Texte inédit pour le site de Ballast — Semaine Pasolini
« On entre dans un mort comme dans un moulin », disait Sartre. Pasolini connaît une étrange postérité : le communiste qu’il fut, anticolonialiste et fervent partisan de l’abolition de nos régimes d’esclaves et de maîtres, est devenu, ici et là, mais assez souvent pour que l’on puisse parler de « récupération », une référence au sein d’espaces nationalistes ou anti-socialistes. Comment expliquer que l’écrivain-cinéaste, qui agitait au-dessus de son œuvre « le rouge chiffon d’espérance », ait pu subir pareil destin ? En l’amputant ; en prélevant la lettre sans l’esprit. ☰ Par Julie Paquette
L’Italie post-fasciste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se fige dans des structures, des modes de vie. L’État poursuit — mais de manière accélérée — son travail de centralisation et les dialectes locaux disparaissent au profit de la seule langue italienne. L’avènement de la société de consommation, que Pier Paolo Pasolini tenait pour le plus grand des désastres contemporains, uniformise les goûts, les expériences et les affects. L’écrivain puisa dans les dialectes frioulan et romanesco et chercha, dès lors, dans les visages archaïques une vitalité à même d’insuffler un contre-mouvement à cette nouvelle logique totalisante. Pasolini fut l’un des rares poètes — de ceux qui créent des brèches — capable d’ébranler le consensualisme rampant de son époque. Mais de cette place dissensuelle qu’il s’était taillée au sein de l’intelligentsia italienne, on ne peut dire, de son vivant comme de sa postérité, qu’il ait été toujours bien compris… Quarante ans après sa mort, ces vers résonnent d’une manière étrangement prémonitoire : « Je suis comme un chat brûlé vif / Écrasé par le pneu d’un camion / Pendu par des gamins à un figuier / Mais avec encore au moins six / De ses sept vies… / La mort n’est pas de ne pouvoir communiquer / Mais de ne pouvoir être compris*. »
Pasolini exacerbait les contradictions de son époque, tel le capitaine d’une machine de guerre poétique1 qui tenait le social en état d’urgence, en contaminant le langage par des assertions aussi provocatrices qu’équivoques. Mais l’équivocité a parfois quelque chose d’insoutenable ; prompts sont certains à vouloir refermer la brèche du doute et de l’indétermination semée par la poétique pasolinienne, afin de la réduire à sa plus simple expression.
« Prompts sont certains à vouloir refermer la brèche du doute et de l’indétermination semée par la poétique pasolinienne. »
On dira : Pasolini prit le parti des policiers contre celui des étudiants. Cela est vrai ; c’était en 1968 dans « Le P.C.I. aux jeunes ». Il y disait que les policiers étaient les vrais prolétaires mais, reprenant ces mots à tout vent et en toute décontextualisation, on en oublie de citer les vers qui expriment cette pensée : « Hier, nous avons eu ainsi un fragment de lutte de classes : et vous [les étudiants], les amis (bien que du côté de la raison) vous étiez les riches, et eux, les flics (du côté du tort), étaient les pauvres2 ». Ainsi, les étudiants sont les amis du côté de la raison — ce qui nuance savamment le propos. Pasolini ajoutera même plus tard avoir expressément provoqué ces étudiants afin que la jeunesse ne reconduise pas, dans ses revendications, la quête bourgeoise de la normalité.
On dira : Pasolini était contre l’avortement. Ce qui est vrai, aussi. Il en appelait même à la réminiscence de sa vie prénatale, qu’il qualifiait d’« heureuse immersion dans les eaux maternelles3 ». Mais on oublie d’ajouter que son opposition n’a rien à voir avec celle, par exemple, du philosophe marxiste Michel Clouscard (plusieurs commentateurs furent tentés de rapprocher sa critique de l’idéologie du désir et du libéralisme-libertaire de la pensée pasolinienne). Afin de bien saisir la position de l’écrivain italien, il faut lire, notamment, les lettres rassemblées dans ses Écrits corsaires4. Pasolini s’en prend surtout à la valorisation du coït hétérosexuel, qu’il perçoit comme sous-jacent au débat sur l’avortement ainsi qu’aux discours sur la libération sexuelle (discours qui ne concernent que l’émancipation du couple hétérosexuel et supposent une logique conformiste d’une sexualité dite normale). Pasolini proposera une série de « « vraies » mesures libérales » qui permettraient de poser autrement le problème : « anticonceptionnels, pilules, techniques amoureuses différentes5 », alors que Clouscard, pour s’en tenir à ce seul exemple, se montrait beaucoup plus rigide et radicalement opposé à l’usage de la pilule6.
On dira : Pasolini était un penseur chrétien. Ce qui mérite d’être discuté (sans d’ailleurs être une injure). Le poète a, plus d’une fois, affiché son athéisme — cela est dit, écrit, net et précis — mais il n’en éprouvait pas moins un rapport ambivalent à l’imaginaire chrétien et, plus largement, au sacré. Une formule de ses Lettres luthériennes synthétise cette tension : le rétablissement de certaines valeurs religieuses n’aura jamais lieu, expliquait-il à propos de l’anéantissement de la paysannerie, et cela s’avérait aussi heureux que malheureux. On ne peut omettre l’un des deux adjectifs. Dans ses entretiens avec Jean Duflot, il confia qu’il inclinait à une certaine « contemplation mystique du monde » et qu’il entretenait une vision religieuse de ce dernier, sans toutefois croire à la divinité du Christ. Un sacré foncièrement hostile aux institutions cléricales, du reste : « Aujourd’hui, l’Église n’est rien d’autre qu’une puissance financière, donc une puissance étrangère », lançait-il dans ses Lettres.
« Cet intellectuel hétérodoxe devient, par une sorte de renversement, le chantre d’une pensée de la droite extrême. »
De même, on dira : Pasolini était un conservateur, nostalgique de l’ordre ancien. Le poète se décrivait d’ailleurs comme une force du passé, « una forza del Passato ». Mais on oublie que sa nostalgie pour l’ancien monde, duquel il souhaitait surtout faire « table rage7 », était celle des gens « pauvres et vrais qui se battaient pour renverser [leur] patron, mais sans vouloir pour autant prendre [leur] place8 ». Et c’est ainsi, seulement, que l’on peut entendre pourquoi il déclara être communiste « parce que » conservateur : la course folle du présent néocapitaliste, et son impact sur les humbles, l’incitait à vouloir préserver certains traits d’un monde dont il déplorait la disparition. Réduits le plus souvent à de trop simples énoncés, les foisonnants écrits du poète perdent toute leur puissance et cet intellectuel hétérodoxe devient, par une sorte de renversement, le chantre d’une pensée de la droite extrême9. On remarque que la récupération de Pasolini dans le camp de la justification de l’ordre mise souvent sur les objets, les sujets et les thèmes du texte pasolinien. Agissant ainsi, on oblitère à la fois le contexte ainsi que le mouvement de sa pensée critique, qui doivent primer sur l’énoncé — croyons-nous.
L’élément fondamental de sa pensée critique est celui-là même qui consiste à la rendre effective sur son propre corps10. C’est-à-dire que si Pasolini condamne, ce n’est jamais en s’excluant. Lorsque Pasolini réprouve la bourgeoisie, il est, du même coup, conscient du fait qu’il appartient lui-même à la bourgeoisie. Par cette éthique, Pasolini affirme qu’on ne peut se positionner complètement extérieurement au pouvoir intégrateur11. La seule issue possible reste de passer, toujours, sa propre pensée au crible de la pensée critique. D’ailleurs, même au moment de son film Salò, Pasolini affirme adresser celui-ci« à un autre lui-même ». L’on pourrait formuler ce principe éthique de la manière suivante : chacun devrait considérer soi-même comme partie intégrante de ce que soi-même critique. Ce principe éthique nous empêche de projeter ce que l’on critique sur une altérité totalement autre et est le premier pas vers une éthique ouverte à la tolérance radicale de l’autre comme partie de soi-même12.
Aujourd’hui, alors que l’on pourrait s’attendre à ce que soit repris à nouveaux frais la critique pasolinienne du néo-fascisme, afin de justifier un désir d’ordre et un resserrement des frontières, nous tenons à rappeler deux écrits du poète, qui ouvrent aux possibles plus qu’ils ne les ferment. D’abord, dans son intervention au Parti radical quelques jours avant sa mort, Pasolini s’adresse à la relève en tant que « marxiste qui vote pour le PCI, et qui espère beaucoup de la nouvelle génération de communistes13 ». Il exhorte cette jeunesse à demeurer authentique : il faut « oublier immédiatement les grands succès, et continuer imperturbables, obstinés, éternellement contraires, à prétendre, à vouloir, à vous identifier avec ce qui est autre ; à scandaliser ; à blasphémer14 ». Si Pasolini fustige la nouvelle jeunesse dans ses œuvres, c’est qu’il la sait capable de mieux, c’est vers elle qu’il regarde quand il songe à l’avenir ; vers elle, mais aussi vers l’Afrique, « Africa, unica mia alternativa ! », une Afrique qui contient cette vitalité archaïque qu’il décelait quelques années plus tôt dans les borgate romaines, une Afrique de la solidarité des opprimés, de tous les opprimés. En 1961, dans un texte intitulé « La résistance noire », il écrit : « L’Afrique n’est pas un continent distinct. Elle ne l’a jamais été et ne le sera jamais. Comme les labyrinthes de Borges, elle est l’Afrique du chevauchement des fragments d’espace et de temps dans des couloirs secrets qui sont communicants. L’Afrique commence à la périphérie de Rome, comprend la partie sud de l’Espagne, la Grèce, les pays méditerranéens, le Moyen-Orient, tout comme les ghettos noirs aux États-Unis et les zones minières du Nord avec les cabanes d’immigrés italiens, espagnols, arabes15 ».
C’est cette solidarité — qui fait écho à l’intersection des oppressions — qu’il faut penser, par delà les murs que l’on cherchera à ériger. Une solidarité d’hérétiques, une solidarité qui accueillera l’autre, venu par bateau, contre tous les fascismes que l’on voudra nous imposer. « … Ali aux yeux d’azur / Fils parmi les fils / Descendra d’Alger par navire / à voile et à rame. Ils seront / Avec lui des milliers d’hommes / Aux petits corps et aux yeux / De pauvres chiens des pères / Sur des bateaux lancés vers le Royaume de la Gloire.16 » Un poème dédié à Jean-Paul Sartre.
NOTES
* P.P. Pasolini, « Une vitalité désespéré », Poésies 1943–1970, Paris, Gallimard, 1990, p. 622.
1. L’expression est de G. de Van, « Pier Paolo Pasolini : la transgression avec ou sans stratégie », Chroniques italiennes, Université de la Sorbonne nouvelle, no. 37, 1994, p. 162.
2. P. P. Pasolini, « Le P.C.I. aux jeunes ! », L’Expérience hérétique langue et cinema, Paris, Payot, 1976, p. 117–122.
3. P. P. Pasolini, « Le coït, l’avortement, la fausse tolérance du pouvoir, le conformisme des progressistes », p. 144.
4. P. P. Pasolini, « Le coït, l’avortement, la fausse tolérance du pouvoir, le conformisme des progressistes », « Sacer », « Thalassa », « Chiens » et « Cœur », Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, pp. 143–179.
5. P. P. Pasolini, Écrits corsaires, p. 150–151.
6. Lire à ce sujet M. Clouscard, « Les façons sexuelles : d’un certain apprentissage de la pilule à la nouvelle coquetterie (le féminisme) », Le Capitalisme de la séduction : critique de la sociale démocratie libertaire, Les Éditions sociales, 1981, pp. 151–184.
7. https://www.revue-ballast.fr/pasolini-contre-la-marchandise/
8. No ! Ho nostalgia della gente povera e vera / che si batteva per abbattere quel padrone / senza diventare quel padrone. Pier Paolo Pasolini, Siamo tutti in pericolo, 1975.
9. http://www.slate.fr/story/109303/pasolini-communiste-extreme-droite
10. « Toute critique pasolinienne de la politique est d’abord […] une chronique politique de son propre corps » H. Joubert-Laurencin, « Avec toi, contre toi, Pasolini », Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2003.
11. Voir J. Paquette, « La question du refus face au pouvoir intégrateur : Pasolini et le poète déterré par les porcs à l’ère du fascisme de la société de consommation », Pour une éc(h)ologie des refus, G.R.O.S., Montréal, Possibles éditions, 2013, pp. 133–145.
12. Il pourrait être intéressant, ici, de comparer, sur la base de cet impératif les textes de Pasolini et ceux de Jean-Claude Michéa par exemple, sur le foot. Voir Pasolini, Les Terrains : écrits sur les sports, Paris, Le Temps des cerises, 2012 et J‑C. Michéa, Les Intellectuels, le peuple et le ballon rond, Paris, Climats, 2003.
13. Pasolini, Lettres luthériennes, Paris, Seuil, 2000, p. 221.
14. Pasolini, Lettres luthériennes, p. 233.
15. http://www.finzionimagazine.it/libri/la-nostra-negritudine-in-rivolta-una-profezia-di-pierpaolo-pasolini/ « La nostras negritudine » (TdA).
16. Pier Paolo Pasolini, Alì dagli occhi azzurri, Milano, Guarzanti, 1965, p. 491 (TdA).
REBONDS
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