Entretien inédit pour le site de Ballast
Océan Pacifique, tropique du Capricorne. La Nouvelle-Calédonie est française depuis 1853 et les voix en faveur de l’indépendance continuent — quoique sans écho aucun en « métropole » — de se faire entendre. Sans aucun ou presque, puisque le réalisateur Mathieu Kassovitz secoua le débat hexagonal, en 2011, avec son long-métrage L’Ordre et la morale, qui retraçait la prise d’otages, par des indépendantistes kanak, de vingt-sept gendarmes. C’était en 1988, sous l’autorité de Mitterrand. Olivier Rousset fut l’une des pièces motrices de ce film boudé par le grand public. De cette expérience, longue de dix années (de patience, d’échanges, de tensions et de travail de mémoire), il en tira le documentaire Le Temps kanak.
Votre intérêt pour la Nouvelle-Calédonie semble antérieur à ce projet : comment en êtes-vous venu à vous pencher sur cette terre que nous connaissons, ici, fort mal ?
J’ai fait mon premier voyage en août 1988 pour rendre visite à ma mère, qui était professeure au lycée Lapérouse, à Nouméa. J’avoue avoir été choqué par le regard des Occidentaux — et même des autres communautés asiatiques, ou du Pacifique — sur la communauté kanak. Puis je suis revenu en juillet 1990 où j’ai voulu visiter l’île d’Ouvéa. C’est un des plus beaux lagons du monde. Le problème, c’est que les gîtes avaient brûlé suite aux événements de 1988. J’ai eu la chance de rencontrer Mathias Waneux, qui m’a accueilli chez lui. Cet endroit m’a plu tout de suite. Cette île est magnifique et sa population m’a réservé un accueil au-delà de toute espérance. Je me suis senti tout de suite en totale confiance, malgré les mises en garde des gens de Nouméa… Depuis, je suis revenu plusieurs années de suite.
Il a fallu une décennie pour préparer L’Ordre et la morale. Cela peut sembler fou. Comment tient-on, comment garde-t-on l’élan nécessaire, qui plus est dans un travail collectif, sur une telle durée ?
« Après de longues séances de travail avec la population, et notamment auprès des chefferies, on m’a demandé d’aller voir les Kanak qui ont participé à l’attaque de la gendarmerie. »
En 1999, sur le tournage des Rivières Pourpres, nous étions logés dans un hôtel avec une piscine thermale. En faisant un concours d’apnée avec Mathieu Kassovitz, je lui vante les mérites des pêcheurs kanak, qui peuvent faire de longues apnées. Il se trouve qu’il avait déjà lu le livre du capitaine Philippe Legorjus. Nous avons fait notre premier voyage en 2001. Cinq ans plus tard, alors qu’il était en plein tournage de Babylon Babies, il m’a demandé d’aller voir les Kanak et d’envisager de tourner un long métrage sur les événements. Après de longues séances de travail avec la population, et notamment auprès des chefferies, on m’a demandé d’aller voir les Kanak qui ont participé à l’attaque de la gendarmerie et, aussi, ceux qui avaient été dans la grotte — car il faut savoir que ceux qui étaient dans la grotte n’étaient pas tous à la gendarmerie. Ayant un accord de principe sur le projet de film, la grande chefferie de Wénéki, qui rassemble toutes les tribus du Nord d’Ouvéa, m’a demandé de consulter toutes les familles des victimes. J’ai rencontré à Gossanah un vieux monsieur, Ignace Niné, qui avait perdu trois fils dans l’assaut de la grotte. Cet homme était très malade mais extrêmement lucide. Il m’a dit que j’allais avoir énormément de difficultés pour aller au bout du projet, mais qu’il fallait y aller coûte que coûte pour que les jeunes générations puissent se libérer de ce lourd passé. Je lui ai donné ma parole et, à ce moment-là, il m’a été impossible d’abandonner. Hélas, il mourut quelques semaines après notre rencontre et, dans les moments les plus difficiles, j’ai toujours pensé à ce vieux monsieur.
Et de quelle façon avez-vous assuré le lien, la médiation, entre la direction du film et la population locale ?
Au départ, quand on a fait notre premier voyage avec Mathieu, ma mission était de créer le lien entre lui et les Kanak. Mais dans la culture kanak, comme c’est moi qui amène Mathieu, je deviens automatiquement son porte-parole. Dans la culture kanak, le porte-parole peut se substituer à son référent : je suis devenu le responsable du projet. J’ai fait le choix d’être transparent vis-a-vis des Kanak quand la production m’a appelé pour des décisions importantes : souvent, je mettais le haut parleur pour qu’ils entendent sans que la production le sache afin qu’ils comprennent et s’initient à la gymnastique du cinéma. Certes, parfois, cela a suscité l’incompréhension… Mais ça nous a permis de mieux nous comprendre. Ce peuple est très instinctif. Le mensonge peut mettre en péril tout le processus. Les producteurs de Nord-Ouest Films (Christophe Rossignon, Philip Boeffard et Ève Machuel) ont eu la capacité hors-norme de comprendre toutes les problématiques. Ils m’ont fait une totale confiance.
L’un des Kanak que vous interviewez déclare : « Le couteau a été retiré mais la plaie reste. » Cette plaie, craigniez-vous de la rouvrir plus encore ou pensiez-vous, comme Mathias Waneux le dira à la sortie du film, œuvrer à la « réconciliation » ?
Le vrai risque, c’étaient les jeunes générations qui n’ont pas vécu les événements. Les Kanak n’ont pas pu faire leur deuil à cause des conséquences tragiques de 1988, mais aussi du drame de mai 1989, lors de la cérémonie en mémoire des un an des événements d’Ouvéa, quand le pasteur Djubelly Wea assassina Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné. Il y a eu un vrai fossé de générations.
Deux intervenants de votre documentaire assurent que votre venue a une vertu presque cathartique, en permettant aux gens de « sortir tout ce qu’ils ont » sur le cœur. Ce devait être une pression forte, non ?
« Le projet est devenu un moyen pour soulager leurs émotions. Il a fallu donc que j’absorbe tout ça. »
Énorme. Même si je ne les connaissais pas tous personnellement, je bénéficiais d’un capital de confiance, car les gens d’Ouvéa me voyaient depuis longtemps. À ma grande surprise, puisque c’est un peuple humble et pudique, les gens se sont livrés — et même parfois avec une grande intensité. À ce moment-là, on dépassait le cadre du film. Le projet est devenu un moyen pour soulager leurs émotions. Il a fallu donc que j’absorbe tout ça.
Lors d’un moment fort de votre documentaire, on entend cette phrase : « Vous êtes si étrangers à nous ! » Ce décalage a-t-il été un frein, une source d’incompréhensions ?
Non, jamais. Car une fois de plus, j’avais déjà vécu avec eux avant le projet. C’est ça, la clef. Je suis teinté de culture kanak et, dans cette scène que vous évoquez, j’agis presque par mimétisme. À chaque fois que je me suis heurté à un blocage culturel, il a fallu que je m‘adapte à leur « temps »… et les réponses ont fini par arriver.
Mathieu Kassovitz assure que la contrainte de vérité s’est avérée beaucoup plus intéressante que d’être « libre de faire ce qu’on veut ». L’avez-vous également ressenti ainsi ?
Totalement. C’est d’ailleurs pour ça que le projet a été si long à mener à bien. Et il aurait été impossible de faire ce film avec les Kanak sans ce souci de vérité. Il faut savoir que, sur le tournage, certains acteurs ou consultants qui avaient personnellement participé aux événements étaient présents ! La sœur et la femme d’Alphonse Dianou, le leader indépendantiste des événements d’Ouvéa, étaient aussi sur le tournage. Mathieu les sollicitait souvent pour coller le plus possible à la réalité.
« On n’est pas encore indépendants ; le combat continue », entend-on dans la bouche d’un Kanak. Et vous parlez quant à vous de « défendre la cause d’un pays, d’un peuple », lors d’une allocution au cours du tournage : vous placez-vous explicitement dans un combat pour l’indépendance ?
Dans cette coutume que je fais au démarrage des scènes kanak (au dernier tiers du tournage), c’est mon tour de lâcher la pression et de leur faire comprendre à quel point ça a été extrêmement difficile pour moi de les amener jusque-là. Il est clair que quand vous vivez en tribu, vous ne pouvez que les soutenir dans leur démarche d’indépendance. Les Kanak ont été injustement maltraités depuis 1853. Tout en évitant ce que j’appelle le « syndrome du Kanak blanc », c’est-à-dire le Blanc qui finit par surjouer leur cause. Il est essentiel de rester à sa place pour maintenir les équilibres.
Comment avez-vous vécu le fait de ne pouvoir, au regard de certaines dissensions, filmer L’Ordre et la morale sur place ?
Très mal ! Depuis le départ, le but était de tourner le film à Ouvéa. Avec la population locale. C’était une de leurs premières conditions. Pas un seul instant nous n’avions imaginé une autre solution. Finalement, avec du recul, il aurait été beaucoup plus difficile de le tourner sur place car les acteurs kanak auraient eu une pression difficile à supporter. Le choix de tourner à Tahiti, loin de tout lien, a dès lors permis aux acteurs d’être plus libres et concentrés, à 100 %.
On sait que le film n’a, dans un premier temps, pas été diffusé en Nouvelle-Calédonie car il avait été jugé « caricatural et polémique » par certains. Comment l’aviez-vous vécu ? Kassovitz s’était alors dit « abasourdi »…
« Il faut savoir qu’il y a eu une amnistie générale à la suite des accords de Matignon. Donc pas d’enquête rendue publique, pas de jugement, pas de condamnation. »
Comme le dit un vieux chef dans mon film, il y a des coups qui font mal et des coups qui vous renforcent. Il n’y a qu’un seul cinéma à Nouméa. J’avais été surpris que l’exploitant local prenne le film pour Nouméa et Tahiti. Cet exploitant (il est caldoche) a, au dernier moment, décidé de ne plus l’exploiter à Nouméa, mais il a gardé les droits pour Tahiti. Il a subi des pressions d’un groupe de loyalistes. Je n’ai pas eu d’autre choix que de me tourner vers le centre culturel Tjibaou, qui a tout de suite pris le relais. Comme Emmanuel Tjibaou en est le directeur, il a aussitôt compris la tentative d’entrave à liberté d’expression à laquelle les Kanak sont malheureusement habitués. Le film a ensuite été exploité dans beaucoup de tribus, grâce à un cinéma itinérant local, et à la Fédération des œuvres laïques à Nouméa. Finalement, c’était mieux ainsi.
Le Figaro a accusé le film d’« assassiner la vérité ». Ces mots sont graves. Comment faire entendre, en retour, un discours alternatif et critique ? Avez-vous eu l’impression d’avoir pu défendre votre propos ?
Concernant ma responsabilité vis-à-vis de ce qui s’est passé du côté des Kanak, je ne vois rien de faux dans le film, jusqu’à preuve du contraire ! Les Kanak ne sont pas des menteurs et peuvent reconnaître volontiers leurs torts. Ce qu’ils ont fait concernant la scène de la gendarmerie, dans laquelle on voit très bien qu’il y a un concours de circonstances malheureux qui a ôté la vie à quatre gendarmes. À la sortie du film en France, une grande « coutume de pardon » a été organisée avec les Kanak d’Ouvéa et la famille du gendarme Zadwaski et trois autres gendarmes, qui avaient fait partie des otages. Avec beaucoup d’émotion, cela a permis à cette famille d’aller au bout de son deuil. Les gendarmes ont pu échanger avec les Kanak qu’ils n’avaient pas revus depuis. Il était surprenant de constater que tous ces gens avaient bien compris que c’était un accident et qu’ils n’avaient pas de rancœur envers les Kanak : cela s’inscrit dans l’histoire d’un pays, au-delà du drame de chacun. Hélas, les trois autres familles n’ont pas voulu y participer. Mais du côté des militaires et du GIGN, il y a effectivement des points de vue différents. Mathieu s’est essentiellement reposé sur la version du capitaine Legorjus, mais aussi sur une série de livres et d’enquêtes. Il est extrêmement difficile que chacun se retrouve dans un film de deux heures alors que cette affaire a duré quinze jours. Le capitaine Legorjus est le seul militaire à être entré dans la grotte. Il était accompagné du Procureur de la République Bianconi. Mathieu a cherché à le contacter à plusieurs reprises, mais en vain. Le procureur Bianconi connaissait très bien les Kanak. Un des preneurs d’otages travaillait avec lui à l’insertion des jeunes à Nouméa. Cette personne est dans mon film. Quel dommage que nous n’ayons pas pu avoir la confrontation entre Bianconi et ce Kanak ! Concernant les exécutions sommaires, nous avons cherché à obtenir le rapport des médecins légistes : sans succès. C’est dommage car c’est une des clefs de la vérité. Selon les Kanak, onze personnes ont été exécutées après l’assaut. Il faut savoir qu’il y a eu une amnistie générale à la suite des accords de Matignon. Donc pas d’enquête rendue publique, pas de jugement, pas de condamnation. Il est clair que le film de Mathieu dérange parce qu’il met les politiques en première ligne.
Charles Washetine, du Parti de libération kanak, parle d’un « paradoxe » de la Nouvelle-Calédonie : le pays est riche mais les richesses sont inégalement réparties. Au-delà de ce travail sur la mémoire, quel regard portez-vous sur la situation actuelle du pays ? On se souvient de François Hollande, en novembre 2014, jurant sur place que « ce sont les Calédoniens qui auront le dernier mot »…
Charles Washetine a totalement raison. Le niveau de vie en Nouvelle-Calédonie est très élevé, mais tout le monde ne profite pas de ces richesses — même si, dans la foulée des accords de Matignon, on constate un début du partage. Mais ça se fait d’une façon inégale. Il existe encore des endroits où des gens vivent dans une grande pauvreté — et cela ne concerne pas que les Kanak ! C’est pour cette raison que, dans le mouvement indépendantiste, on remarque la présence d’autres communautés. La Nouvelle-Calédonie a un problème car son économie repose essentiellement sur le nickel et d’autres minerais, alors qu’il y a tant d’autres choses à valoriser sur cette terre : tourisme, produits locaux, etc. Nombre de personnes estiment que la culture kanak est un frein au développement mais, dans sa démarche communautaire, le peuple kanak a une efficacité qui peut parfois se révéler étonnante. Ce pays est à un carrefour de son histoire. Il y a encore peu d’habitants au kilomètre carré. Les meilleurs scénarios peuvent encore s’écrire. Mais, pour cela, il faut que les préjugés sur les Kanak s’effacent. Les politiques locaux ont de grandes responsabilités à assumer dans les années qui viennent. J’ai côtoyé le meilleur comme le pire, quel que soit le camp.
Depuis quelque temps, Dieudonné s’improvise en porte-parole de l’indépendantisme kanak et en défenseur de la mémoire du chef Ataï. Sinistre défense…
… L’esprit kanak repose sur un profond respect de l’être humain, en évitant les préjugés des uns envers les autres. Se mettre en avant avec la cause kanak n’est pas une chose aisée, car il faut obtenir une certaine légitimité. Il serait intéressant de le voir à Ouvéa expliquer aux Kanak le fond de sa pensée, surtout au regard du film de Mathieu, qu’il a critiqué. Et là, ce sera autre chose que des diatribes réservées aux réseaux sociaux !
Toutes les images sont © 2011 NORD-OUEST FILMS | Photo Guy Ferrandis
REBONDS
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