Série « Les bidonvilles de Nanterre »
[troisième volet | Mohammed Kenzi : « Laisser une trace, témoigner, ne pas oublier »]
Aujourd’hui, l’axe qui va de la Défense à la Seine (on dit « l’Axe » tout court) est un territoire sans histoire apparente, sorti de terre en quelques années. À perte de vue, les sièges d’entreprises, les agences bancaires et d’assurances disputent les lieux aux bâtiments publics monumentaux, symboles du pouvoir économique et de l’autorité politique du plus riche département de France. Pour le passant qui se rend en préfecture, là où s’étendait quarante ans plus tôt l’ensemble de bidonvilles dit de la Folie, Nanterre demeure une énigme, un espace limité, écrivait Martine Segalen, « un entrelacs d’autoroutes et à une concentration de grands immeubles1 ». Quant à l’étudiant situé à quelques centaines de mètres de là, il évolue sur un territoire en perpétuel chantier, entouré de cités HLM, désormais elles-mêmes encerclées et effacées par les tours haut standing. Relié à la faculté enclavée par son cordon ombilical, le RER, l’étudiant n’a le plus souvent pas conscience de l’existence du vieux centre ou du grand parc à quelques minutes.
Dressé dans les années 1980, le constat s’accélère encore au début du millénaire. À Nanterre se côtoient des populations très différentes et souvent indifférentes les unes aux autres, qui ne se croisent qu’aux abords des grands axes. À la station Nanterre-université, l’habitant populaire et immigré de la cité des Provinces-françaises, l’étudiant de l’université et l’employé en col blanc du quartier des Groues et de la préfecture ne font que se croiser2. Inlassablement, le maire de Nanterre rappelle l’ambition de « recoudre » grâce à l’Axe un territoire meurtri par les constructions étatiques et les voies de communication depuis les années 1960. Du discours à la pratique, il y a un pas : le remplacement et le croisement des populations sont évidents et ajoutent à la mosaïque architecturale et urbaine de Nanterre. L’extension du quartier d’affaires, principal acteur du bouleversement, rogne à l’évidence ce qu’il reste de la ville populaire, hier ouvrière.
« À Nanterre se côtoient des populations très différentes et souvent indifférentes les unes aux autres. »
Peu nombreux sont les Nanterriens qui connaissent les recoins d’une ville aussi étendue qu’éclatée. Trouée d’autoroutes et de voies rapides, la ville porte encore les stigmates d’une urbanisation trop rapide, liée à un essor industriel dont l’apogée est pourtant déjà loin3. Bourg tardif à la fin du XIXe siècle, conquête communiste en 1935 et déjà touchée par la désindustrialisation au milieu des années 1970, Nanterre mue si vite que les trois étapes urbaines se chevauchent longtemps entre bourgade agricole, banlieue ouvrière, tours HLM et d’entreprises. Leur coexistence et les vestiges alimentent même à l’heure actuelle des promenades urbaines où le visiteur du jour découvre ce syncrétisme : quelques poches du no man’s land urbain, vouées à disparaître, côtoient des tours ultramodernes de l’urbanisation contemporaine. Le long de l’axe Seine-arche, les marcheurs parisiens arpentent l’ancienne ville ouvrière, ses friches effacées par la redynamisation rapide et l’embourgeoisement de Nanterre depuis vingt ans. Au détour d’un escalier, d’une rue ou d’une voie, une autre ville se dresse. Dernier pont entre ces vestiges industriels et ouvriers et le lissage tertiaire, l’Axe détruit peu à peu les dernières friches où se nichent encore habitats précaires, fermes alternatives, occupants improbables et indésirables du nouveau Grand Paris.
Faisant table rase du passé ouvrier et immigré de Nanterre, l’accélération présente des transformations n’est pas seule en cause, ni si nouvelle. L’allure éclatée de Nanterre démarre dès la construction de la Défense, cinquante ans plus tôt, et avec la création de l’établissement public d’aménagement en 1957, l’EPAD, dont le siège trône désormais face à la préfecture sur la place Nelson-Mandela. L’empiétement du territoire nanterrien, décidé par l’aménageur, s’étend juste avant l’accession de la commune au statut de cité-préfecture, en 1965, alors que s’y concentrent encore certains des plus grands bidonvilles de France. L’État veut en finir avec ces enclaves coloniales en métropole, devenues immigrées4. Les constructions se déploient, créant autant de nouveaux centres névralgiques : université, préfecture, nouvelle mairie, gares RER, parcs départementaux. Le temps des friches, des terrains militaires à l’abandon et des bidonvilles semble compté, même s’ils vont mettre beaucoup de temps à disparaître. Les résidences, bâtiments publics et espaces verts reprennent possession de lieux accaparés par les baraques et les cités de transit, sur des terrains souvent non constructibles. Le grand parc André-Malraux dans les années 1970 et celui du Chemin-de‑l’île trente ans plus tard effacent ainsi définitivement les traces des bidonvilles de la Folie ou des cités de transit André Doucet et Gutenberg. Par sa taille, Nanterre rend possible cette urbanisation forcée qui ferme lentement des espaces longtemps déliés. Les quartiers du Parc, du Chemin-de‑l’île, de l’Université-République et des Groues se réalisent ainsi moins par la réunion traditionnelle d’îlots de population saturés que par les barrières provoquées par les axes et les grandes réalisations. Destructions et reconstructions finiront par enserrer ces îlots de population qui, en grossissant, forment de véritables quartiers.
Celui de l’université est le plus frappant : la fac des lettres, bâtie sur un terrain militaire rétrocédé à l’Éducation nationale au début des années 1960, et les deux anciens parcs HLM des Provinces-françaises et de Berthelot sont longtemps restés imperméables l’un à l’autre, coupés par les voies ferrées, l’autoroute A86 et le boulevard circulaire menant à la Défense. Le vieux centre agricole, longtemps isolé du reste de la ville et plus bourgeois, s’était mis à grossir avec la desserte de la première ligne ferroviaire « Paris-Saint-Germain-en-Laye », au milieu du XIXe siècle. L’homogénéité administrative et politique de la commune reste donc longtemps très artificielle à Nanterre et se réalise lentement. Dans les années 1960, la faible densité faisait encore de Nanterre un territoire couvert d’espaces entrecoupés çà et là de zones d’habitations, comme certains films sur l’arrivée en voiture dans la récente faculté des lettres en témoignent. En 1970, Robert Merle résumait ainsi la ville qu’il voyait :
« Gentil bourg aux rues tortueuses, […] Nanterre, en 1900, était entouré de vastes champs, piqués çà et là, d’écarts, de lieux-dits et de hameaux. L’un de ceux-ci — la Folie — comptait à peine dix masures. […] Les labours et les prés de Nanterre tombèrent peu à peu en friche. […] Un désert d’un millier d’hectares s’étendit autour du vieux bourg. […] L’automobiliste la traversait sans s’arrêter, sans même lui jeter un coup d’œil. […] Toujours plus à l’ouest, la grande ville continua à dévorer l’étendue […] des usines de Puteaux et de Courbevoie qui étaient atteintes par l’invasion plièrent bagage et refluèrent sur les hectares vides les plus proches : ceux de Nanterre […], les vignobles du XVIIIe avaient laissé la place aux cultures maraîchères. Celles-ci, aux terrains vagues coupés de petits jardins. Ceux-ci, à leur tour, disparurent, remplacés par les bidonvilles5. »
« Destructions et reconstructions finiront par enserrer ces îlots de population qui, en grossissant, forment de véritables quartiers. »
Dans ces îlots anciens, un quartier occupe une place à part : le Petit-Nanterre, qui sépare Nanterre de Colombes. « Terre de bidonvilles » dès le milieu des années 1950, pour reprendre l’expression d’Éliane Dupuy et d’Abdelmalek Sayad6, il étend très tôt sur la route commerciale de Rouen, ses haltes, ses petits commerces et quelques habitations. Cette histoire urbaine est en fait essentielle pour comprendre le Nanterre des années 1960, et le Nanterre algérien des bidonvilles. L’implantation d’ouvriers et d’employés démarre dans l’entre-deux-guerres mais elle est massive après 1945 et le développement des logements populaires se produit dans les différents quartiers du fait de cet éclatement. Et non sur les extrémités ou sur les seuls bords de Seine comme dans la plupart des villes urbanisées plus tôt. L’homogénéité de peuplement ouvrier qui s’ensuit se retrouve dans sa forte intégration sociale et culturelle, les sociabilités de quartier, les fêtes populaires et en politique. Encore aujourd’hui, on vote de façon très similaire entre quartiers à Nanterre, excepté au Mont-Valérien, à l’inverse des grands clivages entre quartiers HLM et pavillonnaires des villes alentours (à Colombes, Courbevoie ou Puteaux).
À Nanterre, les constructions sociales d’après-guerre et leur répartition spatiale modèlent et remodèlent les quartiers. L’absence d’identité réelle de certains d’entre eux, reliés par le vide ou les creux, rappelle une histoire parallèle qui, emblématique en son temps, n’a pas trouvé de postérité ni de lieu pour s’établir : celle des bidonvilles. Seuls le renouvellement des générations et l’enracinement de sa population immigrée revivifient la mémoire collective de Nanterre. Plus de traces ou presque des « baraques », a fortiori des cités de transit qui en prennent le relais. De ces friches et habitats dits « provisoires » ou spontanés, seuls gisent quelques vestiges peu reconnaissables çà et là, certaines rues et bâtiments aux noms associés à cette histoire plus informelle de la ville ouvrière : ici une parcelle abandonnée, là un terrain vague en bordure d’échangeur d’autoroute. Plus souvent, les constructions en ont effacé le souvenir, au moins visuel. « L’habitat du pauvre est volatile, l’habitat du riche demeure » disait l’accordéoniste Marc Perrone devant l’effacement du patrimoine populaire de son enfance, à Saint-Denis, à l’exception du canal, de la basilique et des voies de communication7. Le logement exceptionnel de l’étranger et de l’occupant de passage force le constat : trente ou quarante ans plus tard, le bidonville est comme sans traces, sans histoire.
Texte extrait de Victor Collet, Nanterre, du bidonville à la cité, Agone, 2019.
- Martine Segalen, Nanterriens, les familles dans la ville. Une ethnologie de l’identité, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1990, p. 14.[↩]
- Halima M’Birik, Le Temps du projet, le temps des habitants. Le renouvellement urbain du quartier Université à Nanterre, Maîtrise de sociologie, Paris-X-Nanterre, 2008, p. 10–22.[↩]
- Martine Segalen, op. cit., p. 16.[↩]
- On considère dans ces lignes « l’immigré » comme une catégorie construite (par les discours, les pratiques, la mise à l’écart) aux effets réels, mais jamais comme une donnée de départ, essentielle ou liée aux origines, coloniales en l’occurrence.[↩]
- Robert Merle, Derrière la vitre, Paris, Gallimard, 1970.[↩]
- Abdelmalek Sayad, Éliane Dupuy, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Autrement, 1995.[↩]
- Cité dans Jean-Pierre Thorn (réal.), 93, la belle rebelle (dvd), Paris, Blaq Out, 2011.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Fatima Ouassak : « Banlieues et gilets jaunes partagent des questions de vie ou de mort », juillet 2019
☰ Lire notre entretien avec Mehdi Charef : « Du peuple immigré », avril 2019
☰ Lire notre entretien avec Saïd Bouamama : « Des Noirs, des Arabes et des musulmans sont partie prenante de la classe ouvrière », mai 2018
☰ Lire notre témoignage « Issa, balayeur », Anne Feffer, mai 2022
☰ Lire notre entretien avec Danièle Obono : « Il faut toujours être dans le mouvement de masse », juillet 2017