutionnaires, en signant des communiqués contre les abus de pouvoir, en dénonçant notamment les conditions inhumaines d’incarcération, les tortures des prisonnier·es (y compris les siennes10). Après avoir été libérée de prison en mars 2023, Sepideh Gholian poste sur ses comptes Twitter et Instagram une vidéo la montrant à sa sortie de la prison d’Évin à Téhéran, et clamant un slogan hostile au guide suprême Ali Khamenei : « Khamenei le tyran, nous te traînerons sur le sol ! ». Enregistrée par une tierce personne, la vidéo expose son acte osé, ressemblant à une performance dansée soigneusement préparée. Courte, voire très brève — juste le temps de clamer le slogan — mais dynamique et énergique, l’acte contestataire de Sepideh Gholian, avec ses mouvements libres et son esthétique colorée et joviale, contredit totalement, par l’imaginaire, l’espace réel où elle se déroule.
« Les conditions dans les prisons pour femmes sont sévères et contraignantes, bien plus que dans les prisons pour hommes. »
Si cet espace est réel, la prise de risque de Sepideh Gholian l’est d’autant plus. Elle se tient dans un lieu public, devant la sortie de la prison d’Evin. Le choix du lieu n’est pas anodin, celui du public non plus. Le décor est simple et l’espace épuré : la sortie de la prison, entre la loge des gardiens et le parking qui s’ouvre sur un grand pont en béton. Le quartier est populaire, avec comme couleur dominante le gris du béton qui révèle la classe sociale de ses habitant·es. D’autres personnes, qu’on pourrait envisager comme des figurant·es, circulent dans différentes directions. La charge symbolique et historique du lieu est lourde : elle est enregistrée, dans la mémoire du peuple iranien, comme un roman de bataille entre les oppresseurs et les guerrier·res qui ont écrit des récits de liberté. De cette prison, la plus emblématique et historique d’Iran, sont sorti·es, que ce soit vivant·es ou décédé·es, les combattant·es de la liberté depuis une époque bien antérieure à celle du Shah : Bijan Jazani, Mehdi Akhavan Sales, Taqi Arani, Saeed Soltanpour, Ahmad Shamlou, Khosrow Golsorkhi, Navid Afkari, Zeinab Jalalian, Shiva Nazar Ahari…
Rendant esthétique l’action politique, ce geste est déterminant. Joyeux, souriant et en mouvement, le corps dansant de Sepideh Gholian incarne, dans la légèreté des gestes, la joie de la liberté et de la résistance. De couleurs vives, ses vêtements sont issus de la tradition vestimentaire des Baloutches, l’une des minorités ethniques les plus réprimées en Iran. Une petite fleur dans ses cheveux vient accentuer le fait qu’elle est non voilée. En transgressant la norme unique du régime, sa capacité d’action s’accroît. Son cri déterminé ne résulte pas d’une simple réaction au pouvoir, il est offensif et cible directement le souverain, le guide suprême. Elle a soigneusement choisi ses mots : « Khamenei-Zahak, nous te traînerons sur le sol. » En faisant référence à ce personnage mythique du tyran Zahak, Sepideh associe Khamenei à l’une des figures les plus haïssables et tyranniques de la littérature classique iranienne, qu’on retrouve dans Le Livre des rois11. Elle convoque ainsi dans l’imaginaire collectif des Iranien·nes ce personnage de tyran à qui deux têtes de serpent ont poussé sur les épaules car il a été embrassé par Ahriman, l’esprit démoniaque du zoroastrisme qui apaisait les serpents en les nourrissant avec des cerveaux humains. Chaque jour, un certain nombre de personnes étaient ainsi offertes en pâture au tyran.
La militante associe donc le guide suprême Khamenei à l’image diabolique d’un homme-serpent qui, pour exister, a besoin de manger le cerveau, là où se trouve l’imaginaire des êtres humains. Cela lui permet de rappeler que depuis tout temps, dans la mémoire populaire, la tyrannie est vouée à l’échec : le règne de Zahak, ce mal incarné, le tyran à deux têtes de serpent, prendra fin avec la révolte de Kaveh, figure révolutionnaire contre l’injustice qui ralliera le peuple à sa cause. Le choix d’un tel personnage légendaire permet donc à Sepideh Gholian d’ancrer sa critique du souverain actuel dans l’histoire, et même dans la mémoire culturelle et mythique des Iranien·nes.
Face à la dramaturgie de la punition genrée infligée par l’État, qui vise à exclure et à invisibiliser les militantes et à théâtraliser les mises à mort, la performativité du geste du corps dansant et résistant de Sepideh Gholian réintroduit le corps féminin en tant que puissance menaçant le pouvoir patriarcal de la RI. L’ensemble des éléments esthétiques de ses gestes, de ses mouvements, de l’agencement de son corps dans l’espace et le temps neutralisent, d’une part, l’esthétique macabre de la répression du régime islamique — un régime dont les rituels ne peuvent unir les peuples qu’à travers le deuil — de l’autre, il déjoue la théâtralité intimidante de l’appareil idéologique du pouvoir. La performativité de son corps réitère ainsi les récits de la résistance des habitant·es d’Évin et de leurs mémoires. Plus crucial encore, la performance de ce corps en mouvement inscrit la lutte dans une dimension créative, transcendant la seule opposition et imposant un tempo qui promet la victoire affirmative des corps réprimés.
À toutes les combattantes de la liberté
« Est-ce que la militante iranienne était au courant de la destination de sa lettre étant en prison ? J’espère sincèrement que non. »
Entre le début de la rédaction de cet article et sa fin, du temps s’est écoulé, marqué par le sombre tournant historique d’octobre 2023. Cet intervalle a vu la défaillance du capitalisme qui dirige les rouages de notre monde, le menant vers une situation de plus en plus critique. Des personnes ont disparu, des espoirs se sont éteints. Pire encore, des foyers ont perdu les cris de joie des enfants, ce chahut qui dérange mais qui porte assurément un élan vital. Plus que jamais, la temporalité de la guerre a dicté la manière d’agir et de réagir au monde, instaurant un ordre de néant. Sa dynamique a ralenti, hélas, la progression de la révolution en Iran, remplaçant la douceur de l’amour par la violence de la haine, le pas en avant par celui en arrière, le mouvement de la rivière par l’inertie du marécage. Décalage certain avec d’autres territoires dans le monde, où les rues se soulèvent désormais, résonnant d’une commune voix pour la Palestine.
Un signe parmi d’autre de ces changements a éveillé en moi des sentiments paradoxaux mêlant espoir et désespoir : une lettre de Sepideh Gholian, rédigée depuis la prison d’Évin. Elle a été lue, le mois dernier, lors de la 60e Conférence de Munich sur la sécurité. Affirmant la persistance du mouvement Femme* Vie Liberté et soulignant avec justesse les hauts et les bas des révolutions, la lettre ravive de petites étincelles d’espérance. Mais elle amène aussi son lot de déception.
La déception, due je crois à la dynamique de la guerre, qui trahit celle de la révolution, ne réside pas tant dans le contenu du texte que dans le choix de la personne chargée de sa lecture : Masih Alinejad, une journaliste néolibérale. Pire encore, l’appel à l’aide et à la solidarité est adressé, dans ce contexte de lecture, aux puissances capitalistes et impérialistes. Est-ce que la militante iranienne était au courant de la destination de sa lettre étant en prison ? J’espère sincèrement que non.
Depuis lors, une question me hante : est-ce que l’impuissance et l’épuisement résultant de l’esprit décadent du temps de guerre nous privent de nos aspirations à bâtir un monde de nos propres mains, et nous poussent à céder aux monstres qui dévorent nos rêves ? La seule issue réside dans notre dévouement au chemin choisi : il ne peut être fidèlement emprunté que s’il incarne une puissance féministe collective.
À tout·es les combattantes de la liberté,
Des Palestinie·nes aux Juiv·fes,
Des Iraniennes aux Soudanaises,
Des Chiliennes aux Afghanes,
Partout dans le monde entier.
Illustrations de bannière et de vignette : Samaneh Atef
- Pour ce lien entre le capitalisme et le colonialisme, voir Charles W. Mills, Le Contrat racial, Mémoire d’Encrier, 2023 et Sylvie Laurent, Capital et race, Seuil, 2024. Sylvie Laurent, dans son analyse historique du « capitalisme racial », rétablit le lien historiquement dissocié entre le capitalisme et le colonialisme. En s’attaquant à la figure de Robinson Crusoé et de son esclave indigène, Vendredi, elle met en lumière le rôle crucial du racisme dans le développement du capitalisme.[↩]
- Federici Silvia, Une guerre mondiale contre les femmes, Des chasses aux sorcières au féminicides, La fabrique, 2021[↩]
- Cette binarité cache ainsi l’étendue des formes et le nombre de groupes de résistances.[↩]
- Voir Lauren Berlant, « Slow Death (Sovereignty, Obesity, Lateral Agency) », Critical Inquiry, vol. 33, n°4, 2007, p. 754-780.[↩]
- Comme par exemple le mouvement « Filles de la rue Révolution » : le 28 décembre 2018, une jeune femme, Vida Movahed, se dévoile sur une armoire électrique dans la rue de la Révolution à Téhéran et porte son voile en étendard sur un bâton de bois. En raison de son arrestation et de l’incapacité à l’identifier, on lui attribue le pseudonyme de « fille de la rue Révolution ». Très vite, son geste est repris par des femmes — voilées ou pas — et des hommes et la fille de la rue Révolution se multiplie dans les grandes villes d’Iran, notamment à Téhéran.[↩]
- Certes, nous ne pouvons pas dire que les seules victimes du spectacle des exécutions sont des hommes. Il y a parfois des femmes qui se retrouvent sur ce dispositif de mort : c’est le cas des femmes qui soit ont commis un homicide, notamment pour se défendre d’un viol, soit sont sorties du mariage reconnu par la loi et la religion (Zena). Zena (Zina) est un terme juridique islamique qui désigne les rapports sexuels illégaux et hors du mariage religieux. La Zena peut inclure l’adultère, la fornication, la prostitution, le viol, la sodomie, l’inceste et la bestialité.[↩]
- Actuellement, en cette période marquée principalement par l’oppression étatique post événements FVL, nous constatons une augmentation générale du nombre d’exécutions d’hommes issus de groupes minoritaires ainsi que de femmes.[↩]
- On sait que les prisonniers kurdes sont condamnés à mort sur des accusations d’atteinte à la sécurité nationale, notamment d’« inimitié contre Dieu ».[↩]
- Nommés les « enseignements Tarbiati », qui font partie de programmes d’Éducation nationale en Iran.[↩]
- Sepideh Gholian a été longuement interrogée, les yeux bandés, par une femme qui l’a insultée et accusée d’avoir eu des relations sexuelles hors mariage, un crime passible d’une sentence particulièrement lourde en Iran et a été enfermée pendant des heures dans des toilettes qui se trouvaient dans une autre salle d’interrogatoire, où elle pouvait entendre les cris d’un homme torturé et flagellé, privé de sommeil.[↩]
- Le Livre des rois, écrit par Ferdowsi aux alentours de l’an mille, est une épopée mythique et historique qui retrace l’histoire de l’Iran depuis la création du monde jusqu’à l’arrivée de l’Islam. Voir Ferdowsi Shâhnâmeh, Le livre des rois, Les belles lettres, 2019.[↩]
REBONDS
☰ Lire les bonnes feuilles « Iran : la question du voile n’est pas une fin en soi », Chowra Makaremi, septembre 2023
☰ Lire notre traduction « Iran : ce n’est pas un soulèvement que nous vivons mais une révolution », Sayeh Javadi, octobre 2022
☰ Lire notre traduction « Élan transformateur en Iran : le Kurdistan en première ligne », Allan Hassaniyan, octobre 2022
☰ Lire le récit « Drôle de temps, ami », Maryam Madjidi, janvier 2022
☰ Lire notre article « Iran : un an après le soulèvement de novembre 2019 », Collectif 98, décembre 2020
☰ Lire notre article « Forough Farrokhzad, une rébellion iranienne », Adeline Baldacchino, mars 2019