Texte inédit | Ballast
En Normandie et dans les Bouches-du-Rhône on a vu des raffineries bloquées. En région parisienne, des incinérateurs. Un peu partout dans le pays, des facs sont réinvesties par les étudiants et des barrages ont été mis en place pour empêcher des nœuds logistiques de fonctionner comme ils fonctionnent toujours. On se mobilise partout, même là où on ne s’y attend pas. En Lozère, le département le moins peuplé de France, une dizaine d’agents ont occupé pendant trois semaines leur usine hydro-électrique. Le but : peser, à la mesure de leurs moyens, sur l’économie nationale. Une manière aussi de dire que « même dans les petites vallées, les endroits les plus reculés, les gens sont vent debout contre cette réforme ». Nous sommes allés à leur rencontre. ☰ Par Roméo Bondon et Camille Marie
Mars 2023, Pied-de-Borne, Lozère.
On retrouve Guillaume, technicien principal d’exploitation et représentant CGT du personnel, qui nous accueille au sein de l’usine hydro-électrique de Pied-de-Borne. Le site compte l’un des onze aménagements construits sur le Chassezac et ses deux principaux affluents, l’Altier et la Borne, avant que la rivière ne se jette dans l’Ardèche. Cette succession de barrages, de conduites forcées et de turbines produisent l’équivalent de la consommation annuelle de 162 000 personnes — une production qui, ces trois dernières semaines, a été totalement bloquée. À côté du logo bien connu d’EDF, des drapeaux de la section syndicale départementale et des banderoles ornent encore le portail et les bâtiments, malgré la suspension du blocage quelques jours plus tôt. Une manière, peut-être, d’accompagner la reprise progressive du travail sur le site. Pour descendre jusqu’à cette usine-là, il nous a fallu emprunter vingt kilomètres de route étroite et défoncée par les intempéries, quitter les plateaux du Gévaudan pour le fond d’une vallée très encaissée, laisser sur les hauteurs les plantations de résineux, désormais remplacées, à cette altitude, par d’énormes châtaigniers. Chaque virage en épingle semble renforcer l’isolement de cette vallée de moyenne montagne. Mende, Aubenas, Le Puy-en-Velay, Alès : les villes les plus proches, petites préfectures de Lozère, d’Ardèche, de Haute-Loire et du Gard, sont toutes à plus de soixante kilomètres. Sébastien, technicien de maintenance, nous le confirme : ici, à Pied-de-Borne, « l’entreprise a du mal à faire venir du monde ». L’éloignement des centres urbains n’a pourtant pas empêché une dizaine de grévistes de mettre à l’arrêt la production électrique de toute une vallée. Guillaume, Sébastien et Cédric ont tous les trois une trentaine d’années et s’occupent, à des postes divers, de la maintenance des installations, ici ou sur un département voisin. Rencontrés sur place, en manifestation ou joints par téléphone, ce sont eux qui, par leur récit, nous ont guidés dans l’usine occupée.
Bloquer malgré l’isolement
Les coupures de courant ciblées ont été le mode d’action des électriciens le plus médiatisé depuis le début du mouvement social contre la réforme des retraites, en janvier. Selon l’historien Stéphane Sirot, c’est « un élément à la fois original et originel du mouvement social dans l’électricité1 », et donc pas un hasard d’en retrouver la trace dans cette nouvelle séquence. Toutefois, la principale stratégie adoptée par les grévistes du secteur de l’énergie n’a pas été celle-là, mais bien le blocage des installations et la diminution de la production électrique à l’échelle nationale. Cédric, mécanicien dans la maintenance des ouvrages hydro-électriques sur cinq départements du Massif central, revient avec enthousiasme sur les effets de cette pratique à l’échelle du pays à l’occasion d’une manifestation au Puy-en-Velay. Visage rond surmonté d’un casque blanc, bleu de travail sur le dos, il cède sa place au coin d’une grande banderole syndicale, l’une de celles qui seront suspendues plus tard en haut d’une grue devant la préfecture, pour raconter les derniers mois de mobilisation : « En mars, certains jours, on a sorti plus de 20 000 mégawatts du réseau de manière quotidienne sans pénaliser l’usager. C’est un tiers de la consommation nationale. C’est énorme ! On a montré qu’on est en capacité de peser sur l’économie. » Parmi les sites qui ont été bloqués, dans les Alpes, les Pyrénées ou, plus proches, en Corrèze ou dans la Loire, celui de Pied-de-Borne figure en bonne place. « Un des premiers piquets au niveau national », note Cédric. « Ça a été un piquet exemplaire, très propre, très professionnel, dans le respect des outils et entre les grévistes. On est fiers d’y avoir participé. L’équipe a très bien géré. C’était assez incroyable. » S’il travaille en Haute-Loire, Cédric a tout de même donné quelques jours et quelques nuits pour « apporter un souffle nouveau, apporter à manger, amener de la bonne humeur et des informations sur ce qui se passait sur les différentes installations. Savoir que ça se faisait partout en France, qu’ils n’étaient pas seuls, ça a rassuré et motivé ».
« On a sorti plus de 20 000 mégawatts du réseau de manière quotidienne sans pénaliser l’usager. C’est un tiers de la consommation nationale. C’est énorme ! »
À Pied-de-Borne, on n’en est pas à la première occupation.
À l’abri d’un préfabriqué situé dans la cours de l’usine, Guillaume nous l’explique : « Dans l’hydraulique, historiquement, arrêter les usines ça se fait régulièrement. Ici, du fait de notre éloignement et de l’attachement qu’on a à notre outil de production, c’est un genre d’action qu’on fait souvent quand il y a des mouvements sociaux. Agir sur notre outil de production, c’est quelque chose qui est encouragé à la CGT. Et nous, notre outil de production c’est l’usine. On l’arrête et on reste la journée à l’occuper pour éviter que la hiérarchie vienne la remettre en service. » C’est ce qui a été fait lors de la première mobilisation intersyndicale, le 19 janvier : « On a arrêté l’usine la veille de la manif, au moment de ce qu’on appelle la pointe du soir. D’une journée à l’autre, la consommation électrique est régulière. Mais à partir de 17 ou 18 heures, tout le monde rentre chez soi et il y a un gros pic de consommation. C’est à ce moment-là que ça coûte le plus cher [d’arrêter l’usine], c’est là qu’occuper fait le plus de mal au portefeuille du patron, que notre action a le plus d’impact. » Car c’est bien l’intérêt qu’il y a à mettre la production à l’arrêt : si celle-ci est insuffisante par rapport à la demande, le fournisseur doit acheter l’électricité manquante sur le marché européen — ce qui lui coûte plus cher. En France, malgré l’ouverture à la concurrence de ce qui a longtemps été un strict monopole, le principal fournisseur d’électricité reste EDF, qui en est aussi le premier producteur, et dont l’État est l’actionnaire majeur. Imposer au fournisseur d’acheter de l’électricité au prix fort, c’est donc mettre une pression économique sur les personnes qui gouvernent, ceux-là même qui imposent leur réforme des retraites.
Sébastien, « syndiqué depuis peu », se tient habituellement plutôt à l’écart de la politique. Longtemps artisan-électricien et saisonnier, il est entré à EDF « un peu par hasard » après s’être installé dans la vallée. Depuis janvier, la politique s’est imposée dans son quotidien : « J’ai trouvé sympa qu’on ait un peu de moyens : neutraliser la production hydro-électrique ça pèse dans la balance, alors qu’un artisan qui va faire grève n’aura pas trop d’impact. » Au cours de notre discussion, il oscille entre fierté, fatigue et frustration : « J’ai participé par conviction. Je l’ai fait pour moi, pour la bande de collègues, pour ma fille, ma femme. C’est presque un acte individuel parce qu’on sait que l’impact n’est pas fort. Mais il ne faut pas le voir comme un échec : on fait ce qu’on peut avec nos moyens. » À l’issue de ces trois semaines de mobilisation, il dresse un bilan contrasté : « Je trouve que c’est beau ce qu’on a fait, même si ça m’a ramené à la réalité. Pour moi le militantisme a des limites et, surtout, il faut être costaud pour faire ça. »
« J’ai bien adhéré au mouvement, poursuit Sébastien. Il y a eu plusieurs temps. D’abord une mobilisation forte dès l’annonce de cette réforme, puis le passage en force du 49.3 nous a remis un coup de boost. Pour bloquer, l’impulsion de base venait des salariés, suivie par les syndicats bien entendu. On voulait pas se faire avoir, donc on a anticipé en se disant qu’avant qu’on reçoive les messages, on prendrait les machines. » Les messages, ce sont les signaux reçus depuis un centre de contrôle national, lorsque l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité sur le réseau est en danger. Si l’écart entre production et consommation se réduit, il y a des risques de coupure. Guillaume nous l’avait expliqué quelques jours plus tôt, à Pied-de-Borne : « Quand le message A
arrive à l’usine, on n’a plus le droit de prendre les machines localement sur fait de grève. On l’a fait il y a quelques années et on a eu une procédure disciplinaire. Tant que le message n’est pas sorti on peut prendre l’usine. » Et si la mise à l’arrêt de l’usine suscite un message par la suite, peu importe, car celle-ci aura été prise avant l’avertissement. Et début mars, Guillaume l’assure, « on a pris l’usine au bon moment ».
Récit d’une occupation
L’occupation était prévue pour le 7 mars, jour d’un appel unitaire émanant de l’intersyndicale. Mais la crainte qu’un message d’alerte ne les empêche de bloquer la production a conduit les salariés à investir les lieux trois jours plus tôt : « Le dimanche, certains étaient dispos, ils sont arrivés à l’usine et ils l’ont mise à l’arrêt, raconte Guillaume. D’autres copains étaient d’astreinte sur une usine secondaire et ont fait la même chose là-bas. On a prévenu le chargé d’exploitation local : c’est la personne de l’encadrement qui était d’astreinte aussi. Il est impacté comme nous et plutôt bienveillant là-dessus. Il a fait remonter la nouvelle au Groupement d’exploitation hydraulique (GEH) et a temporisé. » Si la compréhension du chargé d’exploitation n’étonne pas les grévistes, celle de leur direction bien plus : « On a fait ça un dimanche après-midi, c’est pas commun ! Le lundi, personne. Le mardi, pareil. Le mercredi, le DRH est arrivé les mains dans les poches, voir si ça se passait bien. C’est tout. On n’a eu aucune visite de notre hiérarchie directe. » Pourtant, à d’autres occasions, la hiérarchie, régionale ou nationale, a su faire pression sur les grévistes, comme nous l’indique Guillaume. Cette fois, c’est un étonnant silence qui leur répond. On gage que les cadres, peut-être, à leur tour, étaient favorables à la contestation : pas de pressions, pas de menaces — certains agents ont enchainé les demi-journées de grève avec des demi-journées de repos, pour que l’action ne pèse pas trop lourd sur les salaires à la fin du mois.
L’euphorie des premières heures de blocage passée, la nécessité de réfléchir à l’organisation s’impose : « On s’est dit que si on voulait tenir il fallait faire un planning. On a pris un bout de papier et le roulement a commencé. » Certains seront en grève durant les trois semaines d’occupation, d’autres pendant quelques jours, d’autres encore pas du tout. Sébastien, lui, a fait grève « toute la première semaine. Après j’étais en congé, mais je suis quand même repassé, j’ai dormi deux ou trois nuits de plus. C’était très fédérateur au début. On avait vraiment tous l’envie de se faire entendre. »
« C’était très fédérateur au début. On avait vraiment tous l’envie de se faire entendre. »
Très vite, le soutien vient de l’extérieur : des habitant·es du village apportent du bois pour faire un feu devant l’usine, certain·es passent timidement devant les grilles et, surtout, des collègues électriciens et gaziers des départements voisins viennent prêter main forte. Cédric a été l’un d’eux : « On s’est mis au service des collègues sur place. On travaille ensemble, on est solidaires. On a fait des listes avec les volontaires qui étaient prêts à descendre la journée, le soir, la nuit, pour que les collègues puissent se reposer, prendre une douche chez eux. Les journées et les nuits sont longues. Dormir dans des lits de camp et des hamacs dans les bureaux… » Pour Guillaume, l’explication de ce soutien est à chercher dans l’histoire du secteur. Malgré la multiplication des filiales, « l’entreprise historique EDF-GDF a bien tourné ». Comprendre : peu importe que les grévistes portent le bleu brut d’EDF, le bleu nuit d’Enedis ou le fluo de GRDF. « On a clairement vécu le truc comme s’il n’y avait pas de distinction. » Une solidarité et un esprit de corps qui n’a rien d’étonnant, selon l’historienne Sophie Bérout. Elle rappelle que la « CGT Énergie constitue […] un des exemples les plus aboutis, en France, d’un syndicalisme qui s’est construit dans une seule entreprise, en adhérant fortement au projet industriel de celle-ci, en valorisant sa politique sociale et surtout son statut du personnel considéré comme un acquis syndical2 ».
Aux passages des collègues, familles et habitant·es, s’est ajouté celui, plus inattendu, d’un député. Après quelques jours d’occupation, les grévistes profitent d’une réunion publique organisée par la NUPES dans un bourg proche pour parler de leur action. Michel Sala, député LFI du Gard, présent ce jour-là, vient leur rendre visite le soir-même sur le site. Une semaine plus tard, il est de retour, cette fois avec quelques photographes. Pour cause : un chèque de 10 000 euros est offert aux grévistes pour les soutenir. « J’ai été très surpris, reconnaît Sébastien. Je ne savais même pas que ça existait ce genre de caisses de soutien aux grèves, aux luttes. On s’est dit chouette ! Ceux qui ont du mal financièrement à poursuivre la grève ça va les aider à poursuivre le mouvement. Je l’ai perçu comme un soutien de la part gens qui n’ont pas les moyens pour faire pression de donner un peu de finance pour ceux pour ceux qui les ont. » Guillaume, lui, se montre un peu plus critique : rapidement, le bruit a couru dans la vallée, comme porté par le vent soufflant entre ses versants étroits, et l’attitude de quelque riverain·es a changé. Persuadé·es que le blocage allait leur couper l’électricité et que les grévistes en profitaient pour se remplir les proches — sans travailler —, certain·es habitant·es se sont montré·es méfiant·es. La gestion démocratique de cet argent devient une question centrale, et le choix est fait de le reverser à une caisse régionale qui s’en occupera, pour éviter qu’il divise ceux qui, depuis plusieurs jours, se serrent les coudes dans la lutte. Le point d’orgue de ce blocage est atteint le jeudi 23 mars. « Un tiers de la production d’électricité a été arrêtée, aux mains des grévistes », assure Guillaume. « Les marges étaient tellement réduites qu’on a eu un message B : même en cas de piquet de grève, on est obligés de rendre l’usine. On l’a rendue une heure parce que le réseau était en train de s’écrouler. Ils ont fait turbiner pour rééquilibrer un peu et ils ont enlevé le message B. On a repris l’usine pour l’arrêter de nouveau. »
Si le message de rappel, alertant sur la baisse de production au niveau national, conforte dans l’action et encourage à poursuivre, l’absence de réaction de la part du gouvernement entame la motivation. Sébastien déplore aussi la manière dont les médias nationaux et locaux ont traité les actions menées dans le secteur de l’énergie. Ces derniers se sont bornés à analyser les taux de grévistes, toujours supérieurs à 40 % lors des journées de mobilisation intersyndicale parmi les électriciens-gaziers, et à pointer du doigt les risques de coupures ciblées. De quoi peser sur le moral : « Au bout d’un moment on se pose la question de la légitimité parce que notre vitrine est très petite. Il y a les chiffres, les cumuls, mais on n’est pas sur un boulevard à Lyon. Il y a les gens du coin qui nous voient, c’est sympa, mais c’est un village de 200 habitants. Les journées sont longues. On n’a rien d’autre à faire que d’occuper les lieux. » Occuper, c’est-à-dire organiser la tenue du piquet sur le temps long et, aussi, tromper l’ennui qui risque de s’installer. Guillaume résume ainsi l’essoufflement, qui s’est installé progressivement : « Tant que ça a bien tourné on a continué, et quand on a commencé à se reposer sur les mêmes on s’est dit qu’on allait fatiguer. Ce qui nous importe c’est qu’on garde cette entente, qu’on reste unis, pas que le mouvement crée des tensions dans l’équipe. Parce que quand on vit en petite communauté pendant vingt jours en continu, avec des personnes qui font grève tout le temps et d’autres un peu moins, oui, ça peut générer des tensions. » Ce à quoi il faut ajouter des trous dans les salaires des grévistes, dans un contexte où, comme le rappelle Guillaume, « il n’y a pas beaucoup d’emplois dans la vallée pour les conjoints ou les conjointes. Dans les familles, il n’y a souvent qu’un salaire qui rentre ».
Si la date de la prise de l’usine a été avancée pour doubler les messages de sureté du réseau, celle de la fin de l’occupation n’a eu de cesse d’être repoussée. Il a fallu tenir encore un peu, jusqu’à la mobilisation nationale suivante. La venue du préfet, prévue le lendemain, a semblé propice pour acter la fin de ces trois semaines d’occupation. « On s’est dit que ce serait bien de maintenir le piquet au moins jusque-là, précise Guillaume. C’était l’occasion de porter le message. Pour qu’en tant que représentant de l’État, il fasse remonter au gouvernement que même dans les petites vallées, les endroits les plus reculés, les gens sont vent debout contre cette réforme. » Une bonne trentaine de personnes se sont réunies pour l’accueillir : « L’occasion, aussi, de finir comme on a commencé : dans un état d’esprit convivial et tous ensemble. On a enlevé la chaîne du portail, on a dit au gars d’astreinte que le piquet était suspendu pour le moment. » Même récit de la part de Sébastien, qui insiste sur l’entente dans l’équipe qu’il convenait, surtout, de conserver. Au moment de conclure, il résume finalement les raisons de son engagement durant vingt jours, de la manière la plus simple qui soit : « On l’a fait pour le faire. Par conviction. Parce qu’il faut le faire. »
« Quand on vit en petite communauté pendant vingt jours en continu, avec des personnes qui font grève tout le temps et d’autres un peu moins, ça peut générer des tensions. »
Si les grévistes se félicitent d’avoir pu arrêter au bon moment, voire se disent soulagés, pour certains, de retrouver leur famille et leur quotidien, Guillaume reconnaît que « ça fait chier, parce que c’est pas le but d’arrêter. L’idée, c’était de lâcher le piquet avec le retrait de la réforme ». Le silence du gouvernement est vécu comme du mépris à l’égard des salariés en lutte, ici à Pied-de-Borne comme partout ailleurs en France. « J’ai été dégouté de voir qu’un piquet de grève comme celui-là, ils s’en foutent, avoue Sébastien. Ils ont perdu certes de l’argent au niveau de la production, mais on dirait que ça n’a pas servi à grand-chose malgré le fait qu’on ait tenu autant de temps. » Cédric entérine : « Ce qui nous désole, c’est que le gouvernement est complètement sourd. Il y a des millions de personnes dans la rue, mais il n’écoute pas, il n’entend pas. » Les trois techniciens ne baissent pourtant pas les bras : deux d’entre eux sont venus à la manifestation suivante, une semaine après la fin de l’occupation. Toutefois, si le piquet de grève a été suspendu, on a du mal à envisager qu’il soit réinvesti. La suite se joue peut-être ailleurs, sur d’autres sites ou dans l’élargissement des revendications. Car pour tous, la suite consiste à s’inscrire dans la continuité des luttes menées depuis la création de l’entreprise : défendre un régime excédentaire et la reconnaissance de la pénibilité au nom d’une mission de service public.
En défense d’un service public
Le projet de réforme des retraites est justifié par ses défenseurs par le souci qu’ils ont de « sauver » le régime actuel et de contenir des dépenses publiques jugées trop importantes. En somme, il s’agit de faire peser la responsabilité financière du système social français sur l’ensemble de la population, tout en déniant à cette même population le droit de donner son avis sur la question. Des injonctions contradictoires auxquelles sont accoutumés les agents électriciens et gaziers. Leur entreprise et leur statut, pointé du doigt comme tout « régime spécial », sont nés de la nationalisation, en 1946, de la production de l’électricité et du gaz. Alors, le « modèle EDF », ainsi que l’ont appelé les sociologues Michel Wieviorka et Sylvaine Trinh, est celui d’une « gestion sociale où des rapports entre acteurs — les dirigeants d’EDF, la haute administration, la CGT, pour l’essentiel — étaient intégrés par des conventions largement partagées — confiance dans la science et le progrès, identification à la nation, à l’intérêt général et au service public3 ». Ce faisceau d’héritages est toujours revendiqué par bon nombre d’agents, comme le rappelle Cédric : « On porte en nous l’histoire de Marcel Paul, le ministre ouvrier qui a créé EDF. J’ai lu un discours de l’époque, un discours où il dit qu’on a un outil indispensable pour la nation, qu’il faut le préserver. » Mais les attaques subies dès les années 1960, dans le cadre de la libéralisation de l’économie, et plus encore depuis le début des années 2000, éraflent l’un des piliers du modèle social français : « C’est ce qu’on risque de perdre si le régime et le statut sautent. Nous, concrètement, on risque de perdre l’envie de sortir à trois heures du matin quand il y a un coup de vent. »
En effet, à partir 1996, la Commission européenne impose une ouverture progressive à la concurrence de la production, du transport et de la distribution de l’électricité. Jusqu’alors établissement public de caractère industriel et commercial (EPIC), EDF devient une société anonyme (SA) en 2004 et introduit une partie de son capital à la Bourse de Paris. Peu à peu, et malgré les récentes annonces de renationalisation, le statut d’exception dont a longtemps bénéficié EDF s’effrite, à la manière de celui de la Poste ou de la SNCF, toutes deux sociétés anonymes à capitaux publics. Or, comme le rappelle la sociologue Yasmine Siblot, c’est une tendance contraire à l’essence même d’un service public. Ces derniers « font exister, au sein d’une économie libérale, une gestion collective d’un ensemble de biens et services jugés indispensables à la population et contribuant à lutter contre les inégalités économiques et sociales. C’est au nom de ces principes que ces services sont organisés en dehors, ou du moins en marge, des règles du marché4 ». Des principes, donc, qui justifient des modes de formation et de recrutement protégés, ainsi qu’une sécurité dans l’emploi pour les salariés, tout comme la réglementation des tarifs de l’électricité pour les usagers — autant de droits remis en cause depuis vingt ans. Cédric le constate à propos du recrutement. Comme l’a longtemps voulu la règle, il a été embauché après une alternance dans l’entreprise. Mais désormais, la règle est devenue exception : « On ne comprend pas. On investit sur des jeunes, on y passe du temps, il y a des tuteurs. Mais il n’y a pas assez de tickets d’embauche. » Guillaume le confirme à son tour, le modèle a perdu de sa superbe et de son attractivité, noyé dans les injonctions à réaliser des économies, tout en délaissant la formation des agents et en supprimant une par une les contreparties à la pénibilité du travail.
Cédric ne cesse de le rappeler, s’il défend son régime spécial parce qu’il est « autonome, indépendant, excédentaire », c’est aussi qu’il rend acceptable les risques encourus dans son métier : « Dans mon poste, je dois porter des charges de plusieurs dizaines de kilos, taper à la masse pendant des heures, me glisser dans des conduits remplis d’eau et de boue qui sentent les égouts, être accroché à un harnais pour travailler suspendu en hauteur, travailler en combinaison amiante pour démonter de l’amiante, travailler en milieu plombé, avec des solvants, des rayonnements ionisants, avec des risques d’explosion en cas de soudure et d’utilisation de la meuleuse, des risques bruit et TMS [troubles musculo-squelettiques]. Il y a le fait d’être exposé à l’amiante, aux agents chimiques dangereux, aux cancérigènes et aux mutagènes, de travailler en horaires décalés… Et pour tous ces risques on a des critères de pénibilité. » La liste des contraintes avec lesquelles il faut composer est si longue qu’on se demande comment le mécanicien continue à trouver au quotidien l’envie de remplir ses tâches : « Le fait d’être exposé comme ça fait partie du métier. On le sait, donc on se protège en conséquence. Jusqu’à présent, on savait qu’il y avait une compensation derrière. Mais demain, pourquoi j’irais m’exposer autant, me mettre autant en danger si c’est pour n’avoir rien en retour ? »
« Travailler en 3×8 comme chez nous, ça équivaut à perdre 7 à 8 ans d’espérance de vie. »
À l’échelle individuelle, on conçoit que les travailleurs d’EDF se posent la question, comme des millions d’autres. Guillaume nous rappelle le prix à payer des horaires décalés : « Travailler en 3×85 comme chez nous, ça équivaut à perdre 7 à 8 ans d’espérance de vie. » Prenons le recul nécessaire pour comprendre les effets de cette réforme sur l’ensemble du système des pensions : Guillaume et Cédric nous l’ont rappelé, le régime d’EDF est excédentaire, du fait de cotisations plus élevées. Régulièrement, donc, leur régime particulier reverse une partie de ses excédents au régime général, et notamment à certaines caisses qui, elles, sont déficitaires, comme celle des agriculteurs. Tous les travailleurs et les travailleuses ont donc intérêt, dans l’état actuel du système, à défendre ces conquis sociaux, qui bénéficient à tous. C’est aussi là que se joue l’élargissement des revendications : il ne devrait jamais être question de supprimer ces régimes, sauf à vouloir tirer l’ensemble du système vers le bas, mais bien de les défendre. L’augmentation des cotisations est d’ailleurs l’une des solutions proposées par certain·es économistes pour compenser, à termes, les effets liés à l’augmentation de la population retraitée.
Ce sens de la mission de service public anime de manière unanime les agents : les conditions dans lesquelles le blocage s’est déroulé en attestent. Dès le premier jour, l’objectif est clair pour tous : la mise à l’arrêt ne doit pas se faire aux dépens des usagers, ni de la sécurité. Il n’est pas question de mettre en difficulté des riverain·es, des promeneurs et promeneuses, ou encore des pêcheurs, à l’amont comme à l’aval du barrage. Même en contexte de grève, la gestion de l’eau est prise en charge face au risque de montée du niveau de l’eau sur les berges, en amont, et au risque d’assèchement de certains bassins, à l’aval. Guillaume insiste : « On a fait les choses avec toute notre conscience professionnelle, parce qu’on connaît les risques d’une mauvaise gestion du cours d’eau. » D’où son exaspération quand les journalistes de la presse locale s’empressent de demander aux agents en grève « à qui ils coupent l’électricité ». Non seulement les grévistes ne s’en sont-ils pris qu’aux finances d’EDF, mais en plus ils l’ont fait avec professionnalisme. Dès les premiers jours du blocage, les agents ont reçu des messages de soutien de grévistes d’autres secteurs, proposant de les rejoindre à Pied-de-Borne pour les aider à tenir le site. L’aide extérieure est poliment refusée, pour ne pas compromettre la sécurité du site ni le dégrader : « On peut se féliciter d’avoir fait une action propre », c’est-à-dire sans débordements, sans heurts. Guillaume s’en amuse d’ailleurs : « Le patron n’a toujours pas demandé qu’on fasse le ménage. » Voilà qui consisterait seulement à enlever une banderole et quelques drapeaux. Guillaume, en tant que délégué du personnel, ne cache pas son soulagement que l’action se soit déroulée de cette manière, et qu’elle ait pris fin avant que des tensions s’installent dans l’équipe : « Ce qui compte, au-delà du mouvement, c’est qu’on puisse continuer à bosser ensemble. »
Avant de nous raccompagner au portail de l’usine, Guillaume, syndiqué depuis toujours — « c’est une affaire de famille » —, s’enthousiasme de l’effet que leur action, et plus généralement, de l’effet que ce mouvement a sur les travailleurs et travailleuses, qui voient davantage l’intérêt de rejoindre une organisation syndicale pour se défendre au travail. La question se pose toujours de massifier la mobilisation : visibiliser les actions de blocage, qui redonnent à celles et ceux qui travaillent du pouvoir et de la confiance, est l’une des stratégies possibles. Au sein de l’entreprise EDF, des projets de réforme structurelle, sans cesse remis sur la table, nécessiteront, à court terme, que les agent·es se saisissent à nouveau des moyens de lutte. Guillaume évoque par exemple le projet d’ouverture à la concurrence de la gestion des barrages hydro-électriques, sous la pression de l’UE, qui pourrait amener de grands groupes industriels à mettre la main sur l’eau douce et l’eau potable. Nous sommes alors au lendemain des manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline, où des dizaines de milliers de personnes ont dénoncé l’accaparement de la ressource en eau par l’agro-industrie, avec la complicité de l’État.
La lutte menée, trois semaines durant, dans cette petite vallée de Lozère, semble tout à coup résonner avec l’actualité nationale, malgré l’éloignement. D’un bassin versant à l’autre, les revendications sociales, économiques et écologiques se répondent comme des échos. L’été venant, on ne se baignera plus en amont de l’usine, dans ce cours d’eau qu’elle turbine, avec la même ingénuité. On saura que plus bas des techniciens en régulent le débit, produisent de l’énergie et veillent à ce que l’eau, à l’aval, soit justement partagée.
Photographies de bannière et de vignette : barrage du Raschas, Lozère | R.B.
- Stéphane Sirot, « Un siècle de coupures de courant dans les grèves des électriciens. De la centralité à la marginalisation (1905-2004) », Annales historiques de l’électricité, vol. 1, n° 6, 2008.[↩]
- Sophie Béroud, « Les opérations
Robin des bois
au sein de la CGT Énergie. Quand la cause des chômeurs et dessans
contribue à la redéfinition de l’action syndicale », Revue française de science politique, vol. 59, n° 1, 2009.[↩] - Michel Wieviorka et Sylvaine Trinh, Le Modèle EDF : essai de sociologie des organisations, La Découverte, 1989.[↩]
- Yasmine Siblot, « Trop de services publics ? », dans Fondation Copernic (dir.), Manuel indocile de sciences sociales, La Découverte, 2019.[↩]
- Le travail en 3×8 renvoie au roulement de trois équipes ou trois personnes sur le même poste toutes les huit heures, de façon à assurer la continuité du travail durant 24 heures. En découlent des horaires décalées, parfois appelés horaires atypiques, qui alternent travail de jour et de nuit en fonction du roulement.[↩]
REBONDS
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