Texte inédit pour le site de Ballast
Deuxième volet : rencontre avec une Israélienne de 35 ans, Tammy Katsabian, issue d’une famille juive iranienne.
Comme toutes les filles issues de la communauté mizrahie [Juifs orientaux, ndlr], j’étais embarrassé par le fait que mes parents parlaient farsi — surtout que ma mère avait un très fort accent… Imaginez une seconde : elle est arrivée ici lorsqu’elle avait 20 ans. Quand j’étais en primaire, presque tous les enfants se moquaient de son accent. Et moi, j’avais honte de mes propres traditions. Je les trouvais… barbares. J’allais à l’école à Tel Aviv, où la majorité de la population est ashkénaze — et, en plus, c’était une école religieuse ! C’était très compliqué. Je n’étais ni d’ici, ni d’ailleurs. Avoir cette identité hybride était très difficile à l’adolescence ; on a l’impression de n’être de nulle part, de ne pas avoir d’endroit à soi. C’est seulement plus tard, lorsque j’ai découvert ma propre identité, en tant que mizrahim, et que j’ai développé une conscience politique que j’ai pu dire « J’ai une culture fabuleuse et je veux la connaître ! ».
« Aux États-Unis, si tu es noir, tu as beaucoup plus de chances de te faire condamner pour harcèlement sexuel que si tu es blanc. C’est la même chose pour un Mizrahi — et encore plus pour un Palestinien en Israël. »
À l’origine, mes parents sont venus d’Iran. D’ailleurs, ils sont cousins… Ils sont d’Achad, une petite ville du pays. Mon père est arrivé en Israël quand il avait environ 13 ans. Ma mère, peu avant la révolution de 1979. Ils sont surtout venus ici parce qu’ils redoutaient de ce qui allait se passer en Iran ; ils avaient une très belle vie, pourtant, là-bas. Combien d’histoires sur l’Iran ai-je entendues, durant mon enfance ! Elles venaient, la plupart du temps, de ma mère : elle est bien plus liée à ce pays, à sa culture. Elle me racontait des histoires personnelles, des tas d’anecdotes sur les relations qu’ils entretenaient avec les musulmans iraniens, des blagues locales, des chansons. Ils ont vraiment une culture très riche.
À l’armée aussi, je me suis sentie étrangère. Je me suis retrouvée dans les services du renseignement, dans une unité où j’étais la seule femme. Les soldats étaient machos bien comme il faut. Sans parler du malaise que me procurait ma condition sociale et de mon identité. J’ai passé mon premier diplôme en droit, à l’Université de Bar Ilan. Je faisais partie d’une bourse réservée aux Mizrahis. Nous avions des programmes dans lesquels nous entendions parler de la culture et de l’identité mizrahies, d’un point de vue politique : c’était absolument incroyable. J’ai ainsi pu établir un grand nombre de connexions. Puis je suis allée à l’université de Tel Aviv et j’ai travaillé au Tmura Center, il y a environ trois ans. On y œuvre à deux niveaux. Le premier est un projet qui concerne les femmes confrontées au harcèlement sexuel : on s’appuie sur la juridiction en matière de responsabilité civile délictuelle afin de remédier à la situation. Et on se sert du droit privé pour donner davantage de visibilité publique aux affaires que l’on traite. Le deuxième type de projet que nous menons concerne le racisme à l’égard des Mizrahims en Israël. On se concentre en particulier sur les Juifs arabes ou persans. Beaucoup d’autres organisations s’occupent des Arabes ou des Juifs, mais aucune ne s’adresse aux Juifs arabes, en se basant sur le droit pour faire évoluer leur situation. On a dès lors beaucoup d’affaires en cours au tribunal.
D’ailleurs, nous avons remporté plusieurs victoires. Toutefois, à l’heure qu’il est et suite à l’année que j’ai passée à Yale, j’en suis venue à me méfier de la loi : je remets en doute notre capacité de nous baser sur le droit pour faire véritablement bouger les choses. Ça marche pour traiter des situations immédiates, mais ce n’est pas suffisant. Il faut des leviers plus puissants, sur le plan de la communication et de la politique, il faut aller manifester en plus de ce travail juridique. Aux États-Unis, si tu es noir, tu as beaucoup plus de chances de te faire condamner pour harcèlement sexuel que si tu es blanc. C’est la même chose pour un Mizrahi — et encore plus pour un Palestinien en Israël. On se sert de la loi pour lutter contre la discrimination mais la loi elle-même participe de la discrimination. On veut utiliser la loi pour combattre le racisme à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de la loi elle-même. C’est difficile parce qu’à l’inverse des Palestiniens, qui sont reconnus comme une communauté victime de discrimination, les gens ne sont pas prêts à reconnaître le racisme visant les Mizrahims. C’est encore plus compliqué parce que cela se passe au sein de la communauté juive et que personne ne veut parler de ces luttes dans la société juive ! Le truc, c’est qu’on est tous censés être juifs, on fait tous partie d’Israël, bla bla bla, alors c’est plus difficile de montrer qu’il existe de la discrimination.
« J’ai pris conscience de l’Occupation. Il n’est pas question que je me batte pour que des femmes aillent occuper le territoire d’un autre État — cela n’aurait plus rien à voir avec le féminisme. »
Je peux clairement voir une perspective féministe dans ma pratique du droit. On fait avancer les droits des femmes, mais on le fait aussi de plusieurs autres manières. On explique aux femmes ce qui leur arrive et on leur donne le choix. Moi, je n’ai que les outils du droit ; elles, elles ont la matière, leurs histoires, et elles peuvent choisir d’en faire ce qu’elles veulent. Mon féminisme a évolué avec le temps, de différentes façons. Au début, j’étais une féministe libérale, une féministe blanche, disons (même si je ne suis pas blanche). Et je trouvais que la meilleure décision en matière de justice avait été d’accorder aux femmes le droit de participer au service militaire, au même titre que les hommes. Puis j’ai pris conscience de l’Occupation. Et il n’est pas question que je me batte pour que des femmes aillent occuper le territoire d’un autre État — cela n’aurait plus rien à voir avec le féminisme.
Et puis, peu à peu, on se rend compte qu’il existe une hiérarchie entre les femmes : entre les femmes juives et les femmes palestiniennes, entre les femmes ashkénazes et les femmes mizrahies. Pour quelle cause se bat-on, exactement ? Comprendre tout ceci m’avait radicalisé. Aujourd’hui, je me sens plus proche de l’action « culturelle », disons. On a toujours besoin de déconstruire la société et les relations entre les hommes et les femmes, mais j’avoue que j’en ai un peu marre de faire face à toutes ces difficultés, de me battre… Et j’aspire à agir avec d’autres moyens. À avoir un autre discours — qui aurait plus à voir avec le féminisme « culturel » et la question psychologique : a‑t-on été élevé·es comme ça ou sommes-nous né·es ainsi ? De nos jours, la discrimination est devenue quelque chose de plus complexe, de plus sophistiqué — ce qui la rend plus difficile à combattre.
Mais tout, absolument tout est lié. Il y a un lien entre ce qui se déroule au sein de la société juive et ce qui se passe entre les Palestiniens et nous, en Israël comme dans les territoires occupés. Pourtant, ce n’est pas toujours facile de mettre ces liens en évidence : la plupart des Juifs arabes et persans sont de droite. Pourquoi ? Tenter de l’expliquer est toute une affaire… D’une certaine manière, on peut dire qu’ils ont besoin de haïr une part d’eux-mêmes pour prendre part à la société. Ils ont besoin de détester cette part arabe ou persane en eux pour affirmer : « Cela ne fait pas partie de moi ! » Ainsi, ils peuvent se sentir totalement intégrés à un État juif. Il faut le dire : c’est éprouvant d’être un militant en Israël, aujourd’hui. Surtout quand on est féministe, et de gauche de surcroît. On a l’impression de devoir se battre tout le temps.
Photographie de bannière : Juifs Mizrahim originaires du Yémen, dans un camp de migration israélien (DR)