Entretien inédit pour le site de Ballast
Siège de la CGT, à Montreuil. Philippe Martinez — Secrétaire général de l’un des plus grands syndicats du pays (fondé en 1895, il compte aujourd’hui 680 000 salariés adhérents), fils d’un combattant des Brigades internationales et ancien technicien de la métallurgie aux usines Renault — nous reçoit dans son bureau. Derrière lui, un casque de docker du Havre et un T‑shirt féministe. Martinez fut, lors du mouvement social contre la loi Travail, au printemps dernier, l’un des nombreux visages de la contestation — au point d’être décrit par les majordomes du pouvoir libéral comme « l’homme qui veut mettre la France à genoux » (Le Figaro) et assimilé, avec sa Confédération, à Daech (Le Point). Rien moins. Nous le retrouvons donc le mouvement retombé afin de parler, recul étant mais toujours aux prises avec le moment politique présent, modernité à la Macron, histoire syndicale, violences, transition énergétique et sexisme au travail.
Vous commencez comme technicien chez Renault en 1982, au lendemain de la victoire François Mitterrand : quelle est l’ambiance qui règne alors ?
Je suis arrivé chez Renault un an après son accession au pouvoir. J’avais eu quelques petits boulots auparavant, un peu de chômage, mais rien à voir avec ce que peuvent vivre les jeunes aujourd’hui — les délais pour accéder à un CDI sont dix fois plus long qu’à l’époque. C’était donc mon premier boulot stable, mon premier CDI, et donc un événement dans ma vie. Cette année-là, pour les salariés et tous les travailleurs, les réformes gouvernementales étaient plutôt socialement innovantes. J’en ai d’ailleurs bénéficié puisqu’il avait été décidé que pour mille départs en retraite chez Renault, il y aurait mille embauches : j’ai fait partie du contingent des mille jeunes qui ont remplacé les mille qui partaient. Je n’ai pas croisé tout de suite les militants de la CGT mais ils m’ont raconté plus tard qu’il y avait beaucoup d’euphorie chez les salariés et un peu plus de réserve chez les militants CGT, qui se demandaient, eux, combien de temps ça allait durer. Mais c’était une ambiance un peu particulière ; certains surévaluaient le changement — c’était un vrai changement d’avoir un président de gauche, il n’y avait plus eu de ministre communiste depuis 1947 —, certains avaient peur ; d’autres, la majorité, étaient euphoriques. Et il y avait des militants lucides. Mais l’atmosphère était plutôt joyeuse.
Finalement, il y a eu ce que les commentateurs appellent le « tournant de la rigueur » en 1983, ce moment où « la gauche a cessé d’être de gauche ». Ce ressenti domine, à ce moment-là, dans les usines ?
C’est un sentiment de trahison. À l’époque, certaines promesses de campagnes avaient quand même été tenues — ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Par exemple, la réduction du temps de travail, les nationalisations, une vraie politique d’emploi. Mais la déception est vite venue, l’incompréhension aussi. Certains disaient qu’il n’était pas possible de faire autrement alors que d’autres considéraient qu’avoir relâché la pression était une erreur ; c’est toujours à celui qui tire le plus fort — donner du mou, au prétexte que la gauche était au pouvoir, s’est fait à la faveur du patronat.
Emmanuel Macron critique notre société de statuts, de droits collectifs et de procédures administratives car nous serions désormais dans une société d’individus plus singuliers, moins dociles, plus entreprenants…
« C’est l’idée qu’on peut s’en sortir individuellement et en dehors de toute règle collective : tout le contraire de ce que nous portons, tout le contraire de l’histoire de ce pays. »
Macron, je le compare souvent à Tapie, qui est plus de ma génération. J’ai vécu le phénomène Tapie : l’entrepreneur qui va aller faire le bonheur des salariés à leur place, qui rachète des boîtes, qui écrit des livres expliquant comment réussir dans la vie. Il n’a pas dit que tout le monde devait vouloir devenir milliardaire mais, en gros, c’était ça. Ses origines et son parcours ne sont pas tout à fait les mêmes mais la philosophie est identique. C’est l’idée qu’on peut s’en sortir individuellement et en dehors de toute règle collective. Et que tous ceux qui le veulent peuvent réussir dans la vie. C’est tout le contraire de ce que nous portons, tout le contraire de l’histoire de ce pays, le contraire de la solidarité. C’est de la poudre aux yeux, que de la communication. Pour dire des bêtises du type « il faudrait que le temps de travail soit adapté à l’âge », il ne faut jamais avoir travaillé ou côtoyé le monde du travail. Ça ne me dérange pas que des jeunes veuillent travailler 70 heures par semaine. Mais dire que l’avenir c’est de bosser autant quand on a entre 20 et 40 ans et puis qu’après on travaillerait moins… Ça réglerait vite le problème des retraites puisque personne ne vivrait assez longtemps pour y arriver ! Évidemment que le travail est structurant dans la vie, parce que c’est épanouissant — en tout cas, ça devrait l’être. On met en œuvre un savoir-faire, une intelligence ; surtout collective, d’ailleurs : on parle de plus en plus de travail en projet. Mais on s’épanouit dans son travail lorsqu’on a une vie en dehors qui est aussi épanouissante.
Or, je le vois dans mon expérience personnelle et dans ma boîte, les ingénieurs cadres ou les techniciens qui partent sur des projets de deux ou trois ans loin de chez eux s’investissent beaucoup dans leur boulot. Mais il y a un moment où la vie personnelle perturbe le dynamisme et la créativité au travail. Dans des secteurs où l’on n’est jamais chez soi, le taux de divorce peut atteindre 50 %… Et il y a la santé. Je sais qu’il y a beaucoup de gens sportifs… (rires) Mais tenir des années en bossant 70 heures par semaine c’est bien, mais l’infarctus finit par guetter. Et quand les gens vieillissent, ils sont épuisés et ne peuvent plus rien faire. C’est pourquoi nous revendiquons le droit à la déconnexion, samedi et dimanche compris. Pour en revenir à Macron, c’est vraiment de la com’. C’est le genre de type qui veut, sous couvert de modernisme, surfer sur des phénomènes de mode mais nie toute forme de solidarité, de collectif. Or ce qui fait la force de notre pays, c’est justement cette solidarité, l’entraide, le fait de travailler ensemble. Ce n’est pas la négation de l’individu, puisque c’est la somme des individus qui génère du travail collectif. On a des tas de conquêtes sociales qui s’appuient là-dessus, par exemple la sécurité sociale. Le slogan de ceux qui l’ont créée était « On paie selon ses moyens et on reçoit selon ses besoins » : voilà une vraie expression de la solidarité.
Dans la mesure où, pour vous, l’une des valeurs fondamentales de la CGT est la solidarité, on peut imaginer qu’un de ses rôles est de lutter dans l’entreprise contre les idées du Front national. Vous insistez sur le rôle de l’histoire du mouvement ouvrier : la mémoire du passé comme remède pour aujourd’hui ?
« Avoir des repères dans l’Histoire, ce n’est pas être nostalgique, c’est pouvoir mieux construire ce que d’autres nous ont légués. »
Non, pas vraiment. C’est plutôt mon côté salarié de l’automobile : pour conduire une voiture, il faut bien sûr regarder devant, mais on a aussi besoin du rétroviseur. On ne construit pas son avenir sans avoir quelques repères historiques. Plus globalement, quand on reprend la période de la création de la sécurité sociale, ceux qui ont écrit le programme du Conseil national de la Résistance — qui avait un titre magnifique : Les Jours heureux — étaient des hommes et des femmes qui résistaient dans la clandestinité, risquant la déportation, la mort, mais la force de ce collectif, de cette somme d’individus, c’était de pouvoir résister tout en imaginant un monde meilleur. Quand on y repense, c’est fou. Il faut s’en inspirer. Même si ce ne sont plus les mêmes conditions — nous sommes en phase de mondialisation —, il est important d’avoir toujours ces repères historiques et collectifs à même de nous rappeler comment nous avons fait pour avancer. D’ailleurs, on dispose aujourd’hui d’outils formidables pour construire un monde meilleur ! On peut communiquer avec quelqu’un à l’autre bout du monde sur des expériences, apprendre à se connaître sans avoir à se déplacer. En termes de fraternité, c’est bien mieux. Ça permet aussi de prévenir certaines formes de racisme. Avoir des repères dans l’Histoire, ce n’est pas être nostalgique, c’est pouvoir mieux construire ce que d’autres nous ont légué.
Comment mobiliser massivement le monde du salariat — en particulier au sein du privé —, dans un pays qui compte 6 millions de chômeurs et un rapport de force si défavorable aux salariés ?
Cette réponse peut prendre du temps ! (rires) Je crois vraiment à cette idée qu’il faut partir des préoccupations individuelles, mais que personne ne peut s’en sortir individuellement. Il s’agit donc de faire des préoccupations de chacun des revendications collectives. Redonner un vrai sens au mot solidarité. Car certains essaient aujourd’hui d’assimiler la solidarité à l’assistanat. Ensuite, il faut que les salariés et les privés d’emploi s’organisent. On est plus fort ensemble que tout seul. Évidemment que pour les personnes privées d’emploi, c’est plus compliqué puisque leur vie est de plus en plus individuelle. On va tout seul à Pôle Emploi, on n’est pas intégré à un collectif.
« Il n’y a jamais eu autant de syndicats et jamais eu aussi peu de syndiqués. »
Il faut s’engager. L’engagement, ce n’est pas l’armée ; ce n’est pas un chef qui impose le garde-à-vous et tout le monde qui marche au pas. L’engagement, c’est partir de nos préoccupations pour s’inscrire dans un collectif en débattant et en fournissant des idées. On a besoin d’un syndicalisme plus fort. On a évoqué la Libération : il y avait moins de syndicats à l’époque. Certains ont cru qu’en multipliant le nombre de syndicats, on multiplierait le nombre de syndiqués. Mais c’est inversement proportionnel, aujourd’hui ! Il n’y a jamais eu autant de syndicats et jamais aussi peu de syndiqués. Il faut donc que le mouvement syndical se ressaisisse. Le syndicalisme, ce n’est pas la compétition, c’est fédérer les énergies. À la Libération, il y avait la CGT, la CFTC et FO venait de se créer. C’est à peu près tout. À l’époque, il y avait 5 millions d’adhérents à la CGT ! En termes de dynamique, c’était autre chose.
Il faut aussi prendre du temps pour échanger, débattre dans tous les lieux possibles. C’est tout l’inverse de ce que fait le patronat puisqu’il y a de moins en moins de temps de pause. L’entreprise ou le service, c’est un endroit où on voit du monde, on peut échanger, croiser des expériences. On peut y créer du lien. Ceux qui n’ont pas de boulot sont isolés, mais en entreprise, plein de salariés sont dans le même cas — quoiqu’en disent les discours patronaux sur le « travail en équipe ». La fixation d’objectifs intenables pour les salariés, qu’ils soient ouvriers ou cadres, les livre à eux-mêmes pour ensuite être montrés du doigt lorsqu’ils ne sont pas remplis. Il existe des boîtes qui épinglent la photo, avec du rouge en-dessous, d’un salarié malade alors que celui qui travaille bien a droit à une couleur verte ; c’est d’ailleurs le cas du syndicaliste, absent pendant ses heures de mandat. On fabrique de la compétition entre salariés alors qu’on devrait créer de l’émulation collective. C’est du boulot : on a en face des Macron qui font croire qu’on ne peut s’en sortir que tout seul !
Comment voyez-vous l’émergence de nouvelles formes de lutte, des nouvelles manières de faire de la politique — pensons à Nuit Debout — par des gens qui rejettent « l’ancien monde » des partis et des syndicats ?
Comme je le disais, il y a besoin de faire émerger des lieux de discussion ; c’est pourquoi j’ai participé à Nuit Debout. À condition que chacun se respecte et respecte l’objet de l’intervention de celui qui prend la parole, que ce soit une association, un syndicat ou même un parti et sa raison d’être. Il ne faut pas que ce soit un lieu où on explique à celui qui arrive comment il doit faire. Et nous ne sommes pas obligés de nous réunir la nuit pour avoir ce genre d’échanges. Nous revendiquons de pouvoir le faire dans les entreprises. Mais comment y parvenir s’il n’y a plus de temps de pause ? Dans ma boîte, on descend avec son PC pour aller boire un café à la cafétéria — qui est désormais privée. Il y une telle contrainte sur les missions, les objectifs et les projets qu’on travaille même pendant nos pauses café. On devrait pouvoir prendre le temps de débattre et de parler politique dans nos entreprises : arrivé au travail, on a l’impression de ne plus être citoyen, d’être aux ordres. Un syndicat a des adhérents qui décident, une philosophie ; j’ai bien entendu qu’il fallait plus d’horizontalité et moins de verticalité, mais, en réalité, c’est aussi ce que nous défendons.
« On devrait pouvoir prendre le temps de débattre et de parler politique dans nos entreprises : arrivé au travail, on a l’impression de ne plus être citoyen, d’être aux ordres. »
On peut tout à fait avoir de l’horizontalité dans une organisation syndicale. Nous disons que ce sont les salariés syndiqués qui sont acteurs et décideurs ; on possède un réseau, un maillage territorial d’entreprises dans lesquelles il faut donner la parole aux syndiqués. Il faut des droits aussi pour ceux qui s’organisent. Les moyens existent, mais uniquement pour les chefs de la CGT pour lesquels le MEDEF et le gouvernement veulent qu’ils aient du temps dans les réunions avec les patrons. Nous voulons une démarche inverse, avec beaucoup de temps pour les délégués et surtout les salariés afin qu’ils puissent se réunir et parler d’un sujet de l’entreprise et régler les problèmes qui montent. Comme je l’avais dit à Nuit Debout, ce n’est jamais la CGT qui décide — au mieux, elle propose —, ce sont toujours les salariés qui prennent les décisions.
Faites l’expérience : montez sur un bidon, sur un bureau, où vous voulez, et dites : « C’est la grève générale ! » (rires) Même en 1968, qui devient un mythe, tout s’est décidé dans les entreprises. Personne, d’ailleurs, n’a repris le boulot en même temps après la « victoire ». Par exemple, à Billancourt, chez Renault, ce n’est pas Séguy qui a été sifflé lors de son compte-rendu : ce sont les relevés des accords de Grenelle qui ne nous convenaient pas tout à fait et surtout la direction de Renault qui n’avait toujours pas commencé les négociations. La grève a continué encore un petit moment. Conclusion : ce sont toujours les salariés qui décident ! Des formes d’actions, il y en a des tas. Dans ce monde médiatique dans lequel les journalistes ne rentrent dans une entreprise qu’à l’occasion d’une visite ministérielle ou lors d’un événement organisé par la direction, il faut sortir de sa boîte de temps en temps et manifester. Sinon on ne parle jamais de ceux qui luttent. Mais il y a des tas d’autres formes de mobilisation originales comme celle des salariées islandaises qui gagnent 15 % de moins que les hommes — comme ici, au passage — et décident de travailler 15 % moins longtemps que les hommes. Ce sont des formes d’actions totalement originales décidées par les principales ou les principaux intéressés.
Face à la rhétorique bien rodée de la « prise d’otage », que pensez-vous de l’idée de mettre en place d’autres modes d’actions qui, à l’image de barrières de péage levées, bénéficient aux usagers et attirent de la sympathie à la lutte ? On sait que les opérations de gratuité sont souvent interdites, mais la grève aussi l’était en son temps…
Elle le redevient d’ailleurs ! Je connais plein de salariés licenciés pour fait de grève… Mais oui, ils le font ! On a plusieurs militants ayant participé à des opérations « péages gratuits » qui ont fini convoqués devant le juge, puis condamnés. Aujourd’hui, remettre en cause le capital, c’est-à-dire le pouvoir établi des grands patrons qui gagnent de l’argent sur le dos des autres, est illégal — on ne parle pas des petits patrons de PME ou TPE sous pression des grands groupes. D’où Gattaz qui nous a traités de « terroristes ». Une déclaration grave dans un pays comme la France qui a connu les derniers attentats. Comment ça se passe ? On est d’abord critiqué, puis ringardisé. Les modernes aujourd’hui ? Ce sont ceux qui veulent qu’on retourne deux siècles en arrière. On le voit dans le documentaire La Sociale des images d’archives montrant des patrons qui, en 1936, parlaient déjà du « coût du travail ».
« Ça fait cent ans qu’on nous sert le même couplet. Dès qu’on essaie de reprendre le fric qu’ils nous volent, on nous répond qu’on est trop chers. »
Je demande : qui est moderne et qui est ringard ? Ça fait cent ans qu’on nous sert le même couplet. Dès qu’on essaie de reprendre le fric qu’ils nous volent, on nous répond qu’on est trop chers. Aujourd’hui, toute forme de résistance est réprimée — et lourdement réprimée ! Contre les Goodyear qui voulaient uniquement préserver leur usine, la réquisition est de neuf mois de prison ferme ! Dans le contexte actuel, et certainement en raison de quelques pressions politiques, on a une justice qui est en train de dériver. Quant à l’expression « prise d’otage », je la réfute complètement : lorsqu’un patron ne veut pas répondre à une question, tu lui réponds « Tu ne sortiras pas tant que tu ne m’auras pas répondu ». Mais ça, ça arrive aussi dans un couple ou quand des parents interdisent à des enfants de sortir de table tant qu’ils n’ont pas fini leur soupe… Bon et alors, on ne dit pas que c’est une prise d’otage, non ? Toutes les formes de lutte me paraissent bonnes à partir du moment où ce sont les salariés qui les décident.
Il y en a pourtant une contre laquelle vous avez pris position : celle de ceux que les médias appellent les « casseurs ». Contrairement à ce qu’affirment les médias et le gouvernement, ce sont souvent des militants politisés. Pourquoi avoir repris cet élément de langage ? Votre désapprobation est-elle purement stratégique ou sont-ils à vos yeux des ennemis du progrès social ?
J’ai un avantage, en tant que Secrétaire général de la CGT : je suis toujours en tête de cortège, en première ligne. Et comme ce n’est pas mon style de ne défiler que cinq minutes, j’ai fait environ quatorze manifs’ depuis le printemps ; j’ai pu juger par moi-même de ce qui se passait. Il y a une jeunesse qui ne veut pas se laisser enfermer dans des cortèges régis par la CGT ou autres — tout en étant dans le même temps engagée, souvent, dans un parti, une association ou un syndicat. De tout temps, il y a eu des mobilisations qui ont voulu s’organiser et s’exprimer en dehors des cadres. Dans ces cortèges de tête, je fais la différence entre des personnes en survêtement, capuche et foulard — j’avais aussi un foulard car les lacrymos… ça pique ! —, et ceux qui viennent avec des casques, des armes dans le sac à dos et des blousons en kevlar comme les flics. Dedans, il y en a qui refusent la rigidité du cortège syndical tout en voulant casser le système et d’autres qui dénaturent cette intention pour simplement en découdre, avec un marteau sur l’hôpital Necker. J’ai confiance en une jeunesse dans laquelle les valeurs de solidarité dont je parlais sont très ancrées. Nous n’avons jamais contesté ceux qui veulent défiler devant le carré de tête. Par contre, on a dénoncé comme casseurs, ceux, très organisés, qui viennent habillés normalement puis sont d’un coup casqués et armés. À une manifestation, on a quand même eu quinze blessés par des casseurs dans les rangs de la CGT.
Dans la logique de ce cortège de tête, il faut s’en prendre aux symboles du capital, c’est-à-dire les concessionnaires, les agences immobilières, les banques, la pub…
D’accord, mais l’hôpital Necker correspond à la sécurité sociale, à la solidarité, au développement de la santé. Necker, on l’a collé sur le dos de la CGT qui « casse tout ». Le Premier ministre l’a tout de même dit à l’Assemblée nationale ! Je pense qu’il y a eu des ordres de la préfecture pour qu’il y ait des accidents le 14 juin. Les dockers du Havre se sont fait taper dessus et se sont défendus ; ils sont maintenant convoqués au tribunal. Les symboles du capitalisme ? J’ai des réserves… Il y en a qui exploitent ça pour dénaturer le mouvement ; impossible ensuite de convaincre et de recréer du collectif. Le 1er mai, manifestation traditionnellement familiale, on a vu des familles recevoir des lacrymos. Elles reviendront peut-être une fois sans les gosses, puis plus jamais. Lors de ces mobilisations, on a aussi souffert de cette image violente surexploitée par un certain nombre de médias. Le symbole de Necker comme symbole du capital… Il y a plein de banques au Luxembourg et en Suisse, sinon ! J’ai des heures de vol et j’ai mené des actions dans ma vie : il faut secouer le monde, retenir un patron qui n’a pas répondu à nos questions, secouer des grilles, mais il faut vraiment bien les choisir, ces symboles. Casser les vitres d’un concessionnaire, ce n’est pas s’attaquer au grand capital, ni au patron de cette marque de voiture.
Que révèle la tolérance du gouvernement vis-à-vis des manifestations sauvages de policiers, cagoulés et armés, alors qu’il était à ce point intransigeant avec les manifestants contre la loi Travail ?
« Il faut secouer le monde, retenir un patron qui n’a pas répondu à nos questions, secouer des grilles, mais il faut vraiment bien les choisir, ces symboles. »
Comme ce sont eux qui manifestent, ils ne peuvent pas être encadrés par la police ! (rires) Plus sérieusement, dans ce climat d’état d’urgence, il y a des tolérances vis-à-vis de policiers cagoulés, voire armés : c’est un jeu politicien sur le symbole de la police, dans un débat public d’affirmation de l’État fort face au risque terroriste. Plaçons la police dans la problématique plus générale des services publics, dont elle fait partie. Quand on supprime 10 000 postes dans la police, comme dans toute organisation, cela a des conséquences sur les conditions de travail, sur le matériel… Même si ce n’est pas la même mission — nous, on considère que la police doit avoir une mission de prévention, de type police de proximité, avant la répression —, on peut comparer cette réduction des effectifs à celle des hôpitaux. La souffrance y est énorme, comme le montrent les mobilisations actuelles. Il faut voir la question de manière plus globale sur l’utilité des services publics dans leur diversité : c’est du lien social, c’est l’égalité des droits des salariés quels que soit la région ou le territoire dans lequel on habite, quels que soient les revenus… On est encore dans une forme de solidarité. Le malaise dans la police, on le retrouve chez tous les agents de la fonction publique avec des conditions de travail dégradées, le fait d’être montré du doigt comme étant supposément des feignants, trop payés, toujours en vacances ou en grève. Il y a évidemment une exploitation politique menée par le Front national, Les républicains et le gouvernement…
Quel regard posez-vous sur la transition énergétique et l’opposition qu’il peut y avoir entre les intérêts à court terme, pour les salariés des secteurs de l’énergie fossile ou nucléaire, et l’intérêt général d’ordre écologique ?
On l’aborde très tranquillement. On pense en termes de développement humain durable, qui conjugue le développement des salariés et la préservation de la planète. Il faut sortir des schémas réducteurs d’une industrie qui pue et qui pollue. Dans toutes les boîtes, on se bat pour qu’il y ait des investissements pour améliorer les conditions de travail des salariés et la préservation de la Terre. Mais il y a des patrons qui sont capables de te répondre par du chantage en parlant de fermer la boîte et de licencier 5 ou 8 000 salariés. Que leur dit-on, alors ? J’aimerais qu’il y ait autant de mobilisation contre les armes nucléaires que contre le nucléaire civil. À l’ONU, avec d’autres grands pays, la France vient de refuser de signer le processus de désarmement nucléaire ; je n’ai pas entendu beaucoup de commentaires. Il faut remettre toutes les choses à l’endroit. En France, il y a 11 millions de personnes qui sont privées partiellement ou totalement d’accès à l’énergie. En Afrique, c’est encore plus grave. Comment peut-on traiter cette question ? La CGT propose une réflexion sur le mix énergétique, sur la manière de conjuguer plusieurs énergies afin de répondre aux besoins des citoyens, des salariés et de la planète. Ce qui pose notamment des questions sur le recyclage des déchets nucléaires. Mais il y a une hypocrisie généralisée avec un modèle allemand tant vanté : il redéveloppe des centrales à charbon et achète du nucléaire en France.
Le Canton de Genève vient d’attaquer en justice la centrale nucléaire de l’autre côté de la frontière, alors qu’elle lui permet d’acheter de l’énergie à bas prix. Arrêtons l’hypocrisie et débattons sur cette transition énergétique : moyens pour la recherche, investissements sur les nouvelles énergies. Il faut en finir avec une vision court-termiste, tenant de la pure communication. Sur le débat de la taxation des centrales thermiques en France organisé par Ségolène Royal, on s’est battu contre car elles ne produisent que 3 heures par an — soit moins de 2 % de la production énergétique —, et uniquement lors des pics de consommation pour faire le relais. Ces centrales thermiques de Gardanne et de Courtemont produisent une énergie qui coûte en revanche très cher. On revient à cette notion de solidarité : tout le monde doit avoir accès à l’énergie ; lors d’une vague de froid, les chômeurs et les plus pauvres doivent pouvoir se chauffer. On ne veut pas que le débat se limite à l’énergie nucléaire. On peut, par exemple, aborder la question par l’organisation du travail. Macron veut que l’on travaille quand on veut et où on veut. Avant, dans les boîtes, il y avait des horaires fixes avec des bus collectifs payés par les entreprises. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Quand on vous annonce la veille pour le lendemain qu’il faut travailler ce samedi, tout le monde prend sa voiture pour aller travailler. Quand chacun travaille à des horaires différents, c’est la fin du transport collectif. La CGT veut que ces questions soient débattues. J’ai eu l’occasion de parler avec d’éminents représentants du mouvement écologique qui découvrent ces questions-là. Les horaires fixes, les transports collectifs, la mutualisation des moyens entre petites et grandes boîtes avec un seul car électrique peuvent permettre de réduire les émissions de CO2 et les embouteillages. Mais avec nos horaires fixes, on va nous répondre que l’on est passéistes, trop rigides face un monde toujours plus flexible ! J’ai été dans une boîte, vendredi dernier, où on oblige les salariés à vider leurs poubelles au nom de la COP21 : résultat, dix emplois supprimés d’une entreprise sous-traitante. Même si cette question est grave, il faut un débat posé dans le temps long en évitant les effets de communication et de querelles politiciennes.
La CGT a publié cette année un guide contre les violences sexistes. A‑t-il été conçu suite à des revendications de la base du syndicat ou est-ce une initiative des cadres ?
« L’égalité homme-femme est une valeur essentielle de notre syndicat et nous voulons être pionnier dans ce domaine. »
Plusieurs choses ont été faites récemment : un guide de l’égalité, une enquête qui vient de sortir sur l’évolution militante — notamment sur la place des femmes au niveau des postes à responsabilité — et un guide sur le sexisme et les violences faites aux femmes. C’est une démarche de la direction nationale de la CGT. L’égalité homme-femme est une valeur essentielle de notre syndicat et nous voulons être pionnier dans ce domaine. Comment s’assurer que les propositions de ce guide soient respectées, qu’elles aient un effet sur les équipes dirigeantes et au sein du syndicat ? Le collectif égalité femme-homme de la CGT commence à avoir de l’expérience.
Lors d’une conférence avec Régis Debray, cette année, vous disiez que la CGT n’est pas machiste mais qu’elle compte trop de machos. Comment expliquez-vous ce décalage entre un souci aiguisé de parité et le fait que des femmes se plaignent de sexisme ?
On est la seule organisation syndicale en France qui respecte la parité au sein de la direction de la Confédération. Malheureusement, nous ne sommes pas un vaccin contre des dérives de la société et on a parfois tendance à croire que quand on adhère à la CGT, ça lave de tout. Les militants demeurent influencés par tout ce qui se passe dans la société : mieux vaut donc prévenir que guérir. D’où notre démarche.
La ministre en charge du droit des femmes a annoncé une campagne contre le sexisme. La CGT a alors fait savoir qu’elle avait un certain nombre de mesures à proposer…
La ministre a communiqué sur plusieurs choses. L’égalité, on l’attend toujours. Il y a des lois mais aucune n’est contraignante pour faire respecter l’égalité salariale entre les hommes et les femmes. Toutes les études sérieuses montrent que l’écart de salaire est d’environ 26 % en France ; les études officielles provenant du patronat minimisent l’écart à 5 ou 6 %. Avec la loi Travail, le gouvernement a tenté de faire un amalgame très malsain entre dérives sexistes et religieuses intégristes. Il y a besoin d’une vraie campagne sur le sexisme et les violences faites aux femmes dans la société, jusque dans les entreprises. Pour le patronat, l’entreprise serait un monde à part, un milieu aseptisé : il préfère des règlements intérieurs plutôt que de faire appliquer des lois de façon identique partout. Pour commencer, faisons appliquer l’égalité professionnelle : mesure de haute portée symbolique pour pouvoir lutter ensuite contre les dérives sexistes.
Vous dites qu’associer intégrisme religieux et sexisme est dangereux.
Bien sûr, et c’est l’un des problèmes de la loi Travail. Il y a un article qui tourne autour des questions de laïcité et de religion pour mieux les renvoyer à des règlements intérieurs d’entreprise. Comme si, selon l’entreprise où l’on bosse, le problème devait être traité différemment. Le port d’un vêtement de travail est différent selon l’entreprise ; il peut donc être réglé en interne — mais ce n’est pas un règlement intérieur qui peut régler les problèmes essentiels d’ordre sociétaux. Par ailleurs, je refuse l’idée de stigmatiser celui qui ne veut pas serrer la main à une femme. Il y a parfois des raisons de ne pas serrer la main à une femme indépendantes du fait qu’elle soit une femme ; il faut les trouver. Moi, par exemple, il m’est arrivé de ne pas serrer la main à ma cheffe : pas parce que c’était une femme, mais parce que c’était ma cheffe ! Comme j’ai déjà refusé de serrer la main à mon chef quand on s’était engueulés, parce qu’il n’avait pas voulu me donner une augmentation sous prétexte que j’étais délégué syndical. Ça n’a rien à voir avec du sexisme ! Il y a parfois des relations conflictuelles dans le travail liées à la hiérarchie et non au sexe — passer par des règlements intérieurs, c’est la porte ouverte à des sanctions injustes.
Toutes les photographies sont de Stéphane Burlot et Cyrille Choupas, pour Ballast.
REBONDS
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