Texte inédit | Ballast
Quelque part dans un quartier populaire de Montpellier. Nous retrouvons Dan, Dan Arsenie, homme d’un âge certain qui s’exila de sa Roumanie natale et obtint l’asile politique en France. Il avait, là-bas, cofondé une revue, traduit Beckett, milité au sein des cercles dissidents et connu révolution et contre-révolution : nous écoutons l’ermite qu’il est devenu tandis que chauffe le thé. ☰ Par Soufyan Heutte
Des tours. Des barres. Du béton. Une pincée d’espace vert pour une poignée de misère. Voici la recette du bouillon qu’est La Paillade, quartier défavorisé de Montpellier. Ville dans la ville, mais sans maire et avec des citoyens de seconde zone. Un classique que Kassovitz a immortalisé d’une manière toute poétique. Cet écrin, tant redouté, ne fait pourtant pas le moine. En témoigne toutes ces perles issues de ses rues. Toutefois, ce quartier recèle des trésors toujours insoupçonnés, loin de tout cliché. Des richesses acquises au détour de rencontres. Fortuites mais rarement sans suite. Et c’est l’une d’elle qui sera contée au travers de ces lignes.
Il est là, assis sur un banc — ce banc à partir duquel il se racontera. Dan a le genre de silhouette sur lequel on ne s’arrête. Une carrure que l’on peine à deviner. Son âge avancé a prononcé de façon accentuée la voûte de son échine. Néanmoins, il a gardé le regard vif, autant que sa pensée. Il arbore, sur le haut de sa tête, un borsalino en feutre de couleur ocre. Cette touche d’élégance vient parachever cette allure de dandy tombé dans l’oubli. Le ciel est couvert, surprenant pour un mois de mai dans cette contrée de la Méditerranée. Dan plonge sa main dans sa poche poitrine, il en ressort une petite boîte métallique de cigarillos. « Je compte arrêter. Ce n’est pas un problème. » Un sourire habille son visage. Il ne disparaît que lorsque le ton se fait penseur. « Mon enfance ? J’étais un paradoxe. En journée, j’étais bon élève, mais en grandissant on a besoin de la confirmation oculaire de l’autre. C’est une logique de groupe, de type mimétique. C’est l’époque où le mot personnalité
prend sens. Et, tout d’un coup, on s’aperçoit que le chemin le plus court vers sa propre personnalité est de marcher sur une corniche à vingt mètres au-dessus de l’abîme. Par chance, dans mon cas, c’est l’intellect qui au bout a consumé le reste. » L’homme est un poète, écrivain, philosophe, penseur. Il parle comme il écrit, il écrit comme il pense. Il a grandi dans les montagnes des Carpates, en Roumanie. Celle de Ceausescu. Celle du communisme. Celle d’avant la chute du Mur. Celle qu’il a combattue.
« Y étaient réunis tous ceux qui aspiraient à la liberté, tous ceux qui désiraient penser cette liberté. Liberté, fraîche et frêle. »
Soudain, un bruit d’ébullition précède un « clap » sec. Dan se lève pour chercher l’eau chaude. « Je découvre depuis peu le thé. Je trouve qu’il a un esprit particulier, une couleur ambrée. L’esprit vient de choses infimes. Pourquoi pleut-il sur la mer ? » Il s’interrompt. Regarde le sol, perdu dans une digression intérieure. Le thé vert est parfumé. L’on peut reconnaître aisément des effluves de jasmin auxquelles se mêlent allègrement les arômes de litchi, pamplemousse et pêche de vigne. Le tout relevé à l’huile essentielle de rose. Un délice pour les sens. Dissident politique, Dan Arsenie fut un des fondateurs de la Revue 22, en référence au 22 décembre 1989, révolution qui fera tomber le dictateur. Cet hebdomadaire fut « la première revue d’expression libre ». Y étaient réunis tous ceux qui aspiraient à la liberté, tous ceux qui désiraient penser cette liberté. Liberté, fraîche et frêle, encore au stade embryonnaire dans cette matrice totalitaire. Vivre sous une dictature. D’ailleurs, l’expression est parlante. On ne peut vivre dans une dictature. On y vit caché, sous un vernis de duplicité, tapis dans les sous-sols de la peur, les bas-fonds de la terreur. « Mes publications n’étaient pas dans la ligne du Parti, j’étais d’une grande liberté comportementale et orale. J’étais attaché à une densité culturelle propre, à celle de l’Allemagne, de la France, à la devise Liberté, Égalité, Fraternité
. J’avais dans mon cercle d’amis des dissidents, nous étions turbulents et nous dérangions. On était surveillés. Beaucoup d’amis intellectuels sont morts dans des circonstances qui m’interrogent encore. Pour ma part, je n’étais pas anarchiste, mais j’ai trouvé dans Kropotkine une bonne méthodologie : ne pas laisser de traces. Ça m’a sauvé la vie. Les dictatures sont des sociétés procédurières. On devait déclarer tout changement. L’achat d’une machine à écrire, un déménagement. Je n’étais pas une personne prévisible et donc, lors de la révolution de décembre, lorsqu’ils sont venus me chercher, ils se sont rendus à mon adresse déclarée, chez ma mère. C’est ainsi que j’ai pu fuir. »
Son engagement, il en parle avec pudeur. Tant, qu’il n’en parle pas. La genèse de sa dissidence n’est pas abordée, laissée de côté comme si elle n’avait jamais été. Vivre sous une dictature implique, impulse un manichéisme primaire qui peut être résumé ainsi : soit tu es avec moi, soit tu es contre moi. Dire non est un acte politique. L’étincelle du brasier insurrectionnel. « Le non est à l’origine du oui, il est synonyme du silence, de fin du bruit, de tous les assassinats de la journée. Le oui vient après. On peut voir le non comme étant extrêmement fertile. » Toutefois, un événement vient se démarquer plus particulièrement. C’était avant la chute de Ceausescu. Un ami de Dan, un poète péruvien de vingt ans, a été retrouvé mort dans sa chambre d’étudiant. Il aurait mélangé des sédatifs forts avec de l’alcool. Dan fut alors convoqué par la police, sans qu’il y ait de rapport avec ses activités dissidentes. En fait, dans la chambre, il avait été retrouvé des éléments établissant des liens entre Dan et la victime. Et à cette époque les relations avec les étrangers étaient surveillées. Chaque rencontre devait faire l’objet d’un compte-rendu aux autorités. Ce que Dan avait, bien entendu, « omis » de faire.
« As-tu vu des gens mourir par balles ? Ils ne crient pas, ils deviennent simplement mous. »
« L’enquêteur, un personnage médiocre, me fit une parabole : Vous comprenez, qu’il disait, si on traverse une forêt en hiver dans une charrette tirée par deux chevaux, si l’un se blesse, le deuxième est alors en danger. Que faire ? Il faut tuer l’animal blessé pour sauver celui en bon état.
Il voulait m’inciter à collaborer en le renseignant sur les opinions et activités politiques de mon ami. » Dan était un intellectuel reconnu au-delà du mur de fer. Ses traductions d’auteurs étrangers (Samuel Beckett, William Blake, Paul Celan, Octavio Paz, etc.) ainsi que son écriture sans compromis lui valurent une interdiction de publication en 1988. Il fut aussi l’un des fondateurs du groupe Pour le dialogue social, la plus importante organisation civique durant la révolution roumaine. « On a occupé la place de l’université, il paraît que c’était la plus longue occupation d’une place publique. J’ai pris la parole face à la foule. Quand tu fais ça, tu rentres dans une dimension de séduction, dans un rapport homme/femme où la foule fait fonction de figure féminine. Tu es en harmonie avec elle. Or, pour tuer un chien, tu dis qu’il est enragé. On nous a donc accusés de vouloir prendre le pouvoir, changer la société, les mœurs, apporter le chômage. » Il s’interrompt, fixe son regard sur un point du mur, se retourne et demande : « As-tu vu des gens mourir par balles ? Ils ne crient pas, ils deviennent simplement mous. Ils mouraient par étonnement. À côté de moi, une personne s’abaisse, elle a été touchée. Ils ont foncé avec les chars, les étudiants, qui étaient en première ligne, ont été écrabouillés. La place était jonchée de cadavres. »
Son engagement intellectuel se confronte à la dureté du réel. L’idéologie ne suffit pas, encore moins pour en combattre une autre : le communisme et ses dérives. Dan le pressent et le théorise. « Il faut revoir le contenu du concept d’avenir. L’avenir existe-t-il ? C’est pourquoi l’idéologie ne peut se construire sur l’espoir d’un meilleur lendemain. Le lendemain n’existe pas. Le jour d’après, l’avenir est l’irruption du demain dans l’aujourd’hui. L’idéologie t’offre l’espoir à bas prix. L’idéologie a la tête dure. » Sa désillusion, ou plutôt son incroyance en toute idéologie, formera sa praxis. Une philosophie qu’il affine encore aujourd’hui, sans arriver à en voir le bout. Un penseur du concret, de la vie qui se crée, de la vie et ses secrets. « Vivre sans idéologie ? Le nihilisme nie l’idéologie en elle-même. Et la foi ne lui laisse aucune place ; pourquoi faire ? Nietzsche était le premier et le plus grand des idéologues, c’était un observateur, il prophétisait l’avenir. Le nihilisme est plus fort que les peuples, il en prend possession complètement. Je le regarde et malgré son aspect massif, il est variable, à la fois évident et élusif. Le nihilisme est l’affirmation de la vie blette. »
Il se met à pleuvoir. À verse. Abrité sous le préau de la terrasse, Dan contemple le spectacle. De lourdes gouttes d’eau entonnent un concert d’une harmonie toute particulière. Chacune, chaque goutte, possède sa note. Selon qu’elle est grosse, elle éclatera dans un bruit sourd, créant une micropluie de gouttelettes qui tinteront à leur tour. Si elle est légère, elle fouettera l’air pour finir par s’écraser dans un fracas sec. À cela il faut ajouter la matière du revêtement sur lequel elle s’échouera. Le bois est le moins musical d’entre tous, il étouffera le son. La tôle, quant à elle, est intéressante acoustiquement mais couvre toutes les autres nuances. La terre se réveille, libérant ses senteurs issues des profondeurs. Un microcosme prend vie, spécifique aux jours de pluie. Dan inspire religieusement. « La pluie, qu’est-ce donc que cela, la pluie ? La pluie parle, me parle. Il y a derrière la pluie quelqu’un ou quelque chose qui s’adresse à toi. J’ai connu Dieu avant qu’il s’appelle Dieu. À l’époque où il s’appelait : quelqu’un ou quelque chose derrière la pluie. »
La chute du dictateur ne mit pas fin pour autant à la dictature et au totalitarisme. Et la contre-révolution, comme toujours, emploie les mêmes procédés. « Six mois après la chute du dictateur, la police politique a fait venir les mineurs, qui ont occupé la capitale. C’était une manipulation, d’ailleurs nombre de gueules noires étaient en réalité des policiers déguisés. Leur slogan était Morts aux intellectuels
. Des listes étaient déjà préparées. J’étais connu, car je signais mes textes. Un jour les gueules noires sont venues au siège de [la revue] 22. C’était un moment effrayant, on a senti que le cadavre [de la dictature, ndlr] bougeait encore et qu’il voulait reprendre le pouvoir. » Cette situation sera le point de non-retour pour Dan. Ce moment où la bifurcation s’opère. L’impasse et les dangers inhérents finiront de convaincre Dan de se réfugier sous d’autres cieux. Son arrivée en France découle de cette journée de violence. « À l’intérieur du siège de 22, on était peu. Des amis intellectuels et la femme de ménage. On était encerclés, on ne pouvait s’enfuir. J’ai reçu un coup de téléphone, c’était le nouveau ministre de la Culture, un ami qui appréciait mes écrits. Il s’enquérait de la situation. Il est intervenu auprès du Premier ministre, un francophone francophile qui a fait ses études à Toulouse. Le jeu de billard était alors parfait. Je ne crois pas que le billard ait à faire avec le hasard. Il y a une sagesse toute particulière dans ce jeu de billes. C’est à ce moment que j’ai pris la décision de quitter la Roumanie. J’étais connu à Paris. Le ministre de la Culture m’a fourni le passeport, l’ambassade de France les visas et j’ai pris l’Orient Express. Trois jours et deux nuits. Je suis arrivé à Paris sans m’en rendre compte. J’avais une besace avec à l’intérieur une boîte de conserve d’haricots, une paire de pantalons et un livre de José Lezama, un auteur cubain interdit à Cuba. J’admire le peuple de cette île, j’ai d’ailleurs beaucoup traduit Lezama. »
« Mon passeport était accroché au cou, je n’avais aucun contact. Il était huit heures du matin, je sortais des entrailles de la gare de l’Est. J’ai mis du temps à trouver la sortie du métro. À l’extérieur, le soleil était radieux. On ne se rend compte de la qualité de la lumière que la première fois où on la voit. J’avais faim, mais je n’avais pas de quoi ouvrir ma boîte de conserve. Mon trajet ainsi que les dernières années m’avaient usé. J’étais pris d’une fatigue totale. En sortant de la gare, je me promenais le long des rues. Je me suis assis sur un banc, je ne savais pas quoi faire. J’ai entendu une voix : Dan, que fais-tu là ?
C’était une fille que je connaissais de Bucarest. Paris, huit millions d’habitants et en moins de trente minutes je tombe sur elle ! Le banc sur lequel je me trouvais était situé en face d’une salle où se tenait une exposition sur la destruction des monuments historiques. À partir de là, le jeu de billard s’est remis en place. Au bout de trois mois, j’ai demandé l’asile politique, chose que j’ai obtenue très rapidement. Où est la limite entre la chance et Dieu ? Le langage nous perd, on s’enivre avec les mots. Il y a un rapport avec le destin. J’étais dans le destin. Et à l’intérieur du destin, il y a la chance. Un proverbe portugais dit : Dieu écrit droit avec des lignes tordues.
J’étais en plein dans ces lignes tordues. »
Dan est un homme de foi, celle qui ne se voit, celle qui ne boit jusqu’à la lie le dogmatisme théologique. Attiré par les mystères, il débusque la tanière où ils se terrent. Méditation, contemplation, réflexion, ainsi est sa Sainte-Trinité. Et, tout comme le Zarathoustra de Nietzsche, Dan s’est retiré du monde pour s’élever au-dessus de ce dernier. La forêt fut son ermitage. « Dans la forêt, j’avais l’impression que les arbres me parlaient et qu’ils disaient Nous, on est entre nous
. J’étais à l’intérieur et en même temps à l’extérieur. Il y avait un aspect d’étrangeté, la vie se fait sans l’humain. Il n’a pas de lien fusionnel, on ne se fond pas dans la nature, tout cela ce n’est que bêtises. La forêt pour moi, c’est le néolithique. J’aurai aimé vivre à cette ère. Époque de grandes inventions : le développement du langage, la pierre polie, le passage à l’agriculture. C’est une époque formidable au niveau de la céramique. Au néolithique, on est déjà nous, on est déjà dans l’Histoire. » Cette ascèse d’ermite, Dan va la vivre pleinement, profondément, intensément. Sans rien en dire vraiment, il laisse transparaître un regard sur cet environnement qui fut le sien.
« Aujourd’hui, il en a trop dit. C’est même avec une once de regret qu’il finit cette interview. »
« Dans les bois, la chronologie disparaît. Les saisons ne sont pas circulaires, il n’y a pas de recommencement, c’est une dynamique sans cesse renouvelée mais jamais semblable. Au milieu de la forêt, tu deviens un regard. Mais un regard qui est regardé. Je dis que je me suis retiré sept ans dans la forêt, mais en réalité c’est beaucoup plus. Si j’y suis resté aussi longtemps, c’est que je ne me suis pas rendu compte du temps qui passait. Au final, j’y ai appris que Dieu était synonyme de silence et de tranquillité. Il n’y a rien en dehors de Lui, pas même le diable ni l’enfer. L’on peut souffrir de la proximité de Dieu comme lorsque l’on se tient trop proche d’un feu. » Dan s’arrête de parler. Aujourd’hui, il en a trop dit. C’est même avec une once de regret qu’il finit cette interview. Il s’est dévoilé, s’est trop exposé aux yeux des autres, lui qui chérit la discrétion. Lui qui ne paie pas de mine. Lui qui observe sans être observé. Habituellement, il use avec parcimonie de ses mots, par amour de la concision. « La parabole, l’aphorisme trouve toujours un lecteur. C’est une sorte de bouteille ultime à la mer. C’est le genre absolu, ç’en est fini de la digression. Le fragment a gagné. » Aujourd’hui, il a parlé de son passé, de ce qui s’était passé, sans nostalgie aucune. « Comme les arbres, il nous faut vivre là où l’on est. Ne pas être nostalgique de là où l’on n’est pas. Dans un tableau de Paul Klee L’Ange de l’Histoire, l’ange regarde en arrière ; et que voit-on dans le passé ? Des ruines. Aujourd’hui je le conçois, mais auparavant j’étais dans le labyrinthe, pris dans la spirale, sans dessein précis. De ma vie, je ne retiens que la vie. » Ici, l’occurrence prend les allures d’« un presque rien nourrissant ».
(Re)Découvrir la vie de ce penseur, ses combats, c’est comme exhumer un trésor antique des sables du temps. Une pierre de Rosette au visage humain. En effet, en écoutant ses récits, on ne peut que penser à notre présent troublé. Bien que, pour lui, « L’Histoire n’est pas cyclique mais répétitive ». On ne peut que remarquer l’étrange similitude entre le déroulé de la Révolution de 1989 (avec la contre-révolution qui suivit) et celles du Printemps arabe, par exemple. À l’aune de ses combats, on acquiert de nouvelles clés pour penser ceux à venir. Le mouvement Nuit debout pourrait trouver dans les réflexions de Dan Arsenie une semence fertile. Regarder le passé non avec nostalgie, mais avec pédagogie. Et quand il lui est demandé de conclure, il est laconique : « La fin est infinie. »
REBONDS
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