Entretien inédit pour le site de Ballast
Dans son premier roman, Aux animaux la guerre, il y avait une usine dans les Vosges, un syndicaliste désabusé, des jeunes en mal de vivre et une vache prise en étau sur le parking d’une discothèque. Quatre ans plus tard, Nicolas Mathieu, publiait Leurs enfants après eux. Cette fois, c’est une petite vallée de Lorraine qui en est la protagoniste, et avec elle ses habitants : adolescents que la reproduction sociale étouffent, parents qui ne savent qu’en faire et que faire d’eux-mêmes dans un monde où on ne cherche plus à leur donner un emploi. S’y côtoient un monde rural que mangent les pavillons et des marges urbaines que la ville refuse. Dans Rose Royal, enfin, on marche aux côtés d’une secrétaire de direction divorcée et d’une chienne blessée entre Nancy et Évian. Aujourd’hui âgé de 42 ans, Mathieu déclarait à la sortie de son deuxième ouvrage : « Jusqu’à mes 35 ans, j’ai bouffé de la vache enragée, je vivais de petits boulots. Longtemps, j’ai craint de m’être fourvoyé dans cette voie… » Il n’en est donc rien. Rencontre.
« Debout sur la berge, Anthony regardait droit devant lui » : c’est la première phrase de Leurs enfants après eux. Mais cet espoir de liberté est vite brisé : « Les choses s’étaient enchaînées somme toute assez mécaniquement ». Votre livre raconte la mécanique de la reproduction sociale et scolaire. On vous l’a reproché, étant vous-même un exemple de mobilité sociale.
Chaque loi a ses exceptions. La loi de la reproduction sociale a ses exceptions, ses transfuges et transclasses. C’est une question importante, celle des transclasses, car plus ils seront nombreux, plus notre société pourra se considérer comme vertueuse. L’idéologie qui transparaît derrière ces questions, c’est celle d’une vision de la société où nous progressons tous, à chaque génération. Mais une exception n’invalide pas la règle, et les places sont relativement fixes. Quand une exception se considère elle-même comme suffisamment symptomatique pour justifier tout l’ensemble de la structure, comme le transfuge qui dit « Vous voyez bien que l’école, ça marche, puisque j’existe », il devient la caution d’une vision de l’école comme lieu de la méritocratie, l’alibi qui masque le fait que l’école est surtout un lieu de reproduction sociale. Je refuse de jouer ce jeu-là.
Avez-vous l’impression qu’on vous en veut de ne pas servir le discours de la méritocratie scolaire, justement ?
« Les gens viennent lire pour oublier, alors que je voudrais faire exactement l’inverse : rendre la réalité tellement insupportable qu’on n’aurait plus d’autre choix que de la changer. »
Je ne sais pas si on m’en veut, mais on m’y ramène quotidiennement. Et ça me gonfle à un point que vous ne pouvez pas imaginer. (rires) On me dit « Votre truc, c’est vraiment pas très gai, chacun reste à sa place, il n’y a aucun espoir ». Dire ça, ça suppose que l’espoir est lié à une ascension sociale, ce qui est faux. Le progrès social n’est pas la garantie d’un accomplissement existentiel. Presque tout le monde reste à sa place et il y a des tas de gens heureux. Mais on ne supporte pas l’idée de la reproduction, de la fixité sociale — ce qui montre que l’état d’esprit des gens est complètement envahi par ce que j’appellerais une idéologie libérale. On pense qu’une vie réussie, c’est une vie marquée par l’ascension sociale, alors qu’il y a des tas d’autres manières de s’accomplir.
Dans un texte publié sur Instagram à propos d’une gilet jaune, « Portrait d’une femme en jaune », vous avez peint une vie que vous décrivez comme « épuisante et belle, continuellement contrainte, rognée aux deux bouts, mais le mégotage n’empêche pas le bonheur »…
C’est la même idée. Ça échappe à une grande partie du lectorat. Mais c’est aussi parce qu’une grande partie du lectorat est convaincue que la littérature est là pour remonter son moral. Là, ma position est stricte : c’est non. Il ne faudra pas chercher ça chez moi. Cette vision de la littérature, c’est une idéologie de la sédation. La littérature n’est ni un pansement, ni un opium. Les gens viennent lire pour oublier, alors que je voudrais faire exactement l’inverse : rendre la réalité tellement insupportable qu’on n’aurait plus d’autre choix que de la changer. Mon travail littéraire, c’est d’aider à mettre des mots, collectivement, sur le réel. C’est le réel, le fait de dire le réel, qui est mon point d’horizon. Nommer les choses, les dire, jusqu’à ce qu’elles soient insupportables, et qu’on doive les changer.
Qu’entendez-vous exactement par « dire le réel », « écrire le réel » ?
Je pars au plus bas, au plus près du réel, de la cruauté du regard. Pour des raisons économiques et sociales, tout le monde vit actuellement dans un perpétuel présent — ce qui n’a pas été toujours le cas. Au Moyen Âge, les gens vivaient avec un rapport différent à la mort, au salut, et donc au temps. Ce présent perpétuel est une mystification et la littérature doit s’en défaire pour retrouver le réel. Je me souviens de certaines lectures à 16, 17 ans, qui ont provoqué chez moi de véritables crises existentielles. Ces lectures ont déchiré le voile de mensonges dont mes parents et l’école avaient revêtu le monde en me disant des phrases comme « Il n’y a pas de raison que tu n’y arrives pas » ou « Quand on veut on peut », etc. Ce voile déchiré par la littérature, ça a été tout à la fois un moment de violence et de jubilation. C’est ce que dit Deleuze sur Proust et les signes : le narrateur recherche des signes qui créent à chaque foi d’immenses souffrances, mais avec tous ces ratages, toutes ces souffrances, il y a, dans le roman, une immense joie, celle de la connaissance.
On entend quelquefois le contraire : la connaissance qui dévoile les rouages du monde social serait décourageante. Elle dirait que les dés sont déjà jetés, qu’il ne sert à rien d’essayer de se battre…
« Je me souviens de certaines lectures à 16, 17 ans, qui ont provoqué chez moi de véritables crises existentielles. »
Oui, on a dit ça pour Bourdieu, pour Lahire… C’est toujours le même refrain ! Alors que je pense l’inverse : c’est en regardant la réalité qu’on a la possibilité de faire en sorte que quelque chose bouge. Cette connaissance-là est le préalable à une possible subversion du réel. Donc à un progrès.
Vous avez une inspiration sociologique très nette. Dans votre dernier livre, vous situez les personnages dans des classes sociales — classes que vous détaillez, bien au-delà d’une simple opposition dominant/dominé.
Les classes sociales ne forment pas une pyramide avec une stratification nette et binaire. C’est justement cela, pour moi, le regard sociologique : mettre en évidence des écarts qui peuvent être infinis. Il y aura toujours quelqu’un de plus pauvre en-dessous de soi, ou de plus « cool » au-dessus de soi ; on rejoue toujours le même jeu social, mais avec d’autres capitaux. Je pense avoir compris que les classes sociales sont plutôt relatives à chacun et, donc, en cela sont infinies, non pyramidales de manière nette. Si c’est bien cela dont il s’agit, alors c’est clair.
Il y a une catégorie sociale qui est souvent évoquée mais qui n’est pas représentée directement : celle des « grosses têtes ». Que représente-t-elle ?
J’ai été inspiré par la littérature américaine, les représentations des rednecks, le film Délivrance… Les « grosses têtes » n’apparaissent jamais au premier plan parce qu’elles incarnent surtout une peur, une angoisse presque mythologique : celle de tomber tout en bas de l’échelle sociale, dans un univers obscur, sauvage, violent. C’est la hantise du déclassement qui s’incarne dans ces gens-là, le repoussoir ultime.
Comment vous situez-vous par rapport aux grands noms, aux canons de la littérature réaliste qui dépeignent le monde social — Balzac, Flaubert… ?
Je suis inspiré par tous les auteurs qui ont dit le réel : Flaubert, Céline, Pérec, Ernaux… Par toute la littérature démystificatrice. Je pense à ce mot de Flaubert dans sa correspondance avec George Sand : « Décrire nous venge. » J’ai la même vision martiale de l’écriture : par l’écrit, on rend les coups au temps qui passe, à la société, à la bêtise. Au lieu de subir, j’attaque. Il y a une jubilation dans l’écriture qui permet de tourner les imbéciles en ridicule, de montrer l’immense connerie des fonctionnements sérieux, de pouvoir dire, en une phrase qui sonne juste, tout le grotesque de l’idéologie managériale. J’ai relu cet été L’Éducation sentimentale : il y a une ironie flottante, une causticité qui me fait vraiment jubiler. Cela se sent moins chez Balzac, auquel je m’identifie moins. Par contre, quand je vais mal, je lis une biographie de Flaubert, et ça va tout de suite mieux ! Peut-être parce que je sens une compagnie, celle des grands maîtres, des grands phares. Mais quand j’écris, je ne pense pas que je vais faire comme Flaubert, comme je ne pense pas que je vais faire de la sociologie. C’est comme dans un système des planètes, il y a une gravité qui vient des grands maîtres qui m’ont précédés et qui orientent mon regard, ma pratique d’écriture. Je n’ai pas besoin de les convoquer : quand j’écris, je ne pense pas à eux, je pense au réel, mais ils ont changé ma vision de celui-ci.
Comment faire pour tenir l’équilibre entre le geste de démystification et cette volonté de ne pas amoindrir les vies ?
« J’ai la même vision martiale de l’écriture : par l’écrit, on rend les coups au temps qui passe, à la société, à la bêtise. Au lieu de subir, j’attaque. »
Ça s’organise un peu intuitivement. Je n’organise pas ça par petites touches en me disant qu’il faut ménager la chèvre et le chou. Je pense les deux — que les vies sont misérables et qu’elles valent quand même la peine d’être vécues. Au-delà des misères sociales et des vanités dans les rapports humains, je crois assez profondément que la vie trouve toujours sa voie de passage, que la vie gagne, presque au sens biologique du terme, par la mécanique des corps, la pulsion amoureuse (dans Leurs enfants après eux, Anthony est très amoureux), la manifestation du désir, la beauté de l’envie de se reproduire. Ce sont des sentiments qui transcendent tout. La pulsion vitale rachète les misères sociales. J’ai été très marqué par une histoire qu’on m’a relatée, une personne qui racontait que ses parents s’étaient rencontrés à Auschwitz. Même là-bas, la vie était passée.
La description des corps, de leurs dégoûts, de leurs énergies, de leurs désirs, de leurs violences, est très présente dans vos romans. Dans Leurs enfants après eux, il y a beaucoup de scènes quasiment muettes où tout passe par le corps.
Les corps sont toujours significatifs et signifiants. Qu’il s’agisse de désir ou de violence. Anthony et sa mère craignent la violence du père et ils devinent, par leurs gestes, par leurs corps, ce qui se passe dans la tête de l’autre.
Il y a de nombreuses scènes de sexe dans vos romans. Vous avez dit qu’elles représenteraient autant de havres de paix, loin de la violence du monde social. Or il semble que le monde social est au contraire très présent dans ces scènes, ne serait-ce que parce que les corps sont marqués par leurs appartenances sociales. Par exemple, lorsqu’Antony regarde Steph…
Oui, complètement. Anthony est fasciné par la peau de Steph, parce qu’il imagine, au-delà de cette peau, toute une vie, toute une classe sociale qui lui échappe. Le sexe, pas plus que les corps, n’échappent à la politique. Le sexe est politique — ce que révèlent bien les mariages, qui restent extrêmement endogamiques. Le lycée est un lieu de pratiques endogamiques à l’état brut. On ne cherche pas à faire semblant : on ne s’apparie pas avec des gens moins cools, c’est très mal vu. Quand Clem sort avec « le cousin » qui n’est pas de sa classe, le mépris social rejaillit sur elle : sortir avec des « cassos », ça ne se fait pas. Les moments de sexe peuvent sembler être des havres de paix, mais c’est trompeur. Ce sont des moments où on croit que tout est possible, alors que tout ne l’est pas. Anthony n’arrive jamais à se sentir l’égal de Steph, même pendant les scènes de sexe, parce qu’il est troublé par une fille qui n’est pas son genre, pas de sa classe. C’est très différent avec Vanessa, qui est du même milieu que lui.
Ce sont des scènes de sexe qui diffèrent des représentations traditionnelles, extrêmement centrées sur le désir masculin et la pénétration. Vous décrivez d’autres pratiques sexuelles, vous mettez en scène des femmes qui ont du désir. Il y a quelquefois une inversion des rôles genrés traditionnellement représentés : par exemple, lorsque Steph et Anthony sont dans l’eau, et que c’est elle qui est active et qui jouit.
Je ne me suis pas dit « Je vais mettre quelque chose qu’on ne voit pas d’habitude » ou « Je vais parler de ça parce que c’est bien d’un point de vue féministe ». J’ai envie de dire le monde le plus largement et le plus exactement possible. Je voulais représenter des filles que j’ai vues aussi enragées que moi à conquérir, à choper. Je l’ai un peu fait dans Aux animaux la guerre (quand Jordan couche avec Lydie pour la première fois, il est stupéfait de voir qu’elle exprime son désir, qu’elle a envie de lui), mais je voulais élargir cette représentation dans Leurs enfants après eux. Je me disais que je ne pouvais pas passer à côté du point de vue féminin sur le désir. C’est en creusant ce point de vue que les personnages de Steph et d’Hélène se sont développés. Parfois, les personnages prennent de l’épaisseur presque malgré moi, à partir d’une scène, d’un moment… Quand Steph et Anthony entrent dans l’eau, je ne sais pas encore ce qui va se passer.
Comment est-ce que ça se passe, alors ?
« Il faut que j’écrive pour avoir des idées, que j’écrive pour avoir une histoire, des personnages. Et quelquefois les personnages s’imposent à moi. »
Au départ, le personnage n’est qu’une silhouette, une idée vague. Mais, en avançant, il s’étoffe. Je ne les anticipe pas plus que ça. Certes, à la réécriture, il y a des éléments que je vais laisser, d’autres pas, mais c’est le mouvement même de l’écriture qui me fait découvrir les personnages. Le concept de création, pour moi, c’est celui de pli : l’écriture permet de déplier aussi bien les personnages que l’histoire. C’est d’ailleurs pénible, car si je n’écris pas, rien ne se passe ! Je ne peux pas être posé dans un train, avoir des idées, et écrire ensuite. Je ne suis pas du tout comme Flaubert, avec ses scénarios, ses plans, ses fiches ! Il faut que j’écrive pour avoir des idées, que j’écrive pour avoir une histoire, des personnages. Et quelquefois les personnages s’imposent à moi. Dans Aux animaux la guerre, Jordan et Lydie ont fait irruption, presque à mon corps défendant. C’était leur histoire, celle d’adolescents, qu’il fallait que j’écrive, que je reprenne, que je développe dans Leurs enfants après eux. Je pense que dans mon troisième roman, je reprendrai de même certains des personnages de ce dernier livre pour les développer à leur tour, comme Vanessa, et la mère d’Anthony, Hélène. Il y aura des chiens aussi. Je vais faire de la sociologie avec des chiens !
Diriez-vous que votre écriture est instinctive ?
Mon geste d’écriture est bien plus affectif qu’intellectuel. Quand j’écris, je suis mû par des motifs, mais surtout par la recherche de sensations, d’affects. Le travail d’exégèse ou d’analyse, je le réserve aux écrits des autres. J’essaie de faire en sorte que ça sonne juste, que ce soit exact, j’essaie de créer une phrase fluide qui produise des émotions.
Pourriez-vous parler de votre travail stylistique, sur les mots, sur le rythme ?
À 17 ans, j’ai lu Cohen et Céline, et je voulais produire ça, moi aussi. Je voulais créer de la musique comme eux. C’est cette musique qui définit les grands écrivains. Mon grand choc stylistique, ça a été Voyage au bout de la nuit. Cette façon de mettre côte à côte deux mots qui ne l’avaient jamais été, de produire des déflagrations lexicales et musicales, de créer l’exact inverse du cliché m’a stupéfait. Céline, c’est vraiment une langue des affects, un style qui arrive à créer des sensations d’ordre musical, par le rythme et par les sons. Pour moi, le style doit réunir trois qualités : désigner le monde avec un rapport d’identité maximale entre les mots et la chose (qu’on se dise à chaque fois « Ah mais oui, c’est ça ! ») ; produire des affects en transgressant des habitudes (la transgression est nécessaire, sinon on ne produit pas de musique) ; ne pas s’exhiber. On ne doit pas voir l’auteur à la tâche, en train de travailler son style ; il doit y avoir une certaine transparence du style pour vraiment entrer dans le récit. Je réécris beaucoup pour tendre vers cette transparence.
D’un point de vue lexical, vous semblez jouer sur les variations de registre, les effets d’écart entre des images qu’on va percevoir comme appartenant à une langue littéraire et d’autres bien plus crues.
« À 17 ans, j’ai lu Cohen et Céline, et je voulais produire ça, moi aussi. Je voulais créer de la musique comme eux. »
J’aime jouer sur ces variations, sur ces allers-retours dans une même phrase. C’est comme ça que j’ai construit mon style, peut-être — c’est une hypothèse que je formule a posteriori — en raison de mon parcours social. Je viens d’un certain milieu, j’ai accédé à un autre milieu, et la langue fait la navette entre ces mondes et ces parlers. C’est peut-être pour ça que je passe quelquefois dans la même phrase de « reuleuleuh » à « nonobstant » !
Est-ce un lexique qui brusque votre lectorat ?
Les gens ont souvent une approche académique et scolaire de la littérature, liée à la bienséance et au respect des règles. Dès qu’il y a des pas de côté par rapport à cette norme-là — qu’il s’agisse de langage ou de scènes de sexe —, on considère que c’est une insulte faite à la haute idée des Belles-lettres. Or c’est ignorer le principe même de la littérature et de son histoire. Il suffit de penser à Rabelais !
Est-ce qu’on vous a déjà dit « Un Goncourt ne devrait pas écrire ça » ?
On me l’a déjà dit. Le Goncourt, c’est un cadeau de Noël, une sécurité, un label. Certains se sentent trahis en me lisant. Des gens m’ont dit qu’ils n’achèteraient plus jamais de Goncourt et qu’ils allaient écrire à Pivot pour me dénoncer !
Vous avez également présenté Leurs enfants après eux dans des lycées : comment ça s’est passé ?
Un enfer ! Les lycéens ont une parole très « cash » : tout le monde trouve ça rafraîchissant alors que c’est très violent. Vous passez des années à bosser sur un bouquin et des gamins vous envoient balader. Plusieurs m’ont dit que mon livre était cliché, qu’ils avaient déjà lu ce genre d’histoires, de romans de formation… Qu’on me dise que mon livre est cliché alors que mon postulat de départ c’est le réalisme, c’est dur. On s’est heurtés sur beaucoup de points, les scènes de sexe — les lycéens forment un public très pudique et, pour eux, quand on parle de cul, on ne parle pas d’amour, il y a le cœur d’un côté et les organes du bas de l’autre… Le manque d’espoir, aussi. Ils sont à un âge où l’on ne veut pas, on ne peut pas entendre que les dés sont en grande partie déjà jetés. On pense que l’avenir est grand ouvert. Ils y croient, ils le vivent en partie ne serait-ce que par leurs corps. Mais je voyais déjà, par leurs vêtements, leurs façons de s’exprimer — et j’ai pu les comparer, j’ai vu des lycéens d’établissements très différents —, qu’ils étaient déjà pris dans des destins sociaux.
Vous écrivez sur les réseaux sociaux des textes qui peuvent s’apparenter à des tribunes politiques. Vos romans sont-ils, eux, ouvertement « politiques » ?
Il y a une optique politique dans mes romans. J’essaie de faire des livres qui sont accessibles et séduisants a priori pour tout le monde, dans lesquels tout le monde peut entrer. C’est politique parce que je cherche à toucher le plus de personnes possible. Ce désir d’accessibilité est politique.
Et les diriez-vous « de gauche » ?
Je pense que mes romans ne sont pas de gauche. Bien sûr, dans le choix des sujets, une usine qui ferme dans Aux animaux la guerre et le fonctionnement sociologique de l’école dans Leurs enfants après eux, on peut voir une prédilection pour les idées de gauche. Mais je voudrais que le roman soit aussi large que le monde, qu’il donne à penser à tout le monde, que des gens de droite puissent en avoir une interprétation tout comme des gens de gauche. Si j’écrivais avec un sens politique fixé d’avance, ce serait un roman à thèse, un roman mort-né. Mais je n’ai pas non plus l’innocence de dire que mon roman est neutre ; il ne l’est pas, ne serait-ce qu’à cause du choix des personnages, des thématiques, du regard sociologique que je développe. Il y a de la politique dans la matérialité du monde que je décris, jusqu’à la musique que les personnages écoutent, aux voitures qu’ils conduisent… C’est le contraire d’une littérature éthérée.
Entretien mené par Laélia Véron, pour Ballast.
Photographies de bannière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast
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