Entretien inédit | Ballast
« On ne se refait pas » : il n’est pas rare d’entendre Pierre Bergounioux répondre de cette simple phrase, qu’on lui demande les causes de son attachement aux écrits de Marx et de ses continuateurs, les raisons de son style ou encore pourquoi l’égalité reste, coûte que coûte, le principe directeur auquel il croit. C’est en découvrant ses prises de position politiques et, plus encore, en ouvrant ses essais sur la littérature, qu’on prend la mesure de l’influence qu’a eue et a encore sur l’écrivain le poids de l’Histoire. Des premiers systèmes cunéiformes à la prose de William Faulkner, Pierre Bergounioux ne cesse d’expliquer l’accès à l’écriture à partir des conditions économiques qui ont permis son émergence, jusqu’à ce que la « petite société périphérique » qui l’a vu naître aux marges du Massif central trouve enfin le droit d’être décrite. Second volet de notre entretien : sciences sociales et politique.
Dans Tristes Tropiques, Claude Levi-Strauss explique avoir eu « trois maîtresses » pour le guider au cours de sa vie : la psychanalyse, la géologie et le marxisme. À vous lire, il semblerait que les vôtres soient peu ou prou les mêmes…
Je crois, oui. Lévi-Strauss était d’une intelligence lumineuse. Il a immédiatement distingué les maîtres-mots qui lui permettraient — je cite Descartes — « de marcher avec assurance en cette vie ». De qui recevoir des directives capitales si ce n’est de Karl Marx, penseur du monde actuel, du capital ? La géologie ensuite, en ce qu’elle explique, par exemple, la différence entre les bonnes et les moins bonnes terres de l’économie politique et que ces notions me sont d’autant plus précieuses que je suis un rejeton des secondes — non porteuses de rente, non susceptibles de fournir aux besoins des penseurs, des poètes, des peintres, des sculpteurs, qui éclairent, agrémentent, enrichissent les existences que nous menons. La pauvreté du pays et la mienne se déduisent mécaniquement de l’ingratitude foncière du substrat granitique sur lequel nous conversons paisiblement. Je partage avec Lévi-Strauss ces deux maîtresses.
Et la psychanalyse ? L’un de vos derniers ouvrages, L’Hôtel du Brésil, pourtant publié dans une collection dédiée à cette discipline aux éditions Gallimard, se termine sur son rejet, son refus.
C’est vrai ? Quelle insolence ! (rires)
Un livre entier pour expliquer pourquoi cette discipline ne vous parle pas… Pourquoi ?
C’est une discipline qui n’est pas d’un grand secours à un gueux de ma sorte. Je dois être à moi seul un traité exhaustif de psychopathologie mais là n’est pas le plus important. Ce que je tiens pour déterminant, conformément à la vulgate marxiste, c’est le stade de développement des forces productives et les rapports sociaux correspondants. Les maux dont je peux être affligé ne tiennent pas tant à un trouble singulier, subjectif, tout intérieur, qu’à la pauvreté matérielle, donc culturelle, de ma petite patrie. Aristote, qui était la plus forte tête philosophique de l’Antiquité, tenait l’esclavage pour naturel. La productivité du travail était si faible que 200 000 esclaves devaient trimer aux champs, dans les mines, pour permettre à 40 000 Athéniens de participer à la vie politique et à une poignée d’entre eux, dont Aristote, de s’adonner à la philosophie. C’est eux, là-bas, qui ont découpé les catégories sous lesquelles nous rangeons toutes choses, inventé le concept, la démocratie. Nos cervelles ont été façonnées par les Grecs et, à quelque degré, restructurées par les Allemands.
« Ce que je tiens pour déterminant, c’est le stade de développement des forces productives et les rapports sociaux correspondants. »
Non, la psychanalyse n’était pas véritablement de nature à m’aider. Les affections « spécifiques » — le terme est de Bourdieu — dont elle traite pèsent peu au regard de notre détermination sociologique, générique. J’ai lu Freud : ne croyez pas que je me sois épargné ce détour. C’est un esprit du premier rang. Mais ce qu’il avance ne concerne qu’une assez faible partie de ce en quoi je peux consister. L’essentiel, j’en suis redevable à la petite société périphérique, retardataire, séparée, à dominante rurale, à laquelle j’appartiens de naissance. Freud compte, sans doute. À partir de rien ou presque — un lapsus, un acte manqué, un rêve —, il n’infère rien de moins que l’existence énorme, dérangeante, de l’inconscient. Un océan de ténèbres sur lequel nous flottons comme des bouchons. Lévi-Strauss peut bien le placer dans la triade penchée sur ses éveils intellectuels. J’ai tiré, concernant ma culture, ou plutôt mon inculture, beaucoup plus de la géologie ou de la théorie matérialiste de l’Histoire que de ce que Freud a pu écrire dans Totem et tabou ou Malaise dans la civilisation. Ce qui m’a préoccupé ne tenait pas tant à l’existence d’une pensée mienne, dont ce que je prenais pour ma pensée ne voulait rien savoir, qu’à un contexte économique, matériel, social qui me privait, ainsi que mes petits compatriotes, de l’accès à certaines vérités, à commencer par celle dudit contexte.
Voilà qui explique peut-être une autre différence avec Lévi-Strauss, à savoir votre rejet du structuralisme en littérature, où chaque œuvre littéraire apparaît comme un réseau de signes fermés.
Je me méfie beaucoup du prix qu’on a accordé, sur les brisées de la linguistique, à la langue comme « entité autonome de dépendances internes » quand le vieil Horace a défini en quatre mots, à deux millénaires d’ici et une bonne fois pour toutes, ce qui fait l’intérêt, la valeur d’un texte : « De te fabula narratur » — « C’est de toi, lecteur, qu’il est question dans la fable. » Un livre ne me plaît pas, ne me parle pas parce qu’il est chargé d’harmonies verbales, de petits tours ingénieux, de sentences coupées, d’exhibitions de virtuosité — pas du tout ! Il remédie à l’infirmité de mon esprit, nomme congrument la chose, éclaire, illumine telle expérience que j’ai faite et ne comprenais pas. Il répand cette clarté qui n’est que de lui, de l’écrit, dans ces contrées de mon âme où mes propres, mes pauvres lumières n’atteignaient pas. Tout progrès de conscience, toute augmentation d’être sont source de joie tandis que la tristesse sanctionne les pertes, les empêchements, les privations. Notre vie, me semble-t-il, se déroule sous le signe de cette bipolarité. C’est Spinoza qui parle d’augmentation de notre « puissance ». Il y a plus de monde et notre félicité entérine cet accroissement, ce surcroît de richesse.
Et Lévi-Strauss lui-même, enfin ?
Je n’ai jamais envisagé de me hasarder hors des limites du pays. Comme Lévi-Strauss, « je hais les voyages et les explorateurs ». Mais il a surmonté ses préventions pour recueillir auprès des Nambikwara et des Bororo des enseignements irremplaçables sur la « pensée sauvage ». J’avais assez à faire avec la nôtre pour ne pas quitter mon réduit. Et puis je me sens désemparé dès que je m’éloigne du canton natal. Un reliquat de la sédentarité forcée des vieux âges. On ne se refait pas. Nous sommes redevables à Lévi-Strauss de l’apport décisif qui a consisté à donner un sens à des textes, ceux des sociétés sans État et sans écriture, qui nous font l’effet, lorsqu’on les examine facialement, de sortir du cerveau d’un enfant de trois ans, d’un ivrogne ou d’un fou. J’ai lu, d’un œil légèrement exorbité, ces mythes en provenance de l’Amérique du Sud ou de la côte est des États-Unis. Notre premier mouvement, à nous qui avons tendance à oublier lesquels nous sommes — des sujets d’État, des agents rationnels, durablement scolarisés, parfaitement alphabétisés —, c’est de nous dire que leurs auteurs sont ivres, ou déments, ou rêvent tout éveillés. Fort du principe structural qui a révolutionné la linguistique, Lévi-Strauss ne tient pas tant compte des éléments de contenu que de leurs rapports et de leurs variations. Il s’agit de traduire dans notre langage, de ranger sous nos catégories ces groupes humains « primitifs » que la colonisation, la mondialisation — l’européanisation de la planète — ont balayés impitoyablement, en quelques décennies. Nous avons sans doute échangé, au Néolithique ou au Paléolithique, près du feu, dans les cavernes, des récits aussi apparemment fous, à nos yeux tardifs, que ces contes sauvés par des aventuriers, des trafiquants de fourrure, des administrateurs civils. Je me rappelle l’émerveillement dont j’ai été saisi lorsqu’à la fin des années 1960, salarié depuis peu, j’achetais l’un après l’autre les volumes des Mythologiques. J’attendais avec impatience le dernier, L’Homme nu. Ça a été une grande expérience intellectuelle. Lévi-Strauss se donnait pour marxiste. Mais, parce qu’il avait affaire à des sociétés sans classes, sans histoire, sans écriture, il n’a pas retenu comme déterminant le fait qu’il était, et nous tous, un sujet d’État. À partir du XVIe siècle, nous devenons autres, sous contrainte étatique, des individualités réfléchissantes, conscientes d’elles-mêmes.
En quoi la construction de l’État a‑t-elle eu cette incidence ?
Ce sont les thèses de Norbert Elias, dans La Civilisation des mœurs, d’abord, puis dans La Société de cour et La Dynamique de l’Occident. Des structures politiques d’un type entièrement nouveau, celles de l’État-nation, émergent de la dislocation des grands empires de l’Antiquité, de la fragmentation féodale. L’État, selon la définition weberienne, est cette instance qui impose ses lois, sa parlure — le français et pas l’occitan ou le breton —, ses poids et mesures, sa monnaie, à un vaste ensemble territorial intégré. Au temps de la féodalité, si je commets un crime ici, je passe dans le canton voisin, sous la tutelle d’un autre seigneur, lequel m’accueillera favorablement parce que je vais lui verser le champart, la taille, la dime à son chapelain, etc. L’État unifie l’espace sur lequel il assoit son autorité. « La nuit ne tombe jamais sur le pays gendarme », dit quelque part Jean Giono, à sa manière imagée. J’aurai à répondre de mes méfaits où que ce soit dans le pays et j’y regarderai donc à deux fois avant de dire ou de faire quelque chose qui m’expose à des sanctions dûment prévues par la loi. Il existe un droit écrit. En regard de tel forfait, telle pénalité : le pilori, le bagne, les galères, la corde, la hache, pour les nobles, précédées éventuellement de la petite et de la grande question, la roue, le bûcher…
« À partir du XVIe siècle, nous devenons autres, sous contrainte étatique, des individualités réfléchissantes, conscientes d’elles-mêmes. »
Un physiologiste écossais, qui s’appelait Alexander Bain, a donné de la pensée une définition judicieuse, avaricieuse, toute négative : c’est un geste retenu, une parole ravalée. L’autorité étatique, avec ses corps spécialisés dans le maintien de l’ordre – police, gendarmerie, armée régulière et non plus bandes de mercenaires – induit une réforme profonde de l’économie affective-pulsionnelle, suscite la réflexion, l’anticipation, l’autocontrôle, le développement, le raffinement du facteur subjectif. Les Essais de Montaigne en témoignent avec éclat. On s’abstient de ces gestes fous qui émaillaient la vie au Moyen Âge et celle, encore, des sociétés peu développées. Nous sommes capables de conserver un certain empire sur nous-mêmes jusque dans les pires circonstances, une même physionomie neutre, alors qu’intérieurement nous sommes en proie à un trouble, de violents affects, une souffrance. Elias a enseigné quelques années au Ghana, où il s’est intéressé aux masques africains. Ils servent à couvrir les jeux de physionomie, donc les états d’âme du porteur. Si nous ne portons plus de masque, c’est, constate Elias, qu’il est incrusté dans nos visages.
À quel moment êtes-vous tombé sur ces travaux — Marx, Elias, Levi-Strauss —, qui semblent déterminants dans votre parcours au point, à vous suivre, de vous donner une autre conscience de vous-même ?
Très jeune. J’ai senti nettement, précocement, le dénivelé entre la sorte de vie que nous menions dans notre petit département et celle, ouverte, éclairée, que les métropoles un peu volumineuses offraient à leurs habitants. Il m’est arrivé de découvrir, comme en passant, que ce que je tenais pour réel était une illusion aux yeux de gens qui, de toute évidence, avaient accès à des sources qui m’étaient fermées. Je croisais parfois, aux vacances, des Parisiens immédiatement reconnaissables à leur parler pointu. Ce que je trouvais important était, à leurs yeux, inexistant ou pitoyable. Et ils faisaient grand cas de choses auxquelles je ne songeais pas pour n’avoir jamais été mis en leur présence. La relativité des pensées se déduit de la diversité des mondes. La réalité réside, en partie, dans l’idée qu’on s’en fait. Je suis arrivé à ce moment de bascule où le vieil âge a cessé d’exercer sa pesante tutelle sur nos cervelles, où les voyages, aussi modestes qu’ils aient pu être, la presse nationale et non pas seulement les quotidiens locaux, ont commencé à nous dessiller. « Ah, c’est donc ainsi ! Ça existe ! C’est comme ça qu’ils sont, font ! »
Dessiller, c’est-à-dire ?
Imaginez la stupeur du petit provincial qui s’avise, éberlué, que ce qu’il a pris pour la Loi et les Prophètes n’a de valeur que dans un rayon d’une dizaine de kilomètres, au-delà de quoi tout change de nature, de portée, de signification et que ce sont celles-ci, et non pas les nôtres, qui l’emportent, donnent le ton. Une chose qui ne trompe pas, c’est que la plupart de mes condisciples du lycée sont partis en même temps que moi. Pour citer Paul Eluard : « Nous ne vieillirons pas ensemble. » On s’était connus à l’école maternelle ; on ne se reverra plus. Il fallait comprendre ce qui me — nous — arrivait. Proust, maintenant : « Nos idées ne sont que les succédanés de nos chagrins. » J’ai cherché aide et secours aux pages des gens que vous citez, et de quelques autres encore.
Le marxisme traverse votre œuvre. Le Manifeste du parti communiste et son « grondement de tonnerre » revient fréquemment, sert en quelque sorte de pivot. À aucun moment pourtant n’apparaît, dans vos textes, le mot « communiste » pour vous définir, alors même que vous étiez au Parti dans vos jeunes années. On lit « progressiste » et « marxiste » ici et là. Le mot « camarade » apparaît également dans Trente Mots, lorsque vous évoquez vos compagnons politiques : les « meilleurs de votre génération » selon vous.
Oui, et cinquante ans après je le maintiens.
Ce mot « communiste », absent, qu’est-ce qu’il évoque chez vous ?
Il va tellement de soi qu’il semble presque superflu de s’en expliquer. La passion française, c’est l’égalité. Tout ce qui peut y attenter me révolte et c’est un bonheur de constater qu’elle est encore partagée. Le joli mot de Chamfort : « Traiter autrui comme soi-même et soi-même comme un autre. » L’article 1 de la Déclaration ne concerne pas les Français ou les Blancs mais « tous les hommes ». Plus de distinction, sinon « fondée sur l’utilité commune ». C’en est fini de l’oppression féodale, des « votre majesté », « votre excellence », « votre seigneurie », du mépris de fer de la vieille aristocratie féodale pour les manants, les vilains, les croquants qui triment pour elle, sans parler des 38 % du PIB qu’absorbait la noblesse, selon Pierre Goubert, quand elle ne représentait que 2 % de la population du royaume.
« Nous sommes quelques-uns à avoir cru possible d’instaurer un état de chose où l’égalité serait la règle, non seulement juridique, formelle, mais matérielle, culturelle. »
Nous sommes quelques-uns à avoir cru possible d’instaurer un état de chose où l’égalité serait la règle, non seulement juridique, formelle, mais matérielle, culturelle. J’ai enseigné pendant quarante ans. Je voyais très bien en quoi la réussite scolaire était conditionnée par l’origine sociale, et n’en pouvais mais. Ceux qu’on me confiait étaient, pour partie, comme des poissons dans l’eau à qui j’étais censé apprendre à nager tandis que les autres, issus de milieux défavorisés, coulaient à pic et obliqueraient vers les filières techniques. J’ai contribué, à mon corps défendant et au stylo rouge, à la reproduction des inégalités. « Ein Gespenst geht um Europa » : un fantôme hante l’Europe, celui du communisme. Tels sont les premiers mots du Manifeste qu’un gamin de vingt-neuf ans — votre âge, à peu près — du nom de Karl Marx gribouille sur un coin de table en 1848. Il va s’attaquer à l’économie, au capitalisme, après avoir réglé leur compte à la religion, à la philosophie. Vous avez lu sa Critique de la philosophe du droit de Hegel ?
Non…
Quel bonheur ! Ça vous attend. La religion : « Le soupir de la créature opprimée, l’esprit des situations sans esprit, l’opium du peuple. » Et la philosophie qui marchait sur la tête ! Marx est l’expression la plus pénétrante, la plus éclatante de son temps. Le siècle des Lumières a engendré deux révolutions, l’une industrielle, anglaise, l’autre, politique, française, et il s’en fait l’interprète. Il suggère quelque part que la Déclaration des droits de l’homme n’est rien d’autre que la version du contrat de travail que la bourgeoisie, une classe citadine, comme son nom l’indique, propose à la nouvelle classe ouvrière, leur couple ayant supplanté celui, très antique, que formaient l’aristocratie foncière et la paysannerie.
Vous avez dit ailleurs que ce sont des étudiants creusois, au lycée, qui vous ont mis les premiers le Manifeste dans les mains. C’est cocasse que ce soit les représentants d’un département historiquement réfractaire qui se soient chargés de vous enseigner la politique, à vous, issu d’une région bien plus conservatrice…
C’est normal. Entre les voisins creusois et nous se dressent les hauteurs de Millevaches, d’âpres versants, de sombres ravins, 30 à 60 centimètres de neige, l’hiver. On hésite. On se tourne vers l’Aquitaine, le Bordelais, le Midi toulousain. Les Creusois occupent la partie nord de la région, la retombée du plateau. Il n’y a plus que des plaines sous leurs pas avant d’atteindre la capitale, où ils montaient s’employer, dans le bâtiment, à la morte saison. La moitié du Paris haussmannien est sortie de leurs mains. Ils ont creusé les galeries du métro. Ils sont devenus francophones quand nous restions obstinément patoisants et rapportaient de Paris des idées qu’on disait avancées, dangereuses : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Je me suis retrouvé en hypokhâgne, à Limoges, avec des ressortissants de la Creuse qui avalaient sans sourciller des trucs proprement inouïs, Le Capital, mais aussi Lénine, Mao. Je me rappelle les discussions passionnées que j’ai eues avec ces gars qui possédaient d’étonnantes lumières, dont j’étais entièrement dépourvu. Brive-la-Gaillarde, dont je suis originaire, est petite-bourgeoise. Ils sortaient de la paysannerie, du prolétariat ouvrier, perpétuaient la longue, la grande tradition dissidente de leur petit pays.
On parlait de psychanalyse. Dans le même ordre d’idée, je me souviens du fils d’un notaire de Limoges qui, un jour, arrive en classe et laisse traîner sur sa table un gros livre dont le titre, Écrits, ne suggère rien de précis. Il a pour auteur un certain Lacan. Je l’ouvre, n’y comprends à peu près rien si ce n’est que le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse, et ça éveille des échos infinis. Mon premier soin, lorsque je toucherai un salaire, sera de me procurer ces Écrits et de les lire avec toute l’attention dont je suis capable. Ce furent des années d’effervescence sans exemple ni précédent et qui, pour parodier Rousseau, « n’auront peut-être point de suite ». Tout ce qui demeurait dans l’ombre et le silence, comme en souffrance depuis toujours, éclatait au grand jour. J’avais 17 ans. À la différence des adultes, on restait suffisamment malléable pour prendre acte des propositions renversantes qui couraient de par le monde dans de petits ou de gros volumes imprimés. Il n’était plus que de s’absorber dans leur étude pour voir tout autrement et mieux, dissiper les vieilles énigmes, les ténébreux mystères dont le monde était encombré. Au prix, bien sûr, d’un certain désenchantement.
C’est un contraste qu’on perçoit immédiatement en vous lisant, omniprésent dans vos Carnets de notes : une révélation s’accompagne d’une forme d’amoindrissement…
C’est déjà dans l’Ecclésiaste : « Qui accroît son savoir augmente sa douleur. » Montaigne : « Que c’est un doux et mol oreiller, et sain, que l’ignorance et l’insouciance. » Puis : « Tenons d’ores en avant école de bêtise ! » Descartes : « On devient plus savant et moins gai. »
Lorsque vous découvrez ces textes et rencontrez ceux, condisciples et camarades, qui vous les ont fait passer, il vous semble évident qu’il faut poursuivre le geste avec un engagement partisan ?
« Je me rappelle les discussions passionnées que j’ai eues avec ces gars qui possédaient d’étonnantes lumières, dont j’étais entièrement dépourvu. »
La théorie, pour le coup, a dicté la pratique. J’avais été frappé, tout jeune, par le fait que le candidat du Parti communiste aux élections municipales et législatives était un salarié agricole. En face, des notables, des médecins, des avocats comme Roland Dumas, des entrepreneurs… Je l’ai entendu exposer la politique aventuriste de nos camarades chinois devant les travailleurs de l’usine de câblage électrique, les cheminots, deux ou trois enseignants engagés, avec l’accent de Brive. Il m’a semblé que ces gens-là étaient porteurs de l’espérance la plus haute, la plus belle qui soit. Peu de temps après, je les ai rejoints.
Quand arrivez-vous à Paris ?
En 1969. J’ai 20 ans.
Est-ce que vous avez été tenté, alors, par ce qui était séduisant pour beaucoup : le maoïsme, le mouvement des établis ?…
Non. Il y avait quelque chose, comment dire… de déraisonnable dans ces initiatives. Des intellectuels petits-bourgeois, voire issus de la grande bourgeoisie, se proposaient de faire la leçon à la classe ouvrière. Ils se réclamaient du communisme chinois, psalmodiaient les proses poétiques du Grand Timonier quand rien ne ressemblait moins au Céleste Empire que la France des années 1960. On a su, plus tard, ce qu’il s’était passé sous la Révolution culturelle et ça n’était pas du tout la fête unanime dont la propagande chinoise s’ingéniait à donner l’image, mais de féroces luttes d’appareil, une vague d’anti-intellectualisme, des déportations, des crimes.
S’établir aurait justement pu permettre un rapprochement plus fort encore avec cette classe ouvrière que vous souhaitiez soutenir…
Il y a trois jours, j’ai eu la visite du peintre Pierre Buraglio, qui comme un certain nombre de gens de sa génération — je pense à Linhart — sont entrés à l’usine. Il se rappelle toujours les trois années qu’il a passées dans une imprimerie, avec d’authentiques ouvriers qui l’envoyaient balader lorsqu’il leur serinait les dernières élucubrations du président Mao. « Le vent d’ouest l’emporte sur le vent d’est », « L’impérialisme est un tigre de papier »… D’accord, mais c’est combien le taux horaire ? Deux contemporains — Jean-Claude Pinson et Jean-Pierre Martin — comprennent sur le tard, à 30 ans révolus, que c’est perdu. Ils arrêtent tout, reprennent et achèvent leurs études pour enseigner, l’un à la faculté de Nantes, l’autre à celle de Lyon. On n’échappe pas à son origine sociale, à sa condition de classe, à la causalité du probable. Mais ils n’ont pas fait ce crochet en vain. Ils en ont tiré une rude leçon de réalisme social. Il y a l’exaltation, en chambre, d’étudiants de 18 et 20 ans et puis le monde de la production, de l’exploitation, de la nécessité où un certain nombre de choses auxquelles on ne pensait pas s’imposent, premières, à l’attention et s’opposent aux meilleures intentions. Mais bon, c’est du passé. (Il s’arrête.) Des camarades plus clairvoyants que moi m’ont dit, en août 1968, quand les Soviétiques sont intervenus à Prague, que c’était la fin du « socialisme réel ». Je leur disais non, attendez… Ils avaient raison.
Vous n’êtes d’ailleurs arrivé que deux ans plus tard au PCF…
La référence, c’était l’URSS. Je me rappelle une réunion de remise des cartes présidée par un membre du bureau politique, Jacques Chambaz, dont je connais bien le fils Bernard, qui est écrivain et mon exact contemporain. Je m’enhardis à dire à Jacques Chambaz que, lorsqu’il étendra sa serviette de bain à Sotchi, sur la mer Noire, à côté de Brejnev ou de Kossyguine ou de Gromyko ou d’un quelconque bonze du Soviet narodnïk komissarov, il leur suggère d’en user un peu plus doucement avec leurs refuznik, ces types qui ne voulaient pas marcher avec le système et qu’on expédiait dans des hôpitaux psychiatriques. J’ajoute que pareille clémence serait sans conséquence « car l’Union soviétique est immortelle comme la vérité, invincible comme la raison ». Je disais cela alors que des camarades qui s’étaient rendus en Union soviétique m’avaient confié qu’ils n’auraient pas tellement envie d’y vivre — la nomenklatura, les privilèges, la surveillance policière, les « nouveaux tsars », comme disaient les gauchistes.
N’y avait-il pas, aussi, une sorte de fascination pour la Russie ?
« Moscou est devenue, en 1917, la mire des peuples et le phare des nations. Et puis l’immense espérance qui s’était levée, à l’est, a pâli et s’est éteinte. »
Il se trouve que, malgré l’éloignement, nous avons de très anciens rapports avec les Russes. On leur a fait la guerre deux fois, sous les deux Napoléon. Pierre le Grand séjourne à Versailles, visite la France. Catherine II — « la Sémiramis du nord » — invite Diderot à Tsarskoïe Selo et lui verse une pension qui le dispensera d’écrire encore. Il était de bon ton, dans l’aristocratie, de parler français. C’était la langue usuelle de la famille Tolstoï. Mais on s’adressait en allemand au palefrenier et au cheval, lorsqu’on montait, en russe aux domestiques et aux moujiks.
Vous avez d’ailleurs titré un de vos livres ainsi, très simplement : Russe.
C’est un petit truc avec un garçon qui s’appelle Piotr Pavlenski. Il est venu me trouver et m’a fait l’effet de procéder d’une autre humanité, farouche, dure avec les autres et avec elle-même, capable de tout. De quoi il n’a pas manqué de se rendre coupable. Il fait intrusion, lèvres cousues, dans la cathédrale de Saint-Pétersboug, se coupe le lobe de l’oreille sur le mur d’enceinte de l’hôpital psychiatrique où il a été interné, s’encoconne, tout nu, dans un rouleau de fil de fer barbelé et se fait déposer, dans cet appareil, devant le Parlement. Il met encore le feu à la porte du FSB, le successeur du KGB, place de la Loubianka et, à peine arrivé chez nous, à celle de la Banque de France ! (rires) Ce qui lui vaut de séjourner un an à la prison de la Santé. J’ajouterai ce mot de Montesquieu, dans L’Esprit des lois : « Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment. » Ce n’est pas tout. Les Russes ont énergiquement repris de nos mains le flambeau de la Révolution, instauré l’égalité matérielle. Moscou est devenue, en 1917, la mire des peuples et le phare des nations. Et puis l’immense espérance qui s’était levée, à l’est, a pâli et s’est éteinte.
Les actions de Piotr Pavlenski relèvent de l’insurrection individuelle. Ce n’est pas votre tradition…
Mon beau-père était blanquiste. J’avais infiniment d’affection et de respect pour lui. Un homme résolu, généreux, mu, lui aussi, par la passion de l’égalité, mais dans la vieille tradition insurrectionnelle française. À la première occasion, on se réunit dans quelque lieu secret et on marche sur les lieux de pouvoir. Une poignée d’hommes conscients, déterminés, des cailloux plein les poches, un solide gourdin à la main, s’emparent de la préfecture et lisent leur proclamation au balcon. C’est l’imagerie d’Épinal des jacqueries, des cortèges hérissés de fourches et de faux. En l’absence de charbon, de fer, la classe ouvrière était sous-représentée, dans ma région, et ses principaux théoriciens méconnus — Marx d’abord, puis Lénine. Il y avait, dans les papiers de la famille, des brochures incendiaires sorties tout droit du courant anarcho-syndicaliste : Proudhon, Blanqui, Reclus… Mais il leur manque, comment dire, l’assise philosophique, la rigueur conceptuelle, la portée universelle des travaux de Marx, de Lénine. Péguy, contemporain de ce dernier, lorsqu’il médite sur le destin du monde, raisonne en provincial alors que la question présente une dimension planétaire. Il faut passer par dessus l’horizon tourangeau pour voir, par exemple, que les grandes banques et les firmes industrielles géantes, avec l’appui des forces armées des États-nations, se sont lancées à la conquête « des territoires agraires inexplorés » pour en extraire le caoutchouc, l’or, les diamants, le pétrole. C’est l’impérialisme, « stade suprême du capitalisme ». Un arrière-grand-oncle à moi a été expédié sur la rivière Betsiboka, lors de la conquête de Madagascar, sans rien comprendre à ce qui lui arrivait. On ne peut pas prendre la mesure de ce qui se passe si l’on ne dispose pas des notions, des concepts appariés au cours des choses.
Votre œuvre apparaît ainsi : une quête sans cesse reconduite pour toujours mieux cerner une idée, un souvenir, une situation, un mot.
Oui, aller au fond des choses. Un triste et sombre tempérament m’interdit les demi-mesures, les à‑peu-près. Il faut être fixé, quoi qu’il en coûte, trouver le mot, marier, selon le précepte cartésien, la chose avec la pensée dans la lumière nuptiale de l’évidence. C’est peut-être l’enfant qui, du fond du temps, dicte à l’homme qu’il est devenu la conduite à tenir. Il n’avait ni l’intelligence ni la force de comprendre mille choses qui lui étaient douloureuses à proportion de ce qu’elles restaient mystérieuses. Il a confié à ses versions ultérieures le soin d’y travailler et de lui fournir, rétroactivement, l’explication. J’ai attendu en vain que les adultes me livrent les clartés dont je ressentais le besoin. Ils n’avaient pas la réponse. Tout changeait à vue. Après l’abomination des deux guerres mondiales, la défaite, l’Occupation, le rationnement, le pays relevait ses ruines, se modernisait. C’était le mot « C’est moderne ». Nous bénéficiions soudain de facilités jusqu’alors inimaginables, à commencer par la prolongation de la scolarité.
Vous semblez nourrir une sorte de ressentiment à l’égard des générations précédentes…
« Un triste et sombre tempérament m’interdit les demi-mesures, les à‑peu-près. Il faut être fixé, quoi qu’il en coûte, trouver le mot. »
J’en veux toujours aux adultes de nous avoir si peu, si mal secondés. Mais je leur accorde bien volontiers qu’étant donné ce qu’ils avaient enduré, ce qu’ils avaient à faire, ils n’avaient pas le loisir ni même l’envie de s’occuper de choses auxquelles on pouvait penser parce qu’on n’avait pas d’autres soucis — et des soucis mortels. Ma mère, qui était toute jeune pendant la Seconde Guerre mondiale, me disait avoir eu froid, peur, faim. J’ai une anecdote microscopique qu’elle m’a racontée. Elle habitait Saint-Pierre-des-Corps et se rendait, tous les matins au lycée Descartes, à Tours, où elle a eu Léopold Sédar Senghor comme professeur de français. Sortant de la gare, elle tombe sur un cordon de la Feldgendarmerie qui la repousse avec brutalité puis elle voit passer Herman Goering à un mètre d’elle, énorme, paré comme une châsse, protégé par sa soldatesque. Cela a eu lieu.
Voilà qui n’est tout de même pas si microscopique !
En voici une autre. Mon grand-père travaillait au Paris-Orléans, à la SNCF. Alors qu’il aurait dû partir à la retraite en 1940, il a été rappelé pour réparer les dégâts infligés aux voies de chemin de fer par les bombardements. Il a dû différer d’un an et demi le moment de regagner la Corrèze après toute une vie de travail dans le Val de Loire. D’où ce fait troublant : ma mère parlait le français très pur de la Touraine alors que mes tantes, ses amies, avaient l’accent ingénu, chantonnant du Sud-ouest. Il m’a fallu des années pour m’aviser qu’elle parlait autrement pour avoir vécu sur la Loire où la Cour avait ses quartiers, au XVIe siècle, et dont la paysannerie avait contracté la parlure.
Quelle conclusion avez-vous tiré de ce constat ?
Nous sommes à ce point des sujets parlants, le langage articulé est si bien notre première et principale faculté que des détails presque imperceptibles nous renseignent instantanément et quasiment en totalité sur l’identité, l’origine et le destin, la condition de notre interlocuteur. Sachant que cette intuition est très inégalement répartie et que ce sont les gens qui ont étudié, qui ont bénéficié d’une instruction un peu poussée qui perçoivent ces nuances et les utilisent comme marqueurs ou indicateurs sociaux, au lieu que ceux qui n’ont pas eu loisir de faire retour sur eux-mêmes n’ont pas idée de tout ce qu’ils peuvent livrer du simple fait d’ouvrir la bouche et de proférer un mot ou deux. L’inégalité, l’injustice : nous savons des choses qu’ils ignorent et il y a peu de choses qu’ils sachent que nous ne connaissions pas.
Inégalité, injustice, encore. Le terme « égalité » imprègne nombre de vos textes critiques : Jusqu’à Faulkner, Agir écrire, Le Style comme expérience, Une passion française. Ils se composent d’ailleurs souvent de la même façon : vous nous conduisez dans un grand mouvement historique jusqu’à atteindre un fait terminal, évident. Mais il y a deux termes qu’on retrouve moins : « liberté » et « fraternité ». Pourquoi ?
Ils me semblent subordonnés au premier. Le PIB de la France se mesure en milliers de milliards d’euros. Quand on regarde comment cette quantité de richesse se répartit, on ne peut pas ne pas réprimer un sursaut. Il y a trop d’un côté ; de l’autre pas assez. La liberté et la fraternité ne viendront qu’après que plus d’égalité aura été décrété. Ça suppose des actes vigoureux. Une formule de Max Weber, à propos de la Révolution française, me revient : « L’énergie catilinaire qui soufflait sous les voûtes de la convention. » Une référence à la conjuration de Catilina, un sénateur romain qui avait tenté de s’emparer du pouvoir et contre qui Cicéron s’est engagé à fond pour le faire arrêter, exécuter. C’est de femmes et d’hommes jeunes, décidés, que devrait venir le sursaut. Robespierre avait 36 ans, Saint-Just, 25. Saint-Just : « Il faut placer partout le glaive à côté de l’abus. » Robespierre, désignant les ennemis de la République une et indivisible : « Les intrigues de la banque, l’hydre du fédéralisme (les Girondins) et tout ce que la philosophie a laissé d’idiots dans les 83 départements. »
De cette séquence, c’est Saint-Just et Robespierre que vous retenez. Et Danton ou Marat ?
« La liberté et la fraternité ne viendront qu’après que plus d’égalité aura été décrété. Ça suppose des actes vigoureux. »
Eux, moins. Danton s’est laissé acheter. Il y avait du fou furieux (« cent mille têtes ») chez Marat alors que Robespierre et Saint-Just étaient des idéalistes, des incorruptibles. Leurs proses résonnent encore. Saint-Just (« entre le tombeau et nous… »), Robespierre, dans son discours sur la situation de la République du 27 Brumaire an II : « Plût au ciel que ces vérités salutaires, au lieu d’être renfermées dans cette étroite enceinte [la Convention] pussent retentir en même temps à l’oreille de tous les peuples ! Tous les peuples ne formeraient plus qu’un peuple de frères et vous auriez autant d’amis qu’il existe d’hommes sur la terre. »
Vous avez été touché, semble-t-il, autant par les positions politiques que la manière de les amener…
Les deux. Le style, c’est l’homme.
Vous avez commis, dans la collection Tracts, chez Gallimard, les petits textes Faute d’égalité et Globalisation. À quel besoin répondent ces prises de position moins directement littéraires ?
On m’a demandé. De mon propre chef, je ne suis pas porté à m’exprimer publiquement.
Qu’est-ce qui fait que vous acceptez ?
Parce que ce sont des questions qui me concernent et me préoccupent ! Je suis citoyen français. Le destin de mon pays ne m’est pas indifférent, pour le dire doucement. Ça me rappelle un entretien que j’ai eu, il y a bien longtemps, avec Pierre Bourdieu qui s’est retrouvé en Algérie en 1955. Il ne pouvait accepter ce qui se passait là-bas et se faisait « en son nom ». Je tiens de lui cette anecdote. Il interroge, en ethnographe, un paysan kabyle sur le mariage préférentiel avec la cousine matrilatérale croisée… C’est très important ! (rires) Une lignée est frappée de déshonneur si une de ses filles ne trouve pas de mari. Donc Bourdieu (« tout jeune, tout rose », dira un ingénieur qui l’a connu alors), son calepin à la main, questionne ce paysan. L’autre, pour s’aider à débrouiller sa nombreuse parentèle, se baisse pour ramasser une brindille fourchue et Bourdieu entrevoit, dans l’échancrure de la djellaba, le pistolet-mitrailleur qu’il porte accroché à l’épaule. L’autre lève la tête et voit que Bourdieu a vu. Ça se joue en une seconde. Sur la foi de ce qu’on peut lire dans le regard d’un homme, on sait qu’on peut ou non lui faire confiance. L’informateur est un fellagha. Le premier poste militaire français est tout proche. Bourdieu pourrait dénoncer son interlocuteur. Mais la première règle de l’ethnographie est qu’on ne se mêle pas des affaires du groupe sur lequel on enquête. Et, surtout, Bourdieu n’est pas hostile au mouvement de libération algérien. Il attend et son informateur constate qu’effectivement, Khadidja, l’épouse de Djamel, est aussi sa cousine matrilatérale croisée. J’ai demandé à Bourdieu s’il avait craint de recevoir une rafale de pistolet-mitrailleur dans le dos quand il aurait tourné les talons. Non. Son engagement éthique, politique, avait aboli l’hostilité qui opposait alors les deux communautés, française et algérienne. « Tous les peuples ne formeront plus qu’un peuple de frères. » [citation de Robespierre, ndlr]
En refusant de prendre part à ce qui se joue, Bourdieu ne se désengage-t-il pas à ce moment-là ?
Il y est impliqué en ce qu’il livre à tous ceux que ça peut intéresser — le monde entier — et aux premiers intéressés, les Kabyles, un sens auquel ils ne peuvent accéder que par le truchement d’un savant étranger qui fait profession d’étudier de façon impartiale les manières d’être, d’agir et de sentir des divers groupes humains. Durkheim : « Il faut traiter les faits sociaux comme des choses. » À quoi Bourdieu opposera que cette prescription enferme sa contradictoire.
C’est-à-dire ?
Spontanément, nous ne regardons pas du tout les faits sociaux comme des choses. Nos jugements sont gauchis par le biais sous lequel nous les percevons — notre place dans l’espace social, notre condition de classe, nos intérêts. Cette perception subjective doit être prise en compte, objectivée. Elle est partie intégrante de l’objet.
Dans Un enfant du siècle, où votre texte répond à des peintures d’Aaron Clarke — le nom d’artiste du poète Armand Dupuy —, vous écrivez : « Aujourd’hui un jeune peintre qui ne désespère pas n’est pas de son temps. Le désespoir est la modalité vécue de la conjoncture. » Quelle était la modalité de votre conjoncture au moment où vous aviez l’âge de ce peintre avec lequel vous avez fait ce livre ?
J’ai vécu, avec toute ma génération, une période euphorique — ce n’est pas moi qui le dis, c’est le philosophe Sloterdjik. Tout semblait possible. Notre simplicité, nos candeurs, notre jeunesse conféraient une couleur de sérieux à des vues chimériques. Nous avons rêvé les yeux ouverts quelques années durant. La retombée a été brutale. On n’en est toujours pas sorti et le monde que nous laissons à nos enfants est tout, sauf engageant.
L’un de vos livres y fait directement référence : vous avez justement titré le récit d’un voyage au début des années 2000 à Cuba Back in the sixties…
Cuba, c’est encore la fin des années 1950. De jeunes barbus volubiles et gesticulants, cigare au bec, armés jusqu’aux dents, entrent à La Havane. Les Américains fomentent un complot. C’est le débarquement des anticastristes dans la Baie des cochons. Ils sont écrasés. Puis éclate la crise des missiles. On passe à un cheveu de la guerre nucléaire. Et voilà que, quelques décennies plus tard, je me retrouve à Cuba, que je vois Fidel Castro comme je vous vois. Il me semblait avoir remonté le temps. J’avais de nouveau et à jamais 20 ans.
On pense à d’autres écrivains qui témoignent d’une même nostalgie, à Patrick Deville ou Olivier Rolin…
« Comment répudier les gamins que nous avons été, qui s’étaient fait une image radieuse de l’avenir, pour laquelle ils étaient prêts à tout donner. »
Comment répudier les gamins que nous avons été, qui s’étaient fait une image radieuse de l’avenir, pour laquelle ils étaient prêts à tout donner, y compris leur jeune vie. Les maoïstes multipliaient les initiatives aventureuses. Olivier Rolin, que j’ai vu il y a peu, me racontait qu’un soir, la tête en bas et tenu par les pieds au-dessus du vide, il avait tracé, au fronton du Musée d’art moderne, l’équation « URSS = USA ». Il a bien voulu convenir, avec le recul, que c’était moyen, comme slogan. (rires)
Qu’est-ce que vous auriez fait si vous aviez vu, alors, cette inscription ?
Eh bien je me serais fait pendre par les pieds pour biffer URSS ou USA et mettre autre chose à la place du deuxième terme de l’équation ! Rien ne peut faire que ce qui a eu lieu ne se soit pas produit. « On a tous les âges à chaque instant », constatait le psychanalyste Groddeck. On reste marqué à vie d’avoir eu 20 ans à ce moment de grandes espérances. On n’a pas vu arriver la vague néolibérale — Thatcher, Reagan, Giscard d’Estaing.…
Lorsqu’on lit vos Carnets de notes, lorsqu’on vous écoute, les œuvres que vous citez s’arrêtent avec les années 1980. Vous semblez assez dur sur la production intellectuelle des dernières décennies. Durant celles-ci, rien ne vous a donc marqué ?
Peu de choses. Sous tous les rapports — économique, politique, intellectuel —, les années 1970, 1980 ont été celles de la crise. Il existe une liaison organique entre ce qu’il se passe et ce qu’on pense. Certaines périodes sont prodigieusement fécondes, d’autres comme frappées de stérilité. Après l’oasis luxuriante, le désert. L’ivresse conquérante des années 1960 a pris fin et je trouve déprimant le chapitre suivant.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast
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