Entretien inédit pour Ballast
Ce jeudi 30 mars, nous nous rendons au piquet de grève du Planning Familial 38, à Grenoble. Une soixantaine de personnes sont présentes. Le ciel est gris. On sert le café et le thé. Sur des tables basses, on a disposé des brochures, des stickers et des tracts. Une prénommée Christèle s’empare du mégaphone ; son discours va durer quelques minutes. Et les grévistes de conclure, en chœur : « De l’argent il y en a dans les caisses du patronat, de l’argent il en faut pour les plannings familiaux ! » Une militante de l’AG féministe prend la parole, puis c’est au tour des postiers et des postières venu·es en soutien de s’exprimer. On évoque les violences policières ; mieux : on appelle à rejoindre le rassemblement qui se tiendra, le soir même, contre lesdites violences devant la préfecture. Trois policiers motorisés passent — ils ne détournent pas la tête. Nous avons interrogé cinq de ces salarié·es en grève contre la réforme des retraites.
Pourquoi est-ce que c’est important pour vous d’être en grève ?
Christèle : Je participe comme syndicaliste à la CNT et salariée du Planning depuis quinze ans. Je me bats pour des meilleures conditions de travail au sein de l’association et aussi pour un nouveau projet de société. C’est important de se battre avec les usagères et les usagers du Planning pour garantir leurs droits : accès à une contraception gratuite, à l’IVG et lutte contre les violences faites aux femmes.
Élise : Parce qu’on est contre la réforme des retraites et qu’on a conscience de son impact sur les gens en général, et notamment les précaires, les femmes et les personnes minorisées de genre. Au Planning, en tant que travailleuses, on est toutes à temps partiel. Parmi notre public il y a principalement des femmes et des personnes minorisées de genre qui sont souvent dans des situations précaires, qui ont eu des carrières hachées, en CDD ou à temps partiel non choisi — pour s’occuper des enfants et de la famille. On a un salaire de base pas si mal mais il reste le même toute notre vie : on n’a aucune possibilité d’évoluer au cours de la carrière. Plus on vieillit, plus notre niveau de vie se dégrade. Avec ces salaires, être autonome si on est seule ça n’est pas évident. Si tu as des enfants à charge, je n’en parle même pas. Ça implique une dépendance vis-à-vis du conjoint, ou d’autres personnes.
Christèle : Dans cette société sexiste, on est principalement des femmes à travailler au Planning. Et les femmes sont les premières à être impactées par cette réforme et par l’augmentation du nombre d’annuités de cotisation. Ça passe à 43 annuités pour pouvoir accéder à une retraite à taux plein, alors qu’on a déjà des carrières hachées, un emploi précaire. On va devoir travailler plus pour toucher une pension de misère. Aujourd’hui, nos pensions sont déjà inférieures d’environ 40 % à celles des hommes. Il existe déjà des inégalités salariales entre les hommes et les femmes et les personnes minorisées de genre — d’environ 20 %. On subit le travail précaire, la discrimination, et l’accès à l’emploi est compliqué. On est donc là pour nous mais aussi pour les personnes qu’on reçoit. Certaines ont déjà fait une grève reconductible mais, là, c’est vraiment l’équipe de l’Isère qui s’est mobilisée sur ces trois derniers jours. On ne peut pas compter que sur les raffineries, le secteur des transports et de l’énergie pour imposer un rapport de force. Seul·es à faire la grève reconductible, ils n’y arriveront pas. Pour gagner, on doit tous et toutes se mettre en grève reconductible. C’est aussi lutter pour une autre société.
« Quelque chose de plus large que la réforme des retraites est en train de se jouer. »
Armel : Ça fait deux ans que je travaille au Planning. Je suis à Échirolles [périphérie de Grenoble, ndlr]. On assiste à une casse du service public en général en plus de la réforme des retraites. C’est important de manifester mais on a aussi d’autres revendications : on a besoin de plus d’argent pour mieux salarier les travailleurs et les travailleuses du Planning. Quelque chose de plus large que la réforme des retraites est en train de se jouer.
Léa : Moi, ça fait huit mois que je suis ici. Je travaille à la com’ et au secrétariat. On est les premières touchées par la réforme, et dans le climat actuel de mobilisation nationale ça paraît impensable de ne pas y participer et de ne pas se mobiliser. Comme le disait Christèle, ça ne peut pas être que l’énergie et les raffineries qui se mobilisent : eux aussi vont s’essouffler. Il faut qu’on y soit tous et toutes. Je trouve ça très important que les femmes et les minorisé·es de genre montent au créneau, se fassent voir en piquet, en manif. Il faut montrer notre force militante.
Quelles formes votre implication a‑t-elle pris depuis le début du mouvement ?
Élise : On s’est mobilisées sur toutes les journées de grève. On fait un piquet de grève, mais on est aussi plusieurs salariées à être en grève reconductible depuis le 28 mars, au moins jusqu’à aujourd’hui [30 mars]. On est en reconductible pour durcir le mouvement et être en solidarité avec d’autres corps de métier. On veut rendre visible cette lutte et montrer qu’on se mobilise. Une Coordination des salariées en lutte de tous les Planning de France a été créée en interne. Ça permet de savoir ce qui se passe ailleurs : par exemple à Blois et à Bordeaux, ils et elles sont aussi en reconductible. On a demandé et lutté pour que notre conseil d’administration nous paie nos jours de grève, pour éviter de nous précariser encore plus. Ça a été accepté. On sait que c’est le cas dans d’autres Plannings aussi1. Les autres salarié·es qui ne se font pas payer leurs jours de grève peuvent ainsi dire : « Vous voyez, c’est possible, ça se fait à tel endroit et tel endroit. » On demande que la confédération, qui n’a pas de pouvoir directif sur nous mais incarne les idées politiques du mouvement du Planning Familial, nous soutienne dans cette lutte.
Léa : Les salarié·es se sont mises en grève depuis le début de la mobilisation, mais de manière assez individuelle. Le bureau du Planning et le CA de l’Isère2 votent à chaque fois le maintien du salaire — ce qui reste un acte fort et politique. On ne sait pas comment ça va évoluer si ça dure, mais pour l’instant on a leur soutien.
Armel : La grève nous a aussi permis de dégager du temps pour aller sur d’autres luttes. Je suis allée à l’incinérateur hier matin [incinérateur de collecte des déchets à Meylan, en périphérie de Grenoble, actuellement bloqué, ndlr]. Là, on fait ce piquet de grève. Cet après-midi, on va se réunir en AG pour savoir si on continue ou non la reconductible, comment on s’organise. On fait aussi des communiqués de presse pour rendre visible le mouvement.
Delphine : À chaque journée d’appel national, on a été en grève et le Planning a été fermé : c’est assez fort comme action de ne pas accueillir de public. Là, en reconductible, on a une permanence d’urgence au cas où, pour soutenir les personnes victimes de violences ou ayant besoin d’une IVG. En menant une grève reconductible, l’idée est de pouvoir discuter entre nous, à nos collègues, de nous réunir en assemblée générale. On est sur sept sites différents en Isère, on a besoin de se parler de nos conditions de travail et des impacts qu’elles ont sur le public qu’on accompagne.
On parle beaucoup de « secteurs stratégiques » — rail, énergie, dockers, raffineries : tous assez masculins. La réforme va pourtant pénaliser davantage les femmes. Comment les métiers féminisés peuvent-ils se mobiliser et se rendre visibles ?
« Beaucoup de femmes sont mobilisées : pour autant, ce ne sont pas elles qui sont visibles dans les prises de parole qui sont médiatisées. »
Élise : Je pense que la grève est idéale. On fait un travail du care : on reçoit des personnes pour des avortements, on est un centre de santé sexuelle, donc on a aussi des consultations médicales. Est-ce qu’on peut fermer nos centres ? La réponse apportée a été « oui » car on n’est pas un service d’urgence. Quelques petits actes ont été maintenus durant la reconductible mais, sinon, on a tout fermé. On redirige, on a plein d’autres centres de santé sexuelle en Isère, on a un hôpital à Grenoble qui marche bien sur ces sujets. Il faut s’autoriser à se mettre en grève, se dire qu’on en a le droit. Nous, en tant que personnes socialisées comme des femmes, on est dans le care, le dévouement, et on a du mal à accepter qu’on peut fermer nos centres et que le monde va continuer à tourner. On a le droit de se visibiliser, de faire des piquets de grève. En nous mobilisant, on aide indirectement les personnes qu’on accompagne, qui sont précaires : si on obtient l’annulation de cette réforme, de fait ça les aidera financièrement. Évidemment on ne met personne en danger immédiat : par exemple pour les aides à domicile, c’est plus difficile de mettre quelque chose en place. Mais rien que de se poser la question, c’est intéressant : est-ce que je suis indispensable ?
Christèle : C’est toujours le même problème : les femmes se retrouvent sur les travaux les plus précaires, en CDD, avec des salaires moindres, souvent en charge des enfants… Un jour de grève ça peut être très compliqué. Il y a la question de la double, voire triple journée de travail : avec les gosses, le ménage, c’est difficile de se syndiquer et de se mobiliser. Le fait qu’on soit plus pauvres, ajouté à l’inégalité du partage du travail domestique, de l’éducation des enfants, nous pénalise. De fait, ce sont des secteurs où les syndicats sont moins présents, ce qui complique la lutte. Ce qui pourrait aider ce serait d’aller rencontrer d’autres secteurs féminisés, de mettre en place des caisses de grève comme le fait l’AG féministe localement. Le syndicat reste un outil pour organiser la lutte — mais bien sûr il faut que la lutte s’organise aussi en dehors des syndicats. C’est un outil qui apporte une certaine protection au sein de l’entreprise. Dès qu’on commence à lutter, il vaut mieux se syndiquer et créer un collectif fort — parce qu’ensemble on est fort·es.
Léa : On peut utiliser en masse les réseaux sociaux, rencontrer d’autres réseaux militants. Et puis tout simplement s’arrêter de travailler. L’action de la grève est très pertinente : je crois qu’on ne se rend pas compte de tout le travail invisible que font les femmes. Si tous les plannings familiaux et les centres de santé sexuelles s’arrêtent, on se retrouve dans des situations très difficiles. L’action la plus forte, ce serait que toutes les femmes et les personnes minorisées s’arrêtent de travailler dans le pays, que ce soit dans le soin, l’éducation, le médico-social, etc. On serait bien embêté·es ! Un slogan de la coordination féministe pour le 8 mars le dit bien : « Si on s’arrête, le monde s’arrête. »
Delphine : Sur ce piquet, il y a essentiellement des femmes : il permet de visibiliser les travailleuses. Il arrive qu’on se sente très isolées… Et, souvent, les mêmes normes qu’au sein de la société sont reproduites dans les syndicats. J’ai trouvé intéressante la prise de parole d’une femme, qui disait : « Je vais bafouiller, je suis pas sûre de ce que je vais dire, j’ai peur de dire une connerie. » Beaucoup de femmes sont mobilisées mais ce ne sont pas elles qui sont visibles dans les prises de parole médiatisées. C’est à l’image de la société.
Personne n’a de recette magique, mais la question est pourtant dans tous les esprits : comment faire plier le gouvernement pour gagner ?
Élise : Il ne faut pas lâcher ! Plus on sera nombreux et nombreuses en grève et dans la rue, plus on fera pression. On est plus fort·es ensemble et uni·es que ce gouvernement. Même s’il ne lâche rien et n’en a rien à faire, on continuera.
Christèle : Si on avait une recette, on l’aurait appliquée depuis longtemps. On est à un moment historique, ça fait longtemps qu’il n’y avait pas eu une telle combativité, il faut tenir et y aller. En faisant en sorte que la majorité se mette en grève reconductible, ça bloquerait l’économie et commencerait à poser des soucis. Je suis syndicaliste révolutionnaire donc je vois la grève comme outil qui permettrait d’instaurer un rapport de force et d’obtenir le retrait. En 1968, la grève reconductible a duré trois semaines et elle a permis d’obtenir des droits, pas seulement de défendre des droits préexistants. Je sens encore cette combativité dans différents secteurs : il y a du monde dans la rue et ça fait longtemps qu’on a pas eu une telle mobilisation de colères.
« Plus on durcit le mouvement, plus on a de chances de gagner. »
Armel : J’ai l’impression qu’on va gagner. Je ne sais pas si c’est parce qu’on est en grève, mais je vois le soutien qu’on peut avoir de la part d’autres secteurs. Plus on durcit le mouvement, plus on a de chances de gagner. Parfois la fatigue est là, mais il n’y a pas de renoncement.
Léa : Moi, je n’en sais rien, j’ai un peu peur avec ce gouvernement… La grève générale, ça serait l’idéal. Je crois qu’il n’y a pas d’autres moyens. Mais ça va être difficile. On peut aussi montrer notre colère en manif, sur les piquets de grève. Est-ce qu’on va gagner ? J’espère. En tout cas notre colère est de plus en plus visible dans tout le pays. On gagne déjà en montrant tout ça. Je sens les gens fatigués mais de plus en plus déterminés et sur les nerfs, avec une envie très forte d’avancer. On laissera moins de choses passer, il y a de l’espoir parce qu’on est ensemble : c’est ça le plus important. Il faut créer des réseaux de solidarité. Ça me fait chaud au cœur d’avoir plein de camarades d’autres secteurs qui sont venu⋅es nous soutenir : c’est ça qu’il faut faire, aller sur d’autres piquets de grève ! Il faut se soutenir entre secteurs, associations, groupes militants, etc. C’est en montrant qu’on entre en dialogue, qu’on s’écoute, qu’on s’entend, en avançant ensemble qu’on pourra y arriver. Par exemple, le secteur de l’énergie, on en a besoin pour faire notre métier, mais eux ils ont aussi besoin de nous pour leurs enfants et leurs femmes. Il faut avancer solidaires pour gagner et rester soudé·es !
Photographie de bannière : Nicolas Bastides
- La retenue sur salaire en cas de grève n’est pas obligatoire : il s’agit d’une possibilité laissée à l’employeur, qui l’utilise dans la très grande majorité des cas.[↩]
- Certains plannings familiaux permettent à leurs salarié·es d’avoir leurs journées de grève entièrement prises en charge, aucune retenue sur salaire n’est effectuée. Ce n’est pas le cas dans toutes les villes [ndlr].[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre traduction « Femmes en grève : vers un nouveau féminisme de classe ? », Josefina L. Martinez, mars 2022