Texte inédit pour le site de Ballast
À l’hiver 2016, le candidat Macron appela à la Révolution ; à l’hiver 2018, le président Macron écrasa celle qui ne demandait qu’à éclore. D’abord, le gouvernement a énucléé et défiguré les visages, mutilé et arraché les mains des protestataires. Cela se fit à grand bruit : on entendait dans la rue la détonation des tirs des forces de l’ordre, l’explosion des grenades chargées de TNT. Puis ce fut le silence. Les caméras sont parties et la violence a continué, à bas bruit cette fois. Non plus dans la rue mais au cœur des institutions : les hôpitaux, les assurances, la Sécurité sociale, la police, la Justice… Dominique Rodtchenki-Pontonnier est la mère de Gabriel : apprenti chaudronnier sarthois de 21 ans, il a perdu l’usage de sa main droite durant l’acte II des gilets jaunes. Il était venu marcher contre « la misère » et la casse des services publics — c’était le samedi 24 novembre 2018. Un autre de ses fils, Florent, a été blessé à la jambe. Deux ans plus tard, elle nous raconte l’interminable combat quotidien de sa famille.
Je suis toujours coincée là-bas, boulevard Roosevelt. La vie continue d’avancer, mais je suis restée là où la mienne s’est brisée. Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. Aujourd’hui, dans ma tête, j’essaie encore de faire que cette GLI-F4 [grenade contenant 26 grammes de TNT, ndlr] n’arrive jamais, de prendre la place de Gabriel… À un moment, à l’hôpital, j’ai voulu me couper la main pour qu’il puisse prendre la mienne. Beaucoup de personnes me disent que j’ai changé. C’est vrai. Il y a des choses que je ne supporte plus. Le regard que les gens portent sur moi, aussi. Désormais, c’est de la survie, c’est faire semblant, c’est faire comme si… Faire bonne figure et se battre. Surtout pour Gabriel.
« Ma vie de femme, de mère, de famille a explosé en même temps que cette grenade. »
Il y a eu l’explosion. On a couru se mettre à l’abri. J’ai assis Gabriel, je lui ai dit que ce n’était pas grave, pour le rassurer, comme quand il était petit. Pendant ce temps, les autres garçons cherchaient du secours. Je pensais faire un garrot à Gabriel lorsqu’un street medic a ouvert son sac à dos. Son collègue à côté m’a demandé de lui faire confiance, car il était pompier. L’apparition d’un street medic, c’est vraiment comme l’arrivée du père Noël. Cet homme, je ne le remercierai jamais assez — il faut vraiment les remercier tous autant qu’ils sont. Il a réalisé les premiers soins et ensuite il m’a dit d’emmener Gabriel à l’hôpital : sa vie était en jeu. Dans la rue, nous étions sous une pluie de lacrymogènes. Un enfer. Le temps s’était comme arrêté, nous étions dans une sorte de brouillard, je ne sentais même plus les gaz. C’est un état où tu te dissocies de ton corps. Il fonctionne, mais tu n’es plus en toi, tu n’as pas vraiment conscience de ce qui se déroule devant toi. Tout est rapide et en même temps ralenti à l’extrême, tu rentres dans une autre dimension. Ton cerveau perçoit tout par un autre prisme, les éléments les plus insignifiants, le moindre détail… Il fait le tri, priorise, hiérarchise en un fragment de seconde. Tout ce qui est superflu (le son, les lacrymos, les gens…) est écarté, mis de côté, ne fait plus partie de ton monde. C’est difficile à expliquer, tu es entre deux eaux, entre le cauchemar, la réalité et encore une autre chose. Je ne peux donner que cette image : mes deux pieds ensevelis boulevard Roosevelt. Je ne sais pas si je suis vraiment sortie de cet état. J’ai l’impression d’être enfermée dans ce tableau de Munch, bloquée dans ce « cri » et en même temps dans le tableau de Picasso, Guernica, complètement disloquée.
No man’s land
Le temps que j’arrive, Gabriel était déjà aux urgences à l’hôpital Georges Pompidou. Florent, mon autre fils, était le premier à l’avoir rejoint. Il avait traversé tout Paris en trottinette avec des éclats de grenades dans les jambes. On n’avait pas remarqué, on était tous obnubilés par Gabriel et sa main — tout ce qui était à côté n’avait plus d’importance. À un moment, j’ai demandé à Florent de relever son pantalon pour voir ses jambes car il avait du mal à marcher. Là, j’ai vu dans quel état catastrophique ses jambes étaient. J’étais écartelée entre mes deux fils, et chacun me renvoyait à l’autre. Et puis il y a eu cette interminable attente avant que Gabriel passe au bloc. Durant tout ce temps, sa main pissait le sang. Je jonglais entre mes deux enfants auscultés dans différents services, le téléphone pour tenir informé mon mari, mon autre fils mais aussi ma fille, mon gendre, sans oublier ma nièce et mon neveu. Gabriel est enfin entré au bloc. On nous a dit que ce serait long. On a attendu. On a attendu aux urgences au beau milieu des gens. Là, un clochard a perdu son pantalon. Je l’ai aidé à se rhabiller et à trouver un fauteuil roulant pour qu’il puisse au moins s’asseoir.
Ce moment, même s’il peut paraître tout aussi sordide qu’anecdotique, m’a permis de me décentrer, de sortir de toute l’horreur que nous vivions et de relativiser. Car si j’étais venue à Paris, c’était aussi pour cette raison : je n’ai jamais supporté de voir des gens en souffrance dans la rue. Je ne supporte plus de voir ou de faire semblant de ne pas connaître cette situation. Comme si tout ça était normal et acceptable. Au bout d’un moment, l’accueil nous a dit de partir, de dégager… On nous a littéralement mis à la porte. On s’est retrouvés là, des Sarthois perdus dans Paris. Sans maison, sans ton refuge, tu es perdu. Il n’y a aucun espace où tu peux te reposer. Marvin, le cousin de Gabriel, a cherché partout une chambre d’hôtel, et Maëlys de quoi manger. On était seuls, il n’y avait aucune prise en charge. Seuls au monde. Et ça a perduré après cette soirée : aujourd’hui, nous nous sentons encore seuls au monde.
« Car si j’étais venue à Paris, c’était aussi pour cette raison : je n’ai jamais supporté de voir des gens en souffrance dans la rue. »
L’hôtel, c’était notre espace de repli où personne ne pouvait nous mettre à la porte. Nous n’avons pas réussi à dormir de la nuit. On ne nous donnait pas de nouvelles, j’ai rappelé l’hôpital toute la nuit et puis au matin. Alors j’ai appris que Gabriel, après 11 heures d’opération, avait été mis dans un coma artificiel. Il devait repasser au bloc pour une deuxième intervention d’environ 9 heures. On a décidé tous ensemble de rentrer au Mans, d’autant que mon mari — qui n’était pas venu à la manifestation — s’occupait seul de nos petits-enfants à la maison. On est repartis avec Florent aussi car il n’avait pas été pris en charge par le personnel soignant. Ils lui ont dit que ses blessures n’étaient pas graves : 15 jours plus tard, il sera opéré des deux pieds… C’est comme pour l’urgentiste qui a pris Gabriel à l’entrée des urgences ; il avait noté « explosion par pétard ». Je pense que le corps médical ne connaît vraiment pas ce genre de blessures. Et comment il aurait pu, si ce n’est en connaissant l’histoire de la mort de Rémi Fraisse ou en ayant travaillé sur un théâtre de guerre ? Tout comme nous, ils ne savent pas ce qu’est une GLI-F4, que ça pénètre, déchire et mutile les chairs. Ils n’ont pas pris conscience de la réalité de la situation — plus par méconnaissance que par mauvaises intentions.
Sur le trajet du retour, personne n’a ouvert la bouche. On était emmurés dans notre silence. Comme momifiés. Pétrifiés dans l’horreur de ce qu’on venait de vivre, de ce qu’on vivait. À la maison, j’ai juste pris une douche et je suis repartie avec mon mari à l’hôpital. Gabriel ne pouvait pas être seul à son réveil. On a pris notre autre fils, Kévin, qui voulait venir. Arrivés à l’hôpital, on ne savait pas où était Gabriel. On a fait tous les étages, du sous-sol au plafond, pour retrouver notre enfant. Et, au détour d’un couloir, nous avons croisé deux aides-soignantes. Elles déplaçaient un brancard. On leur a demandé où était le service de réanimation, elles nous ont indiqué le chemin et, en les remerciant, on s’aperçoit que c’était notre Gabriel, là, allongé dans le lit. Je me rappelle avoir réagi comme si j’avais retrouvé mon fils perdu pendant des années. Les infirmières n’ont pas compris. Kévin, lui, il a failli tomber dans les pommes. Il ne voulait pas, ne pouvait pas réaliser ce qui était arrivé à son petit frère. On a vu le corps médical, ils nous ont dit qu’il avait été opéré à deux reprises. Pour le moment, ils ne pouvaient rien dire sur sa main, mais les dégâts ne s’arrêtaient pas là. Il y avait de nombreuses blessures au visage et au niveau des jambes. Ils ne pouvaient faire aucun pronostic. La seule chose qu’on savait, c’est qu’il était trop abîmé et devait rester en réanimation.
L’hôpital, à vif
À Pompidou, il faut le dire, ça a été compliqué. Cet hôpital est une véritable usine, il y a 300 ou 400 chambres. C’est inhumain. Arrivé depuis déjà trois jours, Gabriel n’avait toujours pas été opéré du visage, il était terriblement gonflé. Passe le professeur Lantieri, spécialiste des greffes de visage en France. Quand il a vu l’état de Gabriel, il était outré. « Une situation inadmissible », il a dit. Gabriel a dû subir une intervention du visage dans son lit car il n’y avait pas de bloc opératoire libre. C’est assez étonnant comme pratique, pour un hôpital qui a une renommée européenne. Un bout de plastique et de fer issu de la grenade, gros comme une pièce de monnaie, était incrusté au milieu de son front. Son visage était complètement tuméfié, il gonflait de jour en jour. Cette intervention a été réalisée sans anesthésie particulière — même s’il était sous morphine, il a souffert. Gabriel s’est senti tout de suite mieux et son visage a dégonflé. Au sein de l’hôpital, il y a eu une sorte de bataille entre les services. Gabriel avait été pris en charge pour sa main, donc par l’orthopédie : du coup, ils n’ont pas pris sa jambe ni son visage en compte. C’était un va-et-vient permanent entre les blocs. Et comme l’hôpital manque de place, on ne savait jamais quand il devait se faire opérer. Alors Gabriel ne mangeait plus, ne buvait plus. Plus d’une fois, on ne lui a pas apporté de quoi manger, et sinon, le plus souvent, c’était froid. Il fallait que je descende au rez-de-chaussée pour faire chauffer sa nourriture. Dans ces moments, il faut apprendre à se taire, sinon la prise en charge de Gabriel aurait pu en pâtir.
« La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a aidé Gabriel.
J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire, il a dit. «
Gabriel a subi l’interrogatoire d’une infirmière. Elle pensait qu’il avait ramassé la grenade. Pour elle, il était comme coupable. « Mais pourquoi tu as voulu ramasser cette grenade ? Ce n’est pas très malin ! » Je lui ai demandé de prendre une bouteille d’eau dans sa main pour qu’elle comprenne que s’il avait pris la grenade, il n’aurait plus de main ! Un midi, alors que je coupais la nourriture de Gabriel, cette infirmière m’a dit qu’il fallait que Gabriel apprenne à se débrouiller seul, que je ne serais pas toujours là. Un autre jour, elle est entrée dans la chambre pour réaliser les soins et a décrété que Gabriel était assez fort pour ne pas avoir d’anesthésiant. Un autre jour encore, j’ai vu l’état de la hanche et du dos de mon fils. J’ai failli tomber dans les pommes. C’était comme avoir une vue réelle de l’anatomie du corps humain : il n’y avait pas de peau sur ses muscles, je voyais un écorché vif. Cette image m’est restée, elle me hante encore. J’ai dû gentiment m’énerver pour avoir un matelas contre les escarres, vu qu’il commençait à en avoir sur tout le bas du dos, jusqu’au haut des cuisses. Il ne pouvait plus rester couché, il souffrait et ça commençait à sentir. Une infection. Au bout de trois jours, le matelas est arrivé et, après 12 heures à traîner dans le couloir, j’ai décidé de l’installer moi-même pour qu’il se passe enfin quelque chose.
À Paris, on a vécu des choses qui n’étaient pas normales. Mais ce n’est pas du fait des soignants. Ça aussi, c’est une des raisons pour lesquelles je me suis rendue à Paris : le service public est dilapidé. À force de compresser les effectifs, encore et encore, ils en viennent à ne plus faire attention aux patients. Les personnes en charge de sa toilette ont tellement de patients et sont tellement pressées que la toilette était plus ou moins bien faite. Gabriel avait son bras immobilisé, alors, au niveau des aisselles, ils n’y passaient jamais. Une mycose s’était installée. Quand je m’en suis rendue compte, j’ai dû passer délicatement un tissu assez fin et mouillé pour le nettoyer. Pour vous dire son état de saleté, quand il est descendu au bloc pour sa deuxième opération du visage, les infirmiers ont eu tellement pitié de lui — car ils ne lui avaient jamais lavé la tête ni les cheveux — qu’ils l’ont lavé avant l’opération. Cette situation a vraiment marqué Gabriel : se laver les cheveux, c’est devenu obsessionnel pour lui. La seule personne qui a pris du temps, c’est un aide-soignant afghan. Il a pris sur sa journée et il a sûrement dû courir derrière. Il a aidé Gabriel à se lever, à prendre une douche. « J’ai vécu la guerre. Je sais ce qu’une grenade peut faire », il a dit. Cet homme a été extraordinaire. Il a permis à Gabriel de relever la tête, il lui a rendu un peu de sa dignité.
Prendre soin
Il y a aussi eu ces moments extraordinaires, ces moments de grâce au milieu du chaos. Lorsque les avocats sont venus spontanément visiter Gabriel à l’hôpital et qu’il s’est enfin senti écouté, entendu. Et ce moment magique lorsque Maître Pascual est venue à l’hôpital en vélo pour lui amener des pizzas. Comment décrire ces instants, cette rencontre, sinon dire que c’était extraordinaire ? Gabriel est resté quasiment un mois à l’hôpital Pompidou, jusqu’au 12 décembre. Pendant ce temps, nous faisions des allers-retours entre Le Mans et Paris. Le matin, je partais travailler au Mans en train, le soir je revenais à l’hôpital. Je faisais les nuits, mon mari et les enfants les jours. On se relayait comme ça pour ne jamais le laisser seul. Il fallait qu’il y ait toujours quelqu’un de la famille à ses côtés. Ça a duré un bout de temps. On ne savait pas ce qu’il en était de sa main. Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne comprenait plus, nos interlocuteurs n’étaient pas toujours les mêmes et les diagnostics variaient. Un matin, ils devaient opérer Gabriel au visage, je suis allée voir le secrétariat et là le professeur Lantieri, qui était dans les couloirs, m’a demandé : « Mais qu’est-ce que vous faites encore là ? » Cette question était d’une violence ! Les autres médecins m’avaient dit qu’il fallait qu’on attende pour d’autres opérations, je ne comprenais pas. Les services ne se parlaient pas entre eux.
« Un jour, Gabriel n’avait plus que deux doigts, un autre trois, un autre encore plus aucun. On ne comprenait plus. »
Le professeur m’a conseillé de partir car il y avait trop de monde à gérer. Ils ne pourraient pas s’occuper convenablement de Gabriel. Au final, ce professeur, qui s’est chargé des opérations de Gabriel pour la jambe et le visage, nous a fait savoir que le meilleur chirurgien de France de la main était au Mans. « C’est à côté de chez vous, rentrez. Vous allez pouvoir enfin dormir chez vous et non plus sur ce lit de camp. » Sa secrétaire m’a dit : « Pendant ce temps, téléphonez à la Sécurité sociale et demandez pour un bon de transport. » Alors, à l’autre bout de la ligne, on me dit : « Ça fait trois mois que nous n’avons plus le droit d’en faire. Dorénavant, il faut gérer par vous-même… Les frais sont à votre charge. » À ce moment, je me suis dit que le monde s’acharnait, c’était trop, ce n’était pas possible. Au regard de l’état de Gabriel, on ne pouvait pas le transporter avec notre simple voiture. J’en étais venue à l’idée de louer un camping-car… La secrétaire était scandalisée, tout comme le professeur. C’est là qu’il m’a dit qu’il allait prendre en charge lui-même le rapatriement de Gabriel… Pour vous dire, c’est lui qui a payé, sur ses propres deniers.
Une fois au Mans, le docteur Bour, lui, est toujours resté en contact avec nous. Il communiquait tout le temps, même parfois le soir. Je passais mes journées à la clinique et quand je m’absentais, il m’appelait. Cet homme, on peut vraiment le qualifier d’humaniste, un comme j’en ai rarement vu. Pendant toute cette période, je n’avais rien dit à mon employeur. Je venais tout juste de signer un contrat, je ne pouvais pas me permettre de perdre mon emploi. Quand le directeur a été informé de la situation, il est venu me voir et m’a dit : « Je ne sais pas comment tu as fait pour tenir tout ce temps sans rien me dire. Je te propose que tu prennes ton ordinateur avec toi et, quand tu peux, tu travailles. La priorité, c’est ton fils. » C’est vraiment rare de voir un patron comme ça. J’ai passé toutes mes journées et mes nuits à travailler à la clinique, juste à côté de Gabriel.
Tout est devenu question d’argent
La Sécu, il n’y a que le minimum qui est pris en charge, le reste, non. Pour pouvoir rester à côté de son fils la nuit, pour avoir un lit de camp, il faut payer. Gabriel ne veut pas se retrouver en chambre double à l’hôpital car, à chaque fois, on lui pose des questions sur son histoire. C’est difficile. Il ne supporte plus non plus qu’on frappe à la porte, tout comme le simple bruit d’une bouteille en plastique qu’on écrase — moi aussi d’ailleurs, ce sont des bruits qui me font encore sursauter. Une chambre simple, c’est considéré comme du luxe et ce n’est pas remboursé. Tout est devenu question d’argent. Nous sommes de plain-pied dans le libéral, l’argent est libéré. La Macif m’a écrit pour me dire que ça s’était déroulé pendant un mouvement social, donc que rien n’était pris en charge. Comme certains soins ne sont pas remboursés, tout comme certains petits matériels, le docteur Bour m’a appris à réaliser les gestes chirurgicaux pour que je puisse faire les pansements à mon fils. Il m’a donné des cours, parfois du matériel mais aussi ses propres ciseaux : un geste qui m’a marquée. Je suis devenue infirmière à domicile. On s’est relayés un jour sur deux avec le chirurgien. On peut dire que j’étais devenue comme son assistante. À la maison, mon mari m’assiste, je fais le chirurgien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord.
« À la maison, mon mari m’assiste, je fais le chirurgien et lui l’infirmière. On a dû apprendre à se débrouiller, à faire avec les moyens du bord. »
Gabriel sort et rentre sans arrêt de l’hôpital. Il ne fait que ça. Sa première sortie a été pour Noël 2018. Je dis Noël, mais c’était au mois de mars : c’était notre Noël à nous. Non pas que nous sommes croyants, c’était juste notre fête, notre premier vrai repas en famille. Il est rentré à l’hôpital tout de suite après. Il fait de nombreux allers-retours au gré des opérations, qui, peu à peu, commencent à s’espacer. Là, il sort tout juste de deux opérations presque coup sur coup. Une au mois de juillet et une au mois d’août [2020]. Il doit encore se refaire opérer. On n’en est pas sortis. Il a subi plus de 20 opérations : dix de la main, deux du visage, trois de la jambe, quatre de la hanche, une du pied, deux de la cuisse. La journée, il a aussi de nombreuses séances de rééducation en hôpital.
Psychologiquement, on n’a pas eu d’accompagnement. On nous avait proposé à la clinique du Mans d’avoir un suivi, mais nous n’étions pas encore prêts à pouvoir parler. Gabriel avait refusé, refroidi, je pense, par cette histoire d’infirmière. Plus tard, quand on a vu l’IGPN, ils nous ont demandé d’aller voir le médecin légiste. Il nous a dit de faire une demande de prise en charge post-traumatique liée à un attentat ou au retour de militaires revenant d’opération. Il nous a donné un numéro. La psychologue qui nous a renseignés nous a dit que nous avions dépassé le délai et qu’elle ne pouvait plus nous écouter. La prise en charge se fait dans la semaine après les violences subies : au-delà, il n’y a plus d’accompagnement. Passée une semaine, tu n’es plus considéré comme traumatisé. Nous, on voulait juste un peu de temps. Un peu comme après la Seconde Guerre mondiale, ce mutisme sur la guerre et ses atrocités. Il fallait se taire pour aller de l’avant. Ça a été pareil pour nous, on n’a pas réussi à en parler, car on sentait que ça pesait sur les autres. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons donc eu aucune prise en charge. Récemment, nous nous sommes aperçus que Gabriel a depuis perdu sa mémoire immédiate. Tout ce qui est mémoire courte, ça a disparu. Au bout de cinq minutes, plus rien. Il ne se rappelle plus de la discussion. On pensait au début que c’était parce qu’il n’avait pas envie de penser à certaines choses, mais on s’est rendu compte un jour qu’il y avait vraiment un problème. Depuis qu’il a mis des mots sur ses maux, auprès de l’écrivaine Sophie Divry, il voit un psychologue. Il faudrait que je lui prenne rendez-vous avec un neurochirurgien…
Il apprend aussi à réécrire de la main gauche. Il a un orteil en moins au pied car il lui a été greffé à la main. Du coup, il doit se faire mettre une prothèse au pied. On attend de voir si c’est pris en charge par la Sécu — mais ça risque encore une fois de ne pas l’être. Pour la main, pareillement, on ne sait pas : dans le protocole, il faudrait qu’il n’ait plus que deux doigts, mais il en a encore trois. Peu importe qu’ils ne fonctionnent plus vraiment ; comme ils sont physiquement présents, la prothèse ne sera pas prise en charge. Il n’est pas reconnu comme mutilé mais comme travailleur handicapé. Il n’a donc pas le droit à l’AAH [allocation adulte handicapé]. Gabriel avait proposé que le chirurgien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il y avait trop de souffrance, trop d’opérations, et puis comme ça, la main en moins, il pourrait enfin être pris en charge. Vous vous rendez compte du sordide ? C’est la même bataille pour qu’il obtienne une pension d’invalidité auprès de la Sécurité sociale. À l’heure actuelle, il ne touche d’elle que 12 euros par jour. Comme il dit, il est obligé de faire la manche. Notre première demande à la MDP [Maison départementale des personnes handicapées] — qui remplace la COTOREP [Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel] — a été refusée ; on a fait appel. La deuxième demande, c’est ma fille qui y est allée avec Gabriel. Le médecin qui les a reçus leur a dit : « Vous avez encore votre main, elle est encore présente : vous n’y avez pas droit à l’AAH. Il aurait fallu ne plus avoir de bras pour en bénéficier. » Cette réponse était tellement violente. Ma fille a préféré ne pas répondre à la violence par la violence.
« Gabriel avait proposé que le chirurgien lui coupe la main, car ça serait plus facile : il pourrait enfin être pris en charge. »
Et c’est pareil pour la pension d’invalidité, au prétexte qu’il touche déjà une centaine d’euros d’indemnité de par son arrêt maladie — lié à son précédent travail en tant que chaudronnier : il n’y a pas droit. La CAF a également refusé de lui accorder le RSA. Ça fait 15 fois qu’on envoie les papiers, et 15 fois qu’ils ne les reçoivent pas. Il faut que je leur renvoie encore des documents. Il lui manquerait des heures de travail, paraît-il, mais depuis ses 16 ans, il a toujours travaillé. J’ai du mal à comprendre. Au niveau administratif, tout le monde nous dit que ce n’est pas normal, mais personne ne fait rien. Chacun se renvoie la balle. Avec mon mari, nous payons tout pour Gabriel et on lui verse une pension. J’ai déclaré 5 000 euros mais je n’ai pas les preuves, car il fallait faire des virements bancaires : j’ai eu droit à un contrôle fiscal… Certainement que je vais devoir encore payer. À force d’accumulation, on en vient à se poser des questions. On se demande si ce n’est pas un acharnement. La dernière fois, nous sommes allés faire des courses, on n’avait plus assez d’argent sur notre compte. Pour 22 euros de courses, ils nous ont collé un interdit bancaire. Il a fallu payer des agios et 80 euros en plus pour les huissiers. Pour des courses de 22 euros, on a payé 122 euros de frais annexes. Mieux vaut en rire car on ne va pas s’arrêter non plus de manger. Et le gouvernement, rien : aucun coup de fil, rien pour nous aider. Au contraire. On est seuls, on a appris à se blinder.
Une vie en suspens
Heureusement, on a un jardin et des poules. Et puis des gens qui nous soutiennent. Il y a une vraie solidarité. Nos amis et les personnes qu’on connaît nous donnent de petites choses. Une de mes frangines, de temps à autre, une poule ou un canard à manger — même si je ne suis pas très viande. Tu fais attention au fric, à tout. Mais il y a pire que nous, donc on ne se plaint pas. C’est en fait le quotidien des gens qui n’ont pas d’argent. Pour amortir le choc dans ces cas-là, il faut avoir de l’argent. Mais la priorité, c’est Gabriel. Il faut qu’on lui paye une prothèse car je ne vais pas attendre que la Sécurité sociale finisse par nous l’accorder — et avec la chance qu’on a, ça sera négatif. On était en plein travaux, on a dû les arrêter. Tout est en suspens. On s’en sort, mais avec beaucoup de choses qui ont été déglinguées à jamais. En termes de relations au sein de la famille, avec nos enfants, avec mon mari. Beaucoup de choses ont éclaté au vol.
Si je m’en veux ? Oui, bien sûr. C’est mon gamin. J’aurais tellement voulu être à sa place. Si on avait été seulement quelques mètres plus loin… Si, si, si… peut-être que c’est le destin… Concrètement, on ne pouvait pas sortir, s’enfuir, car toutes les rues étaient fermées, impossible de s’échapper de ce traquenard. On tournait en rond, on revenait toujours sur nos pas. On avait l’impression d’être dans un labyrinthe, on était nassés. Je vis avec la culpabilité de ce qui est arrivé et avec la culpabilité de ne pas avoir su réagir après. Alors je n’arrive plus à faire mon travail correctement. Je n’arrive pas à me concentrer. Je suis dans l’attente, je suis toujours à Roosevelt. Gabriel, je ne sais pas s’il a accepté qu’il a une main en moins. À l’origine, il ne voulait pas venir à la manifestation. Ça lui est tombé dessus comme ça. Maintenant il a perdu des doigts, l’utilisation de sa main, il a perdu sa mémoire un peu comme une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer. Par moments, à cause de tout ça, il peut être fort désagréable. Ça ne dure pas, mais tu te le prends quand même… Ne plus faire d’activités, ne plus voir ses potes, c’est compliqué pour lui. Ma crainte aurait été que sa copine le quitte car c’est généralement ce qui se passe, mais elle est restée, et c’est tant mieux. Ça le tient debout. Gabriel a 22 ans, il était autonome, il était prêt à partir dans un appartement — car au bout d’un moment, les parents, ça va. Et voilà qu’il se retrouve chez nous coincé comme un rat.
[cagnotte « Tendons la main à Gabriel »]
Illustrations de bannière et de vignette : Luis Feito
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