Entretien inédit | Ballast
Le collectif Rosa Parks appelle à une grève antiraciste, celle des « héritiers de l’immigration coloniale », le 30 novembre prochain. À quitter, le temps d’une journée, les lieux de travail et de scolarisation, les réseaux sociaux et les espaces de consommation — pour réapparaître, le lendemain, sur les grandes places des villes de France. Pour parler de cette mobilisation, nous retrouvons, au lendemain de l’émeute des gilets jaunes sur l’avenue des Champs-Élysées et à la veille du soutien que le Comité Adama apporte à ces derniers, l’un des porte-parole du collectif dans les locaux de l’Association des travailleurs maghrébins de France : Omar Slaouti, militant et professeur de physique-chimie à Argenteuil.
Vous aviez un jour parlé des quartiers comme d’un « laboratoire ». Qu’y expérimente-t-on ?
Un laboratoire néolibéral, pour commencer. Défoncer les services publics, ça se passe d’abord là-bas. Les premiers et les premières à morfler, ce sont les habitants des quartiers populaires. Un élève de Créteil voit sa scolarité amputée de 30 %, en matière d’investissements publics, par rapport à un élève de Paris. Les services publics sont pourtant un moyen de redistribution souvent bien plus conséquent que le salaire. Si la dernière crise financière a fait moins de dégâts en France que dans d’autres pays, c’est grâce à ce filet social — bâti par des décennies de luttes du monde ouvrier. Un laboratoire de la répression, également. Les armes dites non-létales sont d’abord utilisées dans nos quartiers, avant de servir en manifestation. Les violences policières y sont, bien sûr, autrement plus nombreuses qu’ailleurs. L’État s’entraîne toujours sur les plus fragilisés. Y compris pour justifier les politiques néolibérales qu’il applique à toute la population ! Le racisme est à ce point endémique que les gouvernements s’appuient sur lui, comme ciment social, pour légitimer leur répression — puis ils frapperont sur tout le monde.
L’État est central dans l’analyse que l’antiracisme politique — en opposition à l’antiracisme moral — produit : pourquoi cette cible ?
« Il y a bel et bien volonté de construire un ennemi de l’intérieur, de montrer du doigt certaines catégories de la population. »
Le racisme auquel nous assistons n’est pas seulement d’ordre inter-individuel et relationnel (même s’il existe, bien sûr), mais structurel. Autrement dit, le système est structuré autour de la racialisation, c’est-à-dire de la fabrique de la race — une race qui n’est pas à entendre dans son sens biologique mais social. Ces races socialement construites sont hiérarchisées : certaines ont plus d’inconvénients ou d’avantages. Lorsque, en France, on est noir, arabe, rrom, musulman ou musulmane, la situation est très compliquée dans un ensemble de secteurs et de champs sociaux. Partir d’une telle approche structurelle, donc politique, nous amène à questionner l’État, donc le racisme d’État, et à mettre en lumière l’intentionnalité spécifique de ce racisme : au sein des institutions, l’intention n’est pas nécessairement à l’œuvre — par exemple, Parcoursup ne promeut pas le tri sélectif des élèves arabes et noirs des quartiers populaires. Mais il y a racisme intentionnel et étatique dès lors que : la loi de 2004 cible les jeunes élèves musulmanes qui portent le foulard ; la circulaire Chatel empêche les mères musulmanes portant un foulard d’accompagner des enfants en sortie scolaire ; Manuel Valls, alors ministre, vise publiquement les Rroms ; l’État est condamné — à deux reprises — pour contrôles au faciès. Il y a bel et bien volonté de construire un ennemi de l’intérieur, de montrer du doigt certaines catégories de la population.
Comment le racisme intègre-t-il le système dans lequel nous vivons ?
Le racisme a historiquement partie liée avec le capitalisme et son essor. Le capitalisme n’existerait pas sans l’esclavagisme. Esclavagisme, colonialisme et néo-colonialisme : autant de liens particulièrement forts avec le capitalisme. Le racisme a une fonction sociale dans les rouages de la production. Mais ce serait une erreur d’ignorer l’autonomie et les ressorts propres du racisme. Comme le dit le sociologue Stuart Hall, le racisme n’est pas réductible à cette unique fonction sociale, distillée de haut en bas ; il permet également à celles et ceux d’en bas de trouver du sens quand il n’y en a plus. Nous traversons une crise de sens multiple ; on ne sait plus où on va ; le mépris à l’endroit des institutions est absolu : le racisme donne une orientation, agglomère, signifie, façonne un nous contre un eux altérisé, et évidemment infériorisé. S’ensuit l’existence de prolos qui, bien que n’ayant aucun intérêt à adhérer au mode de production capitaliste, voire militant au sein d’organisations anticapitalistes, peuvent véhiculer des propos ou des postures racistes.
Que signifie l’autonomie à laquelle vous appelez ?
Nous nous inscrivons dans les pas de celles et ceux, nombreux, qui nous ont précédés. Nous sommes des sujets parlés mais rarement parlants. On parle de nous mais nous sommes peu visibilisés en tant que sujets politiques. La seule façon de faire bouger les lignes, c’est d’apparaître comme des sujets politiques à part entière. Il ne faut pas compter sur le système et sa hiérarchie ; on doit, les racisés d’en bas, celles et ceux qui subissent cette oppression spécifique, nous organiser de manière autonome, sans sectarisme, pour pouvoir ensuite travailler à égalité de regard avec d’autres forces. Le racisme est un problème politique qui embrasse l’ensemble de la société : il ne concerne pas que les Noirs, les Arabes ou les Rroms. Nous entendons créer une marge d’autonomie au sein des luttes, poser un calendrier et construire des convergences avec les autres secteurs combatifs. Au fond, nous ne faisons rien d’autre que ce que les femmes ont fait, tout au long de l’Histoire, pour construire leur émancipation.
Le choix de Rosa Parks, comme figure de votre mobilisation, s’explique-t-il également par le fait qu’elle était une femme, justement ?
« Au fond, nous ne faisons rien d’autre que ce que les femmes ont fait, tout au long de l’Histoire, pour construire leur émancipation. »
Les luttes féministes appartiennent d’abord aux femmes — on peut en parler, nous les hommes, mais il doit exister une priorisation dans l’échange. Je ne suis donc pas le plus à même de vous répondre. Mais il est vrai que derrière la figure de Rosa Parks, il y a un symbole, celui du croisement des oppressions. Quand elle refuse de laisser sa place à un Blanc dans un bus, c’est en tant que noire qu’elle agit. Mais peut-être aussi en tant que femme noire, et en tant qu’ouvrière-couturière. Rosa Parks a alors refusé l’assignation à résidence sociale, c’est-à-dire l’arrière du bus ; elle refuse son statut de subalterne, de sous-humanité ; elle agit parce qu’elle n’en peut plus physiquement. Aujourd’hui, les salariées en lutte du Park Hyatt Vendôme sont pour l’essentiel des femmes de ménage noires et arabes ; elles subissent des agressions sexistes et sexuelles et refusent, à leur tour, cette externalisation. Ce sont des Rosa Parks qui s’ignorent. Le 1er décembre 1955, cette femme est restée assise pour que nous vivions debout. Voilà pourquoi le 1er décembre 2018, nous serons debout à Nation à partir de 14 heures.
Comment naît une mobilisation de ce type, plutôt inattendue dans sa forme ?
Aux origines du collectif Rosa Parks, il y a des discussions autour d’un café ou d’une table. On se demande alors comment répondre aux urgences du moment. On, c’est-à-dire des militants de l’antiracisme politique — de l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), de la Brigade anti-négrophobie (BAN), du Parti des Indigènes de la République (PIR) ou de collectifs de migrants. On s’approche des élections européennes et municipales et qu’entend-on ? Tout le monde ne parle que des migrants et personne de la répartition des richesses. Organiser une manifestation en vue d’exprimer notre refus de cette société-ci nous semblait insuffisant ; on a donc imaginé faire ce que cette société rêve depuis la nuit des temps : disparaître. Nous voir disparaître. Faire grève. Déserter les réseaux sociaux, les lycées, les facultés et le monde de la consommation. Sortir du monde du travail pour réclamer l’égalité. Disparaître le 30 novembre, toute la journée, puis réapparaître le lendemain, en mémoire de cette journée de dignité dont nous parlions. Aujourd’hui, une cinquantaine d’organisations appuie cet évènement. Et nous avons pour ambition, un peu folle, de reconduire cette grève chaque année. C’est un écho à l’année 1973, quand le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) a lancé une grève dans les usines au mois de septembre. Un écho, aussi, à la grève des Latino-Américains de 2006, contre le racisme qu’ils subissaient aux États-Unis. Un écho, enfin, à la grève des femmes espagnoles en 2018 pour l’égalité des droits.
De quelle façon les partis de la gauche anticapitaliste et les syndicats ont-ils appréhendé votre proposition ?
Il nous a fallu les contraindre, au sens noble du terme, à intégrer cette question, qui ne leur venait pas spontanément. Le racisme, tout comme le féminisme, n’est pas une question sociétale mais bien sociale. Il s’agit donc de penser une articulation totale avec la lutte des classes. Il s’agit pour nous d’imposer notre parole ; et ça marche, puisqu’un rassemblement de syndicalistes — CGT, SUD, CNT, etc. — a appelé à soutenir la mobilisation Rosa Parks ! Des porte-parole du NPA, d’EELV ou du PCF également.
Pourquoi le Comité Adama, très impliqué en matière de dénonciation des violences policières et d’alliance avec les nombreuses luttes contemporaines, n’est-il pas acteur de votre mobilisation ?
Il y a désir de faire des unions et des convergences sur des bases larges, mais les stratégies peuvent nous différencier — mais en bons termes. On finira par se retrouver.
Quelles différences stratégiques ?
La question des alliés, des partenaires. Des priorités. Du calendrier.
L’époque est aux formes de mobilisations inédites, au regard de l’histoire des luttes sociales et de sa structuration partidaire et syndicale : Nuit Debout, les gilets jaunes, vous. Est-ce le signe d’une vitalité ou d’une faiblesse ?
« Le racisme, tout comme le féminisme, n’est pas une question sociétale mais bien sociale. »
Les corps intermédiaires doivent entendre qu’ils ne sont plus ceux qui donnent le la. Et c’est une très bonne nouvelle. Et certains ont la rage ! Ils ne comprennent plus, ils ne supportent plus de perdre la main. C’est la particularité de cette période : la spontanéité, l’auto-organisation et le questionnement des organisations traditionnelles — ce qui ne veut pas dire, en rien, qu’elles sont inutiles. Elles ne peuvent simplement plus dire quand démarre la grève et quand elle doit cesser. Il faut désormais conjuguer ces deux dynamiques.
Les violences policières sont l’un des six mots d’ordre de votre appel : vous parlez d’une « guerre » conduite par le pouvoir au sein des banlieues.
Il y a de nos jours deux fois plus de crimes policiers qu’il n’y en avait il y a quelques années, du fait de la loi en matière de présomption à la légitime défense votée par le dernier gouvernement socialiste. Puisqu’il y a des ennemis intérieurs, il y a des lois d’exception : contrôles au faciès, couvre-feu. Un exemple : les gilets jaunes mettent le feu aux Champs-Élysées et on entend des gens, blancs et à visage découvert, nous expliquer que cette colère est des plus légitimes ; à La Réunion, on a, pour bien moins, des dispositifs policiers fous et des violences incroyables. L’État et son bras armé, la police, ne sont pas les seuls dans l’affaire : le monde journalistique sait lui aussi différencier.
On assiste, depuis les révoltes de 2005, à une effervescence politique antiraciste…
… Une effervescence extraordinaire. Cette révolte était porteuse d’un sens politique très profond — on l’accepte aujourd’hui, mais, à l’époque, il n’était question que d’émeutes, et surtout de meutes. Les gouvernants ne voulaient pas voir les sujets politiques à l’œuvre dans cette révolte contre les violences policières et les inégalités, la paupérisation et le chômage. Depuis cette date, un grand nombre de collectifs et d’organisations ont vu le jour. Tout simplement car il n’est pas d’oppression sans résistance. On n’est pas des victimes enfermées dans notre statut de victimes ; le temps de SOS Racisme est mort, et bel et bien mort : plus personne, à gauche, ne nous prendra sous son aile bienveillante. Plus récemment, on a assisté à l’émergence en France de l’afro-féminisme, porteur de revendications féministes et antiracistes autonomes.
Mais dans quelle mesure toutes ces organisations parviennent-elles à s’ancrer, en masse, au sein des quartiers ?
« Les gilets jaunes sont un mouvement social d’une très grande ampleur. On les regarde avec beaucoup d’intérêt et on partage une partie de leurs revendications sociales. »
On est largement en-deçà de tout ce qu’il faudrait espérer. Les collectifs contre la violence policière ont une audience très large, mais ce sont les seuls. Le maillage populaire est compliqué, même si la sensibilité est très forte. Le discours de Rosa Parks est entendu ; reste à savoir comment mobiliser : à nous de démontrer qu’on peut s’inscrire dans la durée. C’est l’objectif de l’antiracisme politique.
Votre collectif a publié un texte à propos des gilets jaunes. Vous jugiez la colère de ces classes populaires justifiée mais rappeliez qu’aucun « front large contre le régime de Macron » ne sera possible sans prendre en charge la question du racisme et des banlieues. Peut-on imaginer une suite [au lendemain de cet entretien, le Comité Adama appelait à rejoindre les gilets jaunes, ndlr] ?
Photographies de vignette et de bannière : Cyrille Choupas
REBONDS
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