Texte inédit | Ballast
Tandis que la production voit partout son rythme ralentir, la direction d’une usine à papier basée à Aubigné-Racan, petite commune de la Sarthe, a eu raison de la patience de ses employés. Face aux inquiétudes sanitaires de ces derniers et au refus d’instaurer le télétravail, le patron invoque « la sélection naturelle ». Une grève se met alors en place ; les machines sont arrêtées cinq jours. L’un des grévistes, également représentant du personnel, nous raconte leur lutte de l’intérieur. Depuis, l’essentiel de leurs revendications ont été entendues — sauf une : des excuses.
Aujourd’hui, on est quarante-deux à faire grève, dont trente et un sur place, assis à côté de moi. On est une papeterie qui fabrique des bobines de feuilles marron. On les envoie dans nos cartonneries pour des cartons d’emballage, sur Brive, Compiègne et Saint-Vulbas. Eux transforment le papier en carton — les deux couches, plus l’ondulé entre les deux. On est environ soixante-douze salariés dans l’entreprise. Une quinzaine de personnes sont en confinement chez eux en raison d’une santé fragile et des risques associés. Leurs déclarations ont été étudiées par la Sécurité sociale, qui les a validées ou non. On a eu des surprises. Certains sont partis pendant quinze jours avant de savoir que leur maladie n’était pas prise en charge. Ils ont dû retourner au travail et on leur a pris sur leurs congés payés — et ils ont eu de la chance : ça aurait pu être du congé sans solde. D’autres ont des arrêts de travail, donc 50 % du salaire. Tous les responsables, eux, sont restés au boulot.
« Les gens quand ils arrivent ici, ils y restent, il n’y a que des longues carrières, bien qu’on soit pris pour des cons — ou du gibier, on ne sait pas trop, on hésite entre les deux. »
Moi, je suis arrivé en septembre 2012 dans l’entreprise, comme dessinateur. Le représentant du personnel m’a proposé de rentrer dans ce qui était à l’époque le comité d’entreprise. J’ai accepté et je me suis syndiqué par la suite. Quand j’ai vu qu’il fallait argumenter devant des dirigeants comme les nôtres, je me suis dit qu’il fallait protéger, et se protéger. Mon collègue délégué syndical, ça doit faire vingt-neuf ans qu’il est dans l’entreprise. Ici, ce sont des gens qui rentrent et qui ne sortent pas, malgré tout ce qu’il se passe. On a fait des pots de retraite de collègues qui travaillaient depuis quarante-trois ans, donc plus que le minimum retraite ! Les gens quand ils arrivent ici, ils y restent, il n’y a que des longues carrières, bien qu’on soit pris pour des cons — ou du gibier, on ne sait pas trop, on hésite entre les deux. Pourtant, on est toujours d’arrache-pied au travail, on se déchire tous. Quand il y a un absent, on appelle un autre qui vient en urgence dans la minute au boulot — je dis bien dans la minute : 80 % des salariés habitent à moins de sept kilomètres de l’entreprise. S’il y a un problème, les gars qui ne sont pas d’astreinte courent sur le site, les mécanos courent au travail pour redémarrer la machine… On est sur un site avec un taux d’arrêt exceptionnel que beaucoup de papeteries aimeraient avoir — et c’est parce que le personnel est amoureux de son entreprise. Mais on n’est pas considérés comme on devrait l’être. Il y a cinq ans, la femme de ménage a été licenciée et n’a jamais été remplacée ; c’est à nous, depuis, de le faire. On a alors organisé un planning de nettoyage — ils n’étaient pas capables de nous en fournir un eux-mêmes — et, depuis, chacun notre tour, une fois par semaine, on va nettoyer les sanitaires : les toilettes, les vestiaires et les douches.
On a eu une note de service, le 28 février [2020], au début de l’épidémie, pour nous dire de faire attention, de respecter les gestes barrières et de ne plus serrer les mains. Quelques jours plus tard, on nous a demandé de ne plus faire de déplacement sur les autres sites — on avait des réunions de CSEC1. C’est bien beau de ne plus se déplacer, mais les chauffeurs continuent d’utiliser nos toilettes : on en reçoit de Compiègne, sachant qu’en France la maladie a commencé là-bas, mais aussi des chauffeurs italiens, des chauffeurs espagnols… Le 6 mars, on a demandé au directeur de procéder au nettoyage des sanitaires avec une entreprise professionnelle : on ne se sentait pas en sécurité de le faire nous-mêmes le temps de l’épidémie. Et il nous a répondu très énergiquement — il était carrément hystérique — que c’était hors de question, car c’est notre boulot. Et si on n’est pas contents, on a qu’à « aller chier et pisser dehors » — je rapporte les mots qu’il a employés devant moi et mon collègue délégué syndical. Voilà le personnage.
Ce même jour, en fin d’après-midi, on a organisé un pot de départ à la retraite. On avait acheté des pics pour éviter que les gens se servent avec les mains. Lui, il a refusé de prendre les pics. Il nous regardait avec un léger sourire en prenant tout à la main : il a serré la main à tout le personnel alors que la note de service l’interdisait ! Quand la soirée s’est terminée, il a insisté pour, de nouveau, serrer les mains de tout le monde. Mon collègue du CSE2 et moi-même avons refusé. Il a refait une crise, nous demandant d’arrêter notre psychose. Pour lui, c’était n’importe quoi. Début mars, on a été trois à demander une formation CSE au directeur. Au moment de rentrer dans le bureau, celui-ci refuse de discuter si on ne lui serre pas la main. On l’a fait, on avait besoin de cette formation, et il ne nous laissait pas le choix. On a pris sur nous et on est allés se laver les mains derrière. Ça n’est pas évident : on met des mesures en place et on nous force à ne pas les respecter, ça n’a rien d’agréable…
« Au moment de rentrer dans le bureau, celui-ci refuse de discuter si on ne lui serre pas la main. On l’a fait, on avait besoin de cette formation. »
Le 13 mars, de nouvelles notes de service nous sont communiquées. Je demande à la personne du QHSE3 s’il faut respecter ces notes-là, vu qu’il est obligatoire de serrer la main du directeur. Elle est gênée, me répond qu’il faut bien sûr les appliquer. On va enfin être en sécurité ! Dans l’après-midi, un collègue m’apprend que le directeur et deux autres responsables lui ont tous serré la main. Il n’arrête officiellement que le 16 mars après une consigne de la responsable QHSE, soit plus de 15 jours après la première note de service. Le 17 mars, on envoie un mail au PDG. On demande simplement un entretien. On ne souhaitait pas que le mail soit vu par le directeur et qu’on se fasse dégommer… Mais le PDG transfère le mail — trop vague selon lui — au directeur. Avec mon collègue délégué du personnel, on est convoqués dans son bureau. On demande du savon désinfectant virucide — on n’avait alors que du savon de mécanicien —, du produit nettoyage pour les postes de travail, du gel hydroalcoolique, ainsi que la mise en place d’un dispositif de télétravail. En rigolant, il nous annonce qu’il va commander des savonnettes pour nous faire plaisir — ce qu’on souhaite bien : c’est déjà ça ! Mais il refuse le télétravail. Nos fichiers seraient trop gros, on n’aurait pas les ordinateurs adaptés. Je pense que, selon lui, une fois les gens chez eux, ils ne feront rien, ne travailleront pas.
Le 18 mars, on en a ras-la-casquette. À ce moment, on est vraiment dans la merde. On contacte le secrétaire du CSEC, pour savoir qui interpeller au siège pour sortir de cette impasse. Il joint le PDG, qui lui, contacte notre directeur. Il lui rappelle qu’il doit suivre les conditions d’hygiène et que la situation n’est pas normale. Pourtant, tout va très lentement. Puis le directeur dit à des collègues du CSE et à moi qu’on est des tire-au-flanc parce qu’on ne veut pas nettoyer les sanitaires, qu’on ne veut pas travailler. Il nous demande si on veut arrêter la machine. On lui répond qu’on veut travailler, mais en sécurité. On réitère nos demandes : on ne veut pas qu’il serre les mains — il ne le fait plus, mais on le répète, pour lui rappeler qu’il l’a fait trop longtemps —, on veut du gel hydroalcoolique, le nettoyage des sanitaires par une entreprise spécialisée, la désinfection des locaux, des mains courantes et des poignées de porte, et du savon désinfectant. Le lendemain, le savon virucide est commandé, et mis en place le 25 mars. Des lingettes sont mises sur les différents postes de travail — pas tous, cela dit, seulement ceux où il y a au moins deux personnes. Même si les postes sont éloignés sur la chaîne, il y a des endroits où beaucoup de personnes se retrouvent, sur un même poste informatique notamment. Ça a pu déclencher quelques tensions. Il y en a qui font attention et d’autres moins, l’ambiance est tendue.
Mais le 27 mars, il n’y a plus de lingettes, plus de gel hydroalcoolique — on en avait un peu, mais que chacun avait ramené de chez soi. Il n’y a pas de télétravail et les sanitaires sont dans un état insalubre. Rien n’a été désinfecté, ni nettoyé. On refuse de le faire nous-mêmes. Plus ça va, plus la saleté s’engrange. Des photos tournent. On fait une nouvelle demande par écrit : on veut des lingettes, le nettoyage des locaux, le gel et également une prime Covid-19. Parce qu’on en a marre. Il faut qu’ils fassent un geste. On est papetier, ils vendent à gogo, notre production ne cesse d’augmenter et on n’en voit pas la couleur. On a une réponse assez courtoise dans journée. Mais une nouvelle, bien différente, deux jours plus tard.
« On commence à faire tourner un bruit dans l’usine comme quoi on va faire grève. »
Le dimanche 29 mars — on tourne 24 heures sur 24, sept jours sur sept —, il nous pond un texte après avoir fait un tour dans l’usine. On y trouve, pêle-mêle, l’exemple d’une étude sur des cacahuètes dans un bar qui auraient les traces de quarante urines différentes dessus, ou que le gel hydroalcoolique ça ne sert à rien parce qu’on ne sait pas se laver les mains, que notre évier est dégueulasse… En gros, qu’on est crados et que si c’est crado, c’est bien de notre faute. Nos familles sont inquiètes pour nous. C’est difficile de ne plus prendre nos enfants dans nos bras de peur de leur transmettre le virus… À ça le directeur répond qu’il faut « arrêter le délire des familles terrorisées. Tous les hivers, grippe et gastro tuent ! ». Une réponse à laquelle il ajoute une recette de gel hydroalcoolique, au cas où on souhaiterait en fabriquer nous-mêmes… C’est une chose de nous en mettre plein la figure ; c’en est une autre de s’en prendre à nos familles. Mes gamines et les enfants du personnel n’ont rien demandé. Si un jour elles sont malades, ce sera de ma faute, et on doit supporter ça.
Le 30 mars, le directeur nous informe qu’il va faire nettoyer les sanitaires une fois par semaine par une entreprise professionnelle. Les photos avaient circulé, il devait être mal. Début avril, un premier nettoyage des sanitaires par une entreprise extérieure est fait. Un deuxième a suivi. On veut aussi faire une réunion SCEC extraordinaire pour comparer les conditions d’hygiène sur chaque site. Il apparaît clairement que nous sommes mis de côté. Sur les autres sites, tout est fait pour l’hygiène. Ces derniers nous soutiennent. Mais la prime est rejetée : on n’a pas de visibilité assez lointaine pour ça. On commence à faire tourner un bruit dans l’usine comme quoi on va faire grève. On est convoqués avec mon collègue délégué syndical, le représentant cadre et maîtrise, ainsi que le responsable sécurité. Sans motif ni ordre du jour. On réitère nos requêtes. Voyant qu’on ne lâcherait pas, il accepte. On demande également du gel hydroalcoolique sur chaque poste, ce qu’ils acceptent sous réserve d’en trouver. Deux heures après, bizarrement, huit pots sont miraculeusement apparus : il y a des choses étonnantes, parfois ! On demande enfin du désinfectant sur tous les postes, que ce soit pour les caristes, les gens des bureaux… Il affirme alors que « de toute façon le coronavirus ça ne sert à rien d’en faire de trop : si on l’attrape tous, on sera tranquilles, comme ça on sera immunisés, on l’attrapera plus après et ça fera de la sélection naturelle ». Là c’est trop, on lui demande s’il plaisante. Et il répond : « Vous savez je suis franc, je suis entier. » On lui propose donc de lécher les poignées de portes pour gagner du temps ! Il n’a pas voulu, évidemment.
On informe le personnel que les cartes on été redistribuées, qu’on avance sur l’hygiène, mais que la prime c’est zéro. Sachant que sur le site de Compiègne un préavis avait été déposé pour demander une prime, le personnel décide majoritairement de faire grève le lendemain matin. Depuis ce matin, 11 heures, on est dehors, et le directeur ne nous parle pas, aucun dirigeant non plus. On a fait un préavis de grève de 11 à 14 heures, reconduit jusqu’à 17 heures, et de nouveau jusqu’à demain midi — jusqu’à quand, on ne sait pas. On demande des informations auprès de la CGT, à Paris, pour savoir ce qui est légal ou non, ce qu’on peut faire ou pas. Décider de cette grève a été compliquée : c’est pour ça qu’on a fait un vote global avec le personnel. Si la majorité ne voulait pas, on ne faisait rien. Mais la majorité du personnel a voté la grève : on veut être respectés. On pense surtout à nos familles.
« Et puis au bout d’un moment c’est un ras-le-bol ! Un directeur n’a pas le droit de parler comme ça de nous. »
On ne pensait pas que la grève durerait si longtemps. On pensait que la direction serait plus rapide, mais là ils essayent de faire pourrir le mouvement… On est évidemment désolés, l’agroalimentaire va faire la gueule. Et si les machines ne tournent pas, les intérimaires vont forcément avoir des répercussions. Ça nous emmerde aussi pour eux, on est désolés, mais pour leur hygiène, comme pour la nôtre, il faut faire quelque chose. On sait qu’on est indispensables et c’est pour ça qu’on a toujours dit qu’on ne voulait pas arrêter de travailler. Pendant une période comme celle-là, ça ne devrait pas arriver. Mais si on ne le fait pas, on ne sait pas si on ne peut pas y rester ! Et puis au bout d’un moment c’est un ras-le-bol ! Un directeur n’a pas le droit de parler comme ça de nous. On n’est pas des vaches à lait, et là il est en train de nous traire… La situation a exacerbé les tensions. On s’est formés. Je suis représentant du personnel syndiqué, il y a aussi le délégué syndical, mais on savait pas comment faire jusqu’à présent. Auparavant, à chaque fois que la direction gueulait, on la fermait. On se disait que c’était normal ! J’ai décidé à un moment d’aller sur Paris, à la CGT, pour m’informer, prendre des petites formations… On s’est rendus compte qu’on était complètement à côté de la plaque !
Note de la rédaction | La grève a été reconduite plusieurs fois jusqu’à la reprise du travail mardi 14 avril, à 20 heures, après des négociations entre le personnel et la direction. À son issue : l’entièreté des demandes concernant l’hygiène a été acceptée, 600 euros de prime ont été accordés, ainsi que deux jours de congés payés supplémentaires (qui peuvent être posés sur les jours de grève). Néanmoins, aucune excuse n’a été faite de la part de la direction : une profonde déception, pour les travailleurs et les travailleuses.
Illustrations de bannière et de vignette : Jacob Whibley | http://jacobwhibley.com
- Comité sociale et économique central[↩]
- Comité social et économique, instance de représentation du personnel dans l’entreprise, anciennement Comité d’entreprise, devenu CSE depuis les ordonnances Macron en 2017.[↩]
- Qualité, hygiène, sécurité, environnement.[↩]
REBONDS
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