Nicolas Mathieu : « Nommer les choses jusqu’à ce qu’elles soient insupportables »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Dans son pre­mier roman, Aux ani­maux la guerre, il y avait une usine dans les Vosges, un syn­di­ca­liste désa­bu­sé, des jeunes en mal de vivre et une vache prise en étau sur le par­king d’une dis­co­thèque. Quatre ans plus tard, Nicolas Mathieu, publiait Leurs enfants après eux. Cette fois, c’est une petite val­lée de Lorraine qui en est la pro­ta­go­niste, et avec elle ses habi­tants : ado­les­cents que la repro­duc­tion sociale étouffent, parents qui ne savent qu’en faire et que faire d’eux-mêmes dans un monde où on ne cherche plus à leur don­ner un emploi. S’y côtoient un monde rural que mangent les pavillons et des marges urbaines que la ville refuse. Dans Rose Royal, enfin, on marche aux côtés d’une secré­taire de direc­tion divor­cée et d’une chienne bles­sée entre Nancy et Évian. Aujourd’hui âgé de 42 ans, Mathieu décla­rait à la sor­tie de son deuxième ouvrage : « Jusqu’à mes 35 ans, j’ai bouf­fé de la vache enra­gée, je vivais de petits bou­lots. Longtemps, j’ai craint de m’être four­voyé dans cette voie… » Il n’en est donc rien. Rencontre.


« Debout sur la berge, Anthony regar­dait droit devant lui » : c’est la pre­mière phrase de Leurs enfants après eux. Mais cet espoir de liber­té est vite bri­sé : « Les choses s’étaient enchaî­nées somme toute assez méca­ni­que­ment ». Votre livre raconte la méca­nique de la repro­duc­tion sociale et sco­laire. On vous l’a repro­ché, étant vous-même un exemple de mobi­li­té sociale.

Chaque loi a ses excep­tions. La loi de la repro­duc­tion sociale a ses excep­tions, ses trans­fuges et trans­classes. C’est une ques­tion impor­tante, celle des trans­classes, car plus ils seront nom­breux, plus notre socié­té pour­ra se consi­dé­rer comme ver­tueuse. L’idéologie qui trans­pa­raît der­rière ces ques­tions, c’est celle d’une vision de la socié­té où nous pro­gres­sons tous, à chaque géné­ra­tion. Mais une excep­tion n’invalide pas la règle, et les places sont rela­ti­ve­ment fixes. Quand une excep­tion se consi­dère elle-même comme suf­fi­sam­ment symp­to­ma­tique pour jus­ti­fier tout l’ensemble de la struc­ture, comme le trans­fuge qui dit « Vous voyez bien que l’école, ça marche, puisque j’existe », il devient la cau­tion d’une vision de l’école comme lieu de la méri­to­cra­tie, l’alibi qui masque le fait que l’école est sur­tout un lieu de repro­duc­tion sociale. Je refuse de jouer ce jeu-là.

Avez-vous l’impression qu’on vous en veut de ne pas ser­vir le dis­cours de la méri­to­cra­tie sco­laire, justement ?

« Les gens viennent lire pour oublier, alors que je vou­drais faire exac­te­ment l’inverse : rendre la réa­li­té tel­le­ment insup­por­table qu’on n’aurait plus d’autre choix que de la changer. »

Je ne sais pas si on m’en veut, mais on m’y ramène quo­ti­dien­ne­ment. Et ça me gonfle à un point que vous ne pou­vez pas ima­gi­ner. (rires) On me dit « Votre truc, c’est vrai­ment pas très gai, cha­cun reste à sa place, il n’y a aucun espoir ». Dire ça, ça sup­pose que l’espoir est lié à une ascen­sion sociale, ce qui est faux. Le pro­grès social n’est pas la garan­tie d’un accom­plis­se­ment exis­ten­tiel. Presque tout le monde reste à sa place et il y a des tas de gens heu­reux. Mais on ne sup­porte pas l’idée de la repro­duc­tion, de la fixi­té sociale — ce qui montre que l’état d’esprit des gens est com­plè­te­ment enva­hi par ce que j’appellerais une idéo­lo­gie libé­rale. On pense qu’une vie réus­sie, c’est une vie mar­quée par l’ascension sociale, alors qu’il y a des tas d’autres manières de s’accomplir.

Dans un texte publié sur Instagram à pro­pos d’une gilet jaune, « Portrait d’une femme en jaune », vous avez peint une vie que vous décri­vez comme « épui­sante et belle, conti­nuel­le­ment contrainte, rognée aux deux bouts, mais le mégo­tage n’empêche pas le bon­heur »…

C’est la même idée. Ça échappe à une grande par­tie du lec­to­rat. Mais c’est aus­si parce qu’une grande par­tie du lec­to­rat est convain­cue que la lit­té­ra­ture est là pour remon­ter son moral. Là, ma posi­tion est stricte : c’est non. Il ne fau­dra pas cher­cher ça chez moi. Cette vision de la lit­té­ra­ture, c’est une idéo­lo­gie de la séda­tion. La lit­té­ra­ture n’est ni un pan­se­ment, ni un opium. Les gens viennent lire pour oublier, alors que je vou­drais faire exac­te­ment l’inverse : rendre la réa­li­té tel­le­ment insup­por­table qu’on n’aurait plus d’autre choix que de la chan­ger. Mon tra­vail lit­té­raire, c’est d’aider à mettre des mots, col­lec­ti­ve­ment, sur le réel. C’est le réel, le fait de dire le réel, qui est mon point d’horizon. Nommer les choses, les dire, jusqu’à ce qu’elles soient insup­por­tables, et qu’on doive les changer.

[Glageon (59), juillet 2020 ; à gauche, Valérie, technicienne d’intervention sociale et familiale | Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Qu’entendez-vous exac­te­ment par « dire le réel », « écrire le réel » ?

Je pars au plus bas, au plus près du réel, de la cruau­té du regard. Pour des rai­sons éco­no­miques et sociales, tout le monde vit actuel­le­ment dans un per­pé­tuel pré­sent — ce qui n’a pas été tou­jours le cas. Au Moyen Âge, les gens vivaient avec un rap­port dif­fé­rent à la mort, au salut, et donc au temps. Ce pré­sent per­pé­tuel est une mys­ti­fi­ca­tion et la lit­té­ra­ture doit s’en défaire pour retrou­ver le réel. Je me sou­viens de cer­taines lec­tures à 16, 17 ans, qui ont pro­vo­qué chez moi de véri­tables crises exis­ten­tielles. Ces lec­tures ont déchi­ré le voile de men­songes dont mes parents et l’école avaient revê­tu le monde en me disant des phrases comme « Il n’y a pas de rai­son que tu n’y arrives pas » ou « Quand on veut on peut », etc. Ce voile déchi­ré par la lit­té­ra­ture, ça a été tout à la fois un moment de vio­lence et de jubi­la­tion. C’est ce que dit Deleuze sur Proust et les signes : le nar­ra­teur recherche des signes qui créent à chaque foi d’immenses souf­frances, mais avec tous ces ratages, toutes ces souf­frances, il y a, dans le roman, une immense joie, celle de la connaissance.

On entend quel­que­fois le contraire : la connais­sance qui dévoile les rouages du monde social serait décou­ra­geante. Elle dirait que les dés sont déjà jetés, qu’il ne sert à rien d’essayer de se battre…

« Je me sou­viens de cer­taines lec­tures à 16, 17 ans, qui ont pro­vo­qué chez moi de véri­tables crises existentielles. »

Oui, on a dit ça pour Bourdieu, pour Lahire… C’est tou­jours le même refrain ! Alors que je pense l’inverse : c’est en regar­dant la réa­li­té qu’on a la pos­si­bi­li­té de faire en sorte que quelque chose bouge. Cette connais­sance-là est le préa­lable à une pos­sible sub­ver­sion du réel. Donc à un progrès.

Vous avez une ins­pi­ra­tion socio­lo­gique très nette. Dans votre der­nier livre, vous situez les per­son­nages dans des classes sociales — classes que vous détaillez, bien au-delà d’une simple oppo­si­tion dominant/dominé.

Les classes sociales ne forment pas une pyra­mide avec une stra­ti­fi­ca­tion nette et binaire. C’est jus­te­ment cela, pour moi, le regard socio­lo­gique : mettre en évi­dence des écarts qui peuvent être infi­nis. Il y aura tou­jours quelqu’un de plus pauvre en-des­sous de soi, ou de plus « cool » au-des­sus de soi ; on rejoue tou­jours le même jeu social, mais avec d’autres capi­taux. Je pense avoir com­pris que les classes sociales sont plu­tôt rela­tives à cha­cun et, donc, en cela sont infi­nies, non pyra­mi­dales de manière nette. Si c’est bien cela dont il s’agit, alors c’est clair.

Il y a une caté­go­rie sociale qui est sou­vent évo­quée mais qui n’est pas repré­sen­tée direc­te­ment : celle des « grosses têtes ». Que représente-t-elle ?

J’ai été ins­pi­ré par la lit­té­ra­ture amé­ri­caine, les repré­sen­ta­tions des red­necks, le film Délivrance… Les « grosses têtes » n’apparaissent jamais au pre­mier plan parce qu’elles incarnent sur­tout une peur, une angoisse presque mytho­lo­gique : celle de tom­ber tout en bas de l’échelle sociale, dans un uni­vers obs­cur, sau­vage, violent. C’est la han­tise du déclas­se­ment qui s’incarne dans ces gens-là, le repous­soir ultime.

[Usine Toyota à Valenciennes, 2020 | Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Comment vous situez-vous par rap­port aux grands noms, aux canons de la lit­té­ra­ture réa­liste qui dépeignent le monde social — Balzac, Flaubert… ?

Je suis ins­pi­ré par tous les auteurs qui ont dit le réel : Flaubert, Céline, Pérec, Ernaux… Par toute la lit­té­ra­ture démys­ti­fi­ca­trice. Je pense à ce mot de Flaubert dans sa cor­res­pon­dance avec George Sand : « Décrire nous venge. » J’ai la même vision mar­tiale de l’écriture : par l’écrit, on rend les coups au temps qui passe, à la socié­té, à la bêtise. Au lieu de subir, j’attaque. Il y a une jubi­la­tion dans l’écriture qui per­met de tour­ner les imbé­ciles en ridi­cule, de mon­trer l’immense conne­rie des fonc­tion­ne­ments sérieux, de pou­voir dire, en une phrase qui sonne juste, tout le gro­tesque de l’idéologie mana­gé­riale. J’ai relu cet été L’Éducation sen­ti­men­tale : il y a une iro­nie flot­tante, une caus­ti­ci­té qui me fait vrai­ment jubi­ler. Cela se sent moins chez Balzac, auquel je m’identifie moins. Par contre, quand je vais mal, je lis une bio­gra­phie de Flaubert, et ça va tout de suite mieux ! Peut-être parce que je sens une com­pa­gnie, celle des grands maîtres, des grands phares. Mais quand j’écris, je ne pense pas que je vais faire comme Flaubert, comme je ne pense pas que je vais faire de la socio­lo­gie. C’est comme dans un sys­tème des pla­nètes, il y a une gra­vi­té qui vient des grands maîtres qui m’ont pré­cé­dés et qui orientent mon regard, ma pra­tique d’écriture. Je n’ai pas besoin de les convo­quer : quand j’écris, je ne pense pas à eux, je pense au réel, mais ils ont chan­gé ma vision de celui-ci.

Comment faire pour tenir l’équilibre entre le geste de démys­ti­fi­ca­tion et cette volon­té de ne pas amoin­drir les vies ?

« J’ai la même vision mar­tiale de l’écriture : par l’écrit, on rend les coups au temps qui passe, à la socié­té, à la bêtise. Au lieu de subir, j’attaque. »

Ça s’organise un peu intui­ti­ve­ment. Je n’organise pas ça par petites touches en me disant qu’il faut ména­ger la chèvre et le chou. Je pense les deux — que les vies sont misé­rables et qu’elles valent quand même la peine d’être vécues. Au-delà des misères sociales et des vani­tés dans les rap­ports humains, je crois assez pro­fon­dé­ment que la vie trouve tou­jours sa voie de pas­sage, que la vie gagne, presque au sens bio­lo­gique du terme, par la méca­nique des corps, la pul­sion amou­reuse (dans Leurs enfants après eux, Anthony est très amou­reux), la mani­fes­ta­tion du désir, la beau­té de l’envie de se repro­duire. Ce sont des sen­ti­ments qui trans­cendent tout. La pul­sion vitale rachète les misères sociales. J’ai été très mar­qué par une his­toire qu’on m’a rela­tée, une per­sonne qui racon­tait que ses parents s’étaient ren­con­trés à Auschwitz. Même là-bas, la vie était passée.

La des­crip­tion des corps, de leurs dégoûts, de leurs éner­gies, de leurs dési­rs, de leurs vio­lences, est très pré­sente dans vos romans. Dans Leurs enfants après eux, il y a beau­coup de scènes qua­si­ment muettes où tout passe par le corps.

Les corps sont tou­jours signi­fi­ca­tifs et signi­fiants. Qu’il s’agisse de désir ou de vio­lence. Anthony et sa mère craignent la vio­lence du père et ils devinent, par leurs gestes, par leurs corps, ce qui se passe dans la tête de l’autre.

Il y a de nom­breuses scènes de sexe dans vos romans. Vous avez dit qu’elles repré­sen­te­raient autant de havres de paix, loin de la vio­lence du monde social. Or il semble que le monde social est au contraire très pré­sent dans ces scènes, ne serait-ce que parce que les corps sont mar­qués par leurs appar­te­nances sociales. Par exemple, lorsqu’Antony regarde Steph…

Oui, com­plè­te­ment. Anthony est fas­ci­né par la peau de Steph, parce qu’il ima­gine, au-delà de cette peau, toute une vie, toute une classe sociale qui lui échappe. Le sexe, pas plus que les corps, n’échappent à la poli­tique. Le sexe est poli­tique — ce que révèlent bien les mariages, qui res­tent extrê­me­ment endo­ga­miques. Le lycée est un lieu de pra­tiques endo­ga­miques à l’état brut. On ne cherche pas à faire sem­blant : on ne s’apparie pas avec des gens moins cools, c’est très mal vu. Quand Clem sort avec « le cou­sin » qui n’est pas de sa classe, le mépris social rejaillit sur elle : sor­tir avec des « cas­sos », ça ne se fait pas. Les moments de sexe peuvent sem­bler être des havres de paix, mais c’est trom­peur. Ce sont des moments où on croit que tout est pos­sible, alors que tout ne l’est pas. Anthony n’arrive jamais à se sen­tir l’égal de Steph, même pen­dant les scènes de sexe, parce qu’il est trou­blé par une fille qui n’est pas son genre, pas de sa classe. C’est très dif­fé­rent avec Vanessa, qui est du même milieu que lui.

[Denain (59), juillet 2017 : Tanguy (au centre) vient d’achever un BTS en maintenance industrielle | Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Ce sont des scènes de sexe qui dif­fèrent des repré­sen­ta­tions tra­di­tion­nelles, extrê­me­ment cen­trées sur le désir mas­cu­lin et la péné­tra­tion. Vous décri­vez d’autres pra­tiques sexuelles, vous met­tez en scène des femmes qui ont du désir. Il y a quel­que­fois une inver­sion des rôles gen­rés tra­di­tion­nel­le­ment repré­sen­tés : par exemple, lorsque Steph et Anthony sont dans l’eau, et que c’est elle qui est active et qui jouit.

Je ne me suis pas dit « Je vais mettre quelque chose qu’on ne voit pas d’habitude » ou « Je vais par­ler de ça parce que c’est bien d’un point de vue fémi­niste ». J’ai envie de dire le monde le plus lar­ge­ment et le plus exac­te­ment pos­sible. Je vou­lais repré­sen­ter des filles que j’ai vues aus­si enra­gées que moi à conqué­rir, à cho­per. Je l’ai un peu fait dans Aux ani­maux la guerre (quand Jordan couche avec Lydie pour la pre­mière fois, il est stu­pé­fait de voir qu’elle exprime son désir, qu’elle a envie de lui), mais je vou­lais élar­gir cette repré­sen­ta­tion dans Leurs enfants après eux. Je me disais que je ne pou­vais pas pas­ser à côté du point de vue fémi­nin sur le désir. C’est en creu­sant ce point de vue que les per­son­nages de Steph et d’Hélène se sont déve­lop­pés. Parfois, les per­son­nages prennent de l’épaisseur presque mal­gré moi, à par­tir d’une scène, d’un moment… Quand Steph et Anthony entrent dans l’eau, je ne sais pas encore ce qui va se passer.

Comment est-ce que ça se passe, alors ?

« Il faut que j’écrive pour avoir des idées, que j’écrive pour avoir une his­toire, des per­son­nages. Et quel­que­fois les per­son­nages s’imposent à moi. »

Au départ, le per­son­nage n’est qu’une sil­houette, une idée vague. Mais, en avan­çant, il s’étoffe. Je ne les anti­cipe pas plus que ça. Certes, à la réécri­ture, il y a des élé­ments que je vais lais­ser, d’autres pas, mais c’est le mou­ve­ment même de l’écriture qui me fait décou­vrir les per­son­nages. Le concept de créa­tion, pour moi, c’est celui de pli : l’écriture per­met de déplier aus­si bien les per­son­nages que l’histoire. C’est d’ailleurs pénible, car si je n’écris pas, rien ne se passe ! Je ne peux pas être posé dans un train, avoir des idées, et écrire ensuite. Je ne suis pas du tout comme Flaubert, avec ses scé­na­rios, ses plans, ses fiches ! Il faut que j’écrive pour avoir des idées, que j’écrive pour avoir une his­toire, des per­son­nages. Et quel­que­fois les per­son­nages s’imposent à moi. Dans Aux ani­maux la guerre, Jordan et Lydie ont fait irrup­tion, presque à mon corps défen­dant. C’était leur his­toire, celle d’adolescents, qu’il fal­lait que j’écrive, que je reprenne, que je déve­loppe dans Leurs enfants après eux. Je pense que dans mon troi­sième roman, je repren­drai de même cer­tains des per­son­nages de ce der­nier livre pour les déve­lop­per à leur tour, comme Vanessa, et la mère d’Anthony, Hélène. Il y aura des chiens aus­si. Je vais faire de la socio­lo­gie avec des chiens !

Diriez-vous que votre écri­ture est instinctive ?

Mon geste d’écriture est bien plus affec­tif qu’intellectuel. Quand j’écris, je suis mû par des motifs, mais sur­tout par la recherche de sen­sa­tions, d’affects. Le tra­vail d’exégèse ou d’analyse, je le réserve aux écrits des autres. J’essaie de faire en sorte que ça sonne juste, que ce soit exact, j’essaie de créer une phrase fluide qui pro­duise des émotions.

[Saint-Saulve (59), octobre 2018 ; les ouvriers d’Ascoval bloquent l’entrée de leur aciérie menacée de fermeture | Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Pourriez-vous par­ler de votre tra­vail sty­lis­tique, sur les mots, sur le rythme ?

À 17 ans, j’ai lu Cohen et Céline, et je vou­lais pro­duire ça, moi aus­si. Je vou­lais créer de la musique comme eux. C’est cette musique qui défi­nit les grands écri­vains. Mon grand choc sty­lis­tique, ça a été Voyage au bout de la nuit. Cette façon de mettre côte à côte deux mots qui ne l’avaient jamais été, de pro­duire des défla­gra­tions lexi­cales et musi­cales, de créer l’exact inverse du cli­ché m’a stu­pé­fait. Céline, c’est vrai­ment une langue des affects, un style qui arrive à créer des sen­sa­tions d’ordre musi­cal, par le rythme et par les sons. Pour moi, le style doit réunir trois qua­li­tés : dési­gner le monde avec un rap­port d’identité maxi­male entre les mots et la chose (qu’on se dise à chaque fois « Ah mais oui, c’est ça ! ») ; pro­duire des affects en trans­gres­sant des habi­tudes (la trans­gres­sion est néces­saire, sinon on ne pro­duit pas de musique) ; ne pas s’exhiber. On ne doit pas voir l’auteur à la tâche, en train de tra­vailler son style ; il doit y avoir une cer­taine trans­pa­rence du style pour vrai­ment entrer dans le récit. Je réécris beau­coup pour tendre vers cette transparence.

D’un point de vue lexi­cal, vous sem­blez jouer sur les varia­tions de registre, les effets d’écart entre des images qu’on va per­ce­voir comme appar­te­nant à une langue lit­té­raire et d’autres bien plus crues.

« À 17 ans, j’ai lu Cohen et Céline, et je vou­lais pro­duire ça, moi aus­si. Je vou­lais créer de la musique comme eux. »

J’aime jouer sur ces varia­tions, sur ces allers-retours dans une même phrase. C’est comme ça que j’ai construit mon style, peut-être — c’est une hypo­thèse que je for­mule a pos­te­rio­ri — en rai­son de mon par­cours social. Je viens d’un cer­tain milieu, j’ai accé­dé à un autre milieu, et la langue fait la navette entre ces mondes et ces par­lers. C’est peut-être pour ça que je passe quel­que­fois dans la même phrase de « reu­leu­leuh » à « nonobstant » !

Est-ce un lexique qui brusque votre lectorat ?

Les gens ont sou­vent une approche aca­dé­mique et sco­laire de la lit­té­ra­ture, liée à la bien­séance et au res­pect des règles. Dès qu’il y a des pas de côté par rap­port à cette norme-là — qu’il s’agisse de lan­gage ou de scènes de sexe —, on consi­dère que c’est une insulte faite à la haute idée des Belles-lettres. Or c’est igno­rer le prin­cipe même de la lit­té­ra­ture et de son his­toire. Il suf­fit de pen­ser à Rabelais !

Est-ce qu’on vous a déjà dit « Un Goncourt ne devrait pas écrire ça » ?

On me l’a déjà dit. Le Goncourt, c’est un cadeau de Noël, une sécu­ri­té, un label. Certains se sentent tra­his en me lisant. Des gens m’ont dit qu’ils n’achèteraient plus jamais de Goncourt et qu’ils allaient écrire à Pivot pour me dénoncer !

Vous avez éga­le­ment pré­sen­té Leurs enfants après eux dans des lycées : com­ment ça s’est passé ?

Un enfer ! Les lycéens ont une parole très « cash » : tout le monde trouve ça rafraî­chis­sant alors que c’est très violent. Vous pas­sez des années à bos­ser sur un bou­quin et des gamins vous envoient bala­der. Plusieurs m’ont dit que mon livre était cli­ché, qu’ils avaient déjà lu ce genre d’histoires, de romans de for­ma­tion… Qu’on me dise que mon livre est cli­ché alors que mon pos­tu­lat de départ c’est le réa­lisme, c’est dur. On s’est heur­tés sur beau­coup de points, les scènes de sexe — les lycéens forment un public très pudique et, pour eux, quand on parle de cul, on ne parle pas d’amour, il y a le cœur d’un côté et les organes du bas de l’autre… Le manque d’espoir, aus­si. Ils sont à un âge où l’on ne veut pas, on ne peut pas entendre que les dés sont en grande par­tie déjà jetés. On pense que l’avenir est grand ouvert. Ils y croient, ils le vivent en par­tie ne serait-ce que par leurs corps. Mais je voyais déjà, par leurs vête­ments, leurs façons de s’exprimer — et j’ai pu les com­pa­rer, j’ai vu des lycéens d’établissements très dif­fé­rents —, qu’ils étaient déjà pris dans des des­tins sociaux.

[Restaurant Le Reflet à Nantes, 2017 | Vincent Jarousseau | vincentjarousseau.com

Vous écri­vez sur les réseaux sociaux des textes qui peuvent s’apparenter à des tri­bunes poli­tiques. Vos romans sont-ils, eux, ouver­te­ment « politiques » ? 

Il y a une optique poli­tique dans mes romans. J’essaie de faire des livres qui sont acces­sibles et sédui­sants a prio­ri pour tout le monde, dans les­quels tout le monde peut entrer. C’est poli­tique parce que je cherche à tou­cher le plus de per­sonnes pos­sible. Ce désir d’accessibilité est politique.

Et les diriez-vous « de gauche » ?

Je pense que mes romans ne sont pas de gauche. Bien sûr, dans le choix des sujets, une usine qui ferme dans Aux ani­maux la guerre et le fonc­tion­ne­ment socio­lo­gique de l’école dans Leurs enfants après eux, on peut voir une pré­di­lec­tion pour les idées de gauche. Mais je vou­drais que le roman soit aus­si large que le monde, qu’il donne à pen­ser à tout le monde, que des gens de droite puissent en avoir une inter­pré­ta­tion tout comme des gens de gauche. Si j’écrivais avec un sens poli­tique fixé d’avance, ce serait un roman à thèse, un roman mort-né. Mais je n’ai pas non plus l’innocence de dire que mon roman est neutre ; il ne l’est pas, ne serait-ce qu’à cause du choix des per­son­nages, des thé­ma­tiques, du regard socio­lo­gique que je déve­loppe. Il y a de la poli­tique dans la maté­ria­li­té du monde que je décris, jusqu’à la musique que les per­son­nages écoutent, aux voi­tures qu’ils conduisent… C’est le contraire d’une lit­té­ra­ture éthérée.


Entretien mené par Laélia Véron, pour Ballast.
Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


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