Portugal, 1974–1975 : hériter d’une révolution incomplète


Texte inédit | Ballast

Passage obli­gé pour tout évé­ne­ment révo­lu­tion­naire, les com­mé­mo­ra­tions qui l’ac­com­pagnent mettent à jour les ten­sions qui entourent sa mémoire. On songe, bien sûr, à la Révolution fran­çaise et son bicen­te­naire toni­truant ou encore à la Commune de Paris, dont le 150e anni­ver­saire a été l’oc­ca­sion pour de nom­breuses per­son­na­li­tés poli­tiques de se posi­tion­ner pour ou contre l’in­sur­rec­tion popu­laire mal­gré le temps qui les en sépa­rait. Cette année a ain­si été l’oc­ca­sion de fêter le cin­quan­te­naire de la Révolution des Œillets qui a per­mis de faire tom­ber une dic­ta­ture vieille d’un demi-siècle. Le socio­logue Ugo Palheta, auteur d’un ouvrage sur le sujet paru aux Éditions sociales, s’in­ter­roge dans cet article sur les diverses manières d’hé­ri­ter d’un tel évé­ne­ment pour que sa part tumul­tueuse per­dure mal­gré les récu­pé­ra­tions et les dévoiements.


On a com­mé­mo­ré il y a quelques mois, au Portugal et bien au delà, les 50 ans du 25 avril 1974. Ce jour qui a signé la fin d’une dic­ta­ture presque cin­quan­te­naire a éga­le­ment été l’amorce d’un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire qui a duré 19 mois, jusqu’au 25 novembre 1975. Les com­mé­mo­ra­tions sont à l’évidence des moments de célé­bra­tion. Non moins évident est le fait qu’il n’y a pas — et ne peut y avoir — de consen­sus sur l’objet même de telles célé­bra­tions. Ce que l’on célèbre dans une révo­lu­tion, comme la signi­fi­ca­tion même que prend le mot « révo­lu­tion », est tou­jours un enjeu de luttes — en témoignent les publi­ca­tions récentes du livre col­lec­tif Une his­toire glo­bale des révo­lu­tions et de Révolution de l’his­to­rien Enzo Traverso. Ces luttes mémo­rielles ont à voir avec les luttes de classe qui ont eu pour théâtre le Portugal révo­lu­tion­naire de 1974–75, mais aus­si celles qui carac­té­risent l’époque où nous-même cher­chions à énon­cer quelque chose à pro­pos de la Révolution por­tu­gaise. Dès lors, que célèbre-t-on le 25 avril ?

Comment on cherche à en finir avec les révolutions

Le renou­veau des sou­lè­ve­ments popu­laires à l’échelle inter­na­tio­nale, depuis les révo­lu­tions dans les pays arabes en 2011 jusqu’aux sou­lè­ve­ments chi­liens ou ira­niens, en pas­sant par les occu­pa­tions de places en Grèce et en Espagne, les gilets jaunes ou Hong Kong en 2019, a impul­sé un retour des réflexions et des tra­vaux sur les révo­lu­tions. Ce retour de la ques­tion révo­lu­tion­naire s’effectue après quatre décen­nies durant les­quelles un ensemble d’historiens libé­raux ont cher­ché à impo­ser l’idée pro­pre­ment ther­mi­do­rienne d’une néces­saire fin de l’Histoire, sup­po­sant de clore une fois pour toutes le cha­pitre des espé­rances révo­lu­tion­naires. François Furet l’avait affir­mé dès 1978 : « La Révolution fran­çaise est ter­mi­née ». Et der­rière ces quelques mots il y avait chez lui bien davan­tage qu’un constat, plu­tôt un mot d’ordre : il s’agissait d’en finir avec la révo­lu­tion, et plus lar­ge­ment d’en ter­mi­ner avec la culture révo­lu­tion­naire qui avait si pro­fon­dé­ment mar­qué et impré­gné la culture poli­tique du pays qui était le sien, la France, mais aus­si d’autres pays ayant connu des révolutions.

« La manière la plus com­mune et la plus consen­suelle de ter­mi­ner une révo­lu­tion n’est pas de la délé­gi­ti­mer en bloc mais de cher­cher à sépa­rer le bon grain de l’ivraie. »

Dans le cas de la Révolution por­tu­gaise comme ailleurs, la manière la plus com­mune et la plus consen­suelle de ter­mi­ner une révo­lu­tion, d’en finir avec elle, n’est pas de la délé­gi­ti­mer en bloc (une opé­ra­tion sym­bo­li­que­ment trop coû­teuse, étant don­né le pres­tige per­sis­tant de la révo­lu­tion dans la popu­la­tion), mais de cher­cher avec achar­ne­ment à sépa­rer le bon grain de l’ivraie. On oppose alors une bonne révo­lu­tion — celle des débuts, joyeuse et fleu­rie, celle de l’unanimisme anti­fas­ciste du 1er mai 1974, où une grande par­tie de la popu­la­tion por­tu­gaise, quelques jours après le 25 avril, mani­feste pour com­mu­nier dans la liber­té retrou­vée — à une mau­vaise révo­lu­tion : celle tumul­tueuse, impré­vi­sible, par­fois vio­lente, divi­seuse, et en tout cas ô com­bien conflic­tuelle. On cherche alors par tous les moyens, y com­pris la réécri­ture de l’Histoire, à congé­dier cette révo­lu­tion hon­teuse, qui aurait fait tant de mal. 

Ainsi, les révo­lu­tions ne sont com­mé­mo­rées voire exal­tées par les auto­ri­tés que par­tiel­le­ment et sous condi­tion. On les découpe en tranches pour mieux les dépouiller des épi­sodes et des acteurs — indi­vi­duels ou col­lec­tifs — jugés trop radi­caux, inas­si­mi­lables dans la mémoire légi­time : on en conserve seule­ment les par­ties qui viennent confor­ter le nou­vel ordre poli­tique. Mais ce fai­sant, on ne célèbre les révo­lu­tions qu’à condi­tion de les pri­ver de leur carac­tère pro­pre­ment révo­lu­tion­naire, en relé­guant au second plan l’incursion des classes exploi­tées et oppri­mées sur la scène poli­tique, voire en en effa­çant les traces. Car la révo­lu­tion s’avère néces­sai­re­ment tumul­tueuse, bouillon­nante et vise le bou­le­ver­se­ment de l’ordre social. Or com­ment un tel bou­le­ver­se­ment pour­rait s’opérer sans tumulte et sans bouillon­ne­ment ? À la limite, les révo­lu­tions deviennent alors de simples pas­sa­tions de pou­voir entre une élite jugée rétro­grade et une autre répu­tée éclai­rée, des tran­si­tions entre une forme de pou­voir jugée dépas­sée et une nou­velle consi­dé­rée comme moderne et légi­time, des périodes dont on estime mal­heu­reux, fina­le­ment, qu’elles aient don­né lieu à tant de fra­cas, de luttes obs­ti­nées, d’espoirs ardents, tout cela rame­né rétros­pec­ti­ve­ment au rang d’illusions super­flues1.

[Ana Hatherly, Les rues de Lisbonne, 1977]

La décolonisation et la démocratie portugaise sont issues de la révolution

Dans le cas por­tu­gais, ces com­mé­mo­ra­tions par­tielles oublient que le 25 avril 1974 est un pro­duit tar­dif des luttes de déco­lo­ni­sa­tion et que la libé­ra­tion des colo­nies a été tout le contraire d’une tran­si­tion dans l’ordre. Elle n’a nul­le­ment été obte­nue paci­fi­que­ment, mais au terme d’un pro­ces­sus long — une révo­lu­tion anti­co­lo­niale — au cours duquel les luttes poli­ti­co-mili­taires des peuples colo­ni­sés ont été cen­trales. L’action au Portugal, par­fois vio­lente et armée, de mou­ve­ments anti­co­lo­nia­listes et fina­le­ment du Mouvement des Forces armées (MFA), n’est venue que dans un second temps.

La réduc­tion de la Révolution por­tu­gaise à une simple tran­si­tion, ou le regret que cette Révolution ne s’en soit pas tenue à une simple tran­si­tion, conduit aus­si à oublier que cer­tains des prin­ci­paux droits démo­cra­tiques et sociaux sont direc­te­ment issus du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire : par­mi eux, les liber­tés publiques (d’expression, d’organisation, de mani­fes­ta­tion, etc.), la léga­li­sa­tion des syn­di­cats, le droit de grève, la pro­tec­tion sociale, les sys­tèmes de san­té et d’éducation publiques, la réforme agraire dans les cam­pagnes du Sud (au moins par­tielle), les congés payés, la léga­li­sa­tion du divorce, l’é­man­ci­pa­tion juri­dique des femmes, etc. Pour reprendre la juste for­mule de l’historien por­tu­gais Fernando Rosas : la démo­cra­tie por­tu­gaise porte la marque géné­tique de la révo­lu­tion. Car ces droits démo­cra­tiques et sociaux n’ont pas été octroyés de bonne grâce par les nou­velles élites poli­tiques mais conquis de haute lutte, dans les mois qui ont sui­vi le 25 avril, par le for­mi­dable élan des mobi­li­sa­tions ouvrières, pay­sannes, étu­diantes ou d’habitant·es des quar­tiers pauvres et des bidonvilles.

« On détourne le 25 avril de sa signi­fi­ca­tion en ten­tant d’asseoir la mytho­lo­gie de l’union natio­nale autour de ces mili­taires héroïques qui auraient fait pas­ser le Portugal d’un fas­cisme uni­ver­sel­le­ment hon­ni à une démo­cra­tie tant espérée. »

Pourtant, mal­gré la rela­tion consub­stan­tielle au Portugal — comme en France — entre la démo­cra­tie et la révo­lu­tion, cela fait bien long­temps que la stra­té­gie mémo­rielle consis­tant à effa­cer, à mar­gi­na­li­ser ou à délé­gi­ti­mer les luttes popu­laires dans la Révolution des Œillets est à l’œuvre, y com­pris dans une cer­taine frange des élites poli­tiques, média­tiques ou intel­lec­tuelles. On conserve le 25 avril lui-même bien sûr, car per­sonne ne peut sérieu­se­ment reti­rer aux mili­taires insur­gés du MFA la légi­ti­mi­té, l’audace et le cou­rage d’avoir libé­ré le pays de la dic­ta­ture, mais on le détourne de sa signi­fi­ca­tion en ten­tant d’asseoir la mytho­lo­gie de l’union natio­nale autour de ces mili­taires héroïques qui auraient fait pas­ser le Portugal d’un fas­cisme uni­ver­sel­le­ment hon­ni à une démo­cra­tie tant espé­rée en une seule jour­née. Le rôle cen­tral de la bour­geoi­sie por­tu­gaise, de l’armée et de l’Église catho­lique (en par­ti­cu­lier de sa hié­rar­chie) dans le main­tien de la dic­ta­ture sala­za­riste sur une aus­si longue période est alors dis­si­mu­lé. Le 25 avril peut ain­si être sau­vé à condi­tion que soient effa­cés de la mémoire légi­time les dix-neuf mois du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, les­quels deviennent au mieux une paren­thèse incom­pré­hen­sible ou un mau­vais rêve qu’il s’agirait d’oublier, au pire une cala­mi­té qu’il convien­drait de condam­ner. Ou, pour reprendre l’image célèbre qui ouvre le Manifeste du par­ti com­mu­niste de Marx et Engels, un spectre qu’il nous fau­drait exorciser.

Mémoires contre-révolutionnaires de la Révolution portugaise

La mémoire offi­cielle ou domi­nante suit la courbe des rap­ports de force sociaux et poli­tiques. Pour n’en prendre qu’un exemple par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant : en 1984, quand il fal­lut bien fêter les dix ans de la Révolution des Œillets alors que la droite — lar­ge­ment dis­cré­di­tée au sor­tir de la dic­ta­ture en 1974 — avait retrou­vé le che­min du pou­voir en 1980, on nom­ma le maré­chal António de Spínola pré­sident de la Commission d’honneur des com­mé­mo­ra­tions offi­cielles. Au peuple révo­lu­tion­naire de 1974–75 et aux capi­taines qui avaient fait tom­ber la dic­ta­ture, cela n’a pu sem­bler que scan­da­leux. Pourquoi ?

[Ana Hatherly, Les rues de Lisbonne, 1977]

Au soir du 25 avril 1974, alors que la dic­ta­ture s’est effon­drée en seule­ment quelques heures et presque sans com­bat, Spínola devient chef de la Junte de Salut natio­nal sans avoir pris part au sou­lè­ve­ment mili­taire. Il est por­té au pou­voir par le MFA qui cherche alors une figure connue du peuple por­tu­gais, les capi­taines ne sou­hai­tant pas à ce stade exer­cer eux-mêmes le pou­voir. Le dic­ta­teur Marcelo Caetano, suc­ces­seur de Salazar en 1968, accu­lé le 25 avril 1974 au siège lis­boète de la gen­dar­me­rie, exige de trans­mettre le pou­voir à un géné­ral, et non à un capi­taine. Il n’avait pas les moyens de ses exi­gences mais on lui per­mit mal­gré tout de dic­ter ses condi­tions et de s’échapper au Brésil. Si Spínola reçoit for­mel­le­ment le pou­voir des mains de Caetano, c’est en réa­li­té le MFA qui le lui donne, car en ce moment pré­cis — et tout au long du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire — c’est le MFA qui est l’acteur hégé­mo­nique : à la fois par l’exercice de la force (le MFA a bri­sé la hié­rar­chie mili­taire, mar­gi­na­li­sé les géné­raux et contrôle l’institution mili­taire) et par sa force de per­sua­sion (liée au pres­tige qui l’entoure du fait d’avoir fait tom­ber la dictature).

Spínola com­prend pro­gres­si­ve­ment qu’il a les mains liées par le MFA, qui dis­pose en der­nier res­sort du pou­voir. Ne sup­por­tant plus ce qu’il pré­sente déjà comme les « excès » de la révo­lu­tion et agi­tant la menace d’une « dic­ta­ture com­mu­niste », Spínola se retourne contre la révo­lu­tion en ten­tant par deux fois de stop­per son déve­lop­pe­ment et d’affirmer son pou­voir per­son­nel (avec De Gaulle pour modèle). Fin sep­tembre 1974, il cherche à mobi­li­ser dans la rue ce qu’il nomme à la manière gaul­lienne la « majo­ri­té silen­cieuse », un coup de force civil qui échoue et le contraint à démis­sion­ner. Le 11 mars 1975, il tente un coup d’État mili­taire en s’appuyant sur cer­tains sec­teurs de l’armée qui lui sont res­tés fidèles. Il doit cette fois fuir le pays et fonde alors une orga­ni­sa­tion d’extrême droite qui va — en lien avec des cou­rants nos­tal­giques du régime de Salazar — com­mettre plu­sieurs atten­tats sur le sol portugais.

« Dix ans après 74–75, il s’agissait déjà d’enterrer la dyna­mique révo­lu­tion­naire pour mieux asseoir la nor­ma­li­sa­tion capi­ta­liste et libé­rale de l’État portugais. »

Si ces faits n’empêchent nul­le­ment Spínola d’être nom­mé maré­chal par le prin­ci­pal diri­geant du Parti socia­liste, Mario Soares, à son retour d’exil à la fin des années 1970, puis de rece­voir les plus hautes dis­tinc­tions du pays et d’être nom­mé à la tête de la Commission orga­ni­sa­trice de la com­mé­mo­ra­tion des dix ans de la Révolution des Œillets, c’est qu’au début des années 1980, les rap­ports de force sociaux et poli­tiques ont bas­cu­lé en faveur de la droite et que la grande peur de la classe domi­nante por­tu­gaise est der­rière elle. On par­donne alors sans pro­blème à Spínola d’avoir agi — y com­pris de manière ter­ro­riste — contre la Révolution por­tu­gaise. On lui fait même cré­dit d’a­voir en quelque sorte anti­ci­pé les pré­ten­dus « excès » et « débor­de­ments » de la révo­lu­tion durant l’é­té et l’au­tomne 1975. Dix ans après 1974–75, il s’agissait donc, déjà, d’enterrer la dyna­mique révo­lu­tion­naire pour mieux asseoir la nor­ma­li­sa­tion capi­ta­liste et libé­rale de l’État por­tu­gais, appe­lé à rejoindre sous peu — en 1986 — l’Union européenne.

Hériter activement de la Révolution portugaise

Revenons à notre ques­tion ini­tiale : que célèbre-t-on lorsque l’on com­mé­more la Révolution portugaise ?

Une dif­fi­cul­té, pour celles et ceux qui s’identifient au pro­ces­sus révo­lu­tion­naire de 1974–75, et notam­ment à la dyna­mique popu­laire et anti­ca­pi­ta­liste qui se déve­loppe inten­si­ve­ment du prin­temps à l’automne 1975, c’est que la Révolution por­tu­gaise consti­tue ce que Daniel Bensaïd, citant Charles Péguy à pro­pos de la Révolution fran­çaise, appe­lait une « vic­toire défaite ». Victoire notam­ment dans la mesure où elle a per­mis toute une série de conquêtes démo­cra­tiques et sociales, mais défaite car les pro­messes et les espoirs d’émancipation qu’elle a sus­ci­tés ont été indé­nia­ble­ment mis en échec. En effet, la Révolution por­tu­gaise est cer­tai­ne­ment le der­nier sou­lè­ve­ment popu­laire durable en Europe durant lequel ont été remis en ques­tion, à une large échelle, l’organisation capi­ta­liste du tra­vail et plus lar­ge­ment de l’existence, les rap­ports d’exploitation, la domi­na­tion d’une classe mino­ri­taire sur la grande majo­ri­té de la popu­la­tion, la réduc­tion de la démo­cra­tie à sa dimen­sion élec­to­rale et repré­sen­ta­tive, etc. Mais force est de consta­ter que, sous cet aspect, qui est pré­ci­sé­ment la dimen­sion inas­si­mi­lable par la mémoire domi­nante (ou assi­mi­lable seule­ment sous le label infa­mant d’excès ou de débor­de­ment), la Révolution n’a pas triomphé.

[Ana Hatherly, Les rues de Lisbonne, 1977]

Ce moment de célé­bra­tion de la Révolution por­tu­gaise doit ain­si être l’occasion pour nous de réflé­chir col­lec­ti­ve­ment à la manière dont on peut héri­ter acti­ve­ment de la révo­lu­tion et de tout autre sou­lè­ve­ment popu­laire. La manière dont nous cher­chons à nous sai­sir de la révo­lu­tion doit ain­si fonc­tion­ner comme une invi­ta­tion à en faire vivre ce qu’elle a de meilleur, à savoir l’intervention directe, sur la scène poli­tique et par leurs propres moyens, des exploité·es et des opprimé·es ; l’invention d’une démo­cra­tie qui ne se résume pas à aller voter une fois tous les deux ou cinq ans mais une démo­cra­tie qui tend véri­ta­ble­ment vers un pou­voir popu­laire. Et de ce point de vue, héri­ter acti­ve­ment d’une révo­lu­tion sup­pose de docu­men­ter autant que faire se peut sa com­po­sante subal­terne, mais aus­si de res­ti­tuer plei­ne­ment sa dimen­sion conflic­tuelle (contre toutes les illu­sions lyriques de l’unité popu­laire). Cela sup­pose de don­ner toute son impor­tance aux luttes de la révo­lu­tion contre ses adver­saires : les héri­tiers visibles de l’Ancien Régime et par­fois des adver­saires qui se sont affir­més au cours même du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, comme le montre les exemples de Spínola et de Soares. Cela sup­pose, aus­si, de prendre au sérieux les luttes et les cli­vages au sein du camp révo­lu­tion­naire, donc inévi­ta­ble­ment les débats stra­té­giques qui l’ont agi­té et divi­sé. C’est seule­ment à ce prix que la com­mé­mo­ra­tion échap­pe­ra à cer­taines célé­bra­tions faciles qui sonnent bien sou­vent comme autant d’éloges funèbres.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Ana Hatherly


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  1. Pour ne pas dire mor­ti­fères puisque, dans la vul­gate contre-révo­lu­tion­naire, les révo­lu­tions ne savent pro­duire que des bains de sang ou des Goulags.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Que reste-t-il de la révo­lu­tion des Œillets ? », Charles Reeve, juillet 2024
☰ Lire notre article « Marxisme et révo­lu­tion noire : Grace Lee Boggs dans son siècle », par Simon Chuang, mai 2024
☰ Lire des bonnes feuilles « Marisa, révo­lu­tion­naire ita­lienne : on avait des rêves, on savait où on vou­lait aller », juin 2023
☰ Lire notre article « Deux ou trois idées pour la pro­chaine révo­lu­tion », Victor Carton, avril 2023
☰ Lire notre entre­tien avec Pınar Selek : « Comment conce­voir une révo­lu­tion ? », jan­vier 2023
☰ Lire notre article « Se sou­ve­nir du mas­sacre de Vitoria-Gasteiz », Arnaud Dolidier, sep­tembre 2022

Ugo Palheta

Sociologue et auteur notamment de La Possibilité du fascisme (La Découverte, 2018) et de Découvrir la Révolution des Œillets (Éditions sociales, 2024).

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