Quand le pouvoir mutile les gilets jaunes — le récit d’une famille


Texte inédit pour le site de Ballast

À l’hiver 2016, le can­di­dat Macron appe­la à la Révolution ; à l’hiver 2018, le pré­sident Macron écra­sa celle qui ne deman­dait qu’à éclore. D’abord, le gou­ver­ne­ment a énu­cléé et défi­gu­ré les visages, muti­lé et arra­ché les mains des pro­tes­ta­taires. Cela se fit à grand bruit : on enten­dait dans la rue la déto­na­tion des tirs des forces de l’ordre, l’explosion des gre­nades char­gées de TNT. Puis ce fut le silence. Les camé­ras sont par­ties et la vio­lence a conti­nué, à bas bruit cette fois. Non plus dans la rue mais au cœur des ins­ti­tu­tions : les hôpi­taux, les assu­rances, la Sécurité sociale, la police, la Justice… Dominique Rodtchenki-Pontonnier est la mère de Gabriel : appren­ti chau­dron­nier sar­thois de 21 ans, il a per­du l’usage de sa main droite durant l’acte II des gilets jaunes. Il était venu mar­cher contre « la misère » et la casse des ser­vices publics — c’était le same­di 24 novembre 2018. Un autre de ses fils, Florent, a été bles­sé à la jambe. Deux ans plus tard, elle nous raconte l’interminable com­bat quo­ti­dien de sa famille.


[lire le pre­mier volet]


Je suis tou­jours coin­cée là-bas, bou­le­vard Roosevelt. La vie conti­nue d’avancer, mais je suis res­tée là où la mienne s’est bri­sée. Ma vie de femme, de mère, de famille a explo­sé en même temps que cette gre­nade. Aujourd’hui, dans ma tête, j’essaie encore de faire que cette GLI-F4 [gre­nade conte­nant 26 grammes de TNT, ndlr] n’arrive jamais, de prendre la place de Gabriel… À un moment, à l’hôpital, j’ai vou­lu me cou­per la main pour qu’il puisse prendre la mienne. Beaucoup de per­sonnes me disent que j’ai chan­gé. C’est vrai. Il y a des choses que je ne sup­porte plus. Le regard que les gens portent sur moi, aus­si. Désormais, c’est de la sur­vie, c’est faire sem­blant, c’est faire comme si… Faire bonne figure et se battre. Surtout pour Gabriel.

« Ma vie de femme, de mère, de famille a explo­sé en même temps que cette grenade. »

Il y a eu l’explosion. On a cou­ru se mettre à l’abri. J’ai assis Gabriel, je lui ai dit que ce n’était pas grave, pour le ras­su­rer, comme quand il était petit. Pendant ce temps, les autres gar­çons cher­chaient du secours. Je pen­sais faire un gar­rot à Gabriel lorsqu’un street medic a ouvert son sac à dos. Son col­lègue à côté m’a deman­dé de lui faire confiance, car il était pom­pier. L’apparition d’un street medic, c’est vrai­ment comme l’arrivée du père Noël. Cet homme, je ne le remer­cie­rai jamais assez — il faut vrai­ment les remer­cier tous autant qu’ils sont. Il a réa­li­sé les pre­miers soins et ensuite il m’a dit d’emmener Gabriel à l’hôpital : sa vie était en jeu. Dans la rue, nous étions sous une pluie de lacry­mo­gènes. Un enfer. Le temps s’était comme arrê­té, nous étions dans une sorte de brouillard, je ne sen­tais même plus les gaz. C’est un état où tu te dis­so­cies de ton corps. Il fonc­tionne, mais tu n’es plus en toi, tu n’as pas vrai­ment conscience de ce qui se déroule devant toi. Tout est rapide et en même temps ralen­ti à l’extrême, tu rentres dans une autre dimen­sion. Ton cer­veau per­çoit tout par un autre prisme, les élé­ments les plus insi­gni­fiants, le moindre détail… Il fait le tri, prio­rise, hié­rar­chise en un frag­ment de seconde. Tout ce qui est super­flu (le son, les lacry­mos, les gens…) est écar­té, mis de côté, ne fait plus par­tie de ton monde. C’est dif­fi­cile à expli­quer, tu es entre deux eaux, entre le cau­che­mar, la réa­li­té et encore une autre chose. Je ne peux don­ner que cette image : mes deux pieds ense­ve­lis bou­le­vard Roosevelt. Je ne sais pas si je suis vrai­ment sor­tie de cet état. J’ai l’impression d’être enfer­mée dans ce tableau de Munch, blo­quée dans ce « cri » et en même temps dans le tableau de Picasso, Guernica, com­plè­te­ment disloquée.

No man’s land

Le temps que j’arrive, Gabriel était déjà aux urgences à l’hôpital Georges Pompidou. Florent, mon autre fils, était le pre­mier à l’avoir rejoint. Il avait tra­ver­sé tout Paris en trot­ti­nette avec des éclats de gre­nades dans les jambes. On n’avait pas remar­qué, on était tous obnu­bi­lés par Gabriel et sa main — tout ce qui était à côté n’avait plus d’importance. À un moment, j’ai deman­dé à Florent de rele­ver son pan­ta­lon pour voir ses jambes car il avait du mal à mar­cher. Là, j’ai vu dans quel état catas­tro­phique ses jambes étaient. J’étais écar­te­lée entre mes deux fils, et cha­cun me ren­voyait à l’autre. Et puis il y a eu cette inter­mi­nable attente avant que Gabriel passe au bloc. Durant tout ce temps, sa main pis­sait le sang. Je jon­glais entre mes deux enfants aus­cul­tés dans dif­fé­rents ser­vices, le télé­phone pour tenir infor­mé mon mari, mon autre fils mais aus­si ma fille, mon gendre, sans oublier ma nièce et mon neveu. Gabriel est enfin entré au bloc. On nous a dit que ce serait long. On a atten­du. On a atten­du aux urgences au beau milieu des gens. Là, un clo­chard a per­du son pan­ta­lon. Je l’ai aidé à se rha­biller et à trou­ver un fau­teuil rou­lant pour qu’il puisse au moins s’asseoir.

[Luis Feito]

Ce moment, même s’il peut paraître tout aus­si sor­dide qu’anecdotique, m’a per­mis de me décen­trer, de sor­tir de toute l’horreur que nous vivions et de rela­ti­vi­ser. Car si j’étais venue à Paris, c’était aus­si pour cette rai­son : je n’ai jamais sup­por­té de voir des gens en souf­france dans la rue. Je ne sup­porte plus de voir ou de faire sem­blant de ne pas connaître cette situa­tion. Comme si tout ça était nor­mal et accep­table. Au bout d’un moment, l’accueil nous a dit de par­tir, de déga­ger… On nous a lit­té­ra­le­ment mis à la porte. On s’est retrou­vés là, des Sarthois per­dus dans Paris. Sans mai­son, sans ton refuge, tu es per­du. Il n’y a aucun espace où tu peux te repo­ser. Marvin, le cou­sin de Gabriel, a cher­ché par­tout une chambre d’hôtel, et Maëlys de quoi man­ger. On était seuls, il n’y avait aucune prise en charge. Seuls au monde. Et ça a per­du­ré après cette soi­rée : aujourd’hui, nous nous sen­tons encore seuls au monde.

« Car si j’étais venue à Paris, c’était aus­si pour cette rai­son : je n’ai jamais sup­por­té de voir des gens en souf­france dans la rue. »

L’hôtel, c’était notre espace de repli où per­sonne ne pou­vait nous mettre à la porte. Nous n’avons pas réus­si à dor­mir de la nuit. On ne nous don­nait pas de nou­velles, j’ai rap­pe­lé l’hôpital toute la nuit et puis au matin. Alors j’ai appris que Gabriel, après 11 heures d’opération, avait été mis dans un coma arti­fi­ciel. Il devait repas­ser au bloc pour une deuxième inter­ven­tion d’environ 9 heures. On a déci­dé tous ensemble de ren­trer au Mans, d’autant que mon mari — qui n’était pas venu à la mani­fes­ta­tion — s’occupait seul de nos petits-enfants à la mai­son. On est repar­tis avec Florent aus­si car il n’avait pas été pris en charge par le per­son­nel soi­gnant. Ils lui ont dit que ses bles­sures n’étaient pas graves : 15 jours plus tard, il sera opé­ré des deux pieds… C’est comme pour l’urgentiste qui a pris Gabriel à l’entrée des urgences ; il avait noté « explo­sion par pétard ». Je pense que le corps médi­cal ne connaît vrai­ment pas ce genre de bles­sures. Et com­ment il aurait pu, si ce n’est en connais­sant l’histoire de la mort de Rémi Fraisse ou en ayant tra­vaillé sur un théâtre de guerre ? Tout comme nous, ils ne savent pas ce qu’est une GLI-F4, que ça pénètre, déchire et mutile les chairs. Ils n’ont pas pris conscience de la réa­li­té de la situa­tion — plus par mécon­nais­sance que par mau­vaises intentions.

Sur le tra­jet du retour, per­sonne n’a ouvert la bouche. On était emmu­rés dans notre silence. Comme momi­fiés. Pétrifiés dans l’horreur de ce qu’on venait de vivre, de ce qu’on vivait. À la mai­son, j’ai juste pris une douche et je suis repar­tie avec mon mari à l’hôpital. Gabriel ne pou­vait pas être seul à son réveil. On a pris notre autre fils, Kévin, qui vou­lait venir. Arrivés à l’hôpital, on ne savait pas où était Gabriel. On a fait tous les étages, du sous-sol au pla­fond, pour retrou­ver notre enfant. Et, au détour d’un cou­loir, nous avons croi­sé deux aides-soi­gnantes. Elles dépla­çaient un bran­card. On leur a deman­dé où était le ser­vice de réani­ma­tion, elles nous ont indi­qué le che­min et, en les remer­ciant, on s’aperçoit que c’était notre Gabriel, là, allon­gé dans le lit. Je me rap­pelle avoir réagi comme si j’avais retrou­vé mon fils per­du pen­dant des années. Les infir­mières n’ont pas com­pris. Kévin, lui, il a failli tom­ber dans les pommes. Il ne vou­lait pas, ne pou­vait pas réa­li­ser ce qui était arri­vé à son petit frère. On a vu le corps médi­cal, ils nous ont dit qu’il avait été opé­ré à deux reprises. Pour le moment, ils ne pou­vaient rien dire sur sa main, mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là. Il y avait de nom­breuses bles­sures au visage et au niveau des jambes. Ils ne pou­vaient faire aucun pro­nos­tic. La seule chose qu’on savait, c’est qu’il était trop abî­mé et devait res­ter en réanimation.

[Luis Feito]

L’hôpital, à vif

À Pompidou, il faut le dire, ça a été com­pli­qué. Cet hôpi­tal est une véri­table usine, il y a 300 ou 400 chambres. C’est inhu­main. Arrivé depuis déjà trois jours, Gabriel n’avait tou­jours pas été opé­ré du visage, il était ter­ri­ble­ment gon­flé. Passe le pro­fes­seur Lantieri, spé­cia­liste des greffes de visage en France. Quand il a vu l’état de Gabriel, il était outré. « Une situa­tion inad­mis­sible », il a dit. Gabriel a dû subir une inter­ven­tion du visage dans son lit car il n’y avait pas de bloc opé­ra­toire libre. C’est assez éton­nant comme pra­tique, pour un hôpi­tal qui a une renom­mée euro­péenne. Un bout de plas­tique et de fer issu de la gre­nade, gros comme une pièce de mon­naie, était incrus­té au milieu de son front. Son visage était com­plè­te­ment tumé­fié, il gon­flait de jour en jour. Cette inter­ven­tion a été réa­li­sée sans anes­thé­sie par­ti­cu­lière — même s’il était sous mor­phine, il a souf­fert. Gabriel s’est sen­ti tout de suite mieux et son visage a dégon­flé. Au sein de l’hôpital, il y a eu une sorte de bataille entre les ser­vices. Gabriel avait été pris en charge pour sa main, donc par l’orthopédie : du coup, ils n’ont pas pris sa jambe ni son visage en compte. C’était un va-et-vient per­ma­nent entre les blocs. Et comme l’hôpital manque de place, on ne savait jamais quand il devait se faire opé­rer. Alors Gabriel ne man­geait plus, ne buvait plus. Plus d’une fois, on ne lui a pas appor­té de quoi man­ger, et sinon, le plus sou­vent, c’était froid. Il fal­lait que je des­cende au rez-de-chaus­sée pour faire chauf­fer sa nour­ri­ture. Dans ces moments, il faut apprendre à se taire, sinon la prise en charge de Gabriel aurait pu en pâtir.

« La seule per­sonne qui a pris du temps, c’est un aide-soi­gnant afghan. Il a aidé Gabriel. J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une gre­nade peut faire, il a dit. « 

Gabriel a subi l’interrogatoire d’une infir­mière. Elle pen­sait qu’il avait ramas­sé la gre­nade. Pour elle, il était comme cou­pable. « Mais pour­quoi tu as vou­lu ramas­ser cette gre­nade ? Ce n’est pas très malin ! » Je lui ai deman­dé de prendre une bou­teille d’eau dans sa main pour qu’elle com­prenne que s’il avait pris la gre­nade, il n’aurait plus de main ! Un midi, alors que je cou­pais la nour­ri­ture de Gabriel, cette infir­mière m’a dit qu’il fal­lait que Gabriel apprenne à se débrouiller seul, que je ne serais pas tou­jours là. Un autre jour, elle est entrée dans la chambre pour réa­li­ser les soins et a décré­té que Gabriel était assez fort pour ne pas avoir d’anesthésiant. Un autre jour encore, j’ai vu l’état de la hanche et du dos de mon fils. J’ai failli tom­ber dans les pommes. C’était comme avoir une vue réelle de l’anatomie du corps humain : il n’y avait pas de peau sur ses muscles, je voyais un écor­ché vif. Cette image m’est res­tée, elle me hante encore. J’ai dû gen­ti­ment m’énerver pour avoir un mate­las contre les escarres, vu qu’il com­men­çait à en avoir sur tout le bas du dos, jusqu’au haut des cuisses. Il ne pou­vait plus res­ter cou­ché, il souf­frait et ça com­men­çait à sen­tir. Une infec­tion. Au bout de trois jours, le mate­las est arri­vé et, après 12 heures à traî­ner dans le cou­loir, j’ai déci­dé de l’installer moi-même pour qu’il se passe enfin quelque chose.

À Paris, on a vécu des choses qui n’étaient pas nor­males. Mais ce n’est pas du fait des soi­gnants. Ça aus­si, c’est une des rai­sons pour les­quelles je me suis ren­due à Paris : le ser­vice public est dila­pi­dé. À force de com­pres­ser les effec­tifs, encore et encore, ils en viennent à ne plus faire atten­tion aux patients. Les per­sonnes en charge de sa toi­lette ont tel­le­ment de patients et sont tel­le­ment pres­sées que la toi­lette était plus ou moins bien faite. Gabriel avait son bras immo­bi­li­sé, alors, au niveau des ais­selles, ils n’y pas­saient jamais. Une mycose s’était ins­tal­lée. Quand je m’en suis ren­due compte, j’ai dû pas­ser déli­ca­te­ment un tis­su assez fin et mouillé pour le net­toyer. Pour vous dire son état de sale­té, quand il est des­cen­du au bloc pour sa deuxième opé­ra­tion du visage, les infir­miers ont eu tel­le­ment pitié de lui — car ils ne lui avaient jamais lavé la tête ni les che­veux — qu’ils l’ont lavé avant l’opération. Cette situa­tion a vrai­ment mar­qué Gabriel : se laver les che­veux, c’est deve­nu obses­sion­nel pour lui. La seule per­sonne qui a pris du temps, c’est un aide-soi­gnant afghan. Il a pris sur sa jour­née et il a sûre­ment dû cou­rir der­rière. Il a aidé Gabriel à se lever, à prendre une douche. « J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une gre­nade peut faire », il a dit. Cet homme a été extra­or­di­naire. Il a per­mis à Gabriel de rele­ver la tête, il lui a ren­du un peu de sa dignité.

[Luis Feito]

Prendre soin

Il y a aus­si eu ces moments extra­or­di­naires, ces moments de grâce au milieu du chaos. Lorsque les avo­cats sont venus spon­ta­né­ment visi­ter Gabriel à l’hôpital et qu’il s’est enfin sen­ti écou­té, enten­du. Et ce moment magique lorsque Maître Pascual est venue à l’hôpital en vélo pour lui ame­ner des piz­zas. Comment décrire ces ins­tants, cette ren­contre, sinon dire que c’était extra­or­di­naire ? Gabriel est res­té qua­si­ment un mois à l’hôpital Pompidou, jusqu’au 12 décembre. Pendant ce temps, nous fai­sions des allers-retours entre Le Mans et Paris. Le matin, je par­tais tra­vailler au Mans en train, le soir je reve­nais à l’hôpital. Je fai­sais les nuits, mon mari et les enfants les jours. On se relayait comme ça pour ne jamais le lais­ser seul. Il fal­lait qu’il y ait tou­jours quelqu’un de la famille à ses côtés. Ça a duré un bout de temps. On ne savait pas ce qu’il en était de sa main. Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne com­pre­nait plus, nos inter­lo­cu­teurs n’étaient pas tou­jours les mêmes et les diag­nos­tics variaient. Un matin, ils devaient opé­rer Gabriel au visage, je suis allée voir le secré­ta­riat et là le pro­fes­seur Lantieri, qui était dans les cou­loirs, m’a deman­dé : « Mais qu’est-ce que vous faites encore là ? » Cette ques­tion était d’une vio­lence ! Les autres méde­cins m’avaient dit qu’il fal­lait qu’on attende pour d’autres opé­ra­tions, je ne com­pre­nais pas. Les ser­vices ne se par­laient pas entre eux.

« Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne com­pre­nait plus. »

Le pro­fes­seur m’a conseillé de par­tir car il y avait trop de monde à gérer. Ils ne pour­raient pas s’occuper conve­na­ble­ment de Gabriel. Au final, ce pro­fes­seur, qui s’est char­gé des opé­ra­tions de Gabriel pour la jambe et le visage, nous a fait savoir que le meilleur chi­rur­gien de France de la main était au Mans. « C’est à côté de chez vous, ren­trez. Vous allez pou­voir enfin dor­mir chez vous et non plus sur ce lit de camp. » Sa secré­taire m’a dit : « Pendant ce temps, télé­pho­nez à la Sécurité sociale et deman­dez pour un bon de trans­port. » Alors, à l’autre bout de la ligne, on me dit : « Ça fait trois mois que nous n’avons plus le droit d’en faire. Dorénavant, il faut gérer par vous-même… Les frais sont à votre charge. » À ce moment, je me suis dit que le monde s’acharnait, c’était trop, ce n’était pas pos­sible. Au regard de l’état de Gabriel, on ne pou­vait pas le trans­por­ter avec notre simple voi­ture. J’en étais venue à l’idée de louer un cam­ping-car… La secré­taire était scan­da­li­sée, tout comme le pro­fes­seur. C’est là qu’il m’a dit qu’il allait prendre en charge lui-même le rapa­trie­ment de Gabriel… Pour vous dire, c’est lui qui a payé, sur ses propres deniers.

Une fois au Mans, le doc­teur Bour, lui, est tou­jours res­té en contact avec nous. Il com­mu­ni­quait tout le temps, même par­fois le soir. Je pas­sais mes jour­nées à la cli­nique et quand je m’absentais, il m’appelait. Cet homme, on peut vrai­ment le qua­li­fier d’humaniste, un comme j’en ai rare­ment vu. Pendant toute cette période, je n’avais rien dit à mon employeur. Je venais tout juste de signer un contrat, je ne pou­vais pas me per­mettre de perdre mon emploi. Quand le direc­teur a été infor­mé de la situa­tion, il est venu me voir et m’a dit : « Je ne sais pas com­ment tu as fait pour tenir tout ce temps sans rien me dire. Je te pro­pose que tu prennes ton ordi­na­teur avec toi et, quand tu peux, tu tra­vailles. La prio­ri­té, c’est ton fils. » C’est vrai­ment rare de voir un patron comme ça. J’ai pas­sé toutes mes jour­nées et mes nuits à tra­vailler à la cli­nique, juste à côté de Gabriel.

[Luis Feito]

Tout est devenu question d’argent

La Sécu, il n’y a que le mini­mum qui est pris en charge, le reste, non. Pour pou­voir res­ter à côté de son fils la nuit, pour avoir un lit de camp, il faut payer. Gabriel ne veut pas se retrou­ver en chambre double à l’hôpital car, à chaque fois, on lui pose des ques­tions sur son his­toire. C’est dif­fi­cile. Il ne sup­porte plus non plus qu’on frappe à la porte, tout comme le simple bruit d’une bou­teille en plas­tique qu’on écrase — moi aus­si d’ailleurs, ce sont des bruits qui me font encore sur­sau­ter. Une chambre simple, c’est consi­dé­ré comme du luxe et ce n’est pas rem­bour­sé. Tout est deve­nu ques­tion d’argent. Nous sommes de plain-pied dans le libé­ral, l’argent est libé­ré. La Macif m’a écrit pour me dire que ça s’était dérou­lé pen­dant un mou­ve­ment social, donc que rien n’était pris en charge. Comme cer­tains soins ne sont pas rem­bour­sés, tout comme cer­tains petits maté­riels, le doc­teur Bour m’a appris à réa­li­ser les gestes chi­rur­gi­caux pour que je puisse faire les pan­se­ments à mon fils. Il m’a don­né des cours, par­fois du maté­riel mais aus­si ses propres ciseaux : un geste qui m’a mar­quée. Je suis deve­nue infir­mière à domi­cile. On s’est relayés un jour sur deux avec le chi­rur­gien. On peut dire que j’étais deve­nue comme son assis­tante. À la mai­son, mon mari m’assiste, je fais le chi­rur­gien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord.

« À la mai­son, mon mari m’assiste, je fais le chi­rur­gien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord. »

Gabriel sort et rentre sans arrêt de l’hôpital. Il ne fait que ça. Sa pre­mière sor­tie a été pour Noël 2018. Je dis Noël, mais c’était au mois de mars : c’était notre Noël à nous. Non pas que nous sommes croyants, c’était juste notre fête, notre pre­mier vrai repas en famille. Il est ren­tré à l’hôpital tout de suite après. Il fait de nom­breux allers-retours au gré des opé­ra­tions, qui, peu à peu, com­mencent à s’espacer. Là, il sort tout juste de deux opé­ra­tions presque coup sur coup. Une au mois de juillet et une au mois d’août [2020]. Il doit encore se refaire opé­rer. On n’en est pas sor­tis. Il a subi plus de 20 opé­ra­tions : dix de la main, deux du visage, trois de la jambe, quatre de la hanche, une du pied, deux de la cuisse. La jour­née, il a aus­si de nom­breuses séances de réédu­ca­tion en hôpital.

Psychologiquement, on n’a pas eu d’accompagnement. On nous avait pro­po­sé à la cli­nique du Mans d’avoir un sui­vi, mais nous n’étions pas encore prêts à pou­voir par­ler. Gabriel avait refu­sé, refroi­di, je pense, par cette his­toire d’infirmière. Plus tard, quand on a vu l’IGPN, ils nous ont deman­dé d’aller voir le méde­cin légiste. Il nous a dit de faire une demande de prise en charge post-trau­ma­tique liée à un atten­tat ou au retour de mili­taires reve­nant d’opération. Il nous a don­né un numé­ro. La psy­cho­logue qui nous a ren­sei­gnés nous a dit que nous avions dépas­sé le délai et qu’elle ne pou­vait plus nous écou­ter. La prise en charge se fait dans la semaine après les vio­lences subies : au-delà, il n’y a plus d’accompagnement. Passée une semaine, tu n’es plus consi­dé­ré comme trau­ma­ti­sé. Nous, on vou­lait juste un peu de temps. Un peu comme après la Seconde Guerre mon­diale, ce mutisme sur la guerre et ses atro­ci­tés. Il fal­lait se taire pour aller de l’avant. Ça a été pareil pour nous, on n’a pas réus­si à en par­ler, car on sen­tait que ça pesait sur les autres. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons donc eu aucune prise en charge. Récemment, nous nous sommes aper­çus que Gabriel a depuis per­du sa mémoire immé­diate. Tout ce qui est mémoire courte, ça a dis­pa­ru. Au bout de cinq minutes, plus rien. Il ne se rap­pelle plus de la dis­cus­sion. On pen­sait au début que c’était parce qu’il n’avait pas envie de pen­ser à cer­taines choses, mais on s’est ren­du compte un jour qu’il y avait vrai­ment un pro­blème. Depuis qu’il a mis des mots sur ses maux, auprès de l’écrivaine Sophie Divry, il voit un psy­cho­logue. Il fau­drait que je lui prenne ren­dez-vous avec un neurochirurgien…

[Luis Feito]

Il apprend aus­si à réécrire de la main gauche. Il a un orteil en moins au pied car il lui a été gref­fé à la main. Du coup, il doit se faire mettre une pro­thèse au pied. On attend de voir si c’est pris en charge par la Sécu — mais ça risque encore une fois de ne pas l’être. Pour la main, pareille­ment, on ne sait pas : dans le pro­to­cole, il fau­drait qu’il n’ait plus que deux doigts, mais il en a encore trois. Peu importe qu’ils ne fonc­tionnent plus vrai­ment ; comme ils sont phy­si­que­ment pré­sents, la pro­thèse ne sera pas prise en charge. Il n’est pas recon­nu comme muti­lé mais comme tra­vailleur han­di­ca­pé. Il n’a donc pas le droit à l’AAH [allo­ca­tion adulte han­di­ca­pé]. Gabriel avait pro­po­sé que le chi­rur­gien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il y avait trop de souf­france, trop d’opérations, et puis comme ça, la main en moins, il pour­rait enfin être pris en charge. Vous vous ren­dez compte du sor­dide ? C’est la même bataille pour qu’il obtienne une pen­sion d’invalidité auprès de la Sécurité sociale. À l’heure actuelle, il ne touche d’elle que 12 euros par jour. Comme il dit, il est obli­gé de faire la manche. Notre pre­mière demande à la MDP [Maison dépar­te­men­tale des per­sonnes han­di­ca­pées] — qui rem­place la COTOREP [Commission tech­nique d’orientation et de reclas­se­ment pro­fes­sion­nel] — a été refu­sée ; on a fait appel. La deuxième demande, c’est ma fille qui y est allée avec Gabriel. Le méde­cin qui les a reçus leur a dit : « Vous avez encore votre main, elle est encore pré­sente : vous n’y avez pas droit à l’AAH. Il aurait fal­lu ne plus avoir de bras pour en béné­fi­cier. » Cette réponse était tel­le­ment vio­lente. Ma fille a pré­fé­ré ne pas répondre à la vio­lence par la violence.

« Gabriel avait pro­po­sé que le chi­rur­gien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il pour­rait enfin être pris en charge. »

Et c’est pareil pour la pen­sion d’invalidité, au pré­texte qu’il touche déjà une cen­taine d’euros d’indemnité de par son arrêt mala­die — lié à son pré­cé­dent tra­vail en tant que chau­dron­nier : il n’y a pas droit. La CAF a éga­le­ment refu­sé de lui accor­der le RSA. Ça fait 15 fois qu’on envoie les papiers, et 15 fois qu’ils ne les reçoivent pas. Il faut que je leur ren­voie encore des docu­ments. Il lui man­que­rait des heures de tra­vail, paraît-il, mais depuis ses 16 ans, il a tou­jours tra­vaillé. J’ai du mal à com­prendre. Au niveau admi­nis­tra­tif, tout le monde nous dit que ce n’est pas nor­mal, mais per­sonne ne fait rien. Chacun se ren­voie la balle. Avec mon mari, nous payons tout pour Gabriel et on lui verse une pen­sion. J’ai décla­ré 5 000 euros mais je n’ai pas les preuves, car il fal­lait faire des vire­ments ban­caires : j’ai eu droit à un contrôle fis­cal… Certainement que je vais devoir encore payer. À force d’accumulation, on en vient à se poser des ques­tions. On se demande si ce n’est pas un achar­ne­ment. La der­nière fois, nous sommes allés faire des courses, on n’avait plus assez d’argent sur notre compte. Pour 22 euros de courses, ils nous ont col­lé un inter­dit ban­caire. Il a fal­lu payer des agios et 80 euros en plus pour les huis­siers. Pour des courses de 22 euros, on a payé 122 euros de frais annexes. Mieux vaut en rire car on ne va pas s’arrêter non plus de man­ger. Et le gou­ver­ne­ment, rien : aucun coup de fil, rien pour nous aider. Au contraire. On est seuls, on a appris à se blinder.

Une vie en suspens

Heureusement, on a un jar­din et des poules. Et puis des gens qui nous sou­tiennent. Il y a une vraie soli­da­ri­té. Nos amis et les per­sonnes qu’on connaît nous donnent de petites choses. Une de mes fran­gines, de temps à autre, une poule ou un canard à man­ger — même si je ne suis pas très viande. Tu fais atten­tion au fric, à tout. Mais il y a pire que nous, donc on ne se plaint pas. C’est en fait le quo­ti­dien des gens qui n’ont pas d’argent. Pour amor­tir le choc dans ces cas-là, il faut avoir de l’argent. Mais la prio­ri­té, c’est Gabriel. Il faut qu’on lui paye une pro­thèse car je ne vais pas attendre que la Sécurité sociale finisse par nous l’accorder — et avec la chance qu’on a, ça sera néga­tif. On était en plein tra­vaux, on a dû les arrê­ter. Tout est en sus­pens. On s’en sort, mais avec beau­coup de choses qui ont été déglin­guées à jamais. En termes de rela­tions au sein de la famille, avec nos enfants, avec mon mari. Beaucoup de choses ont écla­té au vol.

[Luis Feito]

Si je m’en veux ? Oui, bien sûr. C’est mon gamin. J’aurais tel­le­ment vou­lu être à sa place. Si on avait été seule­ment quelques mètres plus loin… Si, si, si… peut-être que c’est le des­tin… Concrètement, on ne pou­vait pas sor­tir, s’enfuir, car toutes les rues étaient fer­mées, impos­sible de s’échapper de ce tra­que­nard. On tour­nait en rond, on reve­nait tou­jours sur nos pas. On avait l’impression d’être dans un laby­rinthe, on était nas­sés. Je vis avec la culpa­bi­li­té de ce qui est arri­vé et avec la culpa­bi­li­té de ne pas avoir su réagir après. Alors je n’arrive plus à faire mon tra­vail cor­rec­te­ment. Je n’arrive pas à me concen­trer. Je suis dans l’attente, je suis tou­jours à Roosevelt. Gabriel, je ne sais pas s’il a accep­té qu’il a une main en moins. À l’origine, il ne vou­lait pas venir à la mani­fes­ta­tion. Ça lui est tom­bé des­sus comme ça. Maintenant il a per­du des doigts, l’utilisation de sa main, il a per­du sa mémoire un peu comme une per­sonne atteinte de la mala­die d’Alzheimer. Par moments, à cause de tout ça, il peut être fort désa­gréable. Ça ne dure pas, mais tu te le prends quand même… Ne plus faire d’activités, ne plus voir ses potes, c’est com­pli­qué pour lui. Ma crainte aurait été que sa copine le quitte car c’est géné­ra­le­ment ce qui se passe, mais elle est res­tée, et c’est tant mieux. Ça le tient debout. Gabriel a 22 ans, il était auto­nome, il était prêt à par­tir dans un appar­te­ment — car au bout d’un moment, les parents, ça va. Et voi­là qu’il se retrouve chez nous coin­cé comme un rat.


[cagnotte « Tendons la main à Gabriel »]


[lire le troi­sième volet]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Luis Feito 


REBONDS

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