Quand le poids est politique


Texte paru dans le n° 11 de la revue papier Ballast (mai 2021)

Près de la moi­tié de la popu­la­tion fran­çaise est concer­née par l’obésité et le sur­poids. La gros­so­pho­bie — entrée dans Le Robert en 2019 — est l’attitude dis­cri­mi­na­toire à l’encontre des per­sonnes grosses. Cette décon­si­dé­ra­tion a des consé­quences impor­tantes au quo­ti­dien, qu’elles soient psy­cho­lo­giques, sociales et pro­fes­sion­nelles. La Ligue contre l’obésité a rap­pe­lé que la gros­so­pho­bie frappe d’abord dans la rue, à l’école et au tra­vail. Si l’apparence consti­tue un cri­tère inter­dit à l’embauche, il reste dif­fi­cile de prou­ver le rejet d’une can­di­da­ture à cause d’un juge­ment phy­sique. En l’espèce, les femmes grosses, déjà sujettes au sexisme, sont l’objet d’une double dis­cri­mi­na­tion : une étude a ain­si mon­tré en 2016 que, pour 52 % des hommes inter­ro­gés, il était accep­table que le poids puisse être un cri­tère pour refu­ser l’embauche d’un can­di­dat ou d’une can­di­date. 34 % des femmes obèses décla­raient quant à elles avoir été dis­cri­mi­nées à l’embauche pour ce motif. Contre une approche seule­ment pré­ven­tive, mora­li­sa­trice et stig­ma­ti­sante — autre­ment dit cen­trée sur l’individu —, l’autrice de cet article pro­pose, aux côtés de femmes et de col­lec­tifs mili­tants, de pen­ser cette ques­tion dans ses impli­ca­tions poli­tiques. ☰ Par Élise Sánchez


« Faut y aller pour cou­cher avec ça ! » Sophie prend sur elle, serre les poings au fond de ses poches et pour­suit sa pro­me­nade dans le parc. Les hommes ricanent. Sophie est grosse, et ce genre de har­cè­le­ment fait par­tie de son quo­ti­dien. Parfois, l’humiliation va plus loin : il y a de ça quelques mois, elle s’est fait cra­cher des­sus. Son témoi­gnage, comme celui de nom­breuses femmes, met en lumière la bana­li­té des actes gros­so­phobes. Introduit en France par l’actrice Anne Zamberlan1 dans son livre Coup de gueule contre la gros­so­pho­bie, et plus récem­ment par l’autrice Gabrielle Deydier dans son ouvrage On ne naît pas grosse, le concept de gros­so­pho­bie désigne l’ensemble des stig­ma­ti­sa­tions et des dis­cri­mi­na­tions subies par les per­sonnes en sur­poids ou obèses.

Ce terme, pour­tant, peine à se faire (re)connaître, res­sent Fanny, ébé­niste dans le Sud-Ouest et tra­vailleuse dans une recy­cle­rie pour payer les fac­tures. « C’est une dis­cri­mi­na­tion dont on ne parle pas beau­coup, et quand on en parle c’est sou­vent pour expli­quer que c’est une fausse dis­cri­mi­na­tion, que les gens comme moi devraient faire un effort plu­tôt que de se plaindre. » Ce sen­ti­ment est éga­le­ment par­ta­gé par Sophie, qui s’habille le plus sou­vent de noir afin d’éviter les regards : « On a envie que cette parole soit libé­rée, on a envie que les gens soient au cou­rant. Mais les gens ne savent pas. Quand j’en parle, ils tombent des nues. » Force est de consta­ter que la lit­té­ra­ture sur le sujet est qua­si inexis­tante, tant d’un point de vue théo­rique qu’au niveau des res­sources empiriques.

« Il n’existe pas de consen­sus sur la notion de gros­seur, c’est une norme his­to­rique mouvante. »

D’après la lit­té­ra­ture scien­ti­fique, le sur­poids et l’obésité sont des réa­li­tés pure­ment sta­tis­tiques. Le pre­mier cor­res­pond à un indice de masse cor­po­relle (IMC) supé­rieur à 25, la seconde à un IMC supé­rieur à 302. Mais ce cri­tère d’évaluation éta­blit les dif­fé­rences de cor­pu­lence de façon arbi­traire : c’est sur la base d’un simple chiffre que l’on dis­tri­bue les poids « nor­maux » et les poids « patho­lo­giques ». Aucune dif­fé­rence n’est faite entre tis­sus adi­peux et tis­sus mus­cu­laires, comme le relève le pro­fes­seur de socio­lo­gie Dieter Vandebroeck3 ; l’indicateur doit donc être consi­dé­ré avec pru­dence. Et Solenne Carof, autrice de Grossophobie, socio­lo­gie d’une dis­cri­mi­na­tion invi­sible, de pré­ci­ser qu’il n’existe pas de consen­sus sur la notion de « gros­seur », dont la défi­ni­tion peut varier d’un indi­vi­du ou d’un pays à un autre : c’est une norme his­to­rique mou­vante4.

Le poids des discours

Dans les dis­cours publics, tout est fait pour dépo­li­ti­ser la ques­tion. Les per­sonnes grosses sont sys­té­ma­ti­que­ment ren­dues res­pon­sables de leur poids et doivent trou­ver des solu­tions seules. Les slo­gans sont bien connus : « Pour votre san­té, évi­tez de man­ger trop gras, trop salé, trop sucré » ; « Mangez au moins cinq fruits et légumes par jour » ; « Évitez de gri­gno­ter entre les repas » ; « Pratiquez une acti­vi­té phy­sique régu­lière ». Ces opé­ra­tions de pré­ven­tion, sous cou­vert de « res­pon­sa­bi­li­ser » la popu­la­tion, par­ti­cipent en réa­li­té d’une approche mora­li­sa­trice et stig­ma­ti­sante, dans laquelle l’accent est mis uni­que­ment sur les com­por­te­ments indi­vi­duels. De telles cam­pagnes publi­ci­taires s’appuient volon­tiers sur des sté­réo­types atta­chés aux per­sonnes consi­dé­rées comme « irresponsables ».

[Kissi Ussuki]

Marielle Toulze, maî­tresse de confé­rence en anthro­po­lo­gie de la com­mu­ni­ca­tion, fait ain­si remar­quer que ces publi­ci­tés mettent bien sou­vent en avant des femmes en situa­tion de pau­vre­té, avec un faible capi­tal cultu­rel5. L’idée véhi­cu­lée ? Que les per­sonnes obèses se nour­rissent mal, mangent des pro­duits gras et sucrés tous les jours et ne prennent pas soin d’elles-mêmes. À croire, donc, que l’obésité ne serait affaire que de mau­vaise volonté.

En ce sens, la gros­so­pho­bie peut éga­le­ment prendre des formes « bien­veillantes ». « C’est ter­rible d’être trai­tée d’une manière un tan­ti­net dif­fé­rente par les gens qu’on aime », résume Fanny. En fai­sant un paral­lèle entre gros­so­pho­bie et infan­ti­li­sa­tion, il est ain­si cou­rant de retrou­ver le pré­ju­gé selon lequel un·e gros·se ne sau­rait pas se prendre en charge, ni savoir ce qui est le mieux pour sa per­sonne. Il fau­drait donc la conseiller pour chan­ger ses habi­tudes sup­po­sées mal­saines — une forme de gros­so­pho­bie « bien­veillante ». Lucie a subi les séquelles de cette infan­ti­li­sa­tion et raconte que les pro­pos de ce genre « ont for­te­ment contri­bué au déve­lop­pe­ment de mon trouble du com­por­te­ment ali­men­taire qui, lui, a contri­bué à ce que je devienne une adulte grosse. Et je ne suis pas la seule à avoir ce genre de vécu. En vou­lant nous évi­ter d’être gros, on nous rend gros. C’est tra­gi­que­ment iro­nique ».

« Les enfants d’ouvriers sont quatre fois plus tou­chés par l’obésité que les enfants de cadres. »

Or les causes de l’obésité ne sont ni binaires, ni sim­plistes. Comme le rap­pelle Andrea Sagni, doc­to­rant en phi­lo­so­phie, « bien que la lit­té­ra­ture scien­ti­fique sou­ligne les com­po­santes mul­ti­fac­to­rielles et l’hétérogénéité de dimen­sions qui touchent à ce que l’on appelle obé­si­té, le dis­cours pré­ven­tif paraît avoir réduit cette condi­tion à un pro­blème d’hygiène nutri­tion­nelle6 ». En somme, il ne suf­fit pas de gérer son corps comme une machine bien hui­lée, en opti­mi­sant la nour­ri­ture ingé­rée et en se maî­tri­sant constam­ment, pour échap­per à l’obésité. Fanny, très spor­tive et pour­tant obèse, approuve : « On ren­contre tel­le­ment de per­sonnes actives, dyna­miques, fortes et toniques qui sont grosses… Mais elles appa­raissent tou­jours comme des excep­tions dans cette masse de gros·ses dégoulinant·es de gras. » En se foca­li­sant sur le fac­teur ali­men­taire et sur l’activité phy­sique, les dis­cours publics en négligent quan­ti­té d’autres, et notam­ment le lien exis­tant entre l’obésité et des anté­cé­dents de vio­lences psy­chiques, phy­siques ou d’abus sexuels. Les femmes obèses rap­portent ain­si dix fois plus d’antécédents d’abus sexuels et quatre fois plus de vio­lences phy­siques com­pa­ré à des femmes de cor­pu­lence normée.

Selon les mots du psy­chiatre et cofon­da­teur du GROS7, Gérard Apfeldorfer, la min­ceur « 1) peut s’hériter, si on a la chance d’avoir reçu en héri­tage les gènes adé­quats ; 2) peut s’obtenir par le labeur, c’est-à-dire le contrôle men­tal de ses com­por­te­ments ali­men­taires ; 3) peut s’acheter et per­mettre l’émergence d’un fat-busi­ness8 ». Tout cela vient appuyer les concepts de déve­lop­pe­ment per­son­nel et d’écoute de soi, aujourd’hui cen­traux dans la ques­tion de la perte de poids : « [L’] obé­si­té n’est plus per­çue comme une insuf­fi­sance de capi­tal-min­ceur, mais comme une dys­har­mo­nie, une faute de goût, le signe d’un ratage de l’existence tout entière. Si bien que la min­ceur appa­raît plus dési­rable et plus néces­saire que jamais9. » Et les condi­tions d’accessibilité à ce corps mince portent bien le sceau des inéga­li­tés sociales : les enfants d’ouvriers sont quatre fois plus tou­chés par l’obésité que les enfants de cadres10.

[Kissi Ussuki]

La construction sociale du corps gros

Ces caté­go­ries sché­ma­tiques, éri­gées en normes, divisent sym­bo­li­que­ment les corps en deux classes : ceux qui méritent d’être mon­trés aux yeux de tous et ceux qui devraient être cachés. Synonyme de lai­deur, le corps gros est ren­du tabou : la graisse est asso­ciée à une chose molle, inutile et embar­ras­sante ; il faut en avoir honte et tout mettre en œuvre pour la faire dis­pa­raître. Et, de fait, elle dis­pa­raît des espaces publics. Les per­sonnes grosses sont absentes de bon nombre de repré­sen­ta­tions média­tiques, les­quelles confondent beau­té et min­ceur ; elles sont absentes des cabines d’essayage, qui pro­posent rare­ment de grandes tailles ; elles sont absentes des salles de spec­tacle, les sièges étant trop étroits.

Bien que l’obésité touche autant les hommes que les femmes en France, la gros­so­pho­bie, elle, n’est pas indif­fé­rente au cri­tère du genre. L’injonction à la min­ceur est tel­le­ment forte pour les secondes que le rap­port à leur corps s’en trouve modi­fié. On pense au body sha­ming : qu’il s’agisse de dis­cus­sions pri­vées entre ami·es ou au sein de la famille, d’échanges sur le lieu de tra­vail ou chez le méde­cin, les juge­ments et conseils sur le corps des femmes grosses sont bana­li­sés. Rose, ving­te­naire aux che­veux bou­clés, en fait régu­liè­re­ment l’expérience : un inno­cent « Toi, au moins, tu es une belle grosse » ou un simple « C’est dom­mage, tu serais tel­le­ment mieux avec quelques kilos de moins » en sont des exemples criants. Il est socia­le­ment accep­té de don­ner son avis sur le corps des femmes, de les conseiller sur la manière dont elles devraient s’en occu­per, voire de cri­ti­quer la façon dont elles le montrent ou le cachent, le valo­risent ou l’exposent.

« Vous dites être pleine de bonne volon­té et bos­seuse, pour­tant votre corps dit le contraire. »

L’une des consé­quences de cette pres­sion sociale sur les corps gros, qui répand l’idée qu’un tel corps ne sau­rait être beau ou en bonne san­té, est l’explosion du nombre de chi­rur­gies baria­triques (qui a qua­dru­plé au cours des deux der­nières décen­nies11). Or, comme le sou­ligne Gabrielle Deydier dans son livre On ne naît pas grosse, il s’agit de femmes dans 80 % des cas.

Au même titre que le green­wa­shing ou le femi­nism washing, on voit ponc­tuel­le­ment appa­raître des corps gros dans les publi­ci­tés : une cau­tion mar­ke­ting sur fond de body posi­ti­vism qui per­met aux entre­prises de pro­mou­voir leur image de marque. Mais la conscience d’appartenir à ce qui est socia­le­ment consti­tué comme la mau­vaise classe cor­po­relle est pro­fon­dé­ment ancrée chez les femmes en sur­poids et obèses : « Je crois que j’en ai tou­jours eu conscience », se rap­pelle Fanny. « Mon corps et celui de ma sœur obsé­daient ma mère, qui vou­lait à tout prix qu’on ne soit pas grosses (même si elle l’était éga­le­ment). Quand j’avais neuf ou dix ans, elle m’a emme­née chez une dié­té­ti­cienne et c’est à ce moment-là que j’ai pris la mesure de ma dif­fé­rence », ajoute-t-elle.

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La gros­so­pho­bie s’exprime dans toutes les sphères de la vie per­son­nelle. Mais les rela­tions pro­fes­sion­nelles ne sont pas épar­gnées. Selon le der­nier rap­port du Défenseur des droits, à la ques­tion « Selon vous, quels étaient les cri­tères de la dis­cri­mi­na­tion ou du har­cè­le­ment dont vous avez été témoin dans le cadre de vos acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles ? », la réponse qui revient avec la plus forte occur­rence est celle de l’apparence phy­sique12. Fanny nous pré­cise que son tra­vail à la recy­cle­rie est « très phy­sique, avec beau­coup de mou­ve­ments ». « On a tous des jours où on est plus mous, et quand c’est mon tour, j’ai tou­jours la pres­sion et l’impression de devoir en faire plus que les autres pour méri­ter ma place, alors que je suis plus spor­tive, plus vaillante et plus moti­vée que cer­tains de mes col­lègues… » Le monde du tra­vail offre en effet moins d’opportunités aux per­sonnes obèses. Ces der­nières s’y déclarent plus dis­cri­mi­nées sur leur appa­rence phy­sique qu’une per­sonne nor­mo-pon­dé­rée : trois fois plus pour les hommes obèses et huit fois plus pour les femmes obèses13. La der­nière fois que Jasmine, la qua­ran­taine, spé­cia­li­sée dans la logis­tique, a pas­sé un entre­tien d’embauche, on lui a rapi­de­ment annon­cé : « Vous dites être pleine de bonne volon­té et bos­seuse, pour­tant votre corps dit le contraire. » Encore une fois, le simple fait d’être gros∙se sous-entend un lais­ser-aller volontaire.

Se confronter au monde médical

Le milieu médi­cal n’est pas en reste. Outre les vio­lences obs­té­tri­cales — ren­dues visibles sur Internet via les milieux fémi­nistes par le hash­tag #BalanceTonGyneco —, les remarques ver­bales gros­so­phobes sont mon­naie cou­rante de la part des méde­cins et per­son­nels soi­gnants. Louise, tren­te­naire aux che­veux courts, nous raconte que, lors de sa pre­mière consul­ta­tion chez une nou­velle gyné­co­logue, son phy­sique est rapi­de­ment arri­vé dans la conver­sa­tion : « Par contre, ce poids-là, il va fal­loir le perdre, ma bonne dame. » Cette humi­lia­tion se double en fin de ren­dez-vous d’une menace de refus de prise en charge : « La pro­chaine fois que vous reve­nez, il faut que vous ayez mai­gri ou je ne veux plus vous voir. »

« Les patient·es obèses sont 1,65 fois plus sus­cep­tibles que le reste de la popu­la­tion d’avoir des pro­blèmes de san­té impor­tants non diagnostiqués. »

Une femme grosse doit se déme­ner davan­tage qu’une femme de cor­pu­lence nor­mée pour trou­ver un·e méde­cin qui sau­ra la prendre en charge cor­rec­te­ment. Le par­cours d’Eurydice, qui tenait à par­ta­ger ses déboires avec le corps médi­cal, le démontre : « J’ai fait cinq méde­cins géné­ra­listes avant d’en trou­ver une qui me fasse pas­ser un IRM pour mes genoux, et que l’on découvre que j’avais une lésion du ménisque. Les quatre méde­cins pré­cé­dents ne m’ont pas écou­tée et m’ont seule­ment dit de perdre du poids. L’une d’entre elles m’a même conseillé avec beau­coup d’insistance d’aller nager, mal­gré mes pro­tes­ta­tions lui indi­quant que mes genoux se blo­quaient régu­liè­re­ment et que j’avais peur de me noyer. Elle était odieuse. » Une autre rhu­ma­to­logue lui conseille­ra de prendre quatre com­pri­més de Tramadol14 par jour, sans lui en expli­quer les risques ni lui lais­ser le choix. Elle finit par trou­ver un rhu­ma­to­logue qui l’écoute et trouve la cause de son pro­blème. Elle conclut : « Je ne sais pas si ça a joué, mais il était lui-même en sur­poids. »

Fanny pour­suit : « Il y a cinq ans, j’ai fait une grosse dépres­sion durant laquelle j’ai qua­si­ment arrê­té de man­ger, peut-être parce que je vou­lais me sup­pri­mer ou, en tout cas, réduire mon exis­tence. C’était très com­pli­qué dans ma tête. Du coup, comme je per­dais beau­coup de poids (que j’ai repris, bien enten­du…), tout le monde me féli­ci­tait pour les efforts que je fai­sais. J’étais lit­té­ra­le­ment en train de cou­ler dans mon seau de merde et tous ces gens trou­vaient que j’avais l’air d’aller très bien. Un jour j’ai répon­du que non, que ça n’allait pas, que j’étais en pleine déprime, et la per­sonne m’a répon­du que ça m’allait très bien, la déprime. Autant dire que ça a été une pilule très dif­fi­cile à ava­ler… »

[Kissi Ussuki]

D’après une étude s’appuyant sur 311 rap­ports d’autopsie, il appa­raît que les patient·es obèses sont 1,65 fois plus sus­cep­tibles que le reste de la popu­la­tion d’avoir des pro­blèmes de san­té impor­tants non diag­nos­ti­qués15 (par exemple des can­cers, par­mi les­quels le car­ci­nome pul­mo­naire). Quel que soit leur motif de consul­ta­tion, les obèses sont sys­té­ma­ti­que­ment renvoyé·es à leur poids. Celui-ci devient un cri­tère qua­si exclu­sif d’identité pour des per­sonnes réduites au seul chiffre appa­rais­sant sur la balance. « J’ai l’impression de devoir sans cesse com­pen­ser en étant très ren­sei­gnée, et prête à débattre, quand je vais consul­ter quelqu’un que je ne connais pas. C’est épui­sant », nous confie Lucie, illus­tra­trice pari­sienne. Alors qu’une bonne prise en charge fait une vraie dif­fé­rence : Rose, lycéenne, et Jasmine ont connu des consul­ta­tions médi­cales où une soi­gnante a su les écou­ter et les accom­pa­gner — à la fin du ren­dez-vous, les larmes de joie et le sou­la­ge­ment rem­placent alors la colère et le dégoût.

Lutter contre l’individualisme apolitique

Les moyens à mobi­li­ser pour lut­ter contre l’oppression gros­so­phobe n’ont rien d’évident. Sophie essaie de rendre visible le phé­no­mène à un niveau ins­ti­tu­tion­nel : « Je ne connais­sais pas l’existence du Défenseur des droits, c’est une amie socio­logue qui m’a pro­po­sé cette option. Je l’ai fait pour que tout ce har­cè­le­ment subi soit enten­du et pris en compte par un acteur de la vie poli­tique. Que plus haut on se sai­sisse de cette ques­tion. D’ailleurs, la pre­mière délé­guée du Défenseur des droits que j’ai ren­con­trée a fait remon­ter [mes témoi­gnages] à sa supé­rieure, qui m’a deman­dé une liste détaillée de toutes ces agres­sions gros­so­phobes. Exposer ce har­cè­le­ment m’a aus­si per­mis de le mettre à dis­tance pour moins souf­frir. » De même, suite au har­cè­le­ment de rue qu’elle subit, elle envi­sage d’écrire à la maire de sa ville ; elle ne pense pas « que ça chan­ge­ra grand-chose », mais Sophie veut au moins aler­ter l’élue sur « ce qui peut arri­ver quand on est grosse dans les rues de sa com­mune ».

« À trop vou­loir por­ter l’attention sur l’individu, on néglige la dimen­sion poli­tique et sys­té­mique qui fait le quo­ti­dien grossophobe. »

En 2016, Daria Marx et Eva Perez-Bello ont fon­dé Gras poli­tique. Aujourd’hui très pré­sent sur les réseaux sociaux, le col­lec­tif, qui ne reven­dique aucune orga­ni­sa­tion hié­rar­chique, publie des articles et témoi­gnages ano­nymes afin de mettre en avant dif­fé­rents com­bats et expé­riences, notam­ment contre les vio­lences domes­tiques. Des listes de soignant·es safe et non safe (ayant fait preuve d’une atti­tude éthique envers leurs patient·es ou ayant au contraire eu des com­por­te­ments gros­so­phobes), exer­çant sur tout le ter­ri­toire fran­çais, sont éga­le­ment publiées sur leur site Internet, déve­lop­pant ain­si l’entraide au sein de la com­mu­nau­té. En don­nant de la visi­bi­li­té à leurs luttes, les per­sonnes grosses se voient par­fois repro­cher de « cau­tion­ner » la prise de poids, voire d’encourager l’obésité. Une accu­sa­tion que Daria Marx et Eva Perez-Bello réfutent : « La lutte contre la gros­so­pho­bie n’est pas la pro­mo­tion de l’obésité16. » Les reven­di­ca­tions sont claires : la fin de la culpa­bi­li­sa­tion des gros·ses, une éga­li­té de trai­te­ment réelle et l’arrêt d’une dis­cri­mi­na­tion per­pé­tuant des injustices.

Gras poli­tique s’est aus­si adap­té à la crise sani­taire : des cours de yogras17 sont pro­po­sés à dis­tance, de même que des groupes de parole. En décembre der­nier, l’atelier por­tait sur les fêtes de fin d’année et com­ment y faire face, entre pan­dé­mie et gros­so­pho­bie. Pour Sophie, cette pré­sence col­lec­tive sur les réseaux sociaux est un moyen de lutte impor­tant : « Je suis beau­coup de mili­tantes grosses et fémi­nistes sur Instagram, je par­ti­cipe aux groupes de parole de Gras poli­tique, ça me per­met de ne pas me sen­tir seule ou iso­lée. Même si une agres­sion est tou­jours vio­lente psy­cho­lo­gi­que­ment par­lant et qu’au début on se sent seule, après je pense à toutes ces femmes tel­le­ment puis­santes, comme les femmes de Gras poli­tique ou d’autres, et ça me redonne de l’énergie. »

[Kissi Ussuki]

Pour autant, Lucie ajoute qu’il existe un réel dan­ger à dépo­li­ti­ser ces ques­tions et à les réduire à un pro­blème d’« amour de soi » à conqué­rir face à l’adversité. « Je peux m’aimer tant que je veux, je serai quand même dis­cri­mi­née à l’embauche, dans l’accès aux soins et dans l’espace public. Il est cru­cial de faire com­prendre qu’il ne s’agit pas d’être body-posi­tive et de bien s’habiller. Ça va bien au-delà du déve­lop­pe­ment per­son­nel. » Ce dis­cours d’amour de soi, lar­ge­ment répan­du, néglige le fait que notre rap­port au corps en géné­ral et au corps propre en par­ti­cu­lier est déter­mi­né par des repré­sen­ta­tions sociales. Tant que l’image des chairs — et notam­ment des chairs fémi­nines — se limi­te­ra aux car­cans indi­vi­dua­li­sants (et culpa­bi­li­sa­teurs) pro­mus par le néo­li­bé­ra­lisme, l’acceptation des gros·ses ne pour­ra être totale. À trop vou­loir por­ter l’attention sur l’individu, on néglige la dimen­sion poli­tique et sys­té­mique qui fait le quo­ti­dien grossophobe.

C’est ce que résume jus­te­ment Solenne Carof : « La richesse, la beau­té et la min­ceur vont être trois élé­ments asso­ciés et valo­ri­sés dans une dimen­sion très morale de réus­site. […] Dès que l’on atteint un cer­tain milieu social, c’est très com­pli­qué d’être gros, c’est d’autant plus stig­ma­ti­sé que dans votre milieu per­sonne ne l’est, et c’est consi­dé­ré comme une vraie faute morale de l’être4. » Cette norme de min­ceur étant prin­ci­pa­le­ment por­tée par les classes supé­rieures, les per­sonnes issues de milieux popu­laires ne sau­raient donc atteindre cette « excel­lence morale » — elles sont l’exemple à ne pas suivre. On retrouve là, selon la socio­logue, une forme de mépris de classe qui s’entremêle avec la gros­so­pho­bie. La dénon­cer et la com­battre, c’est donc recon­naître col­lec­ti­ve­ment le carac­tère sys­té­mique de cette dis­cri­mi­na­tion. Mais c’est aus­si, en tant que per­sonne grosse, refu­ser d’être assi­gnée aux marges, refu­ser de voir sa voix constam­ment confis­quée. Et Fanny d’ajouter : « J’ai déci­dé d’exister plus fort face à des per­sonnes qui com­mentent une chose qui ne les regarde pas. »


Photographie de ban­nière : Kissi Ussuki


  1. Elle est éga­le­ment la fon­da­trice de l’association Allegro Fortissimo.[]
  2. Avec ce mode de cal­cul, on abou­tit au résul­tat sui­vant : selon le Comité inter­mi­nis­té­riel pour la san­té, la moi­tié des adultes et 17 % des enfants sont en sur­poids ou obèses en France.[]
  3. Dieter Vandebroeck, « Distinctions char­nelles. Obésité, corps de classe et vio­lence sym­bo­lique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 208, n° 3, 2015.[]
  4. Dans l’émission du pod­cast Sortir du capi­ta­lisme : « Grossophobie, sexisme et capi­ta­lisme néo-libé­ral ».[][]
  5. Marielle Toulze, « Représentations de l’obésité et corps de l’obèse », in A. Meidani et A. Alessandrin, Parcours de san­té. Parcours de genre, Presses uni­ver­si­taires du Midi, 2018.[]
  6. Andrea Sagni, « L’obésité et la lutte contre le poids : enjeux médi­caux et sociaux », Corps, n° 17, 2019.[]
  7. Groupe de réflexion sur l’obésité et le sur­poids, créé en 1998.[]
  8. Gérard Apfeldorfer, « De manque de capi­tal-min­ceur en faute esthé­tique, le corps de l’obèse est une honte », in Julia Csergo et André Rauch, Trop gros ?, Autrement, 2009.[]
  9. Ibid.[]
  10. 16 % des pre­miers sont en sur­charge pon­dé­rale et 6 % sont obèses, contre res­pec­ti­ve­ment 7 % et 1 % des seconds.[]
  11. Voir Jean Gugenheim, « Le déve­lop­pe­ment de la chi­rur­gie baria­trique en France, enjeux et défis », Diabète & Obésité, vol. 12, n° 105, février 2017.[]
  12. 13e édi­tion du Baromètre du Défenseur des droits et de l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail sur la per­cep­tion des dis­cri­mi­na­tions dans l’emploi, décembre 2020.[]
  13. 9e édi­tion du Baromètre du Défenseur des droits et de l’OIT sur la per­cep­tion des dis­cri­mi­na­tions dans l’emploi, février 2016.[]
  14. Un antal­gique qui com­porte notam­ment de la codéine et des extraits d’opium.[]
  15. Simon Gabriel et al. « Impact of BMI on Clinically Significant Unsuspected Findings as Determined at Postmortem Examination », American Journal for Clinical Pathology, vol. 125, n° 1, jan­vier 2006.[]
  16. Daria Marx et Eva Perez-Bello, « Gros » n’est pas un gros mot, Librio, 2018.[]
  17. Cours de yoga adap­tés pour tous les corps et en prio­ri­té pour les per­sonnes grosses.[]

REBONDS

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Élise Sánchez

Féministe qui aime les oxalys.

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