Poésie, anarchie et désir


Texte inédit | Ballast

La ques­tion a bien des mérites, sinon celui de l’originalité : qu’est-ce que la poé­sie ? De Sartre à Maulpoix, de Bonnefoy aux copies du bac­ca­lau­réat, de Léo Ferré à Louis Calaferte, de Raoul Vaneigem à Edgar Morin — ces­sons-là cette liste déjà trop longue —, tous ont ten­té d’apporter leur pierre au fameux édi­fice. Alors, pour­quoi, comme le fait ici Adeline Baldacchino (l’auteure de Diogène le cynique — Fragments inédits et de Max-Pol Fouchet — Le feu la flamme), en ajou­ter une après tant d’illustres ? Peut-être, sans doute, même, car la ques­tion reste ouverte (García Lorca refu­sait en cela d’y répondre).  Il sem­ble­rait que l’on ne puisse que tour­ner autour sans pré­tendre au point final ; d’où cette belle « éthique de funam­bule » qu’elle propose.


« L’exercice de la poésie est un processus que je dirais révolutionnaire
dans la mesure où il détruit les privilèges pris par les faux-semblants,
où il brise les usurpations des fausses richesses. Pour moi, la poésie
sous sa forme la plus haute est révolution et révélation. […]
Lorsque je prononce, à propos de poésie, le mot de révolution,
je pense à celle des astres, à la révolution du soleil, et à cette autre
qui est le permanent passage de la vie à la mort. 
»
Max-Pol Fouchet, Fontaines de mes jours

La poé­sie, c’est quoi ?, me disent les copains, mes amis moqueurs de la géné­ra­tion Y et 2.0, les entre­pre­neurs de tout poil qui ne lisent plus depuis long­temps autre­ment que sur une tablette, n’imaginent plus entrer dans une librai­rie sauf pour me faire plai­sir. La poé­sie c’est quoi ?, mur­mure dans la nuit mon clo­chard pré­fé­ré, Diogène qui repousse Alexandre le Grand quand il lui fait de l’ombre, balance son écuelle quand il se rend compte qu’il peut boire dans ses mains, res­pire avi­de­ment l’odeur du pain, se roule tout nu contre les sta­tues, se mas­turbe où et quand il veut, mange avec les chiens, comme un chien, et puis s’arrête un jour de res­pi­rer et tout est dit.

La poé­sie, c’est quoi ? Cet à-quoi-bon un peu nar­cis­sique de la parole qui s’enroulerait sur elle-même, une chose sen­ti­men­tale pour que jeu­nesse amou­reuse se passe, un vague res­sou­ve­nir des dic­tées de pri­maire ? La poé­sie c’est quoi ? La télé­vi­sion s’en moque comme d’une guigne, le ciné­ma la fuit sou­vent sauf quand il tombe dedans par hasard ou quand Kiarostami fabrique des images avec des os, des zig­zags sur une route et quelques vers de Forough Farrokhzad (Le vent nous empor­te­ra). Bref, ça ne sert à rien, non, la poé­sie ? Parfois je répon­dais, juste à prendre son pied, voire ses jambes à son cou, pour voir le monde ou pour « don­ner ren­dez-vous » (la belle décla­ra­tion de Desnos juste avant de mou­rir dans un camp de concen­tra­tion). Pourtant, je m’étonnais tou­jours (et ce matin de nou­veau en rece­vant un gen­til mes­sage d’un ami sou­hai­tant « que la poé­sie me tienne en joie ») de n’associer pas la poé­sie à la joie, loin de là, mais bien plu­tôt à la colère, à la révolte, à une forme de rage concen­trée dans la parole et qu’expulseraient du corps des mots bien sen­tis. Souvent donc, je me suis deman­dé ce que poé­sie vou­lait dire.

Pas qu’un jeu

« Une chose sen­ti­men­tale pour que jeu­nesse amou­reuse se passe, un vague res­sou­ve­nir des dic­tées de primaire ? »

Très tôt, j’avais su qu’elle ne pou­vait pas être seule­ment un jeu avec les mots — elle l’est aus­si, mais elle ne l’est pas seule­ment, sans quoi elle sombre dans le diver­tis­se­ment, à l’instar de n’importe quel jeu de mains jeu de vilains, le jeu bon­heur pas­sa­ger des vivants, le jeu qui nous fait pas­ser d’une heure à l’autre dans l’oubli du pas­sage des heures, sans nous arrê­ter sur­tout. Or, la poé­sie n’est qu’une ten­ta­tive déses­pé­rée d’intercepter fugi­ti­ve­ment le temps. À son plus haut, dans l’éclat d’un frag­ment qui nous trans­perce, elle cris­tal­lise quelque chose qui est de l’ordre de la durée, l’enferme dans quelques syl­labes, lui donne consis­tance de miracle fur­tif. On sait seule­ment que c’est juste, comme sonne juste une note par­faite un ins­tant sou­te­nue. L’expérience poé­tique n’est rien d’autre que cette évi­dence qui nous saute à la gorge devant le texte qui vient tra­duire la den­si­té de notre expé­rience inté­rieure, la rendre un ins­tant par­ta­geable. Brisure de feu de la soli­tude, comme une voix d’Ami qui tra­ver­se­rait le silence dans les nuits trop longues de l’insomnie, quand on ne l’attendait plus — parce qu’on ne l’attendait plus, peut-être.

Pas d’outre-monde

Souvent, me deman­dant ce que poé­sie vou­lait dire, je riais de me poser cette ques­tion. Par un été de lumière et d’enfer, j’avais com­pris qu’elle ne sau­vait de rien — la reli­gion du verbe, la mys­tique des poètes n’est qu’un autre ava­tar des reli­gions tout court. Devant la mort, sou­vent devant l’amour aus­si, la poé­sie demeure impuis­sante. Cette parole qui nous sem­blait pou­voir ren­ver­ser les bar­rières du temps n’est qu’une autre manière de lui sur­vivre un peu. Elle ne pos­sède aucune ver­tu des philtres magiques. Elle ne réveille pas Tristan, pas Iseult, pas Hamlet, pas Juliette. Elle ne change pas le cours des fleuves. Celle qui y pré­ten­drait ne serait rien d’autre qu’un rha­billage tex­tuel de l’habituelle arnaque à l’outre-monde.

[Rufino Tamayo]

La trace, maintenant

La poé­sie n’est que la trace de ce qui se passe, elle ne le retient pas. Lazare a la peau dure : on aime trop les résur­rec­tions, les oiseaux phé­nix qui renaissent tou­jours du bûcher, les mille manières de se per­sua­der que l’on peut durer. Mais la poé­sie qui ne ment pas ne pro­met rien d’autre qu’elle-même. Je lis, et le temps de la lire je suis encore un peu là. Ni les autres que j’aimais, ni moi quand je n’y serai plus, ne se cachent der­rière ces mots. Rien que des lettres jetées sur la page, leur caresse clan­des­tine, leur émoi sans len­de­main. Je vou­lais leur dire, aux amis qui n’en lisent pas mais que j’aime, je vou­lais leur dire ça, que la poé­sie qui n’est pas joie mais colère et ça ne fait rien ; que la poé­sie qui n’est pas jeu de mots mais coa­gu­la­tion d’instants et c’est bien ; que la poé­sie n’est pas d’outre-mort mais d’ici-bas.

Mais changer quoi ? Le monde ?

Quand on par­lait de poètes, on y reve­nait tou­jours : les plus admi­rés étaient ceux qui avaient ces­sé de par­ler. Rimbaud en Abyssinie après les Illuminations et les impré­ca­tions contre les « assis », la ten­ta­tion du silence, Lord Chandos d’Hoffmanstahl qu’on ne lit plus mais c’est pareil, tous ceux qui se taisent, on les aimait bien de l’avoir bou­clé. VillonNerval, pen­dus jeunes, haut et court, passe encore. Ceux qui durent ont tort. Ils ont prou­vé qu’ils ne savaient pas chan­ger le monde comme ils l’annonçaient à corps et à grand cris.

Mes amis avaient peut-être rai­son, c’est quoi la poésie ?

« La poé­sie ne contourne pas la phi­lo­so­phie, elle ne redouble pas la lit­té­ra­ture, elle ne renie pas la poli­tique, elle se situe seule­ment sur un autre plan, comme la musique se situe sur un autre plan que celui du bruit. »

Juste une chose qu’on fait dans les salons pour ne pas faire de la poli­tique ? Juste un autre poème écrit sous mes­ca­line (Michaux) ou peyotl (Artaud) pour entre­voir tout seul des véri­tés inex­pli­cables qu’on raconte ensuite en se contor­sion­nant dans la parole ? Juste un autre hochet pour « faire lit­té­ra­ture » comme on « ferait tapis­se­rie ». Je veux bien qu’on ne se prenne pas au sérieux, que le sérieux soit mor­tel, mais juste une ques­tion avant d’éteindre la lumière et de dan­ser until the end of love, sur une mélo­die bleue de l’homme à l’imperméable, Léonard Cohen qui chante et déchante, poète en médi­ta­tion, poète en lévi­ta­tion, juste une ques­tion avant le refuge dans la mon­tagne pour écrire jusqu’au silence : qu’a-t-elle à voir, la poé­sie, avec la politique ?

J’avais envie de leur dire, tout, vrai­ment tout, si l’on veut bien la consi­dé­rer dans son accep­tion la plus large. Camus, un jour de 1956, écri­vant à Char : « Avant de vous connaître, je me pas­sais de la poé­sie. Rien de ce qui parais­sait ne me concer­nait. Depuis dix ans au contraire, j’ai une place vide, un creux que je ne rem­plis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord ». Tout, donc, parce que la poé­sie dit des choses en plus, pense des choses en plus, fait des choses en plus de tout le reste – elle ne contourne pas la phi­lo­so­phie, elle ne redouble pas la lit­té­ra­ture, elle ne renie pas la poli­tique, elle se situe seule­ment sur un autre plan, comme la musique se situe sur un autre plan que celui du bruit. Elle n’est pas quin­tes­sence d’autre chose, je ne crois pas au Mallarmé qui vou­lait « don­ner un sens plus pur aux mots de la tri­bu ». Elle échappe à la tri­bu, à la pure­té – mais pas au sens, car une poé­sie qui ne se laisse pas com­prendre est aus­si futile qu’un corps qui ne se donne jamais.

[Rufino Tamayo]

Est-ce à dire que ce que le phi­lo­sophe, le socio­logue, le roman­cier tout armé de sa rai­son et de ses concepts, ne peuvent atteindre, la poé­sie le pour­rait ? En réa­li­té, elle n’entre pas en com­pé­ti­tion avec la phi­lo­so­phie, la socio­lo­gie ou l’ethnologie, l’art de racon­ter des his­toires ou celui de peindre un por­trait. Elle appar­tient sim­ple­ment à une autre dimen­sion, évo­lue sur un ter­rain sans enjeux immé­diats autres que celui du plai­sir ins­tinc­tif d’une forme au ser­vice du fond. Elle main­tient, contrai­re­ment à la célèbre for­mule de Wittgenstein, que ce dont on ne peut par­ler, il ne faut sur­tout pas le taire.

Tout se passe comme si la poé­sie par­ve­nait à faire dis­cours sur le monde en échap­pant aux cor­sets comme aux mirages de la parole poli­tique telle qu’Orwell la décrit dans son « Pourquoi j’écris », quand il dénonce le « lan­gage poli­tique conçu pour rendre les men­songes cré­dibles et le meurtre res­pec­table, en don­nant l’apparence de la soli­di­té à ce qui n’est que du vent ». La poé­sie, contrai­re­ment à la parole poli­tique, ne pro­met rien, n’annonce pas grand-chose, explore tou­jours ce qui se passe dans les parages de la véri­té. Il arrive qu’on ne la com­prenne qu’à demi-mot, et qu’elle n’en soit pas moins belle. Sans même avoir à se dra­per dans l’obscure sen­tence éli­tiste des mots rares, elle pré­serve le droit de jouer avec le dic­tion­naire, de pro­cé­der par libre asso­cia­tion d’idées, d’image en émo­tion sen­sible, d’émotion vivante en idée possible.

« Ni la poé­sie ni l’anarchie ni le désir n’ont besoin de grand P, de grand A, de grand D. »

Pour para­phra­ser René Char, qui sut si bien vivre sur l’étroite mar­gelle du lan­gage, sur cette crête d’étrangeté qui sépare la sim­pli­ci­té par­faite du réel de l’aube mys­té­rieuse des rêves, on pour­rait sup­po­ser, comme il disait que « le poème est l’amour réa­li­sé du désir demeu­ré désir », que la poé­sie est l’anarchie réa­li­sée de la parole demeu­rée désir.

Parties liées

La chose sonne un peu gran­di­lo­quente mais ne l’est pas tant que ça. Je veux dire qu’écrire, ce serait rompre les célèbres ordres de la nuit (je ne peux m’empêcher d’utiliser le titre d’un tableau fabu­leux d’Anselm Kiefer qui m’a sau­té au visage l’autre jour à Bilbao : regar­dez, vous com­pren­drez). Ce serait rompre l’ordre tout court, la fabrique inter­na­li­sée de la mort en nous quand l’obéissance – au pou­voir des hommes, à la fata­li­té du monde – semble prête à gagner. Ce serait dire non quand même, le rocher tombe sur la figure de Sisyphe qui remonte mal­gré tout, le soleil défait les ailes de cire d’Icare qui vole encore un peu. On fini­ra tous sous un rocher comme Porthos écra­sé à la fin du Vicomte de Bragelonne (mais « patience, patience, j’arrive », qu’il criait encore à Athos jusqu’à la der­nière seconde) ; on fini­ra tous noyés comme Jules Lequier qui se met à l’eau et nage vers le large et ne revient pas (ou Natalie Wood, ou Virginia Woolf, on a tous une pléiade de nau­fra­gés semi-consen­tants sous la main), mais en atten­dant, quelque chose aura résis­té qu’on pour­rait appe­ler poé­sie, et qui res­sor­tit des mêmes méca­nismes que l’anarchie et que le désir.

[Rufino Tamayo]

Inutile d’hypostasier, d’essentialiser, de se jeter au pied de quelque nou­velle idole : ni la poé­sie ni l’anarchie ni le désir n’ont besoin de grand P, de grand A, de grand D. Mon hypo­thèse est plus simple. Je crois que les trois ont par­tie liée, dans leur ten­ta­tive tra­gique de main­te­nir ensemble ce que tout par ailleurs semble sépa­rer : la luci­di­té et la joie, le temps et l’instant, la nuit et la clar­té, la mort et la vie, le désastre et la révolte, ce qui passe et ce qui demeure. Accouplons-les, pour voir, ces mots qui se fuyaient les uns les autres : poé­sie et anar­chie ; désir et poé­sie ; anar­chie et désir.

De la poésie comme anarchie

Parce que le poème ne ren­voie à rien. Il ne cherche rien qui le sur­plombe, qui le pré­cède ou qui le suive. Il n’y a pas d’essence qui tienne avant l’existence des mots. Il n’y a rien d’autre qu’une petite chan­son qui se raconte sous nos yeux, qui nous parle ou ne nous parle pas, nous touche ou nous indif­fère. La seule preuve est dans l’effet du poème. S’il expli­cite un peu de l’insondable (ce qu’on res­sent confu­sé­ment sans le défi­nir expli­ci­te­ment), s’il tra­duit un peu de ce qui nous échappe (pas parce que des dieux nous vole­raient la vedette, mais parce que nous ne sommes que des machines à per­ce­voir le réel en fonc­tion de nos limites intrin­sèques), s’il per­met enfin de vivre mieux en met­tant des mots sur l’interminable gira­tion de l’être ou sur l’obscure eupho­rie, s’il invente une petite fenêtre par où s’éclaire autre­ment le monde que nous habi­tions sans le voir, il suffit.

« Le poème fait toit pour l’âme, le temps de tra­ver­ser le corps. »

Comme le bâton de Diogène, son man­teau et sa besace, rien d’autre qu’un corps nu, il suf­fit. Le poème fait toit pour l’âme, le temps de tra­ver­ser le corps. Une seule amphore de terre où se ras­sem­bler. Il ne cherche pas à convaincre, donc à sai­sir, donc à domi­ner : en cela, il échappe à toutes les injonc­tions du pouvoir.

Pas de toit

Mais encore. Le poème ne contre­dit pas la vie, ne cherche pas à l’encager, à l’enfermer. Il habite et décor­tique. Il fait bernard-l’ermite : cette petite bête dans le sable qui trot­tine d’une coquille à l’autre et l’adopte comme mai­son tem­po­raire. Le poème habite les grandes bâtisses avec des caves sombres et de beaux gre­niers comme Bachelard les aimait. Mais il se contente aus­si de l’exil s’il faut, du som­meil dans les hamacs, des ber­ceuses du vent. Ce qu’on cherche en lisant un poème, on ne le sait pas. On le laisse juste venir à nous. La table est ouverte en per­ma­nence pour tous les invi­tés : en cela, il déroge à toutes les injonc­tions de l’habitude.

[Rufino Tamayo]

Seuls ensemble

Mais encore. Le poème sup­porte mal la foule. Il s’écarte tou­jours un peu. Il est des poèmes faits pour être lus à haute voix, pour se don­ner en spec­tacle, pour se par­ta­ger dans les grandes lam­pées de la joie col­lec­tive, certes. Mais il n’est de poème qui tient que s’il parle, dans cette appa­rente foule même, à cha­cun de ceux qui la com­pose en fai­sant réson­ner la petite corde indi­vise qu’il pro­mène avec lui dans l’invisible cha­leur de sa poi­trine. Il n’est pas de poème gré­gaire, de poème pour troupeau.

Les mots d’ordre n’ont rien à voir avec la poé­sie. Le poème s’effondre dès qu’on le trans­forme en slo­gan. Il se balade tout hum­ble­ment sur les murs du métro, mais il n’a rien à voir avec une réclame pour le « déve­lop­pe­ment per­son­nel ». Le poème ne lie qu’à peine, comme deux mains qui se frôlent acceptent de se lier le temps d’atteindre ensemble le plai­sir. Le poème est un peu fait pour apprendre le dé-lire (je ne résiste pas à la faci­li­té du jeu de mots : jouer, lire, s’arrêter de lire, jeter les livres à la mer). Bref, la poé­sie n’est qu’une autre manière d’amarrer une soli­tude à celle des autres, quand on ne renonce ni à la liber­té, ni à com­mu­ni­quer – tou­jours sur le fil, c’est un chu­cho­te­ment qui est aus­si un appel : en cela, il colle à la for­mule même de l’individualisme liber­taire, quand mon Diogène résiste à l’égoïsme, sans illu­sions, cède quel­que­fois à la ten­dresse, sans regrets.

Du désir comme de la poésie

« exergue »

Je ne sais pas si l’on me suit tou­jours, mais j’avance sans me retour­ner. Je pense à vous les amis dans la ques­tion sans cesse recom­men­cée : à quoi bon la poé­sie ? J’essaie de vous répondre sans rien oublier. Alors je veux par­ler de la poé­sie et du désir. D’abord c’est une chose étrange que le désir. Mérite-t-elle vrai­ment qu’on dis­serte sur elle ? Bizarrement, les phi­lo­sophes ne savent trop quoi en dire. Ils répètent, bien sûr, le mythe éter­nel de l’androgyne de Platon (retrou­ver sa moi­tié qu’on nous aurait arra­ché du corps à l’origine des temps, quand on était encore en forme de sphère et qu’on cou­rait sur nos huit membres pour défier le ciel). Ils rejouent sans cesse, sans bien le savoir par­fois, la comé­die des chré­tien­ne­ries (quand dési­rer c’est sur­tout s’empêcher, se puri­fier, se pré­ser­ver : de quoi ?). Ils s’enfoncent, enfin, dans la grande mys­tique de l’attente per­pé­tuelle : demain, ce double de nous qui sera dans le miroir une autre manière d’atteindre Narcisse.

Plus nus

Le poète, qui n’en sait pas plus que le phi­lo­sophe et cède avec encore plus d’allégresse aux charmes de la légende, main­tient seule­ment une évi­dence, contre vents et marées : c’est qu’il y quelque chose qui peut s’atteindre dans le poème comme sous les draps, quelque chose de plus nu qu’on appel­le­rait l’intimité. Le poème, comme le désir, vit du seul éro­tisme du dévoi­le­ment. Il se nour­rit de cette nudi­té, de ces fis­sures, de ces écar­te­ments, de ces péné­tra­tions rêvées. Un poème qui ne se paie­rait pas de mots, ce serait comme un corps qui ne souf­fri­rait plus de mou­rir vivant. Il faut inven­ter la chair plus fré­mis­sante, comme le poème plus bouleversant.

[Rufino Tamayo]

Plus ouverts

S’il force à la nudi­té, il est la sub­ver­sion même. Il dit la fra­gi­li­té que nous n’avouons que la nuit dans d’autres bras pour la reprendre au petit jour. Il sou­lève les masques, les arrache ten­dre­ment, force au lâcher-prise que nous ne savions plus admettre, nous dérobe à la per­pé­tuelle fuite en avant. Le poète accueille la part du doute, de l’irrationnel, du signe. Non pas pour par­cou­rir les arcanes du rêve en cla­mant des choses mys­tiques, non pas pour lais­ser tous les fan­tasmes enva­hir et nier la rai­son, mais pour lais­ser pas­ser un peu d’air entre le monde et le corps. Un souffle qui n’exige rien. Le poème n’est pas en com­pé­ti­tion avec la rai­son, il dit juste, je suis ailleurs. Que tu m’attrapes ou pas, je glis­se­rai tou­jours entre tes doigts.

Plus vivants

Mais encore, poé­sie et désir affrontent ensemble les mêmes spectres : pas l’origine (lais­sons-là aux astro­phy­si­ciens), plu­tôt la fin. La mort et le temps les hantent. Parce que l’absence forge dans le désir des trous noirs – le désir n’est pas que manque, il est puis­sance, il est excès, ten­sion, deve­nir évi­dem­ment ; mais il est aus­si manque pos­sible, cela, cette attente éper­due qui nous fait vou­loir même ce qui ne nous veut pas. Le poème célèbre, le poète s’exalte. Et puis, brus­que­ment, sur­git tou­jours au cœur du plus clair poème un éclair de nuit qui lui rap­pelle la pré­ca­ri­té des heures, l’impossibilité de durer. Au mieux, alors, le poète s’emploie à « reprendre / le filet déchi­ré, maille après maille, /et ce serait, dans l’espace plus haut, /comme recoudre, astre à astre, la nuit… » (Jaccottet).

De l’anarchie et du désir

« Le poème n’est pas en com­pé­ti­tion avec la rai­son, il dit juste, je suis ailleurs. »

Je n’ai pas encore bou­clé la boucle. Oui, les liens de la poé­sie et de l’anarchie. Oui, les liens de la poé­sie et du désir. C’est l’histoire habi­tuelle du syl­lo­gisme. « Tous les chats sont mor­tels / Socrate est mor­tel / Donc Socrate est un chat »… mais non, jus­te­ment. Je n’ai pas dit l’anarchie est poé­tique, le désir est poé­sie, donc le désir est anar­chiste. Mais presque.

Ceux qui tentent

L’autre comme l’un, s’ils ne nous tuent pas, nous élèvent. Au confort de l’indifférence, ils ne cessent de pré­fé­rer le risque de la ren­contre. Ils font de nous des buvards (livrés aux délices de l’absorption conti­nue) et des camé­léons (doués des ver­tus de l’adaptation per­pé­tuelle) dans un monde sans pôle fixe ni géo­gra­phie certaine.

Ils ne sont pas très épi­cu­riens, fina­le­ment : la dié­té­tique des plai­sirs, le cal­cul de ce qui pour­rait nous faire plus ou moins de bien, très peu pour eux. Diogène ne cal­cule pas beau­coup. Il vit en ascète, mais peut céder à la ten­ta­tion. D’autres le font mieux que lui encore. Aristippe de Cyrène bazarde les conven­tions en visant clai­re­ment l’augmentation per­pé­tuelle de la joie, limi­tée seule­ment par la non-joie des autres. Se faire du bien sans faire du mal : drôle d’équilibre, tou­jours, que retentent sans cesse les anar­chistes et les grands dési­rants, au péril de la frus­tra­tion, de la bles­sure, de la chute, ils se relèvent, ils tentent encore — il reste tant à vivre, tant à aimer.

[Rufino Tamayo]

Ceux qui veulent

Plus intense encore, plus pri­mor­diale je crois, la vraie proxi­mi­té de l’anarchie et du désir se situe dans cette capa­ci­té à accor­der du cré­dit au vou­loir (et pas au pou­voir : même quand on ne peut pas, il faut vou­loir). L’anarchie comme le désir s’efforcent vio­lem­ment vers la volon­té. Le sur­homme nietz­schéen, qui danse sur son étoile en acro­bate au milieu du chaos, n’est peut-être rien d’autre qu’un Diogène effon­dré qui se relève tou­jours. Qui apprend la simple pré­sence. Qui tend vers la séré­ni­té, mais ne peut ces­ser de rager devant l’injustice.

Thoreau dans sa cabane finit par en sor­tir pour hur­ler contre l’esclavage. Le vieux sage anar­chiste ne tient pas debout sur une colonne jusqu’à se momi­fier comme les vieux saints mono­théistes. Il sait bien qu’il va pour­rir sur pied, et qu’il n’est de sur­vie qu’immanente. Alors, quel­que­fois, il sort de son ton­neau pour crier sur la place publique. Il s’indigne tou­jours de ne plus dési­rer assez. Breton, qui n’a pas été assez anar­chiste, avait pour­tant trou­vé la for­mule juste : « Il faut repas­sion­ner la vie ».

Ceux qui marchent

« Qui tend vers la séré­ni­té, mais ne peut ces­ser de rager devant l’injustice. Thoreau dans sa cabane finit par en sor­tir pour hur­ler contre l’esclavage. »

Finalement, ce que seraient des corps jubi­lants, la poé­sie le cherche encore, mais sa plus grande force est de ne pas renon­cer à cette quête sans espoir ; ce que seraient des hommes libres, Diogène le cherche encore avec sa lan­terne allu­mée en plein jour (« Je cherche un Homme ») et c’est René Char qui lui répond le mieux à tra­vers les âges : « L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lan­terne. » L’anarchie et le désir ont en com­mun la figure de l’asymptote : ils tendent irré­sis­ti­ble­ment vers cela même qu’ils n’atteindront pos­si­ble­ment pas – mais sur la route, ils se font plaisir.

*

Alors ? C’est quoi la poé­sie, me disent les amis qui baillent à tra­vers la nuit en finis­sant leur par­tie de poker vir­tuel vers les trois heures du matin – ce sont des joueurs, à défaut d’être de grands lec­teurs. Je sais bien qu’il faut répé­ter parce qu’il est tard et que sans tequi­la (je pren­drais du Don Julio mer­ci, juste pour trin­quer à Frida qui disait « je buvais pour noyer ma peine, mais cette garce a appris à nager »), sans l’alcool fort de la nuit qui s’infuse dans les veines, l’illumination poé­tique passe moins bien, on pour­rait finir par s’y perdre au réveil.

[Rufino Tamayo]

Je répète aus­si parce que j’ai tou­jours peur d’avoir envie de me taire défi­ni­ti­ve­ment. Je me répète ce dont je veux me convaincre : le poème pour­rait être cela, l’anarchie réa­li­sée de la parole demeu­rée désir. Et je tra­duis encore une fois. Ce serait dire que la poé­sie pro­voque ce décen­tre­ment dans la parole qui ouvre des espaces infi­nis à la liber­té (l’anarchie). Ce serait dire que la poé­sie n’a pas à rendre de comptes, elle avance comme elle peut vers un des­tin qu’elle s’invente (le désir).

La parole (j’ai l’air comme ça d’y mettre un grand P, mais non, juste parole comme Chamoiseau dit « mar­queur de paroles » pour l’écrivain), la parole n’est jamais que l’instrument d’une sub­ver­sion intime. Le poème met le feu (après avoir véri­fié qu’il ne brûle ni livres ni corps) avant de mettre les voiles. Dans les temples du feu zoroas­trien, c’est d’abord un poème qu’on devait aimer. On chante, on scande. Quand le corps est par­ti, il se donne aux oiseaux sur une tour dite « du silence ». Quand ça ne parle plus (même en un chu­cho­tis), ça ne vit plus. Le poète se perd sou­vent dans la pam­pa des mots. On tra­verse un désert, on trouve des bra­siers, des étoiles de mer, on ral­lume un flam­beau, on dit, c’était un pas­seur, on jette des fleurs en l’air, un bai­ser sans retour.

« De temps en temps, m’objectera-t-on, il vaut mieux se taire et agir. C’est vrai. »

Alors, la poé­sie recom­mence. Et se risque indé­fi­ni­ment à recommencer.
De temps en temps, m’objectera-t-on, il vaut mieux se taire et agir.
C’est vrai.
Je parle seule­ment du désir qui pré­cède et pré­pare l’action. C’est pour cela qu’il faut un jour réa­li­ser : pas­ser à l’acte.
C’est pour cela qu’à trop lire de poé­sie on finit par en écrire.
C’est pour cela qu’à trop en écrire on sait qu’il faut la vivre.
Par des voies dif­fé­rentes, la phi­lo­so­phie et la poé­sie tentent de déchif­frer le monde au plus près des corps — la poé­sie accor­dant à l’incertitude et à l’exil une place plus grande, la phi­lo­so­phie ten­dant déses­pé­ré­ment vers la véri­té et l’ancrage aux amers, ces points de repère fixes dans la vas­ti­tude de la mer ; mais toutes deux ne sont vrai­ment vivantes que quand elles tendent vers l’action. (Arsène Lupin, ins­pi­ré de Marius Jacob l’anarchiste, avait rai­son. On peut tou­jours encore inven­ter des moyens de filer à l’anglaise et de se consti­tuer son Aiguille creuse. Ne pas oublier d’arracher sa liber­té aux dra­gons assis sur des trésors.)

La poé­sie, alors, c’est quoi ?

Juste une autre manière de pen­ser le monde qui s’engouffre dans nos corps ; l’autre ver­sant de la pen­sée par où je cède un peu de place à ce qui me dépasse encore – non pas en rai­son d’une quel­conque sacra­li­té, mais juste parce que nous sommes tout petits et très igno­rants sous la voûte lumi­neuse des fameux « ordres de la nuit » de Kiefer. Il faut s’allonger sous le ciel étoi­lé sur une plage de corail frois­sé pour écou­ter, regar­der, tou­cher un ins­tant le bruit du temps.

[Rufino Tamayo]

Les phi­lo­sophes de la liber­té qui ont osé regar­der en face les ombres por­tées du désir et de la poé­sie ne s’y sont pas trom­pés. Nietzsche l’a tou­jours su. Son Zarathoustra est au moins autant un livre de poète qu’un livre de phi­lo­sophe. Camus le disait à Char : « Un creux que je ne rem­plis qu’en vous lisant, mais alors jusqu’au bord »… Bachelard le savait, qui n’a ces­sé de se pro­me­ner dans les parages de la science et du rêve, lisant, aimant, décryp­tant les poètes et leurs rêve­ries des quatre élé­ments, leurs effrois et leurs éblouis­se­ments qui désar­çon­naient le scien­ti­fique heureux.

Plus près de nous encore, Michel Onfray ne s’y trompe pas, qui vient (après plus de soixante livres de phi­lo­so­phie) à… la poé­sie — par le haï­ku, la scan­sion, l’épopée revi­si­tée. Il faut lire aux édi­tions Galilée ces textes moins connus for­gés dans le doute et la nuit par le phi­lo­sophe de la « sculp­ture de soi » et de la poli­tique rebelle, solaire : Le recours aux forêts, La sagesse des abeilles, La constel­la­tion de la baleine, Un requiem athée, Avant le silence, Bestiaire nietz­schéen inventent un autre lan­gage pour dire le même maté­ria­lisme, la même épais­seur vivante que défendent les volumes plus théo­riques ou his­to­riques. Il faut l’entendre dire, dans des confé­rences, que ces poèmes ras­semblent peut-être, mieux que la « contre-his­toire », plus que tous les « anti-manuels », l’essentiel de ce qu’il a vou­lu être, de ce qu’il aura vou­lu dire – au fond, une trans­crip­tion sans fin de la sagesse du père, ouvrier agri­cole, savant sans livres qui vivait l’alliance avec le cos­mos comme Diogène celle avec le vent, le froid, le soleil. Cet homme allon­gé dans le tableau de Kiefer, c’est un peu lui, ce père. On ne sait pas s’il lit de la poé­sie, mais il est dans le poème comme on est dans un tableau, comme on est sur la terre sous le ciel qui flambe.

« Le poète et la poète, atten­dant l’aube et ses retours de flamme, conti­nue­ront imper­tur­ba­ble­ment de dan­ser sur la margelle. »

Les phi­lo­sophes venus à la poé­sie par le corps, ailleurs que dans la « clai­rière » hei­deg­gé­rienne pleine d’impalpables ren­vois à l’Être, n’abondent pas. Les poètes venus à la phi­lo­so­phie autre­ment que par un appé­tit vorace d’absolu non plus. Pourtant, tou­jours ils se croisent et se parlent. À la fron­tière illi­cite du lyrisme et du concept, où l’on croise les fan­tômes de Pessoa, de Jabès, de Rilke, sur les marges et lisières du lan­gage qui admet la pos­si­bi­li­té du dé/lire, déchi­re­ment et cou­ture du temps, sur ces rives où errent très sûre­ment un Pascal Quignard ou un Jean-Michel Maulpoix, quelque part dans les parages du mani­feste pour la « poé­sie vécue » d’Alain Jouffroy, voire du « tout-monde » cher à Édouard Glissant, il en reste, des grands vivants, qui savent tout mélan­ger, tout étreindre, trop embrasser…

Tiens, mais oui c’est vrai — me disent les amis du 2.0, les contemp­teurs de livres, les oublieux du poème, rele­vant les yeux un ins­tant de leur écran, quand je main­tiens que le futur ne s’en pas­se­ra pas — tiens, ce serait ça la poé­sie, juste quand on s’arrache aux rites et aux rimes, aux sac­cages du jour, aux effrois soli­taires, ce serait ça ? Quand on est obli­gé de s’arrêter un ins­tant : de relire, de revoir, de reve­nir, de rejouer, de repen­ser, de re-sen­tir, voire de redire, même à voix haute pour véri­fier com­ment ça sonne sur la langue, un autre désir arra­ché au néant ?…

[Rufino Tamayo]

Le poète alors, la poète aus­si — car le désir d’anarchie, l’anarchie du désir de la femme, si long­temps inau­dibles, sur­gissent des mêmes tré­fonds pour dire les mêmes ges­ta­tions ! —, quand ils se taisent après avoir trop long­temps par­lé (Diogène le disait : ce n’est pas pour rien que nous avons une seule bouche mais deux oreilles…), quand ils regardent les étoiles de Kiefer avec les yeux d’Omar Khayyam à Samarcande, avec les yeux de Djahane à Boukhara ; le poète et la poète, atten­dant l’aube et ses retours de flamme, conti­nue­ront imper­tur­ba­ble­ment de dan­ser sur la mar­gelle, le fil ten­du, la crête, le pas­sage étroit et étrange entre le jour et la nuit, le réel et son double, la mort et la vie, puisqu’il faut tout tenir ensemble — éthique de funambule.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Rufino Tamayo


Adeline Baldacchino

Elle essaie de mener une vie poétique. A un faible pour les inclassables et les oubliés, les aventuriers et les polygraphes. On peut suivre ses publications sur http://abalda.tumblr.com.

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