Entretien inédit pour le site de Ballast
Rencontré sur les réseaux sociaux à l’occasion de l’une de ses publications critiques vis-à-vis de l’état d’urgence, Patrick Communal est un militant de longue date. Au départ fonctionnaire territorial et secrétaire CFDT de l’office HLM de Paris de l’office HLM de Paris — avant que ce syndicat ne devienne ce qu’il est aujourd’hui, précise-t-il —, il se rend, en 1989, au Nicaragua afin d’observer la guérilla salvadorienne et travailler sur les chantiers de la révolution. Il poursuivra les projets humanitaires au Viet Nâm, puis chez Les enfants de Don Quichotte. Devenu directeur urbaniste à Orléans, il est mis à la porte lorsque la droite arrive à la mairie. Retraité à 60 ans, il prête serment en 2011 pour devenir « avocat des pauvres ». Il forme dès lors les syndicalistes afin qu’ils puissent mener eux-même des affaires aux Prud’hommes. En 2015, il commence à s’occuper d’affaires liées à l’état d’urgence (assignations à résidence, portes défoncées puis laissées en l’état par les forces de l’ordre) puis se lance dans l’aide juridique aux réfugiés politiques avant de raccrocher la robe à la fin de l’année. Patrick Communal continue à instruire comme juriste des dossiers de demande d’asile et de droits sociaux. Nous assistons avec lui à une audience auprès de la Cour nationale du droit d’asile où est présenté le dossier d’Hicham Hasan, réfugié syrien qui a fui son pays pour cause d’activisme anti-Assad sur les réseaux sociaux. Après ce récit de vie difficile face à un jury de marbre, nous recueillons le témoignage d’un homme pour qui le droit doit être un contre-pouvoir.
Afin d’obtenir le statut de réfugié, la personne doit d’abord arriver en France. Au regard des accords de Dublin, seul le pays qui a récupéré en premier les empreintes du réfugié va être compétent pour instruire la demande d’asile. J’ai connu une famille qui est entrée sur l’espace Schengen par la Hongrie — un État quasi fasciste —, après des parcours maritimes chaotiques : elle a été contrôlée et brutalisée par les forces armées locales, puis relâchée. Elle a pu se rendre en France, où on lui a refusé sa demande de droit d’asile car elle avait été contrôlée en premier en Hongrie — un avis d’expulsion a été émis par le préfet. Ils ont eu de la chance ; des membres de leur famille étaient des réfugiés statutaires en France, ce qui leur a permis finalement de demander l’asile dans notre pays.
Ensuite, ils doivent prendre rendez-vous auprès d’une plateforme d’accueil et d’orientation territoriale qui va vérifier leur situation. Direction le guichet unique des demandeurs d’asile, mis en place dans chaque préfecture de région. Là où je vis, à Orléans, avant d’être convoqué à ce rendez-vous, il peut se passer un mois et demi. À Paris, certains réfugiés n’arrivent jamais à l’obtenir. Le préfet de Paris a été condamné 350 fois pour entrave au droit d’asile parce qu’il ne reçoit pas les demandeurs, semble-t-il en raison de l’encombrement du dispositif. C’est donc un conseil que je donne aux réfugiés : n’allez pas dans la région parisienne pour faire votre demande ! Une fois reçu à ce guichet unique de demande d’asile, il faut remplir un petit livret, transmettre des pièces d’identité, se faire relever ses empreintes digitales et faire un entretien avec un fonctionnaire de l’office français de l’immigration et de l’intégration qui va gérer tous les aspects sociaux. Le réfugié va être enregistré sur une liste de demandeurs d’hébergement : les réfugiés ont droit à être logés dans un centre d’accueil des demandeurs d’asile. Malheureusement ils ne le sont pas tous, les centres étant encombrés. Seront ensuite réalisées les formalités pour qu’il puisse obtenir l’allocation à laquelle il a droit : on lui remet une carte bancaire et une autre pour avoir accès à l’Aide médicale d’État. Ce rendez-vous donne une position statutaire grâce à un titre de séjour provisoire lui permettant d’être en règle. Tant qu’il n’a pas été reçu, il est sans rien.
« La préoccupation majeure d’un réfugié, c’est l’accès au droit : on a besoin d’une cohorte de juristes aux pieds nus. »
Je suis convaincu que la préoccupation majeure d’un réfugié, c’est l’accès au droit. Sinon, on ne peut se loger, ni manger, ni se soigner. On peut en revanche se faire embarquer par les flics dans une rafle. On a besoin d’une cohorte de juristes aux pieds nus, si j’ose dire, afin d’aller soutenir la demande des réfugiés. À Calais, il y a des avocats et des associations qui font ce travail-là, mais on n’est pas à la hauteur des besoins. Au bout de quelques mois, le demandeur est convoqué par un officier de l’OFPRA qui, assisté d’un interprète, va l’interroger sur les raisons pour lesquelles il fait sa demande. L’OFPRA rendra sa décision, éminemment subjective. L’intime conviction est toujours présente dans la décision du juge mais cette conviction demeure bien entendu éclairée par la qualité du dossier qui se présente à lui. C’est pourquoi je m’efforce toujours de communiquer le maximum d’éléments en procédant avec le demandeur d’asile à un entretien extrêmement poussé des circonstances vécues dans le pays d’origine. Je lui demande aussi de produire le maximum d’éléments probants : des pièces administratives, des témoignages, des avis de recherche diffusé dans le pays. Les réfugiés conservent fréquemment un contact téléphonique ou électronique avec leurs proches — c’est le moyen de compléter le dossier dans les mois qui précèdent l’entretien avec l’OFPRA. Le problème du droit d’asile, c’est que beaucoup de demandeurs se présentent sans avoir bénéficié d’assistance et ont fort peu de moyens de rendre compte de manière exhaustive de leur situation au cours d’un simple entretien, qui est par ailleurs souvent obscurci, ou réduit dans sa portée, par le filtre de l’interprète qui traduit les propos tenus.
Lorsque j’aide un réfugié, je lui rédige un mémoire qui s’apparente à des conclusions d’avocat, qui essaie de raconter dans le détail l’histoire de la personne et les motifs juridiques qui justifient qu’elle devrait bénéficier du droit d’asile. Mais la majorité des gens arrive sans avoir consulté un juriste ou un avocat ; ils racontent leur histoire et moins ils ont de papiers la prouvant, moins on les croit. Aujourd’hui, si vous êtes syrien ou dans une zone exposée aux combats, on considère que la violence généralisée qui règne dans cette zone peut vous donner accès à ce qu’on appelle la protection subsidiaire, qui est une protection précaire. Il est beaucoup plus compliqué d’obtenir le droit d’asile comme convenu par la convention de Genève, ce qui vous fiche la paix pendant dix ans et vous laisse éventuellement le temps de demander la nationalité française. La protection subsidiaire donne sur le papier les mêmes droits, notamment celui de travailler et d’obtenir les droits sociaux, mais elle est en pratique remise en cause tous les ans. Et si un jour on considère, à tort ou à raison, que la situation dans le pays d’origine s’est calmée, on peut vous renvoyer. Ce qui est compliqué quand vous avez recommencé à faire votre vie, trouvé du boulot et scolarisé vos enfants dans une école…
« On lui a demandé un quitus fiscal de son pays d’origine : la Syrie. Vous imaginez ce que ça a de farfelu ? »
Lors de l’audience à laquelle vous avez assisté ce matin, il était question d’une personne qui a obtenu la protection subsidiaire et qui, d’après son histoire, mérite d’avoir le droit d’asile complet. Quand vous avez obtenu la protection de l’OFPRA, il y a ensuite tout le parcours du combattant pour les droits sociaux. Si vous n’avez pas de boulot tout de suite, il vous faut demander le RSA, un logement social, l’APL. Or, au niveau des CAF, les démarches sont devenues très compliquées. À Orléans, il n’y a plus d’accueil public, tout passe par Internet. Il faut commencer par obtenir un numéro d’allocataire via le Web, envoyer tout le dossier pour le RSA et demander un rendez-vous avec un travailleur social qui va examiner votre demande, avec toutes les barrières de la langue — puisqu’on ne vous fournit pas un interprète, contrairement aux entretiens à l’OFPRA. Et puis il y a l’accès au logement. Un exemple d’aberration : il a été demandé à la personne dont vous avez assisté à l’audience, comme pour toute demande d’accès à un logement, de prouver qu’il était bien en règle avec l’administration fiscale. Donc on lui a demandé un quitus fiscal de son pays d’origine : la Syrie. Vous imaginez ce que ça a de farfelu ? Alors, coup de chance, on a fait une conférence de presse à Orléans avec lui, à laquelle un correspondant local du Canard Enchaîné a assisté : il a téléphoné au bailleur social pour demander des explications et ce dernier a voulu éviter à tout prix les problèmes… Et a accordé le logement dans la semaine. On a déjà un dispositif réglementaire qui est compliqué et vous avez des gens qui en rajoutent…
Si on prend le cas d’Hicham, il est arrivé seul en France après un voyage dangereux et éprouvant par bateau. Une fois qu’il a obtenu la protection de l’OFPRA, on a demandé la réunification familiale. N’ayant pas une grande expérience de ce type de dossier, j’ai demandé qu’on nous envoie des documents accordant un visa à l’épouse d’Hicham afin qu’elle puisse prendre l’avion pour la France. Ils nous ont répondu qu’il fallait qu’elle demande un visa sur place, en Syrie. À Damas, il n’y a plus d’ambassade ; il fallait donc aller à Beyrouth. Elle vivait dans la région du Qalamoun qui se situait sur la ligne de front entre Al Nosra et le Hezbollah. Elle a donc dû, avec ses deux enfants, prendre des risques pour traverser les lignes de front et rejoindre Beyrouth. Souvent, ce sont les hommes qui partent en premier, prennent les risques et font les opérations de réunification familiale lorsqu’ils sont à arrivés destination. Cette réunification est un droit assuré par la convention de Genève mais les administrations mettent volontiers des bâtons dans les roues — notamment par la non délivrance de visa.
« Au niveau national, la proportion de réponses favorables n’est pas élevée ; je dirais moins de 20 %. »
Au niveau national, la proportion de réponses favorables n’est pas élevée ; je dirais moins de 20 %, actuellement. Mais pour quelqu’un qui monte un dossier costaud, argumenté et contenant des pièces permettant de prouver l’existence de bonnes raisons de demander le droit d’asile, en général, ça passe. Aucun des dossiers que j’ai assistés juridiquement n’a été rejeté. Mais faut-il encore que le job soit fait. Et la plupart des demandeurs ne disposent pas d’une aide. Les gens que j’assiste juridiquement m’arrivant par des réseaux militants ou de solidarité, ils ont souvent un niveau d’éducation relativement élevé et des outils intellectuels leur permettant de taper à la bonne porte. J’ai vu le dossier d’une jeune femme kurde qui ne savait pas lire. Elle vivait dans la zone du Rojava et expliquait qu’elle avait travaillé avec les YPG [Les Unités de protection du peuple ; branche armée du Parti de l’union démocratique, ndlr] en tant qu’infirmière. On lui a obtenu la protection de l’OFPRA pendant un an. C’est plus compliqué quand vous êtes démuni sur le plan intellectuel, car vous n’avez pas la répartie lors de l’entretien : on va vérifier que vous ne mentez pas, on va vous tendre des traquenards.
Les gens déboutés peuvent être expulsés à tout moment. Mais vous ne pouvez pas renvoyer des Irakiens ou des Syriens ; en réalité, il ne se passe rien et ils se retrouvent sans droits. Ils ne peuvent ni être soignés, ni accéder à un logement, n’ont pas de ressources et ne peuvent pas travailler, sauf dans les conditions que l’on peut imaginer. C’est une situation extrêmement précaire. Ces gens à qui la protection et le droit d’asile ont été refusés sont dans une situation analogue à ceux qui ne les ont pas encore demandés. On en revient toujours au problème de l’accès au droit. La convention de Genève distingue « réfugiés politiques » et « réfugiés économique » — elle protège moins les seconds. Ils n’ont donc pas le même panel de droits. En réalité, ces migrants proviennent aussi de zones de conflits car l’un va rarement sans l’autre. Pour le Congo par exemple, un territoire où vous avez eu 6 millions de morts, le plus gros conflit depuis la Seconde Guerre mondiale — dont on parle peu —, on en est encore à considérer les migrants qui viennent de ce pays comme des réfugiés économiques et non de guerre. Les médias pèsent beaucoup. Pour le Congo, il n’y a pas de couverture médiatique, donc une bonne partie de la population française ignore ce qu’il s’y passe. Quand il y a eu la révolution en Roumanie contre Ceaușescu, dans les années 1980, les réfugiés du conflit étaient accueillis de façon assez bienveillante par les services d’immigration français.
« Pour le Congo, un territoire où vous avez eu 6 millions de morts, on en est encore à considérer les migrants comme des réfugiés économiques et non de guerre. »
Des bourreaux qui se font passer pour des réfugiés ? On peut toujours se faire avoir ! Je ne pense pas avoir été confronté à cela, car les gens qui arrivent à moi m’ont été adressés par des réseaux politiques qui ont eux-mêmes la capacité d’opérer un certain filtrage. Je demande toujours aux réfugiés, quand c’est possible, de me raconter leur histoire dans leur langue d’origine, par écrit. Puis je fais traduire. Le récit sera toujours beaucoup plus riche en informations, que ce soit sur le plan factuel ou émotionnel. Il est évident que si vous êtes capable de fournir un avis de recherche du Moukhabarat syrien [Services du renseignement, nldr], c’est une pièce objective. Hicham a pu montrer les publications Facebook témoignant de son activisme contre le régime de Bachar El Assad. Parfois, ce sont des détails. Par exemple, à la fin du mois, j’ai l’affaire d’un couple qui va passer devant la Cour nationale du droit d’asile. Ils faisaient passer du matériel médical et parfois des enfants dans une zone encerclée par l’armée syrienne, grâce à une carte que possédait l’une des personnes et qui lui permettait de franchir les barrages. J’ai alors demandé à cette personne de me montrer sur une carte géographique la configuration des lieux, dans le détail, à quel endroit étaient implantés tous les barrages militaires, quel était le type de force qui tenait le barrage, à quelle heure ils étaient levés, etc. C’est avec une multitude de détails de ce genre — qui sont vérifiés au moment de l’entretien — qu’on peut donner de la pertinence à un récit.
Le parcours des femmes réfugiés est beaucoup plus difficile et dangereux. J’ai reçu le témoignage d’une femme qui attendait son visa en Jordanie afin de venir en France et qui travaillait dans une association de protection des femmes. Celles-ci témoignaient de situations de viols, de prostitution, de services sexuels monnayés contre des aides plus ou moins efficaces pour passer en Europe. Le combat des femmes musulmanes me parle. J’avais des contacts avec l’équipe de cyclisme féminin d’Afghanistan, qui s’entraîne et participe à des compétitions dans des conditions extrêmement périlleuses : lorsqu’elles traversent la ville de Kaboul, elles se prennent des canettes de Soda, des insultes, des fruits pourris. L’Afghanistan est l’un des pires pays pour les femmes. Elles sont obligées de s’entraîner sur des terrains vagues ou des autoroutes en construction, là où il n’y a personne.
« Lorsqu’elles traversent la ville de Kaboul, elles se prennent des canettes de Soda, des insultes, des fruits pourris. L’Afghanistan est l’un des pires pays pour les femmes. »
Il se trouve qu’il y a eu un reportage d’Arte sur leur équipe, Les petites reines de Kaboul, réalisé par les journalistes Katia Clarens, Pierre Creisson et Xavier Gaillard. Il y eut une sorte de coup de cœur à l’ambassade française à Kaboul, car l’ancien ambassadeur était un type assez féministe (il avait d’ailleurs mis une des activités de son service sur le droit des femmes). Ces jeunes femmes ont eu un visa afin de participer à une compétition cycliste en France. C’est à cette occasion que j’ai pu avoir un échange avec la leader de l’équipe, une jeune chiite appartenant à la communauté Hazara — très discriminée en Afghanistan, d’origine mongole. Cette femme se bat pour le droit des femmes et, dans le même temps, porte le voile — ce qui n’est pas le cas de toutes les membres de l’équipe — par conviction. L’une de ses peurs à l’idée de se rendre en France était d’être prise à partie, qu’on lui impose de le retirer. Les filles ont été hébergées par un ancien ambassadeur de France à Albi, également responsable sportif de la compétition : il s’était assuré de leur protection et avait tenu un discours qui leur assura, de la part de l’ensemble des gens qui participaient à la compétition, une grande bienveillance.
Des femmes musulmanes qui ont fait le choix religieux de se couvrir la tête peuvent dans le même temps défendre leurs droits, ça ne me semble pas incompatible. Quand on voit les sorties de Badinter ou de Rossignol, on se dit qu’on a en France une vision très réductrice de ce qu’est le féminisme. Certains ou certaines peuvent certes considérer que le voile est un symbole de soumission mais je pense qu’il n’y a pas de considération symbolique à privilégier. A priori, celles qui font le choix de le porter doivent pouvoir le faire. J’ai entendu une interview de Caroline De Haas sur ce sujet, qui n’est pourtant pas favorable au port du voile, mais qui rappelle e, même temps qu’il faut peut-être aller demander aux principales intéressées leur avis. J’ai quelques copines voilées, notamment des Françaises qui se sont converties — ça m’a rendu assez sensible à leurs problématiques. L’une d’entre elles est fonctionnaire et m’a expliqué que, chaque matin, elle était obligée de l’enlever afin de pénétrer dans son service : elle le vit comme un déchirement. Elle associe le port de son voile à sa relation à la transcendance divine.
« Un féminisme musulman est en train d’émerger, de s’exprimer de manière autonome par rapport au féminisme occidental ; nous devons être à l’écoute. »
Quand j’emmène une femme voilée dans un service d’immigration, quand on fait les photos, on lui demande toujours de retirer son voile. J’essaie alors de sortir de la pièce ou de détourner le regard, sauf si elle me dit que cela ne la gène pas. Mais, parfois, je reçois ensuite les dossiers de ces femmes, que je vois habituellement toujours voilées, dans lesquels figurent les photos avec les cheveux découverts — j’avoue que ça me gène car j’ai l’impression de forcer une intimité et que ce n’était pas souhaité. Je pense qu’il faut respecter la façon dont chacun mène sa vie. Je ne vois pas pourquoi un pouvoir politique ou idéologique imposerait une lecture unique de ces questions. Ce qui doit prévaloir, c’est la liberté. Il est évident que le port du voile ne doit être imposé ni par le mari, ni par le frère, ni par le quartier, ni par la société. Mais lorsque c’est un choix ? Rien n’empêche de mener en parallèle des combats féministes. On a un féminisme musulman qui est en train d’émerger, de s’exprimer de manière autonome par rapport au féminisme occidental sur de nombreux points ; nous devons être à l’écoute.
Une autre partie de mon travail de juriste m’a amené à critiquer les mesures de l’État d’urgence et de fichage de la population. En 2012, Sarkozy avait proposé un projet de loi, pas un décret, qui prévoyait la création d’un fichier de tous les Français comportant des données biométriques et des données d’identité. La gestion de ce fichier permet à la police d’identifier toute personne dont les empreintes avaient été relevées à partir de la seule consultation du fichier des données biométriques. Quand ce texte a été voté, un nombre important de parlementaires socialistes — parmi lesquels des personnalités qui sont aujourd’hui au gouvernement — ont saisi le Conseil constitutionnel ; il a annulé les dispositions de la loi qui permettaient d’identifier toute personne dont les empreintes avaient été relevées par un service de police pour des raisons fondées sur des principes généraux du droit national et européen sur la protection de la vie privée.
Pendant le week-end de la Toussaint, le ministre de l’intérieur a publié un décret qui prévoit à nouveau le fichage des données biométriques et des données relatives à l’identité de la totalité de la population française. Le Conseil d’État avait rendu en février dernier un avis dans lequel il suggérait au gouvernement, sans l’y obliger, de consulter le Parlement. En même temps, le Conseil d’État a jugé ce projet de décret recevable dès lors qu’il y avait un double accès au fichier, ce qui ne permettait pas de relever l’identité d’une personne sur la seule base du relevé de ses données biométriques, notamment ses empreintes. Mais cette réserve ne protège pas la vie privée des personnes puisque dès lors que l’identité d’une personne est connue, il sera possible avec ce fichier de suivre ses déplacements et ses activités en toutes matières, l’accès par l’identité de la personne donnant accès aux données biométriques. Par ailleurs, toutes les manipulations informatiques sont aujourd’hui possibles en la matière et il paraît probable qu’on ne s’en privera pas.
« Entre la loi sur le renseignement, l’état d’urgence permanent et ce type de mesure, tous les outils sont mis en place pour permettre un régime totalitaire. »
Ce fichier présente des risques considérables pour toute la population. Il s’avère compliqué d’aller devant le Conseil d’État car, saisi en contentieux, contredira-t-il ce qu’il a dit lorsqu’il a été saisi pour émettre un avis ? Il faut toutefois le faire puisqu’il y a des éléments qui le permettent — et même si le recours est rejeté par le Conseil d’État, c’est un préalable à la saisie de la Cours européenne des droits de l’Homme. Je réfléchis à l’idée de préparer un recours. L’une des conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir est l’intérêt à agir. Or, là, il y a 60 millions de personnes qui ont intérêt à agir puisqu’on va tous être dans ce fichier. L’idée serait de rédiger un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État afin d’attaquer le décret du ministre de l’intérieur et de proposer aux gens, par le biais des réseaux sociaux, de repomper le recours : il n’y aurait qu’à changer le nom du requérant. Cela pourrait être un mouvement viral contre un abus de pouvoir. Je ne sais pas exactement ce que ça donnerait, mais ça créerait a priori un problème considérable de gestion puisqu’il faut notifier les réponses — ça peut paralyser le Conseil d’État et créer un événement politique. Sur 4 000 perquisitions administratives, combien y a-t-il eu de mises en examen ? Sur le plan opérationnel, l’état d’urgence ne sert à rien, mais il présente des risques majeurs pour les libertés de la population. Le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Paris a d’ailleurs déclaré à l’occasion de la réforme du code de procédure pénale qu’on pouvait basculer, avec des textes comme ça, dans la dictature en huit jours. Entre la loi sur le renseignement, l’état d’urgence permanent et ce type de mesure, tous les outils sont mis en place pour permettre un régime totalitaire. Pour l’instant, ces mesures n’ont pas permis d’empêcher l’attentat de Nice mais ont servi contre les militants écologistes. Au peuple de savoir ce qu’il veut.
Toutes les photographies sont de © Cyrille Choupas, pour Ballast.
REBONDS
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