Texte inédit pour le site de Ballast
Pourquoi rouvrir les vieux tiroirs ? Marotte d’historien ou d’archiviste ? En rien : s’il n’est pas le seul, Ngô Văn incarne avec force les tensions inhérentes au socialisme. Sujet d’hier, donc de demain. Le résistant vietnamien eut à faire face à trop d’ennemis : cet opposant farouche à la barbarie du colonialisme français fut contraint à l’exil puisqu’il n’entendait pas que son pays, libéré, pût être gouverné par quelque parti autoritaire — fût-il, comme lui, communiste. Une éthique du funambule. ☰ Par Émile Carme
Le front est haut, le nez taillé long et la bouche épaisse. Quelques clichés photographiques le donnent à voir aux côtés d’un chat ou d’un perroquet. Coiffé d’un béret, parfois, un clope au bout des doigts. Celui qui aimait les romans chinois « peuplés d’ermites mal embouchés, de rebelles et de brigands1 », celui qui peignait, dessinait et prisait la photo mourut à Paris l’année du référendum sur le Traité constitutionnel européen et de l’embrasement des quartiers populaires. Son histoire, si proche, se lie à sa jumelle, noble de majuscule. Il avait un peu plus de 90 ans et en passa près de soixante en France. Singulier exil que celui-ci : le natif de Tân Lô, hameau vietnamien situé à une dizaine de kilomètres de Saigon — aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville —, vécut la plus grande partie de son existence sur le sol d’une nation dont il avait combattu la présence sur celui de la sienne propre. Ngô Văn se considérait comme un survivant. Un rescapé des grands bris du siècle des camps de concentration, du Goulag, de la montre à quartz et du code-barres.
Leur France et la nôtre
« La mémoire donne pourtant des couleurs à l’avenir : elle fouette son sang, l’aiguille et l’aide à débarbouiller la route. »
Quand la bêtise porte une cravate, cela ressemble au député UMP Bruno Le Maire : « On ne critique pas l’histoire française2 », avait-il lancé en 2015 sur un plateau de télévision. Les porte-flingues du nationalisme vénèrent le passé seulement s’il consent à se taire — leur amertume les condamne à errer dans de bien étranges vapeurs : photos sans voix et drapeaux mités de rêves crevés. La mémoire donne pourtant des couleurs à l’avenir : elle fouette son sang, l’aiguille et l’aide à débarbouiller la route.
Ce fut, dans les années 1910, une enfance méfiante à l’endroit des compatriotes catholiques — n’avaient-ils pas délaissé leurs rites pour vénérer un Blanc au nez pointu, droit planté sur une croix ? D’aucuns contaient que la Vierge s’était accouplée avec un chien pour mettre bas au Christ… Ngô Văn, fils de petits paysans surveillant les buffles dans les champs de rizière et écrasant le manioc au pilon, a appris le français à l’âge de 11 ans ; il lit Rousseau, Baudelaire, le romancier Jean Richepin et l’aviateur Roland Garros — le premier avec force « exaltation ». Il n’en finit pas de lire et achète ses ouvrages d’occasion dans les bric-à-brac des vendeurs chinois. Des auteurs français, mais pas seulement. C’est ainsi, page à page, que germe en lui la révolte ; il en vient à s’intéresser aux cercles révolutionnaires indochinois condamnés à la clandestinité et ne tarde pas à cacher certaines coupures de presse dans une boîte à chaussures.
Les années vingt touchent à leur terme : en France, les communistes se sont constitués en parti et André Gide dénonce l’oppression coloniale de retour du Congo ; en Russie, Staline épure les administrations et lance la collectivisation forcée des campagnes ; en Algérie, l’Étoile nord-africaine est dissoute par les autorités impériales. Hô Chi Minh, qui n’est encore que Nguyen Ai Quoc mais a déjà publié l’implacable Procès de la colonisation française, voyage entre la Crimée et la Russie, Berlin et Paris, la Suisse et l’Italie. L’écrivain français Léon Werth, de retour d’Asie, sort quant à lui le beau Cochinchine, écœuré par ce qu’il vit de la « mission civilisatrice » — l’Empire prend du bon temps, sirotant le sang des indigènes pour sa gloire et son prestige.
Un compagnon de chambre, Phùng, comptable de profession, raconte à Văn les prisons et la faim dans les plantations, la torture et les conditions de vie des coolies. En 1930, des soldats vietnamiens de la garnison de Yên Bái se mutinent. Le jeune Daniel Guérin, qui n’est pas encore le penseur communiste libertaire que l’on gagnerait à connaître si cela n’est pas le cas, se trouve alors en Indochine : le drapeau de l’indépendance est hissé par quelques insurgés et le pouvoir fait son office, aviation à l’appui — « Ce qui se levait, rapportera Guérin dans les pages de son Autobiographie de jeunesse, c’était le vent de la tempête3. » Ngô Văn, 18 ans, suit au jour le jour les évènements. Bombardements, incendies, destruction de temples et décapitations : les droits de l’Homme gravés à la feuille d’or. De son exil à Hong Kong, Hô Chi Minh, fils de paysans lui aussi, rassemble les forces communistes et nationalistes au début du mois de février de la même année : ainsi naît le Parti communiste vietnamien. « Ouvriers, paysans, soldats, jeunes gens, élèves des écoles, compatriotes opprimés et exploités, amis, camarades4 », lance l’appel rédigé par le leader marxiste : il importe de se battre contre l’impérialisme français et la bourgeoisie autochtone. Hô Chi Minh salue la classe ouvrière française, alliée de l’imminente révolution vietnamienne, et propose dix points phares — parmi lesquels l’indépendance totale de l’Indochine, la nationalisation des banques et des entreprises coloniales, la redistribution des plantations françaises ou féodales aux paysans pauvres, la journée de travail de huit heures, l’instruction généralisée et l’égalité entre les sexes. Ngô Văn peste contre les « civilisateurs » et « l’arrogante société coloniale » qui musèle « le menu peuple », « les petits et les sans-grade » ; il dissimule des tracts révolutionnaires dans son vélo afin de les lire à ses amis paysans, tout en tentant, péniblement, de saisir Le Capital de Marx. « L’atmosphère répressive régnant alors dans tout le pays » ne lui laisse d’autre choix que de s’engager : à d’autres, la fatalité ! Il traduit Le Manifeste du parti communiste en vietnamien et publie poèmes et récits naturalistes dans des périodiques indigènes, puis milite au sein d’une petite organisation, l’Opposition de gauche — elle se montre critique à l’endroit du Parti communiste, qu’elle accuse d’allégeance à Moscou et de déconnexion avec les masses, le peuple.
Trotsky contre Staline
« Hô Chi Minh double son marxisme-léninisme d’un discours patriotique pour convaincre les masses indigènes de se soulever contre l’occupant français. »
1935. Trotsky va mourir dans cinq ans, le crâne défoncé par un piolet dans son bureau mexicain. L’exilé russe quitte alors la France pour la Norvège. Staline, au pouvoir depuis le décès de Lénine (contre les dernières volontés de ce dernier), régente l’URSS d’une poigne d’acier — il a écarté son principal rival, ledit Trotsky, porte-voix de l’Opposition de gauche, en l’expulsant de la Patrie des travailleurs au début de l’année 1929. Dans son Journal d’exil, rédigé sur des cahiers d’écolier, l’ancien chef de l’Armée rouge fulmine contre « la clique des laquais de Staline », « l’esprit borné » de ce dernier, sa soif de vengeance, son cynisme et ses délires bureaucratiques — Joseph Staline n’est rien d’autre que le « fossoyeur du parti et de la révolution5 ». Le Guide considère quant à lui Léon Trotsky comme l’un des « espions et [d]es agents du fascisme6 » et les trotskystes comme une engeance toxique dont il faut se débarrasser sans plus tarder. Loin d’être circonscrit à la seule Russie, ce conflit s’est étendu aux quatre coins de la planète ; Viêtnam compris.
Les communistes vietnamiens se divisent donc entre une ligne « officielle » (celle du soutien à l’URSS stalinienne) et une ligne « hétérodoxe », critique, liée à la contestation trotskyste du régime. Au cœur des multiples points de divergences, autant humains qu’idéologiques : la question du cadre national. Dès les années 1920, Staline a promu la notion de « socialisme dans un seul pays », autrement dit l’idée qu’il est possible et pensable d’œuvrer à l’abolition du mode de production capitaliste et/ou féodal sans attendre la « révolution mondiale » tant souhaitée par Lénine. À l’inverse, Trotsky jure de l’absurdité d’une telle conception : les États modernes, pris dans les filets des marchés mondiaux, ne peuvent s’émanciper individuellement — le combat révolutionnaire doit tourner le dos aux instincts « chauvins », « patriotiques » et « nationalistes » (autant de manifestations de l’imaginaire bourgeois) afin d’embrasser l’émancipation internationaliste et globale. En tant que militant du Komintern, Hô Chi Minh se range derrière l’orientation officielle et double son marxisme-léninisme d’un discours patriotique : pour convaincre les masses indigènes de se soulever contre l’occupant français, pareil levier lui semble indispensable. Mais il serait fautif de n’y voir qu’une stratégie de façade : l’homme aime profondément son pays et n’est pas un partisan de la table rase (l’un de ses biographes le décrira comme peu dogmatique et très dialecticien : passé, présent et futur constituaient à ses yeux des temporalités qu’il ne fallait pas chercher à disjoindre — l’historien Daniel Hémery rapportera, dans Hô Chi Minh, de l’Indochine au Vietnam, qu’il n’avait, contrairement à Mao, « guère la fibre théorique7 »). Il confie même, en privé : « Je suis un communiste mais ce qui m’importe en ce moment est l’indépendance et la liberté de mon pays, ce n’est pas le communisme. Je vous garantis personnellement que le communisme ne sera pas réalisé au Viêt Nam avant une cinquantaine d’années8. »
Face à la position pro-soviétique du Parti communiste, Ngô Văn et quelques camarades bâtissent la Ligue des communistes internationalistes pour la construction de la IVe Internationale (elle sera lancée de France, par Trotsky, en 1938). Contestant les accents nationalistes du Parti et redoutant, au lendemain de l’hypothétique mais tant voulue indépendance, la mainmise du Viêtnam libre par la bourgeoisie locale, les trotskystes aspirent à faire entendre une autre voix : celle d’un socialisme radical et anti-stalinien. Imprimerie clandestine et ronéo, le groupe publie deux bulletins militants, Révolution permanente et L’Avant-garde. La signature d’un traité d’assistance mutuelle entre l’URSS et les autorités de la République française les révulsent : comment la Russie, prétendument progressiste, peut-elle pactiser avec un gouvernement colonial et bourgeois ? Une honte, voilà tout. La preuve que Staline n’est pas le bienfaiteur des peuples opprimés qu’il prétend être.
« Seule une rupture révolutionnaire sera à même d’instaurer, sans main qui tremble ni cote mal taillée, la justice et l’égalité entre tous les hommes. »
En juin 1936, la police française fait irruption dans le magasin de produits métallurgiques où travaille Ngô Văn. Deux mois plus tard, le président du tribunal lui demande s’il escompte renverser le pouvoir en place pour y installer un régime communiste ; notre homme de répondre : « Nous n’y avons pas encore pensé. Nous luttons pour obtenir les libertés démocratiques… » C’est en prison qu’il apprend la nouvelle des procès de Moscou : Staline vient d’organiser l’élimination de seize éminents membres du Parti au nom d’improbables mobiles (sabotage, terrorisme…). Ngô Văn partage sa réclusion avec des indépendantistes staliniens ; il n’en dit mot mais s’en inquiète : « Mille questions sans réponse nous assaillent. » Il lit Malraux et Céline — Voyage au bout de la nuit s’apparente à quelque commotion littéraire : enfin, avoue-t-il, la poésie du monde vivant, tintant, crachant, pénètre dans les livres, enfin la langue vibrante, lucide et crue du réel trouve sa place dans l’élégance affectée des bibliothèques. Ngô Văn s’émeut des « couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours » qui peuplent les pages du romancier français — cette gouaille, il la fera pour partie sienne dans ses futurs écrits autobiographiques.
Le Front populaire retentit dans l’Hexagone : 1936 et ses grandioses grèves ouvrières. Mais cela ne change rien, ou si peu, au sort des colonisés. Ngô Văn refuse d’appuyer ce nouveau gouvernement — les réformes ne suffisent pas ; seule une rupture révolutionnaire sera à même d’instaurer, sans main qui tremble ni cote mal taillée, la justice et l’égalité entre tous les hommes, c’est-à-dire toutes les races. Au Viêtnam, la contestation gagne en épaisseur : les prisonniers guettent l’étincelle par-delà leurs murs. En janvier 1937, ils entament une grève de la faim pour protester contre les mauvais traitements, la qualité de la nourriture et l’interdiction de lire la presse. Nouvelle purge en URSS : Staline fait exécuter une dizaine de responsables communistes. Văn s’interroge : « Les trotskistes russes sont traités de vipères lubriques à Moscou, emprisonnés, déportés, massacrés : combien de temps les trotskistes d’Indochine échapperont-ils encore à la condamnation de Staline et de ses partisans locaux ? » Au même moment, en Espagne, la guerre civile oppose le camp fasciste (les nationalistes et les franquistes, soutenus par les régimes allemand et italien) et le camp républicain et révolutionnaire (du gouvernement légitime aux communistes, en passant par les anarchistes et les trotskystes). Une guerre civile éclate en sus au sein de la guerre civile : Moscou exige des communistes espagnols qu’ils éliminent lesdites « vipères », accusées, bien sûr à tort, de complicités avec l’ennemi nazi — l’écrivain britannique George Orwell, engagé les armes à la main au sein d’une organisation marxiste non stalinienne, en fera le triste récit dans son Hommage à la Catalogne. Certains trotskystes vietnamiens refusent pourtant toute division susceptible de renforcer l’adversaire (bourgeois, fasciste et colonial) : les communistes se doivent de demeurer unis en dépit des divergences. Un front stalino-trotskyste que Ngô Văn ne consent pas à ratifier : comment s’allier avec ceux qui, en Espagne comme en Russie, appellent à leur élimination physique ?
Entre deux feux
Văn est libéré au terme de deux années de détention, en juin 1937. Un poète vietnamien a traduit Retour de l’URSS de Gide : le texte s’arrache à Saigon. L’écrivain français y retrace sa désillusion : la dictature du prolétariat n’a pas émancipé celui-ci et la parole est confisquée par les autorités staliniennes. Ngô Văn y trouve matière à confirmer ses craintes ; sitôt sorti, il s’élève, par voie de presse, contre les Procès de Moscou et publie une brochure afin d’appuyer son propos. Il participe également à une grève d’ouvrières d’une charcuterie, traduisant leurs revendications en langue française ; dockers, coolies, ouvriers d’ateliers, paysans : la révolte gronde chaque jour un peu plus en ces terres occupées. Et les trotskystes d’appeler à la création d’un « Front ouvrier et paysan », seul à même, selon eux, d’assurer un contrôle démocratique des banques, des transports et des services postaux tout en redistribuant les terres aux plus pauvres. Ngô Văn est de nouveau arrêté.
« Le Parti se trouve à présent aux portes du pouvoir et les trotskystes manifestent pour la formation de comités populaires. »
L’Espagne tombe sous la botte franquiste. Des centaines de milliers d’Espagnols sont contraints à l’exil. La France tombe sous la botte allemande. Pétain appelle à rendre les armes ; de Gaulle, exilé à Londres, exhorte à poursuivre la lutte — en 1942, Hô Chi Minh dédiera quelques vers acides au « sauveur » auto-proclamé de la Nation : « Malencontreuse, la destinée de la France ; / Pétain, maréchal trop vieux, te voilà putride. / À genoux, tête baissée devant les Allemands ; / […]Tu as vendu ta patrie9 ». Le leader vietnamien n’a de cesse de le rappeler : il ne voue pas la moindre haine à l’endroit du peuple français (il consigne même, dans des notes personnelles, que ce dernier est gentil, aimable, sociable et affable !). Ses ennemis sont l’oligarchie. C’est donc en patriote vietnamien qu’il approuve la résistance française et souhaite, pour la France comme pour son pays, l’indépendance totale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais Hô Chi Minh rejette la radicalité des trotskystes, qu’il assimile probablement au « gauchisme » dont parla Lénine dans un célèbre ouvrage qu’il traduisit justement en vietnamien : la seule manière de vaincre, pense-t-il, est de constituer un rassemblement large et majoritaire — bourgeoisie comprise. S’il estime que son parti porte la parole des travailleurs, il n’en croit pas moins que ce seul signifiant (« le prolétariat ») n’est pas à même de faire avancer la cause indépendantiste. Et si les communistes braquent les bourgeois, ceux-ci deviendront des agents actifs du fascisme, affirme-t-il dans un communiqué daté de juillet 1939. C’est d’une plume glaçante que le futur chef d’État vietnamien tranche la question : on ne s’allie pas avec les trotskystes, « il faut les exterminer politiquement10 ». L’historien Pierre Brocheux, dans sa biographie Hô Chi Minh, du révolutionnaire à l’icône, écrira : les « accusations mutuelles » entre staliniens et trotskystes vietnamiens « étaient aussi gratuites les unes que les autres11 » (il est à noter que Staline se méfiait du chef vietnamien — tenu pour un communiste des cavernes, par trop lent et modéré — et que le second président de la République populaire de Chine le qualifiait de « droitiste »).
Ngô Văn vend des galettes de riz sur le marché, pour gagner sa croûte, et croise en ville un gigantesque portrait du Maréchal. « Un seul chef : Pétain. Un seul devoir : obéir. Une seule devise : servir. » Le ton est donné mais la guerre s’en va toucher à sa fin : Hitler se tire dans la tête une balle de Walther PPK 7,65 millimètres, du fond de son bunker berlinois ; les Nord-Américains atomisent un Japon déjà défait pour la seule joie de bomber le torse ; l’empereur vietnamien Bao Dai abdique, en proie à la percée communiste. Le Parti se trouve à présent aux portes du pouvoir et les trotskystes manifestent pour la formation de comités populaires : ils réclament, tout de go, le contrôle ouvrier des usines et la répartition des terres. L’Internationale des uns, chantée à tue-tête, s’oppose aux chants nationalistes des révolutionnaires du Parti. Ngô Văn redoute l’emprise de ces derniers sur les revendications populaires et émancipatrices du peuple, tout comme il n’entend pas d’une bonne oreille la « propagande patriotarde » des partisans d’Hô Chi Minh (l’un de ses textes glorifiant, par exemple, les « ancêtres héroïques », les « intérêts de la Patrie » et le « glorieux12 » peuple vietnamien). Mais la rue exulte. « C’est une ruée d’espérances », note le militant trotskyste dans son ouvrage Au pays de la Cloche fêlée. Les armes circulent. Premiers accrochages. Hô Chi Minh déclare unilatéralement l’indépendance de son pays. Coup d’éclat — et de génie. L’appel repose en partie sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Révolution française : Hô Chi Minh exige l’application stricte du tant vanté universalisme français — pourquoi refuser à autrui ce que l’on revendique pour soi ? Il demande, en outre, à ce que les autorités françaises reconnaissent la République démocratique du Viêtnam et l’autorité de son nouveau gouvernement. La révolution sociale et expropriatrice n’est pas la priorité ; le commissaire de l’Intérieur déclare : quiconque touchera aux terres des nantis sera impitoyablement puni par le Parti. Barricades, arbres déracinés, véhicules renversés ; soldats français, civils et indépendantistes en décousent. Ngô Văn apprend que des représentants trotskystes viennent d’être exécutés par des membres du Viêt Minh, le front de résistance créé par le Parti. Des cadavres flottent dans l’eau. Une usine est dynamitée. Des milices s’organisent et des avions de chasse tirent à vue.
Văn intègre une unité de combattants trotskystes. « Nous sympathisons avec les paysans des environs, leur expliquant que le but de notre combat non seulement pour chasser les Français
, mais également pour en finir avec les propriétaires terriens autochtones, sortir du servage les forçats des rizières et libérer les coolies. » Il est arrêté par des partisans du Viêt Minh au bord d’un fleuve alors qu’il tentait de trouver un récepteur radio. Il parvient à s’échapper puis se cache dans Saigon. Le leader trotskyste Ta Thu Thâu est exécuté — Hô Chi Minh confiera à Daniel Guérin, à Paris : « Ce fut un patriote et nous le pleurons… Mais tous ceux qui ne suivent pas la ligne tracée par moi seront brisés13. » L’adage a la clarté pour mérite : on ne fait pas d’omelettes, etc. Une brutalité qui n’en tranche pas moins avec les nombreux témoignages qui existent : Hô Chi Minh est décrit par ceux qui le connurent comme un être réservé, ferme sans être fanatique, calme, concentré, organisé, généreux, très modeste au quotidien et doué de tact et d’humour (un lieutenant français le dépeignit comme gai, curieux, singulièrement sensible et à l’écoute ; le général Salan comme énergique et déterminé ; un responsable du Quai d’Orsay comme sage et perspicace ; Khrouchtchev comme un être dont la pureté le faisait ressembler à un saint ou un apôtre — « Un homme aussi pur que Lucifer », confia le premier président de la République du Viêtnam lors d’un entretien). L’historien Pierre Brocheux estimera qu’Hô Chi Minh manqua parfois de courage, en « laissant faire » l’aile la plus violente du Viêt Minh. Voici donc Ngô Văn coincé entre deux feux : il peut à tout instant tomber sous les balles des Français comme des communistes orthodoxes. En novembre 1946, l’armée de la République tricolore bombarde Haiphong : malgré les tentatives désespérées d’Hô Chi Minh visant à régler ce conflit par la diplomatie, la guerre d’Indochine est officiellement déclarée. « Le cœur rongé de mélancolie », Ngô Văn décide de quitter son pays. Il débarque à Marseille au printemps 1948, âgé de 36 ans.
Un rien du tout
« Văn devient ouvrier d’usine à Nanterre. Il faut manger. Pièces détachées, câblage, tôle, châssis, ailes, portières, pince à souder… »
De ces années de luttes, Ngô Văn en tirera une méfiance instinctive à l’endroit du pouvoir et des appareils politiques centralisés. Tous les partis prétendument « ouvriers » sont à ses yeux des « embryons d’État » — et ce dernier deviendra sa bête noire : il faut, comme le voulaient Marx et Bakounine, quoique dans des temporalités différentes, œuvrer au dépérissement total de la structure étatique. Văn devient ouvrier d’usine à Nanterre. Il faut manger. Pièces détachées, câblage, tôle, châssis, ailes, portières, pince à souder… L’homme-machine et les poumons usés : il décrit ses nouveaux frères de besogne français comme autant de « compagnons esclaves ». Il loge à l’hôtel — une chambre dont l’ampoule est si faible qu’il ne parvient à lire. Il se penche sur les textes d’Engels et boit son café au bistrot près de l’usine. Certains l’appellent « le chinetoque ». « Je me casse les reins à les démonter, à trimbaler de lourdes pièces de fonte », raconte ce corps chétif. Il n’en peut plus et démissionne. À peine la guerre d’Indochine s’achève-t-elle qu’une autre, en Algérie, commence : « Les abattoirs fonctionnent en permanence, la mort, la mort toujours recommencée », écrit-il dans son ouvrage Au pays d’Héloïse. La gauche est au pouvoir et Mitterrand fera trancher quelques têtes.
Văn découvre les travaux du penseur Maximilien Rubel et la relecture qu’il effectue des écrits de Marx — allant jusqu’à le présenter comme un anarchiste ! Il apprend l’existence, à la fin de la Première Guerre mondiale, d’une certaine « République des conseils de Bavière », alliant communisme et libertarisme, et étudie la répression des marins de Kronstadt, en 1921, par le nouveau pouvoir soviétique. Ainsi donc, avant même l’avènement de Staline, la glorieuse révolution d’Octobre, celle qu’il avait tant aimée, réprima des camarades sans pitié aucune ! Sous les ordres de Lénine et de Trotsky ! Il rencontre des exilés espagnols, anciens du POUM ou anarchistes, et effectue la connaissance de Daniel Guérin — qui, comme essayiste, proposera de réconcilier communisme et anarchisme en les purgeant de leurs impasses respectives. Văn s’éloigne dès lors du bolchevisme comme du trotskysme. Adieu, épithètes aux semelles de plomb ! Ismes patauds et réducteurs ! Le Vietnamien se dira un « rien du tout », un vagabond juste bon à « baratiner dans le désert14 ». L’émancipation doit être l’œuvre des dominés eux-mêmes, et non d’une avant-garde supposément éclairée et assurément professionnelle. En 1950, il se rend dans la Yougoslavie socialiste de Tito : sceptique, certes, mais jamais cynique. Il aide aux chantiers collectifs mais les bustes du leader ne lui disent rien qui vaillent. Il demande à voir un camp de rééducation : requête rejetée. On ne l’y prendra plus.
Il publie en 1968 un texte appelant à l’auto-émancipation — la lutte contre tous les maîtres, qu’ils soient capitalistes ou communistes — et promeut, lors de la guerre du Viêtnam, l’alliance du prolétariat américain et vietnamien contre leurs gouvernements respectifs (critiquant, en passant, le soutien inconditionnel d’une partie de l’intelligentsia française à l’autocratique Front national de libération vietnamien). Le temps se plaît à passer sous silence ses trop vieilles ambitions : le Parti ouvrira ses bras à l’économie de marché, ajustant le grand rêve rouge aux « réalités du monde globalisé ». En 1997, Văn séjournera dans son pays d’origine après un demi-siècle d’exil : un communisme à la sauce joint-ventures et Coca-Cola.
*
Un jour de l’année 2015, en banlieue parisienne. Une conférence se tient, organisée par des militants associatifs français et des représentants diplomatiques du Parti communiste vietnamien. Nous levons la main puis prenons la parole afin de demander de quelle manière furent traités les indépendantistes trotskystes par le pouvoir communiste officiel : « Avec les méthodes de l’époque… », répond l’historien assis à sa table. Un vieil homme d’origine vietnamienne nous interpelle, à l’autre bout de la salle, vitupérant contre les traîtres trotskystes, tout « assassins d’ouvriers » qu’ils furent.
« Aucun courant ne peut en appeler à la pureté. Personne n’eut raison seul et beaucoup échouèrent en même temps. »
Le XXe siècle eut l’atroce privilège de nous enseigner l’humilité et la demi-teinte. Aucun courant ne peut en appeler à la pureté. Personne n’eut raison seul et beaucoup échouèrent en même temps : si les staliniens massacrèrent les trotskystes, ces derniers ne se privèrent pas de traquer les libertaires. L’assassinat de Trotsky le transfigura en héros, archange de la Révolution, corps couronné en mythe, figure incomprise en butte au totalitarisme — n’oublions pas qu’il posa, avec Lénine, les pierres autoritaires de la « dégénérescence » du système soviétique et put sans ciller appeler à l’exécution de l’anarchiste Voline. Si les libertaires s’enorgueillissent à raison de n’avoir jamais opprimé personne, leur incapacité à rassembler le grand nombre pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. La vie de Ngô Văn, dans sa sublime solitude morale, n’en finit pas de nous pousser à reprendre, encore et toujours, d’échecs en menues victoires, la seule et sempiternelle question qui vaille lorsque l’on se refuse aux incantations autant qu’à la realpolitik : que faire ?
Dans les pages de ses Fragments mécréants, le philosophe Daniel Bensaïd écrivait en 2005 : « On peut soutenir la cause de ceux qui ont subi l’injustice, sans renoncer pour autant à une solidarité critique. Nous sommes solidaires de Cuba contre le blocus imposé par les États-Unis. Nous ne nous sommes pas interdits pour autant de dénoncer la caricature de procès stalinien fait en 1989 à Arnaldo Ochoa et aux frères La Guardia. De même pouvait-on porter les valises pour le FLN sans se taire devant l’assassinat d’Abane Ramdane. On peut être, aujourd’hui, indéfectiblement solidaire des droits bafoués du peuple palestinien, sans souscrire à des actions suicides et sans fermer les yeux sur la corruption bureaucratique de son appareil proto-étatique. On doit enfin être solidaire de la résistance irakienne à l’occupation impériale, sans oublier pour autant les crimes de Saddam Hussein et de sa dictature. […] L’époque n’est plus aux logiques binaires du tiers exclu, qui sommaient de choisir son camp, quitte à taire les crimes de Staline sous prétexte de ne pas hurler avec les loups. À la longue, les autocensures sont désastreuses. Ceux qui, en leur temps, ont combattu, souvent sur deux fronts, contre la terreur coloniale et l’exploitation capitaliste, mais aussi contre la terreur et l’exploitation bureaucratiques, ont mieux servi historiquement la cause de l’émancipation, que les réalistes qui se turent, au motif de ne pas affaiblir leur camp. […] Cette voie du double refus et du double front est étroite, souvent périlleuse15. » Une politique de l’émancipation est sans doute condamnée à pareil péril.
- Avant-propos de L’insomniaque, Ngo Van, Au pays d’Heloïse, L’insomniaque, 2005, p. 11.[↩]
- Des paroles et des actes, 16 novembre 2015.[↩]
- Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse, Pierre Belfond, 1971, p. 226.[↩]
- Hô Chi Minh, Textes 1914-1969, L’Harmattan, 1990, p. 94.[↩]
- Trotsky, Journal d’exil, Folio, 2008, pp. 54, 56, 101.[↩]
- Staline, « Réponse à la lettre d’Ivanov », 12 février 1938.[↩]
- Daniel Hémery, Ho Chi Minh, de l’Indochine au Vietnam, Gallimard, 2004, p. 140.[↩]
- « Souvenirs de Chang Fakuei », Revue hebdomadaire l’Union, 1962.[↩]
- Hô Chi Minh, Textes 1914-1969, op. cit., « Au Mérchal Pétain », p. 104.[↩]
- Ibid., p. 98.[↩]
- Pierre Brocheux, Hô Chi Minh, du révolutionnaire à l’icône, Payot, 2003, p. 120.[↩]
- Hô Chi Minh, Textes 1914-1969, op. cit., pp. 100–101.[↩]
- Daniel Guérin, Au services des colonisés 1930- 1953, 1954, p. 22.[↩]
- Toutes les citations non référencées de Ngo Van proviennent des deux ouvrages Au pays de la Cloche fêlée (2000) et Au pays d’Heloïse (2005), tous deux aux éditions L’Insomniaque.[↩]
- Daniel Bensaïd, Fragments mécréants, Lignes, 2005.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec André Bouny : « Agent orange, le déni reste total », février 2016
☰ Lire « Journal d’un résistant vietnamien », Ngo-Van-Chiêu, (Memento), juin 2015
☰ Lire notre article « Léo Figuères : d’une résistance à l’autre », Alain Ruscio, juin 2015
☰ Lire notre article « Indochine : gloire aux déserteurs », Émile Carme, janvier 2015
☰ Lire notre article « Georges Fontenis — pour un communisme libertaire », Winston, janvier 2015
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014