Entretien inédit pour le site de Ballast
Naturaliste de son état et biologiste de formation, Pierre Rigaux est l’auteur de publications scientifiques sur les micromammifères, le campagnol aquatique ou le putois d’Europe. Son prochain livre, Pas de fusils dans la nature, sort en librairie le 18 septembre 2019 : un plaidoyer argumenté pour l’abolition d’une pratique qui tue chaque année, en France, 30 à 45 millions1 de vies animales et près d’une vingtaine de vies humaines. Emmanuel Macron « a fait beaucoup pour la chasse », vient de déclarer la Fédération des chasseurs de Gironde. Les chasseurs représentent environ 1,5 % de la population française : un monde presque intégralement masculin et composé au tiers de cadres et de professions libérales. L’auteur, pour des raisons écologiques et éthiques, appelle à se mobiliser.
Le président de la Fédération nationale des chasseurs (FNC) accuse ceux qui ne défendent pas la chasse de vouloir que « la ruralité, ça s’arrête ». Comment faire entendre qu’il ne s’agit pas d’une lutte entre villes privilégiées et campagnes populaires ?
Les citoyens les plus malmenés par les chasseurs sont les ruraux. Ce sont d’abord eux qui subissent la peur des balles perdues, la confiscation effective de l’espace par les battues — et de façon beaucoup plus pernicieuse la crainte de s’exprimer ouvertement contre la chasse, car la pression sociale des chasseurs est très forte. J’ai moi-même été menacé de mort plusieurs fois dans les différents endroits où j’ai habité. Pourtant, les chasseurs sont minoritaires dans le monde rural : la « ruralité » revendiquée par la Fédération nationale des chasseurs est un leurre. C’est une frange de plus en plus marginale de la ruralité, qui se fait entendre d’autant plus violemment qu’elle voit venir sa propre disparition par manque de renouvellement des effectifs.
On se souvient de la FNC clamant, sur les murs du pays en 2018, qu’ils sont « les premiers écologistes de France ». Vous rappelez que les chasseurs dispersent chaque année 5 à 10 000 tonnes de plomb dans la nature — sans parler des douilles. Comment comprendre ce double jeu ?
« Les citoyens les plus malmenés par les chasseurs sont les ruraux. Ce sont d’abord eux qui subissent la peur des balles perdues. »
L’affichage écologique est désormais l’angle principal choisi par la Fédération des chasseurs pour tenter de justifier la chasse et de la maintenir au pouvoir, car le tir-loisir et la « tradition » ne suffisent plus comme arguments institutionnels et politiques. Ce verdissement de façade est plus subtil qu’il n’en a l’air. Il fonctionne relativement bien auprès des décideurs politiques, au moins d’une partie d’entre eux. Beaucoup de collectivités publiques confient aux fédérations et aux associations de chasse des responsabilités dans la « gestion » écologique de milieux naturels. On leur donne les clés de zones humides, on les associe à des suivis scientifiques ou même à des programmes de « conservation de la faune ». Tout ça permet aux chasseurs de s’autoproclamer écologistes en faisant presque oublier que ces actions, qu’elles soient pertinentes ou désastreuses, ne nécessitent pas de chasser. Quant aux conséquences écologiques de la chasse elle-même, elles sont totalement niées. Dans les faits, les écologistes, je veux dire les vrais, doivent sans cesse batailler contre le lobby de la chasse pour empêcher le tir d’espèces menacées ou le piégeage des « nuisibles » qui n’en sont pas.
Les collectivités publiques financent les chasseurs. Vous parlez d’une « stratégie payante » et d’un « lien électoral ». L’Ifop évoquait, en 2013, un profil non « homogène » mais « un sur-vote très significatif en faveur de l’extrême droite ». Que peut-on dire du « vote chasseur » ?
Il est visiblement très diversifié, quoique fort, en effet, à l’extrême droite. Mais ceci varie selon les régions. Par exemple, dans la Somme, où les chasseurs votent énormément pour l’extrême droite, je dois dire que l’ambiance sur le terrain est assez particulière… Quand vous allez vous promener le soir sur le littoral, avec vos jumelles d’ornithologue ou votre appareil photo, et que vous croisez des chasseurs qui vont s’installer dans leurs huttes pour la chasse nocturne aux canards, les regards que vous croisez ne sont pas toujours plein d’amour et bienveillance pour son prochain… Mais les chasseurs français votent largement vers toutes les tendances, avec toutefois une majorité pour la droite — ce n’est pas une légende. À l’opposé, le vote communiste des chasseurs est apparemment marqué dans les zones rurales, où il l’est aussi pour le reste de la population. C’est frappant de voir que des élus de tous bords défendent vigoureusement les chasseurs. En ce moment, les régions qui soutiennent le plus ostensiblement la chasse à grands renforts d’argent public sont les Hauts-de-France, l’Auvergne-Rhône-Alpes et la Nouvelle-Aquitaine, respectivement dirigées par des élu·es LR, LR et PS. Le président du groupe « chasse » au Sénat, ardent activiste pro-chasse, est un représentant LR. Enfin, côté LREM, le président de la République soutient la chasse encore plus nettement que ses prédécesseurs.
Pour les associations écologistes qui essaient de peser dans les décisions publiques en se rapprochant du pouvoir en place, tant au niveau local que national, la difficulté est de ne pas apparaître trop anti-chasse. Elles veulent être écoutées et continuer à toucher elles-mêmes des subventions. Elles dépendent encore plus de cet argent public que les fédérations de chasse, car leurs adhérents, même pour les plus grandes associations qui travaillent sur la biodiversité, ne sont que quelques dizaines de milliers. Les cotisations des écolos ne pèsent presque rien face aux cotisations obligatoires d’un million de chasseurs qui doivent s’acquitter du permis annuel. La conséquence est une certaine hypocrisie d’une partie du milieu associatif écolo, censé combattre la chasse mais qui n’en dénonce que les « excès » sans jamais prendre clairement position, sans remise en cause fondamentale.
Le mot qui surgit à chaque discussion sur le sujet est celui de « régulation ». Vous dites que cet argument est « souvent accepté avant d’être examiné » : pourquoi le gobe-t-on tout cru ?
« Il n’y a strictement aucun impératif écologique à vouloir
réguler la faune sauvageaujourd’hui. »
Parce que les dirigeants et les communicants de la chasse ont tout fait depuis des années pour qu’on le gobe ! Le mot lui-même rassure. Il est choisi pour ça. Pour conférer un rôle d’utilité publique aux chasseurs dans l’imaginaire collectif. Qui pourrait s’opposer à ce qu’on « régule » quelque chose qui, autrement, deviendrait incontrôlable et donc menaçant ? En réalité, il n’y a strictement aucun impératif écologique à vouloir « réguler la faune sauvage » aujourd’hui, en France, du moins s’agissant de l’immense majorité des espèces. Vous ne trouverez aucun biologiste pour vous affirmer le contraire, sauf, évidemment, ceux payés par le milieu cynégétique. Beaucoup d’espèces encore chassées sont même en déclin, parfois très préoccupant. Les chasseurs entretiennent l’idée selon laquelle l’humain — qui est, entre parenthèses, une espèce totalement dérégulée sur le plan démographique — aurait une mission quasi-divine de régulation des populations d’autres espèces. En tant qu’observateur de terrain et après avoir passé des années à recenser, étudier, inventorier les animaux dits sauvages, je pense qu’il faut revoir complètement notre approche. Il faut arrêter de croire que nous aurions à gérer la faune. Il est dans notre intérêt et éthiquement nécessaire de gérer, non pas les animaux, mais certaines interactions entre l’humain et les animaux. La différence peut paraître subtile mais elle est fondamentale. Ce n’est pas la faune qu’il faut tenter de gérer, c’est l’interaction entre nous et les autres êtres vivants.
Vous reconnaissez d’ailleurs que les sangliers causent des dégâts. Tout en parlant d’une « escroquerie ». Comment, la chasse abolie, prendrait-on ça en charge ?
Les sangliers causent surtout des dégâts dans des cultures intensives, en particulier celle du maïs — elle-même aberrante écologiquement car elle sert en grande partie à nourrir les élevages intensifs, localement ou via l’exportation. Ce n’est donc pas tant le sanglier qui cause des dégâts que la maïsiculture intensive elle-même, qui est une calamité. Mais les sangliers causent aussi, aujourd’hui, des dégâts dans des petites parcelles agricoles, et n’importe quel cultivateur, même très écolo, peut être touché. Pour éviter ou limiter ces impacts, des solutions techniques existent avec l’installation de clôtures spéciales. Et, au-delà, si on estime que les effectifs de sangliers sont problématiques pour des raisons écologiques (ce qui est rarement le cas, mais doit être examiné) ou pour des raisons de dégâts (ce qui peut l’être ponctuellement), il faut d’abord se souvenir que l’extraordinaire croissance des populations de sangliers dans les dernières décennies est essentiellement due à la chasse elle-même ! Les chasseurs ont tout fait pour disposer d’un « gibier » abondant, notamment en lâchant des sangliers d’élevage croisés avec des cochons — ce qui est désormais interdit. Là est l’escroquerie. La chasse ne fait toujours pas baisser le nombre de sangliers alors même que les chasseurs se drapent dans leur costume de « régulateurs » ! Si la société veut diminuer le nombre de sangliers, à l’avenir, en considérant qu’il s’agit de corriger ses propres bévues, elle peut mettre les moyens en termes de recherche scientifique pour mettre au point des méthodes, par exemple via des formes de stérilisation. Des expériences existent en Amérique du Nord. C’est un sujet très complexe : il ne doit pas être pris à la légère car il peut y avoir des conséquences écologiques en cascade. C’est une question de motivation scientifique et sociale, si on peut dire.
Vous revenez sur un point méconnu du public : l’industrie de l’élevage dans la chasse ! Pourquoi croit-on encore que les chasseurs se contentent de tuer les animaux qu’ils croisent « naturellement » sur leur chemin ?
Les chasseurs vantent leur rôle de « régulateur » et ne se vantent pas de tirer sur des faisans sortis d’une cage… Un animal sur quatre qui est tué à la chasse est né dans un élevage. J’ai eu l’occasion de visiter des élevages de toutes sortes d’animaux pour la chasse, et je peux vous dire que c’est une horreur. On ne s’imagine pas à quel point les chasseurs ont su historiquement concevoir tout un système rationalisé de « production » industrielle d’animaux utilisés comme chair à canon, avec le soutien des pouvoirs publics à tous les niveaux depuis les années 1970. Ces faisans, perdrix et autres animaux ne sont ni tout à fait domestiques, ni tout à fait sauvages. Leur courte vie n’est que souffrance en captivité, avant d’être lâchés pour être abattus ou pour mourir, de toute façon, car ils sont pour la plupart inadaptés à la vie dans la nature.
Dans les Hautes-Alpes, des éleveurs ont récemment créé un « Front de libération ». Posant armés et cagoulés à la manière de jihadistes, ils annoncent qu’ils vont traquer les loups. Est-ce le signe d’une radicalisation plus générale ?
« Un animal sur quatre qui est tué à la chasse est né dans un élevage. On ne s’imagine pas à quel point les chasseurs ont su concevoir tout un système rationalisé de
productionindustrielle. »
Je ne pense pas — même si la détestation fondamentale des loups est répandue dans le milieu de l’élevage ovin. Il faut dire que certains éleveurs de ce secteur des Hautes-Alpes, que je connais bien pour y avoir vécu, ont une vision du monde particulièrement archaïque… pour le dire poliment. « Libération » de quoi ? Des brebis qu’ils mènent à l’abattoir ? Pardon, mais rien n’oblige ces cagoulés à exercer le métier d’éleveur — qui, rappelons-le, est payé par la société à travers toutes sortes de subventions qui représentent l’essentiel de leur revenu. Peu de gens savent qu’objectivement, le nombre d’éleveurs ovins diminue beaucoup moins dans le sud-est, où vivent l’essentiel des loups de France, que dans le reste du pays. En fait, beaucoup d’éleveurs ovins qu’on ne voit pas dans la presse ne sont pas aussi virulents, s’adaptent et s’accommodent tant bien que mal de la présence des loups, sans réclamer des tirs à tout va. Mais il est presque impossible pour eux d’apparaître médiatiquement, car la pression de la corporation et de ce genre de cagoulés est très forte.
Vous écrivez que la chasse « devrait finir par disparaître d’elle-même » et soulignez le « désamour global des citoyens » pour cette pratique. Faut-il laisser le temps faire son travail ou bien lui forcer la main pour que l’État, sous la pression du nombre, interdise un jour la chasse ?
Je pense que nous devons agir car il en va de l’intérêt général, de l’urgence écologique et des animaux. On peut bien sûr tenter d’agir politiquement par les urnes ou via les décideurs ou futurs décideurs. Certains tentent le boycott. J’ai lancé en 2018 une campagne visant à ce que les magasins Decathlon arrêtent de vendre des articles de chasse. Mais l’objectif est beaucoup plus large que cette enseigne : Decathlon est très apprécié des Français et promeut abondamment la chasse comme un loisir, au même titre que le foot ou la randonnée. Pour gagner contre la chasse, il faut d’abord que cette activité ne soit plus considérée comme acceptable socialement. Il faut ensuite que la loi s’aligne, comme c’est déjà le cas pour les animaux domestiques dits de compagnie : faire souffrir volontairement un chien, lui tirer une balle dans la cuisse pour s’amuser est un délit. Pour les animaux sauvages, c’est encore autorisé et encouragé par les pouvoirs publics à travers la chasse.
Votre réflexion paraît aller plus loin que la seule chasse. Au fond, c’est notre rapport aux animaux — comme individus exploités, maltraités, consommés sans utilité — qu’il faut questionner tout entier ?
Oui. Mon approche est d’abord naturaliste et scientifique car c’est ma compétence et ma pratique depuis plus de 20 ans. Mon objectif reste éminemment écologique. J’ai consacré beaucoup d’énergie ces dernières années dans des dossiers strictement « écolos », pour la préservation de telle ou telle espèce, de tel ou tel milieu, et je continuerai de le faire. Mais je pense qu’il est grand temps pour la société de briser les clivages encore très marqués entre, d’un côté, les spécialistes de la biodiversité qui s’intéressent de façon tout à fait pertinente aux masses, aux flux, aux populations chiffrées, sans guère de préoccupation pour le destin individuel de tel ou tel animal, et, de l’autre côté, les protecteurs, disons « animalistes », souvent sans approche écologique au sens scientifique mais qui considèrent à juste titre les animaux en tant qu’individus dont les intérêts doivent tant que possible être préservés. La lutte contre la chasse-loisir est précisément à la croisée de ces deux enjeux cruciaux.
- Cet écart s’explique par le fait que le décompte des animaux tués par les chasseurs n’est pas rendu public. Le chiffre de 30 millions a été établi par l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) sur la base de 39 espèces, et ce pour la saison 1998–99 ; de nos jours, celui de 45 millions est avancé par le Parti animaliste, Europe Écologie – Les Verts, L214 ou encore One Voice.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien : « Zoopolis — Penser une société sans exploitation animale », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec Yves Bonnardel et Axelle Playoust-Braure : « Les animaux au cœur de l’émancipation », septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec 269 Libération animale : « L’antispécisme et le socialisme sont liés », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Les Cahiers antispécistes : « Sortir les animaux de la catégorie des marchandises », septembre 2016