Texte inédit pour le site de Ballast
Shimrit Lee, universitaire américaine d’origine israélienne, a lancé en 2011 le projet Women’s Voices afin de donner la parole à des femmes palestiniennes et israéliennes. Des monologues, uniquement. Les récits sont bruts, parfois anonymes. « Ce projet d’histoire orale est également, explique Lee, un outil de recherche féministe : il offre aux femmes un espace pour raconter leurs histoires, avec leurs propres mots. » Nous publierons plusieurs de ces témoignages en quatre volets ; le premier : une Palestinienne de 42 ans, Rola Hamed O’Neill.
Je ne sais pas si vous avez entendu parler des massacres de Sabra et Chatila durant la guerre du Liban ? La première invasion libanaise… Je devais avoir 9 ou 10 ans ; c’était en 1982. Il y avait eu une énorme manifestation pour protester contre ces massacres, ici, chez moi, à Nazareth. J’y avais rejoint ma grand-mère : elle m’a tenu la main tout le long. Mais ce n’était pas ma première manifestation : j’ai grandi dans une famille politisée. Il y avait des communistes. J’avais l’habitude de voir les policiers entrer chez moi pour arrêter mon père, un oncle, n’importe qui… Mon éducation politique provient de ma famille. Ma grand-mère m’a tenu la main tout le long, oui. Nous courrions pour nous échapper et tenter d’éviter les gaz lacrymogènes. J’avais la trouille, une véritable trouille. Ma véritable prise de conscience politique, ce fut à ce moment-là.
« Dans nos sociétés, nous ne sommes pas habituées à exprimer nos sentiments, nos peurs et nos inquiétudes en tant que femmes, en tant que mères. »
À Nazareth, où j’ai grandi, on n’apprenait rien sur notre propre histoire à l’école. Je me souviens de mes livres de géographie. Je me souviens avoir appris des choses sur l’Union soviétique et les États- Unis. En cours d’histoire, on apprenait l’histoire du peuple juif, Israël, l’alya et les immigrations. Mais nous n’avons rien appris sur les révolutions arabes de 1936, nous n’avons pas lu Mahmoud Darwich dans notre programme, nous ne connaissions pas l’existence de Tawfiq Ziad. Il était pourtant le maire de Nazareth, mais nous n’apprenions pas ses poèmes à l’école. Donc, vous savez, nous ne savions rien de notre Histoire. Il fallait s’informer personnellement : les proches, les militants… Ma grand-mère parlait souvent de la Nakba [exode des Palestiniens en 1948, ndlr]. À cette époque, ma famille vivait dans une petite pièce, dans une cour, et dans cette pièce plus de dix-sept personnes étaient venues d’un village nommé Balad al-Shaykh (les Israéliens l’appellent aujourd’hui Tel Hanan). Les forces israéliennes sont entrées dans Nazareth le 16 juillet 1948, quand mon père n’avait que deux jours. Mon grand-père m’a raconté que les soldats avaient placé des voisins de notre famille dans des camions, à proximité d’une mosquée, pour les conduire ensuite en direction de la frontière libanaise. Mes grands-parents avaient l’habitude de faire barrage devant les roues des véhicules ! Ils ne voulaient pas que la population de Nazareth devienne des réfugiés, quelque part au Liban. Il y a tellement de récits de ce genre…
Je vis à présent en Irlande, avec mon compagnon et mon fils. Je travaille sur ma thèse, à Cork, et j’étudie les diverses expériences des Palestiniennes déplacées de la première génération, celle de la Nakba. Il y a un silence immense autour de ça. Les femmes portent tant de silences en elles. En ce moment, je lis un ouvrage de Ronit Lentin, Israël et les filles de la Shoah. Je ne sais pas quand le traumatisme s’achève et quand les conséquences de ce même traumatisme commencent. Lors de mon travail autour de cette première génération, j’ai pu constater que les femmes ne savaient pas dire « je ». Elles ne savaient pas dire : « J’ai fait » ceci ou cela. Elles disaient systématiquement : « mon père », « mon oncle » ou « mon frère ». Dans nos sociétés, nous ne sommes pas habituées à exprimer nos sentiments, nos peurs et nos inquiétudes en tant que femmes, en tant que mères : nous devons soutenir les hommes, les aider, les guérir. Mais les femmes accumulent pourtant bien des peurs, des silences, des sentiments négatifs et d’effroyables souvenirs.
Peut-être que la thérapie serait de raconter ces histoires à leurs enfants ou petits-enfants ? Dans mes recherches, je fais face à cette mémoire. Nous avons à présent des outils modernes et disposons d’un accès aux médias internationaux. La troisième génération en est consciente. On peut plus facilement avoir accès aux témoignages des uns et des autres et nouer des contacts, quand bien même on viendrait d’un petit village. On peut désormais communiquer en dehors des frontières : c’est un immense changement quant à la transmission mémorielle. Cette génération est plus instruite, aussi ! La loi qui a été votée par la Knesset, relative à la Nakba, est fasciste. Je ne peux pas comprendre comment un État qui se veut démocratique, qui le revendique, peut proclamer une loi afin supprimer, ou tenter de le faire, une partie de la mémoire collective. Imaginez une seconde que l’Allemagne ou la Pologne votent une telle loi ! Alors ils seraient des nazis, des antisémites… Il y aurait eu un immense tollé médiatique international. Oui, il y a eu un génocide : personne n’a le droit de le nier. Mais comment peut-on nier la Nakba ? Je ne dis pas que l’Holocauste et la Nakba sont la même chose — le premier est quelque chose que personne, de nos jours, n’est en mesure d’imaginer. Il n’en reste pas moins que la Nakba, c’est fondateur dans l’histoire des Palestiniens. C’est très important pour nous.
« Oui, il y a eu un génocide : personne n’a le droit de le nier. Mais comment peut-on nier la Nakba ? »
Je pose la question : comment des survivants d’une telle horreur, des victimes, peuvent-ils reproduire la même chose sur un autre peuple ? Empêcher les gens de commémorer la Nakba, c’est créer davantage de silences encore. Les gens me demandent ce que cela fait de vivre en Irlande. Vivre en Irlande, c’est juste… normal. (rires) Tu n’as pas à affronter les remarques racistes… Vous savez, je voudrais bien revenir en Israël, mais je suis en colère contre ce pays, contre cette société complètement folle. Comment pourrais-je emmener mon enfant et le faire grandir dans une société aussi malsaine ? Cette situation politique est infâme : économiquement, c’est horrible ; socialement, c’est pire. Sans parler de la violence. Pourtant, j’espère que nous vivrons ensemble. Je crois dans les gens. Je vis avec des Juifs ; mes meilleurs amis le sont. J’apprends beaucoup de leur chutzpah [audace, en hébreu, ndlr] : d’ailleurs, j’utilise cette chutzpah pour clamer mes droits ! En tant que citoyenne, en tant que citoyenne, ici, en tant que Palestinienne, ici, en tant qu’humaine… Je crois que le peuple juif et les Israéliens ordinaires veulent vivre en paix ! Ce sont les leaders qui créent les extrémismes.
J’ai été une activiste de la Paix, j’ai milité dans des organisations féministes durant de nombreuses années — comme Bat Shalom, Women in Black, Jerusalem Link. J’ai adhéré à Women against Violence en 2000. J’y ai travaillé une année puis j’ai déménagé à Jérusalem. J’ai fait mon Master en « Peace and Development Studies ». Cela pour dire que je crois que les femmes peuvent apporter autre chose, réellement, à condition que nous parvenions à travailler ensemble, en ayant confiance en autrui. Je peux ne pas être d’accord avec toi, mais je te respecte. Tenez : une de mes plus proches amies est sioniste. Soit. Politiquement, on peut se disputer jusqu’à la fin des temps, mais d’un point de vue personnel, elle est ma meilleure amie ! Et on peut parler de tout. J’ai été la première Palestinienne qu’elle a rencontrée. On plaisante souvent autour de cette rencontre. Soyez vous-même, mais acceptez les autres. Essayez de les accepter.
Photographie de bannière : femmes palestiniennes | The Motson Photo Service, Jérusalem (sans date)