Philippe Poutou : « Tout redevient possible »


Entretien inédit | Ballast

« Le pays doit se réveiller », vient de décla­rer Gérald Darmanin, har­ce­leur paten­té et ministre de l’Intérieur. Prenons-le au mot. Car ça tombe bien : le pays montre que réveillé, il l’est bel et bien. En Seine-Maritime et dans les Bouches-du-Rhône, mal­gré les réqui­si­tions, les raf­fi­ne­ries res­tent blo­quées. En Savoie, on mure la per­ma­nence d’un dépu­té hos­tile à la volon­té popu­laire. Ailleurs, de nom­breux piquets de grève conti­nuent de tenir et cer­tains ont la chance d’être ali­men­tés par des agri­cul­teurs soli­daires. On apprend même que sa majes­té le roi d’Angleterre ne goû­te­ra pas aux charmes répu­bli­cains de la culture fran­çaise. Entre une mani­fes­ta­tion « sau­vage » et un week-end contre les méga­bas­sines, nous avons dis­cu­té avec Philippe Poutou, syn­di­ca­liste et can­di­dat à la pré­si­den­tielle pour le NPA.


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Vous avez décla­ré dans un entre­tien, en jan­vier der­nier, que « le rap­port de force est loin de nous être favo­rable. Il nous manque les outils, tant poli­tiques que syn­di­caux, pour nous défendre. Tout est à refaire. Seul le mou­ve­ment social peut nous redon­ner un souffle ». Ce souffle, on l’a retrouvé ?

Oui. Je pense que tout n’est pas réso­lu et qu’on est loin d’une vic­toire, mais il n’empêche : il se passe énor­mé­ment de choses depuis jan­vier. Tout rede­vient pos­sible. À tra­vers la mobi­li­sa­tion — les grosses manifs, décla­rées ou sau­vages, les grèves, les blo­cages —, ce qu’on voit c’est que la confiance revient. De nou­veau, on sent qu’on peut agir col­lec­ti­ve­ment, qu’on peut chan­ger les choses col­lec­ti­ve­ment. Et puis il y a cette idée toute conne, celle d’oser expri­mer sa colère ! Oser dire merde au pou­voir, oser dire qu’il y en a marre et que ça va chan­ger, oser se confron­ter à tout ça, faire des feux de pou­belles, mani­fes­ter à l’heure qu’on veut, quand on veut… Ce qu’on a vu pen­dant les gilets jaunes — et c’est, d’une cer­taine manière, un rebond des gilets jaunes. On réap­prend à agir ensemble, à se faire confiance. Je pense qu’on a une belle illus­tra­tion de notre poten­tiel quand on est comme ça, très nom­breux dans la rue, et des consé­quences que ça implique.

Un docu­men­taire inti­tu­lé Il nous reste la colère est sor­ti en décembre 2022 à pro­pos de la lutte que vous avez menée dans l’usine Ford de Blanquefort, jusqu’à sa fer­me­ture. Ce titre, ça vaut aus­si pour la mobi­li­sa­tion en cours ?

Il nous reste la colère, oui, même s’il ne nous reste pas que ça. On est dans un monde où tout est fait pour qu’on ne se mette pas en colère, comme si ce n’était pas bien, pas construc­tif. Les domi­nants, eux, res­tent calmes. Macron et Darmanin nous insultent très cal­me­ment ! Ils nous insultent, ils nous dénigrent, ils nous prennent pour des cons, mais avec calme. Ils ne sont pas en colère, ces gens-là : la colère c’est nous qui l’avons, et ils veulent nous faire culpa­bi­li­ser pour ça. Il ne serait pas nor­mal d’être en colère, de crier, de mani­fes­ter la nuit. Alors il faut qu’on le reven­dique : on a le droit d’être en colère, d’autant plus dans un monde pro­fon­dé­ment injuste et dégueu­lasse. Il faut qu’on l’exprime, et il y a des formes diverses : il peut y avoir une colère calme, ou bien cette colère qu’on voit dans les mani­fes­ta­tions ces der­niers jours. J’ai par­ti­ci­pé aux mani­fes­ta­tions sau­vages à Bordeaux, c’était fran­che­ment génial ! Il y a 95 % de jeunes et, para­doxa­le­ment, ça se passe avec une cer­taine forme de séré­ni­té, de déter­mi­na­tion calme. La colère, c’est bra­ver ces limites qu’on nous donne, qu’on nous fixe. Et là, oui, on dépasse les limites.

Cette colère, il faut l’organiser, avez vous lan­cé sur les réseaux sociaux depuis un cor­tège. Comment ?

« La colère, c’est bra­ver ces limites qu’on nous donne, qu’on nous fixe. Et là, oui, on dépasse les limites. »

On le voit dans les manifs à Paris le soir : les mani­fes­tants s’organisent, s’éparpillent, se retrouvent, jouent au chat et à la sou­ris avec la police. D’abord, c’est ludique. Et puis il y a la fier­té de ripos­ter avec déter­mi­na­tion, parce qu’on a envie de désta­bi­li­ser le pou­voir, de faire peur au pou­voir, de mon­trer qu’on est en capa­ci­té de répondre. Il y a une forme d’émancipation, de libé­ra­tion. Ça nous fait sor­tir de toute une période de rési­gna­tion et de contrôle. Il y a comme une envie de se libé­rer de tout ça. C’est une pre­mière étape. Mais s’il y a la colère, il n’y a pas que ça. Vous avez rai­son : com­ment peut-on rendre la colère efficace ?

Vous nous disiez en 2016, à l’occasion de la mobi­li­sa­tion contre la loi Travail, que « l’efficacité, c’est se rejoindre ». Votre par­ti, le NPA, pro­pose une ren­contre uni­taire avec toutes les forces mobi­li­sées à gauche.

Il faut réus­sir à allier deux choses : le côté uni­taire et le côté radi­cal ou, disons, déter­mi­né, du mou­ve­ment social. On sait que ce mou­ve­ment-là, comme tout mou­ve­ment social, enga­ge­ment ou action, a son ver­sant plus ou moins radi­cal ou com­ba­tif. Le mou­ve­ment est com­po­sé de plu­sieurs ten­dances, et c’est ce qui fait sa force. Il y a cette inter­syn­di­cale, à qui on peut par­fois repro­cher de ne pas être suf­fi­sam­ment motrice et com­bat­tive, mais qui en même temps per­met une uni­té fon­da­men­tale au ser­vice du mou­ve­ment, et le retour de la confiance. Tout le monde y a vu la condi­tion d’un mou­ve­ment mas­sif. On s’est dit qu’ain­si on pour­rait frap­per fort. Malgré une pres­sion énorme depuis quelques jours de la part du pou­voir et de Darmanin pour essayer de stig­ma­ti­ser encore un peu plus ce qu’on appelle les black blocs, l’intersyndicale reste pru­dente et ne s’en prend pas au côté radi­cal des manifs, comme elle le fai­sait à une cer­taine époque. Il y a une pres­sion mise sur les syn­di­cats pour qu’ils se retournent contre cette jeu­nesse qui fait des feux dans la rue, mais ils sentent bien que le mou­ve­ment, c’est aus­si ça. Il faut sor­tir de cette idée selon laquelle il y aurait une frange qua­si­ment extra­ter­restre, hors manifs, qui vien­drait juste foutre le bor­del. Non : le bor­del, ça fait par­tie de la colère sociale. C’est un des aspects du mou­ve­ment. À côté de ça, il faut recon­naître que Macron nous aide beau­coup. Ils sont tel­le­ment bour­rins ! Je tiens au plu­riel, parce que si Macron est un chef d’orchestre, il a un gou­ver­ne­ment et plein de gens autour de lui qui, pour l’instant, assument cette poli­tique-là. Mais leur arro­gance, leur sen­ti­ment de toute-puis­sance et d’impunité les amènent à faire des bourdes, à aller loin et à y aller trop fort. Ça contri­bue à ren­for­cer le mou­ve­ment, à le radi­ca­li­ser. On a le sen­ti­ment d’être tel­le­ment mépri­sés, d’être trai­tés de bons à rien, que ça sus­cite un réveil de la digni­té qui nous fait dire stop.

[Manifestation du 21 mars, Paris | Stéphane Burlot]

On est conscients qu’il y a à la fois un mou­ve­ment syn­di­cal, un mou­ve­ment poli­tique et des gens qui ne sont pas orga­ni­sés mais qui s’impliquent tout de même. La jeu­nesse ne se mobi­lise pas de manière clas­sique : avant c’était dans les lycées, dans les facs, aujourd’hui c’est beau­coup dans la rue. Alors qu’est-ce qu’on fait de ce mou­ve­ment-là ? Tous ces acteurs pour­raient se retrou­ver et faire un point sur la situa­tion pour coopé­rer, en pre­nant en compte les dif­fé­rences au sein du mou­ve­ment et les res­pec­ter, les coor­don­ner, en faire une véri­table force qui fasse recu­ler le gou­ver­ne­ment. Le NPA, on est une toute petite voix — ce qui nous donne peu d’illusions. Mais on pense qu’il faut au moins poser cette réflexion : il faut plus qu’une inter­syn­di­cale ! Il faut une direc­tion ou, du moins, une coor­di­na­tion du mou­ve­ment qui per­mette de mon­trer qu’on est unis face au pou­voir. Certains, comme la CFDT, la CFTC ou l’UNSA, pensent qu’il faut se can­ton­ner aux manifs syn­di­cales ; d’autres pensent qu’il faut blo­quer ; d’autres qu’il faut une grève géné­rale ; d’autre qu’il faut aus­si des com­bats de rue. Comment on conci­lie ça ? Il y a un camp social qui est en train de se battre contre le pou­voir, contre un autre camp social. Et pour ne pas perdre ce com­bat, il nous faut une coor­di­na­tion, une dis­cus­sion franche sur la manière dont on peut faire évo­luer le mou­ve­ment. On fait par­tie de la frac­tion radi­cale, mais ça n’est pas pour ça qu’on pense qu’il faut se déta­cher de l’intersyndicale. Au contraire : il faut res­ter unis, coor­don­nés. On est pour qu’il y ait des manifs comme ça a été le cas le 23 mars der­nier, mais on est aus­si pour que ces manifs deviennent ce qu’elles sont deve­nues à Paris ou à Bordeaux. Engageons cette discussion.

Cette confiance retrou­vée, c’est peut-être celle qui s’est dis­si­pée devant l’échec d’une alliance entre les forces de gauche lors des der­nières élec­tions pré­si­den­tielles. La rue peut-elle per­mettre une entente que les for­ma­tions poli­tiques peinent à assurer ?

C’est bien la force du mou­ve­ment social. On pour­rait dire que, d’une cer­taine manière, le début du chan­ge­ment est venu après la pré­si­den­tielle, même si c’était sur un ter­rain élec­to­ral et ins­ti­tu­tion­nel. La ques­tion est celle-ci : com­ment on recons­truit une force de gauche ? On a tous le sen­ti­ment qu’il nous manque quelque chose. On est orphe­lins. On n’a pas les outils adé­quats aujourd’hui pour se défendre. On l’a vu avec une extrême fai­blesse syn­di­cale, un mou­ve­ment asso­cia­tif en perte de vitesse et une gauche poli­tique com­plè­te­ment rata­ti­née — pas seule­ment divi­sée, mais sans pers­pec­tives. Les légis­la­tives, avec les débats autour de la créa­tion de la NUPES, ont per­mis de retrou­ver une cer­taine dyna­mique sur la base du score de Mélenchon aux pré­si­den­tielles, qui a été l’expression d’une colère qui com­men­çait à se lâcher, d’un ras-le-bol anti­li­bé­ral. Avec toutes les limites de Mélenchon, le score qu’il a fait a mar­qué le début d’un tour­nant, que la NUPES a per­mis de conti­nuer. Avec le NPA, on a par­ti­ci­pé au début du pro­ces­sus mais on s’est fait éjec­ter : on était jugés à la fois trop faibles pour peser vrai­ment et trop radi­caux pour bon nombre de per­sonnes qui par­ti­ci­paient à la NUPES. Mais aujourd’hui, on voit bien que ces dis­cus­sions peuvent prendre une autre direc­tion. Il faut insis­ter sur la néces­si­té de recons­ti­tuer une gauche poli­tique et recons­truire des outils com­ba­tifs, qui sont liés à la lutte sociale plus qu’aux ins­ti­tu­tions. Ça ne veut pas dire qu’il faut s’écarter des ins­ti­tu­tions, de la bataille élec­to­rale, mais ce qui va être déter­mi­nant c’est ce qu’on va être capables de faire au quo­ti­dien, dans nos quar­tiers, dans les entre­prises, dans la rue. Ce sont nos outils qu’il faut construire, pas se conten­ter de ceux qui sont aux mains des élus. On ne veut sur­tout pas recons­truire la gauche telle qu’on l’a connue, mettre des pan­se­ments ou répa­rer quelque chose qui s’est cas­sé, on veut faire quelque chose de nou­veau. Et le mou­ve­ment social peut nous aider à ça. Tel qu’il est com­po­sé aujourd’hui, il per­met de se deman­der com­ment faire ce lien entre le mou­ve­ment syn­di­cal réfor­miste qui, de peur de radi­ca­li­ser le mou­ve­ment social, n’ose pas entrer dans une confron­ta­tion de classe et adop­ter un dis­cours très com­ba­tif, et un mou­ve­ment poli­tique qui pose des ques­tions de fond. Ça per­met­trait de mieux concré­ti­ser ce dont on a besoin. Le mou­ve­ment social crée des condi­tions nou­velles de discussion.

La répres­sion se dur­cit depuis une semaine. La vio­lence du pou­voir avait contri­bué à broyer la révolte des gilets jaunes. Est-ce qu’on doit craindre la recon­duc­tion de cette stra­té­gie de la part du gou­ver­ne­ment pour écra­ser le mouvement ?

« Il faut le dire : Macron, Darmanin, ils sont dingues. »

Il y a deux leviers. D’une part, le 49.3. Ça fait suite à une stra­té­gie par­le­men­taire qui veut nous faire croire qu’il n’y a pas d’autre choix : le gou­ver­ne­ment sait mieux que tout le monde dans quel état se trouve l’économie, alors si on n’est pas convain­cus, c’est qu’on n’a pas com­pris. Le seul élan de modes­tie qu’il a concé­dé, c’est que ses membres n’ont peut-être pas su très bien expli­quer. Nous, on est en bas de la socié­té : on ne peut pas com­prendre ce qui se passe, ça nous dépasse, alors heu­reu­se­ment qu’on a des experts au pou­voir ! Il y a une pro­pa­gande qui nous rabaisse en per­ma­nence et nous ren­voie dans la posi­tion de ceux qui ne com­prennent pas, qui ne savent pas et qui devraient accep­ter les choses. Mais cette fois-ci, on s’aperçoit que ça ne marche pas. Le rejet du 49.3 a mon­tré que ça ne pas­sait plus. C’est le tour­nant du mouvement.

Quand la pro­pa­gande selon laquelle il n’y a pas d’al­ter­na­tive ne suf­fit pas, les domi­nants remettent en place la répres­sion directe dans la rue. Ils s’attaquent aux mani­fes­tants en géné­ral et plus par­ti­cu­liè­re­ment à la frange radi­cale de la mobi­li­sa­tion. Et avec des men­songes en plus ! Il faut le dire : Macron, Darmanin, ils sont dingues. Hier, Darmanin a dit que l’extrême gauche appelle à tuer des flics ! À détruire la République ! Mais d’où il sort ça celui-là ? Tout ça pour jus­ti­fier la répres­sion. On ne vaut rien. On est des vau­riens. On est des gens sur qui on peut tirer : c’est ça que ça veut dire. C’est la jus­ti­fi­ca­tion de la répres­sion poli­tique et de la vio­lence poli­cière qui l’ac­com­pagne, qui est l’expression d’une classe domi­nante qui a déci­dé de stop­per la contes­ta­tion. Et ça, c’est dan­ge­reux, parce que ça n’est pas inef­fi­cace : c’est inti­mi­dant, ça fait peur. On va retrou­ver des mani­fes­ta­tions dures où les gens auront peut-être plus de dif­fi­cul­té à s’ex­pri­mer. Ça va sûre­ment se tra­duire par un petit affai­blis­se­ment du nombre de mani­fes­tants et le gou­ver­ne­ment va en pro­fi­ter pour dire que les gens ont com­pris qu’il fal­lait arrê­ter. Il faut prendre au sérieux le com­bat poli­tique à mener contre la répres­sion, c’est-à-dire com­ment on la dénonce, com­ment on mène une cam­pagne qui montre la gra­vi­té de la situa­tion, com­ment on arrive à convaincre de la légi­ti­mi­té du mou­ve­ment social et de son dur­cis­se­ment. C’est, fina­le­ment, une ques­tion d’autodéfense. On est agres­sés, on est atta­qués, il faut qu’on se défende. Maintenant qu’on est dans la rue, ça ne peut pas s’arrêter comme ça. Mais com­ment fait-on ? On en revient à la ques­tion pré­cé­dente : il nous faut une dis­cus­sion col­lec­tive. Comment le mou­ve­ment par­vien­dra-t-il à mettre en place une ges­tion collective ?

[Manifestation du 21 mars, Paris | Stéphane Burlot]

On pour­rait attendre une forme de soli­da­ri­té entre les élé­ments dis­tincts du mou­ve­ment, qu’ils soient réfor­mistes ou révo­lu­tion­naires. Qu’un Fabien Roussel, par exemple, arrête de condam­ner la contre-vio­lence des mani­fes­tants, qu’une défense col­lec­tive, notam­ment sur le plan média­tique, se mette en place.

Tout à fait. Le camp d’en face, le camp bour­geois, est capable de ça lui. On peut ima­gi­ner que du côté du pou­voir et au sein du milieu patro­nal, tout le monde ne par­tage pas la stra­té­gie de Macron. Certains se disent peut-être même que Macron fait n’importe quoi, et qu’à cause de lui, ils sont dans la merde ! On le voit un peu à droite, avec Charles de Courson par exemple, repré­sen­tant de la droite aris­to, qui se démarque de cette manière-là. On peut se rap­pe­ler d’un François Sureau au moment des gilets jaunes aus­si, de ces hauts fonc­tion­naires qui se posent en défense des droits et des liber­tés. Mais, mal­gré ces nuances, il y a bien un bloc bour­geois. Il faut qu’on soit en capa­ci­té de faire bloc aus­si. On peut très bien ne pas par­ta­ger la stra­té­gie de ce qu’on appelle les black blocs — même si, encore une fois, ce ne sont cer­tai­ne­ment pas que des gens en dehors des manifs qui par­ti­cipent aux com­bats de rue, il y a aus­si des syn­di­ca­listes avec leurs cha­subles CGT et Solidaires —, mais il fau­drait que ce mou­ve­ment puisse dire : « On ne par­tage peut-être pas tout, mais face au pou­voir on mène un com­bat soli­daire, on se défend et on ne dénonce pas ce qu’on pour­rait consi­dé­rer comme des vio­lences du côté des mani­fes­tants. » Ce que dit Roussel, c’est déplo­rable. Mais les syn­di­ca­listes, y com­pris Laurent Berger, sont sur la rete­nue. Quand ils se démarquent de la radi­ca­li­sa­tion, ils disent que c’est Macron le res­pon­sable de celle-ci. C’est une manière d’être soli­daires avec les mani­fes­ta­tions radi­cales. C’est une façon de dire, aus­si : ne cher­chez pas à nous divi­ser. Mais ça reste encore trop timide. Il fau­drait dire : « Bien sûr, c’est notre camp, on se bat, on ne par­tage peut-être pas tout dans les formes de com­bat, mais ça reste notre camp. » On a besoin de mon­trer notre uni­té. On ne pour­ra fra­gi­li­ser le pou­voir que comme ça. Si le pou­voir voit qu’il y a des failles, c’est dan­ge­reux pour nous.

Dans un livre récent, Un « petit » can­di­dat face aux « grands » médias, vous reve­nez sur le trai­te­ment média­tique de vos cam­pagnes pré­si­den­tielles suc­ces­sives. De la même manière, com­ment ana­ly­sez-vous le trai­te­ment média­tique de ces trois mois de mobilisation ?

Le trai­te­ment de la mobi­li­sa­tion depuis jan­vier jusqu’à ces der­niers jours est inté­res­sant. Depuis le début, le pro­blème de fond que les médias ont à trai­ter, c’est que le mou­ve­ment est popu­laire. Les chiffres sont dingues : tout le monde voit que les mani­fes­ta­tions sont mas­sives dans les grandes villes, à Paris, Marseille, Bordeaux, mais aus­si à Guéret, à Bayonne ou à Brive. Partout. Ce sont des chiffres que les gens n’ont pas vus depuis très long­temps, voire qui n’ont jamais été vus. Mais la popu­la­ri­té se mesure aus­si à tra­vers les son­dages : 90 à 92 % des sala­riés et 80 % de la popu­la­tion contestent la réforme. Depuis le début, et même avec des manifs qui partent dans tous les sens, l’opinion publique reste lar­ge­ment du côté de la mobi­li­sa­tion. Les médias le voient : leurs propres télé­spec­ta­teurs sont oppo­sés à la réforme. Depuis le début, je trouve que les médias sont sur la rete­nue. Ils ne sont évi­dem­ment pas dans le res­pect de la mobi­li­sa­tion sociale, mais ils voient qu’il se passe quelque chose d’énorme. Ils se disent qu’ils ne peuvent décem­ment pas atta­quer à lon­gueur de jour­née les mani­fes­tants et les syn­di­ca­listes, y com­pris les gau­chos. La mobi­li­sa­tion a réus­si à impo­ser ça — ce qui montre la force du mou­ve­ment. Des édi­to­ria­listes, des édi­to­crates hyper réacs se sont rete­nus, même des Christophe Barbier ont par­fois pu dire des choses éton­nam­ment en faveur du mou­ve­ment social. Je n’ai pas sui­vi les décla­ra­tions de Macron mer­cre­di, parce que j’ai pas­sé toute la jour­née en manif. Ce que j’ai vu, ce sont les décla­ra­tions de Darmanin : le pou­voir passe à l’attaque et les médias devraient suivre. Encore que ça n’est pas si simple : s’ils sont dans une logique de « chiens de garde », ils en ont aus­si un peu marre de Macron, ils se rendent bien compte qu’il fait n’im­porte quoi. Mais la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment, la colère qui s’exprime de plus en plus lar­ge­ment, ça fait peur à ces gens-là. Sur CNews, ça parle de révo­lu­tion, de Robespierre… Alors qu’on en est quand même pas là ! Les slo­gans, les tags, beau­coup font réfé­rence à la Révolution, à la Commune de Paris dont on a fêté l’anniversaire le 18 mars. Ce sont les reven­di­ca­tions d’une par­tie du mou­ve­ment social et on sent que ça sus­cite une petite peur du côté des médias : et si ça déra­pait com­plè­te­ment ? Ils com­mencent à expri­mer un réflexe de classe, une haine du pauvre qui se révolte. Il y a plus de chances que leurs posi­tions évo­luent vers la pos­ture clas­sique du chien de garde et qu’ils se lâchent contre les mani­fes­tants radi­caux. C’est pour ça : plus on tien­dra cette ligne de soli­da­ri­té du mou­ve­ment, plus on sera forts face au pouvoir.

On est à la veille d’une nou­velle mani­fes­ta­tion contre les méga­bas­sines et le gas­pillage de l’eau. En octobre der­nier, 7 000 mani­fes­tants s’é­taient dépla­cés. Face à eux se trou­vaient 1 700 flics. Darmanin a annon­cé des effec­tifs deux fois plus impor­tants ce week-end. Vous y serez : pourquoi ?

« La lutte des bas­sines, comme celle des retraites, c’est tou­jours une ques­tion de démo­cra­tie. On a le droit de déci­der de ce qui nous concerne, de nous organiser. »

On consi­dère, avec le NPA, que la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites et celle contre les méga­bas­sines sont des com­bats qui doivent se connec­ter. Première chose : c’est une confron­ta­tion avec le pou­voir. Dans les deux cas, on se confronte aux mêmes per­sonnes — Macron, Darmanin. La ques­tion sociale et la ques­tion envi­ron­ne­men­tale sont de plus en plus liées, même si on n’au­ra pas for­cé­ment les mêmes acteurs, les mêmes mani­fes­tants, du moins pas com­plè­te­ment. Il y en a qui res­tent spé­ci­fi­que­ment dans les com­bats envi­ron­ne­men­taux, qui ne sont pas for­cé­ment connec­tés au mou­ve­ment syn­di­cal. À l’in­verse, on voit que les équipes syn­di­cales, elles, sont de plus en plus inves­ties dans les mou­ve­ments envi­ron­ne­men­taux. On sait qu’on va retrou­ver demain des gens qui sont dans la rue depuis trois mois. On a besoin de mieux for­ma­li­ser ce lien entre les luttes, de mon­trer à quel point c’est le même com­bat. On fait face à la même répres­sion, déjà. Ce qui s’annonce est quand même flip­pant… On ne sait pas si ça va déra­per, com­ment ça va canar­der, mais cette fois on sera dans des champs et vu les effec­tifs de flics pré­vus, c’est quand même inquié­tant. Mais si c’est ten­du comme ça, c’est aus­si le signe que ça n’est pas rien pour le pou­voir, que ça ne passe pas inaper­çu. Il y a quelque chose de fort à faire là-bas ! Donc dans cette bataille comme dans celle des retraites, c’est tou­jours la ques­tion de la démo­cra­tie. On a le droit de déci­der de ce qui nous concerne, de nous orga­ni­ser. C’est une ques­tion poli­tique de fond, celle du pou­voir qu’a la popu­la­tion de déci­der de sa vie en se confron­tant aux déci­sions des pri­vi­lé­giés et des ultra-riches. Parce que dans tous les cas, c’est la ques­tion des for­tunes, d’un côté, et de l’intérêt géné­ral des popu­la­tions, de l’autre.

C’est aus­si l’oc­ca­sion de mettre en avant des zones rurales, qui l’ont peu été jus­qu’à pré­sent contre la réforme des retraites. Là aus­si, les syn­di­cats sont actifs : la Confédération pay­sanne fait par­tie des orga­ni­sa­teurs de la mobi­li­sa­tion contre les méga­bas­sines. Il y a un pont qui peut se jeter là ?

Oui. Et moi qui suis syn­di­ca­liste depuis long­temps, je vois bien que ce pont se des­sine. C’est sûr, la CGT n’est pas la plus sen­sible aux ques­tions envi­ron­ne­men­tales — on a encore des trucs hyper rétro­grades, dans la CGT Énergie par exemple, sur la ques­tion du nucléaire : on sent que ça bloque. Ça se passe plus au sein des équipes syn­di­cales. Je pense notam­ment à celles qui vivent du côté de Nantes, à proxi­mi­té de Notre-Dame-des-Landes, ou qui sont du côté d’Albi, où s’est dérou­lée la pro­tes­ta­tion contre le bar­rage de Sivens. Des syn­di­ca­listes se sont retrou­vés impli­qués dans ces mou­ve­ments et dans ces luttes-là — la défense d’espaces verts, les luttes contre des pro­jets immo­bi­liers. Petit à petit, le mou­ve­ment syn­di­cal s’implique et influence les orga­ni­sa­tions de l’intérieur. Pour ça, le mou­ve­ment anti-bas­sines est emblé­ma­tique et fait suite à Notre-Dame-des-Landes. On a inté­rêt à s’en mêler ! L’eau, c’est un des sujets dont on ne s’occupe pas habi­tuel­le­ment, parce qu’on se dit que c’est pour les céréa­liers, que c’est impor­tant qu’ils puissent irri­guer. C’était pareil pour le bar­rage de Sivens, il n’y avait que quelques habi­tants direc­te­ment concer­nés au début. Et puis après, on se dit merde, avec l’urgence cli­ma­tique et la catas­trophe envi­ron­ne­men­tale en cours, on a inté­rêt à se mêler de ça ! Parce que des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales qui font n’im­porte quoi sont en train de nous bou­siller la vie. Ils sont en train de tout détruire, alors occu­pons-nous de ça ! Il n’y a pas que la ques­tion des retraites, des salaires ou du ser­vice public qui doit nous mobi­li­ser, ne lais­sons pas les capi­ta­listes de l’agriculture bou­siller nos vies !


Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot
Photographie de vignette : Martin Noda | Hans Lucas


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REBONDS

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