Notes de garde à vue : Macron doit dégager


Texte inédit | Ballast

« On est à la veille d’une insur­rec­tion. J’ai peur qu’un de mes gars tue un mani­fes­tant », vient de confier un com­man­dant de com­pa­gnie de CRS à Mediapart. Le pays est, presque tout entier, hos­tile au gou­ver­ne­ment : foi d’en­quêtes d’o­pi­nion, il réclame chaque jour sa démis­sion. Mais le pré­sident pré­fère envoyer sa milice sur les citoyens, les syn­di­ca­listes et les gré­vistes. L’ONU s’in­quiète de la vio­lence gou­ver­ne­men­tale, les arres­ta­tions se mul­ti­plient, des jour­na­listes sont tabas­sés. Deux des membres de notre rédac­tion ont été gar­dés à vue, raflés avec bien d’autres tan­dis qu’ils mani­fes­taient dans la rue. Au sor­tir du com­mis­sa­riat, l’un des deux nous confie ce billet, écrit à vif. Macron, « enne­mi décla­ré de la démo­cra­tie », doit être déga­gé. Et la révo­lu­tion socia­liste pen­sée à nou­veaux frais.


Plus que jamais la nature bar­bare de l’État fran­çais et de son gou­ver­ne­ment macro­niste nous saute aux yeux et nous remue les entrailles — il n’est plus pos­sible de croire un seul ins­tant ni à la légi­ti­mi­té d’un régime qui ne tient que par les matraques de sa milice, ni aux ver­tus et aux pro­messes d’une social-démo­cra­tie irré­mé­dia­ble­ment dégé­né­rée. « Socialisme ou Barbarie ? », deman­dait naguère Rosa Luxemburg à pro­pos du des­tin de l’Allemagne dans les années 1910, repre­nant elle-même un dilemme for­mu­lé par Engels à pro­pos de l’avenir de la socié­té bour­geoise. Nous ne sommes tou­jours pas sor­tis de cette alter­na­tive, de la posi­tion même de cette alter­na­tive. C’est avec une rage nou­velle que nous devons la refor­mu­ler, la retra­vailler et la médi­ter dans les termes de notre temps.

Nous ne sommes plus dupes, depuis long­temps, des invo­ca­tions macro­nistes de la pseu­do-démo­cra­tie qui règne aujourd’hui, simu­lacre de simu­lacre, men­songe entiè­re­ment réa­li­sé. Car qu’est-ce qu’une démo­cra­tie de palais dont n’émanent plus que des pro­pos déchar­nés, répé­ti­tifs, creux ? des déci­sions assas­sines ? Qu’est-ce qu’une socié­té qui n’est plus tra­ver­sée d’une divi­sion poli­tique et sociale féconde — celle dont parlent nos meilleurs pen­seurs réfor­mistes — mais seule­ment par la domi­na­tion et l’oppression nues d’une mino­ri­té sur la qua­si-tota­li­té de leurs « conci­toyens » ? Les Anciens avaient un mot pour cela, que nous ferions bien de regar­der en face : tyran­nie. Non seule­ment la vio­lence et l’arbitraire, mais tout sim­ple­ment l’illégitimité. Plus per­sonne n’y adhère sym­bo­li­que­ment, plus per­sonne ne veut ni ne peut y croire. Aucun dieu, aucun ancêtre ni aucune ins­ti­tu­tion sacrée ne sont plus là pour fon­der le pou­voir dans sa légi­ti­mi­té : ce qui nous gou­verne n’est plus qu’une horde de voyous déte­nant le pou­voir pour le pou­voir, ceux-là mêmes que Machiavel appe­laient les « Grands » et qui ne dési­rent que domi­ner — aujourd’hui plus petits que des vermisseaux.

« L’essence de la démo­cra­tie n’est jus­te­ment pas de res­pec­ter la loi et de s’agenouiller béa­te­ment devant elle. »

Au moins les puis­sants d’hier pui­saient-ils dans des réfé­rences véné­rables et à des sources ances­trales. Les nôtres, sachant à peine lire, ignares mais gal­va­ni­sés par leurs diplômes obte­nus à l’école de l’esbroufe, n’ont plus pour seul « héri­tage » que la langue mana­gé­riale et les signi­fi­ca­tions ima­gi­naires capi­ta­listes — pseu­do-ratio­na­li­té et pseu­do-maî­trise, nous disait le regret­té Castoriadis — qui l’accompagnent, certes à l’état de décom­po­si­tion. Tendons sage­ment l’oreille pour écou­ter un Bruno Le Maire, un Gabriel Attal ou une Aurore Bergé : pas même l’élaboration d’une doc­trine ou d’une idéo­lo­gie en bonne et due forme, fussent-elles sinistres. Plus rien : que du vide qui engendre tou­jours plus de vide. « Projet contre pro­jet », récla­mait la pauvre Borne, presque le sou­rire aux lèvres, afin de jus­ti­fier l’usage du 49.3 en vue de l’adoption de la réforme des retraites. Masse informe et ano­donte, le peuple n’aurait donc aucun pro­jet ni aucun désir. Il serait des­cen­du dans la rue par absence de pro­jet. Il aurait cédé à la déma­go­gie dont l’histrion Attal nous dit, bien trop sot pour être conscient du cynisme de ses paroles, que les dépu­tés Insoumis sont les prin­ci­paux « action­naires ». Le plus grave dans ce déso­lant spec­tacle est que la classe domi­nante et ses repré­sen­tants, au sens large du terme, ne sont pas même en mesure de pen­ser ce qu’ils font ; jus­qu’à leurs men­songes éhon­tés, qui ne sont pas des paroles réflé­chies mais des opé­ra­tions de cal­cu­lette (comme le témoignent les prises de paroles pro­pre­ment atter­rantes du ministre du Travail Olivier Dussopt, sans doute l’un des plus indignes suc­ces­seurs d’Ambroise Croizat). À ce vide cho­quant, scan­da­leux, qui pour­rait presque nous faire croire que l’Histoire n’a en fin de compte aucun sens, face à cette mon­tée inexo­rable de l’insignifiance — une bour­geoi­sie mana­gé­riale et décé­ré­brée jouant avec la vie de dizaines de mil­lions de per­sonnes —, nous ne pou­vons répondre que par une oppo­si­tion radi­cale et sys­té­ma­tique, et amor­cer une inter­ro­ga­tion fon­da­men­tale sur le moment his­to­rique qui est le nôtre : celui d’un effon­dre­ment total des ins­ti­tu­tions de la République. 

« Socialisme ou Barbarie », donc.

La classe domi­nante a fait son choix car Macron et sa mino­ri­té de fidèles, petit bataillon de spectres en cos­tume-cra­vate, sont convain­cus qu’ils peuvent conti­nuer à gou­ver­ner contre le peuple en s’ar­mant de leur police. Difficile dans ces condi­tions de ne pas suf­fo­quer de nau­sée chaque fois qu’un « repré­sen­tant » du peuple ou un ministre macro­nistes invoquent la « démo­cra­tie » et la « léga­li­té » comme cau­tion à leurs actes. La démo-cra­tie contre le peuple, donc. Non-sens que l’on croyait réser­vé à la Chine de Xi Jinping ou à la Corée de Kim Jong-un. Mais les macro­nistes ne croient pas si bien dire lorsqu’ils se gar­ga­risent de la confor­mi­té de leurs actions à la loi et à la Constitution : misé­rable tau­to­lo­gie puisque toute socié­té humaine dis­pose de lois. Or l’essence de la démo­cra­tie n’est jus­te­ment pas de res­pec­ter la loi et de s’agenouiller béa­te­ment devant elle — ce qui serait un non-sens abso­lu — mais de la mettre en ques­tion, de la dis­cu­ter et, si pos­sible, de l’améliorer en la ren­dant plus juste. Car Xi Jinping aus­si « res­pecte » la loi lorsqu’il décide d’arrêter des mani­fes­tants et des dis­si­dents pour « sédi­tion » ou « intel­li­gence avec l’ennemi ». On pour­rait croire que nos diri­geants, bai­gnés dans la vie « démo­cra­tique » par­le­men­taire et rom­pus à sa rhé­to­rique, se seraient munis d’arguments autre­ment plus forts. En bref, on aurait aimé que le camp macro­niste assume ver­ba­le­ment son auto­ri­ta­risme et sa sédi­tion vis-à-vis du reste du pays, que le Souverain assume la répres­sion poli­cière qu’il a lui-même ordon­née et le bas­cu­le­ment de son régime dans la tyrannie.

[Manifestation du 21 mars, à Paris | Stéphane Burlot]

« Tyrannie », donc.

Elle signi­fie la scis­sion à un niveau pro­fond entre l’institution de la socié­té et les membres de cette socié­té, la dis­so­lu­tion de toute « foi » sym­bo­lique en la « République » sup­po­sée sacrée et, sur­tout, la fin d’un régime poli­tique affec­té de dégé­né­res­cence. Mais cette scis­sion est aus­si, plus posi­ti­ve­ment, l’origine d’une fureur poli­tique qui invite à repen­ser, de fond en comble, la condi­tion poli­tique et humaine à notre époque et nos moyens de lutte et d’organisation. Car en elle gît aus­si notre liber­té : elle ouvre une brèche. La célèbre alter­na­tive posée par Luxemburg résonne avec d’autant plus de pro­fon­deur qu’une ques­tion nous taraude : où sont donc les pen­seurs libé­raux et les défen­seurs de la social-démo­cra­tie, ces apôtres de la Raison pour les­quels l’idée de révo­lu­tion ne peut conduire qu’aux camps de la Kolyma ? Leur silence est assour­dis­sant. Tout comme les idéo­logues de l’extrême droite, libé­raux ou anti­li­bé­raux, ils n’ont abso­lu­ment rien à dire, ni sur le des­tin des classes popu­laires ni plus lar­ge­ment sur la situa­tion his­to­rique de la France. La seule arme dis­cur­sive qu’il leur reste est la condam­na­tion, après l’annonce du 49.3, de l’ensauvagement et des « débor­de­ments » cau­sés par les membres radi­ca­li­sés de « l’ultragauche ». La bour­geoi­sie tremble et tourne en boucle.

Mais les images et les actes parlent d’eux-mêmes : l’alliance mons­trueuse entre l’autoritarisme poli­tique et le libé­ra­lisme éco­no­mique, si pro­di­gieu­se­ment maté­ria­li­sée à tra­vers la pro­tec­tion par les « forces de l’ordre » des beaux quar­tiers du Ier arron­dis­se­ment pari­sien pen­dant les mani­fes­ta­tions de la mi-mars, a atteint un point de non-retour. Il n’est désor­mais plus outran­cier de cla­mer que Macron, bâtard spi­ri­tuel de Carl Schmitt, est l’ennemi décla­ré de la démo­cra­tie — comme tous ces petits tyran­neaux dont l’Histoire a depuis long­temps oublié le nom, il a d’ores et déjà per­du son man­dat et n’attend plus que d’être démis. L’écrasement impi­toyable des reven­di­ca­tions sociales et l’absence effroyable de consi­dé­ra­tion du Souverain à l’égard du peuple est pré­ci­sé­ment une illus­tra­tion sai­sis­sante et vivace de ce que, loin d’être défi­ni­ti­ve­ment sor­tis de l’Histoire pour épou­ser un libé­ra­lisme enchan­té et éman­ci­pa­teur, nous demeu­rons han­tés par les démons de notre pas­sé poli­tique, fait d’oppressions et de répres­sions. Notre socié­té, pas plus qu’aucune autre depuis la nuit des âges, n’est immu­ni­sée face au sur­gis­se­ment de la tyrannie.

« La démo­bi­li­sa­tion et la répres­sion sont les deux faces d’une même pièce, les deux idoles sacrées du libé­ra­lisme autoritaire. »

Ce constat élé­men­taire est d’autant plus alar­mant que la vie poli­tique fran­çaise est un véri­table champ de ruines, à par­tir duquel aucun hori­zon nou­veau ne semble se des­si­ner. L’annihilation et l’évaporation du poli­tique, la natu­ra­li­sa­tion de l’imaginaire capi­ta­liste et du dogme sacré de l’économie au sein de la classe domi­nante — qui a, du reste, per­du tout lien avec la réa­li­té maté­rielle et concrète de la pro­duc­tion des biens — nous conduit à pen­ser, de fac­to, que seule la révolte et la lutte conscientes — soit le socia­lisme — peuvent nous sor­tir de ce marasme. Marasme dont nous pou­vons craindre qu’il ne vire ou bien à l’apathie, ou bien à la tra­gé­die : véri­table alter­na­tive du diable qui n’est qu’une varia­tion sur le même thème de la bar­ba­rie. La démo­bi­li­sa­tion et la répres­sion sont les deux faces d’une même pièce, les deux idoles sacrées du libé­ra­lisme auto­ri­taire : il n’y a aujourd’hui para­doxa­le­ment plus que l’atomisation poli­tique, les diver­tis­se­ments numé­riques et les gaz lacry­mo­gènes pour faire « tenir » la socié­té ensemble. Or c’est cela même que les mani­fes­ta­tions et les grèves spon­ta­nées, depuis le 16 mars, com­battent vaille que vaille, en lais­sant se déployer les colères mais aus­si en incar­nant un lien social en efflo­res­cence, en ouvrant la contes­ta­tion à un ave­nir dont per­sonne n’est le maître.

« Démocratie insur­geante », dirait Abensour. Laquelle pointe, certes de manière embryon­naire, vers la « vraie démo­cra­tie » dont par­lait Marx en 1843, et qui n’est démo­cra­tique que parce qu’elle s’érige contre l’État et vise sa dis­pa­ri­tion. Mais « insur­geance » démo­cra­tique aus­si­tôt étouf­fée dans l’œuf par les dis­po­si­tifs de police — comme le montrent les rues du centre de Paris désor­mais peu­plées de vul­gaires chiens de l’ordre armés jusqu’aux dents. C’est dire que les belles et brillantes ana­lyses du « régime démo­cra­tique », de Tocqueville à Lefort, voire à Gauchet, sont défi­ni­ti­ve­ment caduques. Elles ne sont plus que des jeux de l’esprit. Il n’y a plus de véri­table conflit démo­cra­tique qui soit assu­mé expli­ci­te­ment par la socié­té, les élec­tions elles-mêmes étant déser­tées ou inflé­chies par la pro­pa­gande média­tique et l’indigence jour­na­lis­tique. Ce serait folie que de croire encore, après l’emballement auto­ri­taire de ceux qui se disent au « centre » de l’échiquier poli­tique, que notre auto­no­mie humaine et poli­tique peut s’actualiser au sein du monde tel qu’il est, et avec les outils ins­ti­tu­tion­nels dont nous disposons.

[Manifestation du 21 mars, à Paris | Stéphane Burlot]

Des deux noyaux ima­gi­naires cen­traux de la moder­ni­té occi­den­tale tels que déga­gés par Castoriadis — le capi­ta­lisme comme expan­sion illi­mi­tée de la maî­trise « ration­nelle » du monde et le pro­jet d’autonomie —, l’un semble connaître une des­ti­née tou­jours plus triom­phale et un règne sans par­tage. Il ne tient qu’à nous toutes et à nous tous, qui ne dési­rons pas être domi­nés — la défi­ni­tion machia­vé­lienne du Peuple — ni domi­ner, de rega­gner notre auto­no­mie, d’instituer une authen­tique démo­cra­tie et d’imaginer un autre des­tin. « Gauche » et droite « répu­bli­caines » peuvent chan­ter en chœur avec l’extrême droite contre l’immigration et l’effondrement de la France, leur mutisme concer­nant les ques­tions de civi­li­sa­tion véri­tables nous inter­roge quant à leurs inté­rêts réels — soit de classe. « Le pas­sé d’une illu­sion » : tel est le nom de la « démo­cra­tie » par­le­men­taire et de l’idéologie social-démo­crate qui l’accompagne.

Suivons Luxemburg et ne lais­sons pas le beau mot de civi­li­sa­tion à nos enne­mis. La leur exclut la Commune, les luttes ouvrières mais aus­si, plus récem­ment, les gilets jaunes. On se sou­vient qu’un célèbre his­to­rien et édi­teur fran­çais disait il y a deux ans, sur une radio publique : « Commémorer Napoléon, oui, la Commune, non. » Au nom de qui, et de quoi, une injonc­tion aus­si péremp­toire ? Il appa­raît à tout le moins, à tra­vers une telle décla­ra­tion, que la classe domi­nante n’a pas le mono­pole du cou­rage ni de l’intelligence. La gros­siè­re­té du pro­pos étonne de la part d’un « intel­lec­tuel » de renom : concé­dons-lui que ce n’est pas son intel­li­gence qui parle mais son petit cœur. Comme tant de ses confrères, il s’est ran­gé du côté de la domi­na­tion polie. Prions pour eux : ils ont per­du toute auto­no­mie. Voguant au gré des cir­cons­tances et de ses inté­rêts, cette classe n’a plus aucune capa­ci­té ins­ti­tuante. Engourdie par les mon­da­ni­tés et l’illusion de sa réus­site, cette haute socié­té tend à res­sem­bler bien plus à une vaste ruche qu’à un col­lec­tif humain. Car domi­ner ne signi­fie pas être libre.

« Ou bien pas­sage au socia­lisme ou bien rechute dans la bar­ba­rie… » : nous ne pour­rons attendre de la classe bour­geoise elle-même l’advenue du socia­lisme, elle qui s’est irré­mé­dia­ble­ment vau­trée dans la fange de la bar­ba­rie et de l’exploitation. Quand la socié­té bour­geoise déplore la fin de la civi­li­sa­tion, c’est sa déca­dence qu’elle anti­cipe et craint, et à rai­son, n’étant depuis plu­sieurs décen­nies plus que l’ombre d’elle-même. Quant à nous, notre voca­tion est de ne pas chu­ter avec elle, de lut­ter contre elle, et par­fois contre nous-mêmes (car qui peut se dire plei­ne­ment conscient et maître de son exis­tence ?), en défen­dant, par­tout où cela est néces­saire, l’exigence d’autonomie humaine et d’abolition des classes. Dans le contexte his­to­rique cri­tique dans lequel nous sommes plon­gés, cela signi­fie que le com­bat pour la civi­li­sa­tion, pour retrou­ver et lais­ser adve­nir l’humanité en cha­cun de nous, ne peut plus être qu’un com­bat révolutionnaire.


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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