Entretien inédit | Ballast
À l’origine se trouvent deux textes qui, à quarante ans d’écart, se répondent : La Hague, ma terre violentée, écrit par Xavière Gauthier au début des années 1980 et récemment réédité aux éditions Cambourakis ; Partout le feu, d’Hélène Laurain, paru l’an dernier aux éditions Verdier. Et deux écrivaines. Xavière Gauthier est philosophe, poète, militante féministe. Elle s’est entretenue avec Marguerite Duras, a publié une biographie de Louise Michel et des portraits de communardes, a documenté la lutte pour une contraception libre et l’avortement choisi. Dans les années 1970, elle a fondé la revue Sorcières, jetant des ponts entre féminisme, écologie et anticapitalisme d’une façon inédite. Hélène Laurain, elle, est sa cadette de plus de quatre décennies. Partout le feu, son premier livre, aborde en vers libres le parcours d’une militante antinucléaire portée par l’action collective puis secouée par la répression autant que l’angoisse climatique. On devine ce que doit ce récit au combat mené à Bure, dans la Meuse, contre un centre d’enfouissement de déchets radioactifs. Poésie, témoignage, nucléaire, maternité, féminisme : autant de thèmes qui, d’un texte et d’une autrice à l’autre, ont trouvé ici l’espace d’un dialogue épistolaire construit autour d’extraits de leurs écrits.
« le 26 avril 1986 / à minuit 44 / je naissais à la maternité des Orangers / 3 minutes avant La Sœur / 39 minutes avant la libération / à 2 108 kilomètres de là / des 200 bombes d’Hiroshima / milliards de milliards de becquerel / C’est chouette / de fêter chaque année l’avènement / de la génération Tchernobyl ».
[Hélène Laurain, Partout le feu]
Xavière Gauthier : Le 14 avril 2023, ce jour où j’écris, je mourais, en même temps que 4 milliards 800 millions d’humains. Dès 1976, le Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) m’avait avertie : « Une usine de retraitement contient des dizaines de milliers de fois plus de radioactivité que n’en a dégagé la bombe d’Hiroshima. » Quelques jours avant, faisant trempette avec mon arrière-petite-fille au Pied Sablon, dans le Val de Saire, je lui murmurais : « Il faut que tu saches que cette odeur de mer qui te ramène à la vie est empoisonnée. Il faut que tu saches que, dans cette eau normande qui berce et baigne ta peau, qui l’irrigue et la repose depuis toujours, il faut que tu saches que dans cette eau, ils ont déversé des dizaines et des dizaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs. Et je n’ose plus tremper le grassouillet de ton corps, le potelé de tes fesses, dans les criques luisantes de varech. Il faut que tu saches que sous cette terre cotentine où tu poses depuis toujours tes petits pas hasardeux — ton audace ! — ils ont enterré des centaines et des centaines de milliers de fûts emplis de déchets radioactifs. Et ces fûts sont déjà éventrés. Et je ne sais plus comment contenter ton intense soif de lait frais1. » Je suis morte, je vogue dans le ciel et, assise sur un nuage (radioactif), je contemple ma terre violentée. Il ne reste rien. Rien. Sauf du plutonium 239, qui agira encore pendant 482 000 années…
Hélène Laurain : Ce qui me frappe dans Retour à La Hague, ce qui me touche, c’est ce que tu montres de notre inquiétude pour l’avenir et la colère qui en découle, nous les « écoterroristes », les « oiseaux de malheur » et autres « pessimistes pathologiques ». Toujours, cette colère part de l’amour pour le vivant et du soin qu’on se bat pour lui apporter, même quand on croit qu’il est trop tard. Tu écris : « Ah, je les entends, les modernes, les vainqueurs : elle pleure sur son passé, tournons-nous résolument vers le Progrès. Ce sont ceux qui veulent le détruire, le faire disparaître, qui l’appellent passé. Moi, je l’appelle vie et je l’appelle avenir. » Ta narratrice tombe enceinte au clair de lune, et tu décris dans ta belle langue sensuelle, gourmande, végétale, la coexistence de l’inquiétude si intense pour ceux qui viennent après nous, et la confiance absolue dans la vie qui se reconfigure toujours.
« Je t’écris cette lettre pour que tu saches qu’à La Hague est programmée la fin du monde, la fin de notre monde. Je t’écris cette lettre comme un appel au secours. Ta voix, ta jeune voix persuasive et pressante, peut le porter haut et fort à la face des puissants. »
[Xavière Gauthier, « Lettre à Greta Thunberg »]
Hélène Laurain : Cette lettre que j’ai lue avec avidité, ma fille de six ans collée à ma hanche, m’a arraché quelques larmes. Xavière, tu y tisses des liens entre générations, entre luttes et entre femmes en lutte de tous pays, tout en accumulant les arguments accablants contre le nucléaire. Je suis moi aussi très admirative de Greta Thunberg, de son courage et sa colère tremblante, si facile à moquer, à hystériser, ce qui a évidemment été le cas, abondamment : une jeune femme, qui plus est porteuse d’un handicap, qui ose prendre la parole afin de dire notamment leurs quatre vérités aux dirigeants, c’est carrément insupportable pour beaucoup. Dans la description de la vidéo du fameux « How dare you » que j’ai visionnée, il est écrit qu’elle « gronde » ces dirigeants : une manière évidemment de dépolitiser son discours, de l’infantiliser par l’usage de ce champ lexical. Par ailleurs, m’étant promenée sur le profil Instagram de Greta Thunberg à cette occasion, je vois qu’une grande partie des commentaires proviennent d’hommes qui lui disent des choses comme : « Je ne t’entends pas Greta, je démarre ma Bugatti surpuissante. » Il y a clairement une superposition entre déni, inaction climatique et masculinité toxique. Comme Xavière, qui écrit que « le nucléaire, c’est le comble de la société capitalo-patriarcale », j’ai le sentiment que cette fascination mortifère pour le nucléaire, le déni de ses catastrophes passées et à venir, relèvent de cette superposition.
Cette vidéo me fait par ailleurs réfléchir (les féministes l’évoquent depuis longtemps) à la façon qu’on a d’opposer la raison et l’émotion incarnée ici par Greta Thunberg, qui serait le contraire d’une manière valable de faire de la politique. Aujourd’hui encore plus que jamais, la raison ôte ses habits de supériorité pour ne montrer que le déni, l’incapacité pathologique à écouter, à dévier de ses certitudes qui garantissent ses propres privilèges. Les raisonnables d’aujourd’hui, devant les catastrophes (notamment climatiques) sont comme l’homme qui sauve une victime d’AVC en lui tapotant la joue et lui conseillant distraitement de raison garder. Cette rage de Greta me fait penser : nous qui pleurons, qui avertissons, qui tançons, qui tremblons, nous, traversé·es par toutes ses émotions intenses, nous sommes les raisonnables. Sa rage, je la comprends et l’éprouve, et je ne suis pas la seule ; merci à elle et merci à toi, Xavière, de remettre à nouveau en valeur sa parole.
« Nous nous inscrirons dans une démarche / de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent / On n’a plus de colonie alors on va fourrer la merde / dans le trou du cul de la métropole ils disent / ils se demandent / s’ils devaient choisir une région bien pourrie / pour y déverser un torrent de déchet / laquelle ils choisiraient / après un top 3 rapide / Nord – Picardie – Lorraine / ils remarqueront / qu’ils ont un faible pour la Lorraine / une région / triste comme une salle de cinéma vide / en pleine projection / […] / C’est bien la Meuse tous acquiescent / du vrai Grand Est porn / comme on l’aime ».
[Hélène Laurain, Partout le feu]
Xavière Gauthier : « Une région bien pourrie », écris-tu, Hélène, dans ton langage haletant, boxeur, réjouissant. La Hague, par exemple ? Région bout du monde où un jour ont débarqué « Des gens qui s’creient / Counseillis, députaés / Y‑en eut, y‑en eut, ver/ Aveu lüs hardes de Paris/ Bah, no les tranniait en quérette / Dé pouo d’vatraer lûs bell’s caôchettes2. » Oui, tu es une horsaine [en dialecte normand, une étrangère à la Normandie, ndlr], tu ne parles pas le bas-normand. Mais tu comprends que ces députés et conseillers parisiens, il fallait les traîner en charrette tellement ils avaient peur de salir leurs belles chaussettes. Jamais mis les pieds dans nos landages ! Et les savants : pas mieux. Ils écrasent sans même les voir les herbes du sable, les boutons d’or, les pâquerettes. « Et i pilaient sus l’milgreus blleu / Sus nos jaônets, sus nous pâquerettes, / I n’ount pae veu, dreit à lus pyids / La mé qui v’nait jusqu’à les l’qui… / Ount‑i aprins l’rot ès écoles ? » Même pas capables de voir la mer à leurs pieds ! Pas capable d’écouter « le rot de la mé », ce bruit si particulier que fait la mer le long du rivage, ce grondement sourd et continu. Partout la mer.
Grotesques, ridicules, ces crâneurs. Oui, jusqu’au jour où « on sut que c’était un grand malheur : ils veulent dresser leurs mécaniques, à même la roche, à même la mer » et les « haôt’s falais’s, no les machacre ». Révolte générale contre ce massacre : les fous de Bassan et les maôves (les mouettes) vont leur sauter à la figure, la mer noire va mener grand sabbat « qui va touos vouos ébllâqui coume des bibets en sé riaunt de vouos grimaches » qui va tous vous écraser comme des moucherons en se riant de vos grimaces. « Marchiz. R’tchul’-ouos. Al’-ouos-en. » Mais, ils n’ont pas reculé. Aujourd’hui, ce sont les chèvres — les chèvres sauvages à poils longs de la presqu’île — qui prennent le relais : « Piscine-Nucléaire-Stop ! », bêlent-elles au sein de leur Zone À Déchets ; elles défendent leur droit ancestral de PAÎTRE EN PAIX.
« On a appelé le Nord-Cotentin le désert vert, c’était le lieu rêvé (comme on le dit pour un crime) pour y implanter l’usine atomique la plus polluante, la plus dangereuse du monde. Avec un cynisme parfait, un mépris total de la vie humaine, les dirigeants du nucléaire osent le dire ouvertement : la région a été choisie parce que peu peuplée. C’est bien sûr, du même coup, reconnaître que le nucléaire est dangereux : peu d’habitants, cela veut dire peu de victimes potentielles… »
[Xavière Gauthier, La Hague, ma terre violentée]
Hélène Laurain : Oui, on a du mal à s’imaginer une usine de retraitement ou un centre de stockage aux portes de Paris, là où vivent ceux qui prennent ces décisions, là où ils partent « à la campagne » le week-end, là où leur famille possède une maison depuis des générations. Ce sont des lieux qui, je le crois, n’évoquent rien à ces décisionnaires, si ce n’est un vague mépris plus ou moins conscient. Dans mon roman, j’ai changé le nom de Bure pour Boudin. Je voulais incarner ce regard condescendant envers « la province », surtout quand elle est vide, pauvre, et a priori peu spectaculaire3 — Des lieux qui n’ont aucune chance de se trouver sur leur carte intime, qu’on peut rayer de la carte sans ciller, entre la poire et le fromage. Quand on s’arrête quelques instants sur les formules « désert vert » ou « diagonale du vide », ces lieux de prédilection pour y implanter le nucléaire, cette énergie « propre » aux déchets immortels, on se rend compte à quel point elles sont violentes et anthropocentrées, et comme elles contiennent déjà la possible destruction. Mais qu’y a‑t-il de vide, de désertique, dans les champs, les prairies, les bocages ? Ce sont des lieux qui regorgent de vie, qui incarnent le vivant.
Et peu d’habitants, 4… Il suffira d’arroser de subventions ces territoires, on tuera la résistance résiduelle dans l’œuf. Pour rebondir sur le terme que tu utilises Xavière, le crime parfait.
cela veut dire aussi moins de résistance. À la fin des années 1980, l’Andra [Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, ndlr] cherchait désespérément un endroit où s’implanter. Partout, elle s’est fait dégager : à Neuvy-Bouin, dans les Deux-Sèvres, des dizaines de tracteurs, dont les vitres avaient été préalablement grillagées pour empêcher le passage des grenades, avaient défendu leurs champs. En face, 250 gardes mobiles… À côté, à La Chapelle-Saint-Laurent, des blocs de granite sont déposés devant les locaux de l’Andra. À Angers, 15 000 personnes défilent dans les rues, du jamais vu depuis 1968. Alors, pour les tenants du projet, il ne s’agissait plus de trouver un sol correspondant à leurs critères techniques et géologiques, mais d’éviter la contestation massive. On se rabat sur la Meuse et la Haute-Marne, parmi les départements les plus pauvres de France et surtout, qui se vident de leur population« Pour se protéger / ils feront des saucissons coffrés de déchets nucléaires / entourés / de verre cristallisé / ou d’acier inoxydable / 120 ans après / ils fermeront boutique / le centre d’accueil des déchets / la boîte / sera fermée / […] / mais au fond ils sauront bien / qu’ils condamneront Boudin / à être rayé de la carte / Nous définirons chaque étape / en concertation étroite avec la population ils écriront / d’abord ils s’approprieront ce nom / ils le rendront encore plus misérable / et ensuite / ils s’approprieront le territoire / hameaux / villages / maisons / forêts / champs / englouti Boudin / avec un nom pareil de toute façon. »
[Hélène Laurain, Partout le feu]
Xavière Gauthier : Boudin rayé de la carte ? La Hague, détachée de la carte de France. « Le centre de retraitement et de stockage de déchets radioactifs de La Hague a explosé. Le couvercle de la cocotte-minute a sauté. La plupart des habitants de La Hague, de la région de Cherbourg et de toute la pointe nord du Cotentin, celle qui se découpe et s’avance le plus loin dans la mer, ont été tués. Les survivants, très irradiés, ne pourront jamais fuir : on a barré la base de la presqu’île pour empêcher leur évacuation. Tout le Nord-Cotentin, zone hautement radioactive pour des milliers d’années, peut alors être isolé totalement, devenir une île, une île abandonnée à la contamination. » Science-fiction ? Où suis-je allée pêcher l’image d’un Nord-Cotentin entouré d’eau de toutes parts ? La terre ferme ne nous relie-t-elle pas à la grande France ?
« Au début de l’ère chrétienne, voilà des millénaires, le Cotentin et la Bretagne étaient une seule et même terre, le Massif armoricain. Une magnifique forêt, sombre, profonde, s’étendait jusqu’aux monts granitiques qui sont aujourd’hui devenus les îles anglo-normandes. La forêt de Scissy était si dense, si épaisse, qu’elle servait de repaire aux brigands et aux bêtes sauvages, mais aussi de refuge aux évêques mystiques en béate contemplation de la nature à l’état pur… Dans sa beauté brute, la sylve impressionnait, on la disait lieu d’enchantements. Or, un jour d’automne de l’an 709, cette immense forêt s’est effondrée ! D’un coup, dit la légende. La tempête de grande marée l’a engloutie, la tornade l’a noyée à jamais. Raz de marée. On a pu voir, par marée de vives-eaux, les arbres couchés dans le sable, à trois mètres de profondeur ; ils avaient gardé leurs glands, leurs faines, leurs noisettes ! Et les bateaux naviguent, et les poissons nagent, au-dessus d’une forêt de chênes…
Et c’est ainsi que le Cotentin, ce morceau de Massif armoricain, isolé par la mer et les dislocations, est devenu une presqu’île… Et c’est ainsi que Jersey et Guernesey sont devenues des îles… (À y penser, le sol vous manque, la terre n’est pas ferme.) Et le Nord-Cotentin pourrait devenir une île. Mais, alors, ce ne serait pas par la force de la nature. Des dictateurs, déjà, en avaient conçu le projet ; Napoléon, puis Hitler, voulaient en faire une zone fortifiée, fermée, facile à défendre contre l’ennemi. Isoler la pointe du Cotentin (le Clos de Cotentin), la couper du reste du monde, la géographie du pays semble s’y prêter : la terre est déjà entamée à l’ouest par l’embouchure de l’Ay, entaillée à l’est par l’estuaire du Merderet ; au centre, la zone de dépression des marais de Carentan n’est protégée de l’inondation totale que par des écluses. Alors… Ce serait bien étrange que les promoteurs du nucléaire n’y aient pas pensé. C’est si pratique une presqu’île – tant qu’ils ont besoin de transporter leurs cochonneries, les faire aller et venir à leur aise – qui peut à volonté devenir une île, leur forfait accompli5. » La Hague détachée de la carte de France, c’est ce que montre une carte imaginaire d’Anne-Sophie Girault. Cette image me fait un choc, j’ai l’impression qu’on m’arrache la tête. Elle a illustré l’émission L’Expérience, sur France Culture, diffusée le 16 octobre 2022, un documentaire de Bastien Lambert, qui ajoute : « Le Cotentin deviendrait une île à part entière, laissée en libre-service pour les vaches, les pommiers et les embruns contaminés. »
Hélène Laurain : Comme le montrent La Hague et Bure, le nucléaire incarne par excellence l’impasse spatiale et le retournement temporel : on n’y échappe pas dans l’espace (étrangement, les radiations ne s’arrêtent pas aux frontières), et les ruines des catastrophes continuent de représenter un danger considérable. En 2021, on remarquait un regain de radioactivité à Tchernobyl ; des réactions de fission avaient lieu dans une salle inaccessible. À Fukushima, il faut arroser la centrale en continu pour refroidir le magma résultant de la fusion d’éléments du cœur nucléaire, ce qui génère 150 mètres cubes d’eau contaminée par jour. Pour ne rien gâcher, les déchets, de plus en plus nombreux, condamnent définitivement les territoires où il sont enfouis : à Bure, on attend de la roche qu’elle retienne la radioactivité pour les 100 000 ans à venir. Je cite Xavière évoquant l’usine de retraitement à La Hague, plus tôt dans le livre :
« Il faudra 482 000 ans avant que le plutonium 239 ait perdu la presque totalité de sa radioactivité ! Alors comment imaginer, dans 482 000 années, un être — quelle sorte d’humain ? de quel langage ? — qui serait protégé de la contamination par un fil de fer et une pancarte : Défense d’entrer. Danger atomique ?
[…] Là, même la pensée fait défaut. Comment penser que des hommes — des hommes de notre génération, des hommes qui habitent non loin de nous —, des hommes qui existent donc aient pu décider de l’avenir d’une partie de l’humanité pour près de 500 millénaires ? »
[Xavière Gauthier, Retour à La Hague]
Chaque catastrophe nucléaire nous démontre que la science-fiction n’est pas un jeu futile de l’imagination mais bien une réalité parallèle qui pirate notre conception linéaire de la temporalité. Elle nous rappelle que la catastrophe nucléaire n’est pas un accident malheureux, mais qu’elle est constitutive de cette invention même, qui dépasse notre capacité à la contrôler. Cela me fait penser à ce que Svetlana Alexievitch dit dans un entretien pour Le Monde, en 2006 : « Vingt ans se sont écoulés depuis la catastrophe et, pourtant, la question essentielle reste pour moi : suis-je en train de témoigner du passé ou de l’avenir ? » La radioactivité, après une catastrophe, a une action si longue et diffuse qu’elle en devient insaisissable pour notre entendement humain. C’est un danger sans corps, elle a un début mais pas de fin. C’est pour cette raison qu’Alexievitch évoque ce brouillage de la temporalité : cet évènement du passé métamorphose notre avenir pour une durée indéterminée. Et avec l’absence de fin, l’impossibilité de guérison, de l’oubli, du deuil. Le nucléaire et les innombrables catastrophes potentielles qu’il contient, ainsi que leur ampleur spatiale et temporelle, défient notre rapport à l’avenir. Le nucléaire encapsule cette absence d’issue, qui le rend si irrespirable, si inacceptable. Parallèlement, la catastrophe climatique met justement en jeu notre capacité à s’inscrire dans l’avenir : quand le rythme des saisons est brisé, quand les sécheresses et les événements extrêmes se multiplient, notre vie fragile est en première ligne. Le monde du dérèglement climatique, s’il s’obstine à rester nucléaire, est un monde où la vision d’un futur possible est aussi large que le chas d’une aiguille.
Cet argument de la science-fiction, souvent utilisé par les aficionados du nucléaire, rejoint par ailleurs ce que j’écrivais plus haut sur l’argument de la raison : tout est « conçu par des scientifiques », tout est « vérifié », tout est « garanti », tout est « sécurisé » : l’imprévu est impensable. Pourtant, le monde du dérèglement n’est, justement, qu’imprévu. Avec quelle eau seront refroidis les réacteurs en été, quand la plupart de si nombreux cours d’eau seront à sec ? La croyance folle en un présent éternel, la foi en un contrôle humain qui défie tout élément non-humain, la voilà, la science-fiction dans laquelle on vit. La projection dans le possible, comme le fait Xavière ici, ou l’advenu, comme le fait Alexievitch, ce dialogue entre anticipation et mémoire, c’est ce qui vient défier cette croyance si dangereuse, la faire vaciller, et c’est bien pour ça qu’elle est si importante. Alexievitch ajoute : « Ce qui m’a le plus frappée à Tchernobyl, c’est la vie après
: les choses, les paysages sans présence humaine. Les routes, les fils électriques qui ne mènent à rien. Une pommeraie envahie par de jeunes bouleaux. Un cerf courant dans une herbe aussi haute que lui. Rien qui rappelle l’homme, sinon des lits métalliques posés sur les fondations de maisons paysannes en ruines, des poêles noircis, ressemblant plus à de monstrueux nids d’oiseaux qu’à des foyers humains. Alors, on se demande malgré soi : c’est quoi ? Le passé ou l’avenir de l’humanité ? »
Xavière Gauthier : « Brouillage de la temporalité », écris-tu Hélène. « Enchevêtrement des temps », écrit l’anthropologue Akido Ida6. Protégés (?) par des imperméables et des parapluies, confinés pour des récréations à l’intérieur, tout ce que ces petits Japonais mangent, tout ce qu’ils respirent, provoque une « rupture de l’ordinaire des choses » et cet enchevêtrement des temps entre un passé, Hiroshima, et un futur, « sujet au doute et synonyme de danger ».
« Science-fiction, catastrophes potentielles », écris-tu Hélène. Ce jour où je te réponds, 5 juillet 2023, ce n’est pas moi, malheureuse pythie, qui l’annonce, ce sont tous les médias : pour la première fois dans l’Histoire une centrale nucléaire est devenue un enjeu de guerre. À Zaporijia, la plus grande centrale d’Europe, les Russes auraient placé des engins explosifs sur le toit extérieur des réacteurs 3 et 4. C’est Kiev qui l’affirme, mais selon Moscou, ce sont les Ukrainiens qui se préparent à attaquer la centrale. Dans un cas comme dans l’autre, mon message n’aura peut-être le temps de vous parvenir. Déjà, le mois dernier, le barrage hydroélectrique de Kakhovka a explosé, l’alimentation en eau de refroidissement est problématique. Or, si une centrale n’est pas refroidie en permanence, elle se transforme en bombe atomique. En France, chaque année, trois milliards de mètres cubes d’eau sont prélevées pour les besoins de l’agriculture. Une bagatelle !, au regard des seize milliards nécessaires pour refroidir les centrales.
Dans la centrale de Zaporijia, je vois qu’existent : un lieu de stockage à sec des combustibles irradiés, un lieu de stockage des radioactifs solides, un lieu de traitement des déchets radioactifs. À Orano-La Hague, sont actuellement entreposées près de 10 000 tonnes de combustibles usés. Les énormes piscines débordent. Vite ! en construire deux autres, pour ajouter 13 000 tonnes, soit l’équivalent de 130 cœurs de réacteurs. Quand on est dans la « croyance folle », pourquoi se priver ? Lorsque, ce 14 juin, Sandrine Rousseau vient à La Hague dénoncer « le délire prométhéen autour du nucléaire », les grandes voix locales lui jettent du « nucléaire sûr » et de « l’énergie décarbonée ». Un summum de : « tout est vérifié
, tout est garanti
, tout est sécurisé
: l’imprévu est impensable ».
« L’argument de la raison », écris-tu Hélène. Le 8 novembre 2022, des chèvres sauvages, des centaurium portense [petites centaurées de Porto, ndlr], des militantes et des militants de Piscine-nucléaire-stop — toutes espèces menacées d’extinction — sont venus à Paris, capitale décideuse, et ont clairement articulé : « Une presqu’île, une lande, une poubelle, appelez-la comme vous voulez, mais c’est là que nous habitons. La Hague n’est pas un trou sans fond. Soyons raisonnables, ne laissons pas l’avenir du pays aux mains de ces dangereux incompétents. Ne les laissons pas nous entraîner dans leur chute. La Hague ne se laissera pas enterrer vivante. » La centaurium portense est une petite fleur, mais plus on la coupe, plus elle repousse. Ma voix est faible, elle est étouffée par le puissant lobby du mensonge, mais je crierai jusqu’à ma mort.
Hélène Laurain :
Illustration de bannière : extrait d’une affiche pour le camp antinucléaires des Rayonnantes, à Bure, 2021
Illustration de vignette : extrait d’une affiche du film de Nicole Le Garrec, Plogoff, des pierres contre des fusils, 1980
- Retour à la Hague, Cambourakis, 2022, p. 151–152.[↩]
- Toutes les citations suivantes sont d’un poème de Côtis-Capel, Retour à la Hague, p. 132–133.[↩]
- Note de Xavière Gauthier : « Peu spectaculaire, la Hague ?! Je bondis et j’appelle à la rescousse, dans le désordre le plus complet, une flopée d’écrivains, de cinéastes, de peintres. Tous le clament, s’en émerveillent : impressionnant ! grand spectacle ! « la presqu’île de beauté » ! à couper le souffle ! J’ai en mémoire mon affolement lorsque, enfant, j’avais lu dans La Presse de la Manche que Maria Shell avait été précipitée du haut des falaises d’Herqueville (Hague) jusque dans la mer ! Mon père m’avait rassurée : c’était un mannequin, dans la charrette, et non l’actrice en vrai, qui était précipitée dans le gouffre par le mari jaloux. Ouf ! Tout de même, le roman de Maupassant, Une vie, filmé par Astruc, était bien pris dans la violence inouïe des sentiments et des gouffres de la Hague. Et La course à l’échalote, de Zidi, avec Birkin, à Eculleville (Hague) et la baie de Quervière (Hague). Et Les deux Anglaises et le continent, de Truffaut, à Auderville (Hague) et au phare de Goury (Hague). Et Fedora, de Wilder, à Vauville (Hague) et au Rozel (limite de la Hague). Et Les Caïds d’Enrico, à Auderville (Hague) et Saint-Germain-des-Veaux (Hague). Pourrais-je oublier Le Camion, de ma chère Duras, avec Depardieu, sur la baie d’Escalgrain (Hague) ? Et Boris Vian dans sa maison de Landemer (Hague) qui nous arrache le cœur avec la mère dans sa furie d’accouchement de triplés et la mer dans sa furie de tempête. Bon, évidemment, Jean-François Millet, en son hameau de Gruchy, commune de Gréville-Hague, dont L’Angélus sonne près du Rocher de Castel-Vendon (Hague). Diva, de Beineix, c’est plutôt vers Gatteville (nord-Cotentin, tout de même). Mon film préféré sans doute, Tess, de Polanski, où Omonville-la-Rogue (Hague) et le manoir du Tourp sont dans toute leur splendeur. La maison d’Alexandre Trauner a servi de décor pour Les Routes du sud, de Losey, avec Montand, du côté de Vauville (Hague) et Jobourg (Hague). Décorateur pour Carné et compagnie, Trauner décide son ami Jean-Jacques Prévert à s’acheter une maison près de la sienne et à venir y vivre jusqu’à sa mort. C’était à Omonville-la-Petite (Hague). Prévert affectionnait ce bord de mer :
Au loin, déjà la mer s’est retirée / Mais dans tes yeux entrouverts / Deux petites vagues sont restées / Démons et merveilles / Vents et marées / Deux petites vagues pour m’y noyer
. »[↩] - Voir [↩] ,
- Retour à la Hague, p. 119–123.[↩]
- Dans « Le vécu de l’accident de Fukushima : les paroles des enfants », Bulletin Amades, n° 84.[↩]
- Retour à La Hague, p. 157.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Cara New Dagett : « Pour une lecture féministe du déni climatique », juillet 2023
☰ Lire notre article « Déchets nucléaires : impasse et résistance », Laure Barthélemy et Djibril Maïga, juin 2018
☰ Lire notre article « Un liquidateur à Fukushima », Djibril Maïga, juin 2018
☰ Lire notre entretien avec Kolin Kobayashi : « Nucléaire : on vit vraiment dans la folie », juin 2018
☰ Lire notre entretien avec Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situation de guerre », octobre 2017
☰ Lire notre article « Sahara algérien — des essais nucléaires aux camps de sûreté », Awel Haouati, juin 2017