Texte inédit pour le site de Ballast
« La seule attitude possible pour un honnête homme », disait George Orwell, c’est d’œuvrer « pour l’avènement du socialisme ». Voilà qui tombe sous le sens. Mais plus concrètement ? L’auteur de 1984, qui se décrivait lui-même comme « définitivement à gauche
», s’est fendu, au début des années 1940, d’un programme en six points afin de structurer le mouvement révolutionnaire qu’il appelait de ses vœux, depuis plusieurs années, dans l’espoir de renverser le capitalisme et le fascisme. Près de quatre-vingts ans plus tard, les forces idéologiques qui s’affrontent de par le monde n’ont pas substantiellement changé — et l’emprise capitaliste se fait plus criante encore. Plongée, crayon en main, dans le socialisme orwellien. ☰ Par Elias Boisjean
George Orwell estimait que le socialisme tenait à ce point du bons sens qu’il s’étonnait parfois qu’il « n’ait pas encore triomphé ». Pourtant, notait-il deux ans avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci reculait au lieu de progresser. Mussolini, Salazar et Hitler régnaient alors. Franco allait rafler l’Espagne et la France du Front populaire verrait bientôt Pétain lui emboîter le pas. La suite est connue.
Le combat des géants
Socialisme ou fascisme, tel était le grand affrontement posé par Orwell au lendemain de la guerre d’Espagne, laquelle le vit servir, arme à la main, le Parti ouvrier d’unification marxiste (bien qu’il ait eu pour préférence les anarchistes et admis que le Parti communiste offrait la stratégie militaire la plus pertinente). Étant entendu que le capitalisme est un « mal », que les libéraux sont à « écarter » et qu’il n’est aucun sens — notait-il dans sa correspondance en 1937 — à combattre le fascisme par la démocratie capitaliste, le danger était de voir la classe moyenne basculer « dans le camp de la droite » et d’assister à la « mainmise fasciste sur l’Europe ». Clairvoyant. La seule façon de conjurer pareil destin était de travailler à l’hégémonie du socialisme, c’est-à-dire à son accessibilité et à sa désirabilité auprès du plus grand nombre.
Trouver les mots
« Socialisme ou fascisme, tel était le grand affrontement posé par Orwell au lendemain de la guerre d’Espagne. »
Orwell déplorait que le socialisme demeure une théorie entièrement limitée à la classe moyenne. Urbaine, avec ça, et trop volontiers incarnée par des dogmatiques, des maniaques et des militants « de salon ». En 1941, il moqua ainsi dans les colonnes de The Left News « les factions mesquines de l’extrême gauche, avec leur chasse aux sorcières et leur jargon gréco-romain ». Des millions de gens pourraient pourtant, jurait-il, rallier les rangs du socialisme. Il convenait donc de « trouve[r] les mots » à même de toucher l’« individu normal » (ou l’« homme de la rue »). Entendre le simple citoyen qui n’a sans doute que faire des citations de Marx, des polysyllabes et des « chicaneries doctrinales ». Dans les pages du Quai du Wigan, il opposa la « langue courante » et « les termes de tous les jours » au « fatras verbal » des révolutionnaires, par trop technique et abstrait. Et proposa de dépouiller le socialisme de ses atours sophistiqués, de l’exposer de la manière la plus minimale qui soit ; bref, d’aller à l’os. Il en livra une définition, assurément lapidaire : « justice et banal respect de soi », « justice et liberté » (il poussa toutefois jusqu’au triptyque : rejeter la misère, la guerre et la tyrannie).
Pour faire du socialisme « une question vivante », et non plus livresque et théorique, Orwell préconisait de tourner le dos à la totale cohérence, à la pureté, au credo. Il convia à se départir des tics propres aux espaces militants (« camarade ! ») et à prendre acte du fait qu’un ouvrier se montre généralement plus réceptif aux paroles de La Marseillaise qu’à quelque examen complet du matérialisme dialectique. Aux révolutionnaires de son temps, qu’il accusait de communier dans l’économisme, le culte du progrès technique, de l’Union soviétique et de la nécessité historique, Orwell rappelait la centralité du bistrot, de la famille, du football et des préoccupations locales, lesquels façonnent le quotidien de la plupart des travailleurs. L’heure n’était plus aux prêches à l’endroit des convertis : il fallait « fabriquer des socialistes », et vite.
Avoir un programme
En 1941, il imagina un programme en six points dans un petit essai intitulé Le Lion et la licorne. Simple et concret, selon ses vœux — il devrait pouvoir être compris par n’importe qui et diffusé en une d’un tabloïd. Un : nationaliser la terre, les mines, les chemins de fer, les banques et les principales industries. Deux : instaurer une échelle des revenus de un à dix. Trois : réformer l’éducation sur des bases démocratiques. Quatre : octroyer sur-le-champ le statut de dominion à l’Inde puis lui garantir la pleine et entière indépendance, si elle l’exige, la guerre contre les puissances de l’Axe achevée. Cinq : créer un Conseil général de l’Empire dans lequel les « peuples de couleur » seraient représentés. Six : s’allier avec la Chine, l’Éthiopie et toutes les nations frappées par le fascisme. La socialisation massive, telle qu’énoncée dans le premier point, était aux yeux d’Orwell la condition « indispensable » à tout changement conséquent : autrement dit, à l’instauration d’une démocratie socialiste et révolutionnaire. Fin 1943, il rappela dans Tribune que le socialisme n’a d’autre but que de « rendre meilleur » le monde, et rien de plus : voilà pourquoi il convient de « dissocier le socialisme de l’utopie ».
Créer un front
« Sont ou peuvent devenir socialistes
tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer. »
Unir la gauche, fédérer les classes populaires et la classe moyenne, s’adresser au peuple tout entier (conservateurs compris) : ainsi pourrait-on résumer les positions que l’écrivain britannique défendait au mitan des années 1930. « Nous sommes arrivés à un moment où il est désespérément nécessaire que tous ceux qui se réclament de la gauche fassent abstraction de leurs différences et décident de serrer les rangs. » Sûr qu’il est possible, assurait-il, de faire cause commune sans tout partager ni attenter à la singularité de sa tradition militante ou philosophique, si l’essentiel est préservé. Qu’est-ce à dire ? Il n’est pour lui qu’un noyau dur : renverser toute tyrannie. Les « divergences mineures » ? Il sera toujours temps d’en discuter — le pain sur les tables, d’abord1. En lieu et place d’un prolétariat circonscrit aux seules usines et à rebours d’une certaine mythologie ouvriériste (le « grand gaillard musclé en salopette »), Orwell appela à rassembler l’employé de bureau, l’ingénieur, le voyageur de commerce, l’épicier du coin de la rue, le fonctionnaire subalterne, le terrassier, le dactylo, le mineur de fond, le garçon de ferme, le journaliste précaire, le maître d’école, le docker et le manœuvre d’usine.
Cette alliance pourrait prendre forme sitôt que le mouvement socialiste organisé parviendrait à faire entendre que tous « ont les mêmes intérêts à défendre », que « tous sont exploités et rudoyés par le même système ». Que cette diversité sociologique, contradictions comprises, serait en mesure de former un bloc (« notre classe ») dès l’instant où l’ennemi désigné affecte en commun la vie de tous les jours (le patron, le propriétaire) : sont ou peuvent devenir socialistes « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer ». La classe dirigeante, notait-il, est composée de « purs parasites, encore moins utiles à la société que des puces à un chien ». À la topographie marxiste prolétariat-bourgeoisie, Orwell préférait, réappropriation populaire oblige, les catégories exploités-exploiteurs, volés-voleurs. Les « gens ordinaires » contre « les incapables, les privilèges de classe », précisait-il encore. C’est une « ligne » au trait noir qu’il convient de tracer entre ceux-là. Et c’est « une ligue des opprimés contre les oppresseurs » qu’il reste à fonder sur cette base — qu’il nomma également, après l’Espagne d’Azaña et la France de Blum, un « Front populaire » (utilisant tour à tour, et sans faveur apparente, les termes « parti » et « mouvement »).
Faire la révolution
Sans être rattaché au Parti travailliste (trop réformiste) ni au Parti communiste (trop stalinien2), ce nouveau mouvement socialiste enjoindrait donc à la révolution et devrait bénéficier du soutien d’une large part de la population. Qu’entend Orwell par ce mot, « révolution », deux décennies après la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie ? Il s’en expliqua dans Le Lion et la licorne : la révolution « est une refonte totale de l’exercice du pouvoir ». Elle n’impliquera pas la dictature ; elle mobilisera les spécificités culturelles propres à chaque pays (ici, l’Angleterre) ; elle s’attachera à modifier « les structures du pouvoir par le bas » (et Orwell d’insister : « [l]’initiative doit venir d’en bas » et non du pouvoir en place). Pour mettre à terre « la classe possédante », l’écrivain n’exclut pas par principe le recours à la violence. Peut-être, écrivit-il, le sang devra-t-il couler. C’est que « [l]es banquiers et les hommes d’affaires, les grands propriétaires terriens et les riches rentiers, les fonctionnaires au cul de plomb résisteront de toutes leurs forces ». Le nouveau gouvernement, fruit du soulèvement socialiste, s’appuiera notamment sur les forces du Parti travailliste — qui obtenait alors environ 40 % des suffrages — et les syndicats. Il écrasera sans ciller toute insurrection contre-révolutionnaire mais garantira la pleine et entière liberté d’expression et de critique ; il n’instaurera pas de parti unique ; il séparera l’Église et l’État, sans jamais réprimer la religion ; il ne fera pas du passé table rase ; il abolira l’Empire au profit d’une fédération d’États socialistes. Orwell se prit même à imaginer des « milices rouges » prenant leurs quartiers au Ritz.
« L’écrivain n’ignorait pas que l’on puisse concevoir un État socialiste en ses frontières mais impérialiste à l’extérieur de celles-ci. »
Notons qu’Orwell espérait voir cette révolution naître de la guerre mondiale et faisait le pari d’enrayer la guerre civile — telle que la France, la Russie et l’Espagne l’ont connue au cours de leur révolution respective — en mobilisant le patriotisme, propre à toute séquence de conflit international, afin de canaliser les inévitables divisions entre partisans du nouveau régime et contre-révolutionnaires. Configuration exceptionnelle, dès lors, que l’écrivain a été amené à reconsidérer à la fin de l’année 1942. Dans La Politique selon Orwell, l’historien John Newsinger a fait le récit détaillé de cette séquence : sur le sol britannique, aucune insurrection populaire n’a émergé du conflit mondial ; l’écrivain prit acte, puis soutint publiquement l’action des travaillistes au gouvernement d’union nationale, tout en avouant, en privé, qu’il se montrait « amèrement déçu » par leur action. Un « soutien critique », résume Newsinger, un « dialogue permanent » entre le socialisme révolutionnaire et les contingences réformistes du moment.
Penser avec le monde
Le socialisme est internationaliste, estimait Orwell, puisqu’il s’agit d’abolir la tyrannie « dans le pays où l’on vit [et] dans les autres pays ». Dès lors, fin 1936, après avoir confié à un camarade qu’il fallait abattre chaque fasciste que la Terre comptait, il se rendit à Barcelone. Puis vit de ses yeux les « choses merveilleuses » de la Révolution, passa une centaine de jours dans les tranchées, fut gravement blessé à la gorge par une balle tirée à l’aube tandis qu’il parlait de Paris à ses compagnons de garde. De retour d’une Espagne tombée sous la coupe de Franco, il prit sa carte au Parti travailliste indépendant, soucieux d’appuyer une organisation antifasciste et anti-impérialiste. L’écrivain, né en Inde, avait servi la Couronne en Birmanie dans sa jeunesse ; il n’ignorait pas que l’on puisse concevoir un État socialiste en ses frontières mais impérialiste à l’extérieur de celles-ci. Raison pour laquelle il tenait également à en finir avec le mythe des « races inférieures ». Et donc avec la domination coloniale. « L’Empire des Indes est un despotisme […] qui a le vol pour finalité », écrivait-il en 1934 dans son roman Une histoire birmane. Son alter-ego fictionnel se prenait même à rêver « d’un soulèvement indigène qui noierait leur Empire dans le sang ». Chaque Blanc, écrivait-il, est devenu « un rouage du despotisme ». Six ans plus tard, il rapportait, dans les colonnes de Time and Tide, avoir entendu là-bas des « théories raciales » aussi « imbéciles » que celles des nazis — « Hitler n’est que le spectre de notre propre passé qui s’élève contre nous. Il représente le prolongement et la perpétuation de nos propres méthodes », ajoutait-il dans ses « Notes en chemin ».
« Cela dépend de vous »
En 1939, le héros de son roman Un peu d’air frais, songeant à quelque étang de son enfance, disait : « C’était avant la radio, avant les avions, avant Hitler. Il y a quelque chose d’apaisant jusque dans le nom des poissons anglais. Ce sont des noms résistants, solides. Les hommes qui les ont forgés n’avaient jamais entendu parler des mitrailleuses, ils ne vivaient pas dans la terreur d’être mis à la porte, ne passaient pas leur vie à avaler de l’aspirine, à aller au cinéma, et à se demander comment échapper au camp de concentration. » Orwell jurait haïr les grandes villes et le bruit ; il termina sa trop courte vie dans une ferme, en Écosse, après avoir mis en garde contre un avenir soumis au productivisme et à la techno-industrie. Un avenir dans lequel il n’y aurait « plus de déserts, plus d’animaux sauvages ». Son journal intime faisait alors état des gelées, des perce-neige, des tulipes ou des giroflées. Lui qui, lors de la guerre civile révolutionnaire, avait admiré le refus espagnol de « la religion de la quantité et de l’aspect utilitaire des choses » s’improvisa fermier, s’entourant d’une vache et d’oies. La mer bruissait et le ciel était à ses yeux « une récompense ».
Deux ans avant de s’éteindre, Orwell s’inquiétait du sort de nos sociétés « après cinquante ans d’érosion du sol et de gaspillage des ressources énergétiques de la planète ». En parallèle, il travaillait à son désormais célèbre roman de science-fiction, critique implacable des sociétés de contrôle et de l’arme atomique. Bientôt, il expliquerait : « Ne permettez pas que cela arrive. Cela dépend de vous. »
Illustrations de bannière et de vignette : Ralston Crawford
- On ne saurait, à ce propos, faire silence sur l’antiféminisme d’Orwell. « Un antiféminisme envahissant se manifeste clairement dans son œuvre. Il était incapable de mentionner le féminisme et le mouvement pour le droit de vote des femmes sans dédain », relevait l’essayiste britannique Deirdre Beddoe. « Quand Orwell écrit sur la politique, qui pour lui impliquait syndicalisme et opinion socialiste, il parle d’hommes et il s’adresse aux hommes. »[↩]
- Pour en finir avec l’affaire de la « liste noire », on lira George Orwell devant ses calomniateurs — Quelques observations, paru aux éditions Ivrea/l’Encyclopédie des nuisances en 1997.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Vincent Jarousseau : « Les ouvriers ont été abandonnés », juin 2019
☰ Lire notre entretien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capital », novembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Serge Halimi : « Pas de convergence des luttes sans une perspective politique », octobre 2018
☰ Lire notre témoignage « À l’usine », juin 2018
☰ Lire notre abécédaire de George Orwell, octobre 2016
☰ Lire notre entretien avec Julian Mischi : « Il y a une dévalorisation générale des milieux populaires », juin 2015