Quand « plus jamais ça » devient un cri de guerre


Traduction d’un article paru dans + 972 | Ballast

L’image a fait le tour du monde : lun­di der­nier, l’ambassadeur israé­lien à l’ONU a arbo­ré une étoile jaune au cours d’une réunion du Conseil de sécu­ri­té. Sur cette étoile de bien sinistre mémoire, on pou­vait lire : « Never again ». Choqué, le pré­sident de Yad Vashem — le mémo­rial de la Shoah à Jérusalem — a aus­si­tôt réagi : « Cet acte désho­nore les vic­times de l’Holocauste ain­si que l’État d’Israël. » Cette réfé­rence au géno­cide des Juifs d’Europe n’est pas une pre­mière : elles abondent depuis le san­glant 7 octobre. Natasha Roth-Rowland, his­to­rienne spé­cia­li­sée sur l’ex­trême droite, se lève, dans les colonnes du maga­zine israé­lien +972, contre cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion du pas­sé en vue de jus­ti­fier les actions mili­taires en cours. En l’oc­cur­rence : « un grave dan­ger de net­toyage eth­nique », aver­tis­sait l’ONU il y a déjà deux semaines. On dénombre aujourd’­hui près de 8 900 morts gazaouis, dont plus de 3 600 enfants. Médecins sans fron­tières fait savoir que les ampu­ta­tions se pra­tiquent désor­mais sans anes­thé­sie. L’UNICEF appelle en vain à un ces­sez-le-feu huma­ni­taire immé­diat : Gaza est deve­nue « un véri­table enfer ». Tandis que les gou­ver­ne­ments du Nord conti­nuent de sou­te­nir la poli­tique d’a­néan­tis­se­ment de la bande de Gaza — voire l’arment, dans le cas des États-Unis —, de nom­breuses voix s’é­lèvent de par le Sud dans l’es­poir que cesse au plus vite l’hor­reur : les pou­voirs boli­vien, chi­lien et colom­bien viennent ain­si de rompre toutes rela­tions diplo­ma­tiques avec Israël ou de rap­pe­ler leurs ambas­sa­deurs. La solu­tion ne sera que poli­tique, rap­pelle l’au­trice. Nous tra­dui­sons son article.


Au cours d’un entre­tien d’une heure, don­né moins d’une semaine après l’at­taque du Hamas au sud d’Israël qui a fait plus de 1 400 vic­times israé­liennes et a conduit à l’en­lè­ve­ment de plus de 200 per­sonnes dans la bande de Gaza, le pré­sident état­su­nien Joe Biden a décla­ré que le mou­ve­ment isla­miste pales­ti­nien avait « agi avec une bar­ba­rie aus­si lourde de consé­quences que l’Holocauste ». À ce constat s’est ajou­té un cata­logue de décla­ra­tions venant de poli­ti­ciens et de com­men­ta­teurs israé­liens, éta­su­niens ou d’ailleurs, éta­blis­sant un lien expli­cite entre les mas­sacres du 7 octobre et le géno­cide per­pé­tré par les nazis, soit en notant que ces attaques avaient été les plus meur­trières pour les Juifs depuis la Seconde Guerre mon­diale, soit en dépei­gnant le Hamas comme des nazis ou comme les suc­ces­seurs des nazis. La repré­sen­tante de Joe Biden pour la lutte contre l’an­ti­sé­mi­tisme, Deborah Lipstadt, a par exemple twee­té, au len­de­main de l’at­taque, qu’il s’a­gis­sait de « l’as­saut le plus meur­trier contre les Juifs depuis l’Holocauste », peu de temps avant que le musée des États-Unis du mémo­rial de l’Holocauste ne publie un tweet simi­laire. Les poli­ti­ciens israé­liens ont eux aus­si contri­bué à ali­men­ter ce dis­cours. La semaine der­nière [du 23 octobre, ndlr], le Premier ministre Benjamin Netanyahu a décla­ré au chan­ce­lier alle­mand Olaf Scholz que « le Hamas sont les nou­veaux nazis […]. De la même manière que le monde s’est uni pour vaincre les nazis […], le monde doit se tenir uni der­rière Israël pour vaincre le Hamas ». Netanyahou a expri­mé des sen­ti­ments ana­logues au pré­sident fran­çais Emmanuel Macron mar­di [24 octobre, ndlr].

L’intérêt rhé­to­rique qui consiste à assi­mi­ler ses enne­mis à des nazis — ce à quoi pro­cède fré­quem­ment la droite israé­lienne et ses par­ti­sans lors­qu’ils dis­cutent des Palestiniens en géné­ral — réside dans la manière dont cela sug­gère, impli­ci­te­ment ou expli­ci­te­ment, qu’il n’y a qu’une seule ligne de conduite logique, voire morale : l’é­li­mi­na­tion com­plète des per­sonnes dési­gnées comme nazies et de toute per­sonne consi­dé­rée comme leur étant affi­liée. C’est pour­quoi le dis­cours actuel est inon­dé d’ap­pels au géno­cide et à l’é­pu­ra­tion eth­nique qui émane d’un éven­tail effroya­ble­ment large de sources, et est sou­te­nu par l’i­dée que, pour reprendre les termes d’un chro­ni­queur dans le plus lu des jour­naux israé­liens, « le Hamas et les habi­tants de Gaza sont une seule et même chose ». La constante invo­ca­tion de l’Holocauste n’a pas l’air d’a­voir contri­bué à sen­si­bi­li­ser à ses leçons ceux qui appellent à la des­truc­tion de Gaza. En plus des appels à des mas­sacres en guise de ven­geance et des nom­breuses réfé­rences aux Palestiniens comme autant d’« ani­maux », l’i­ma­ge­rie nazie a éga­le­ment fait la tour­née des « has­ba­ristes » [relais des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion de l’État d’Israël envers le reste du monde, ndlr] sur les réseaux sociaux : dans un des­sin qui aurait pu tout droit venir de Der Stürmer [heb­do­ma­daire nazi actif de 1923 à 1945, ndlr], on voit une botte de Tsahal sur le point de mar­cher sur un cafard dont la tête est celle d’un com­bat­tant du Hamas. L’ironie est trans­pa­rente et gro­tesque : une pro­pa­gande simi­laire, obs­cène, qui a contri­bué à ali­men­ter des hor­reurs inima­gi­nables est adop­tée pour, en appa­rence, empê­cher la répé­ti­tion de cette même his­toire — et pour jus­ti­fier la pour­suite des mas­sacres eth­niques et de la puni­tion collective.

« Tant qu’il n’y aura pas de solu­tion poli­tique — une option que l’u­ti­li­sa­tion du cadre de l’Holocauste rend impos­sible —, cette vio­lence catas­tro­phique persistera. »

À une époque où l’on assiste à un appau­vris­se­ment inquié­tant des connais­sances à pro­pos de l’Holocauste, il est cruel de voir sa mémoire uti­li­sée comme une arme à double tran­chant. Ce qui devrait être un ensemble uni­ver­sel de leçons appli­quées aux atro­ci­tés com­mises par­tout dans le monde est défor­mé afin d’en­té­ri­ner des objec­tifs vio­lents et eth­no­na­tio­na­listes. Comme l’ont sou­li­gné les cen­taines de mani­fes­tants juifs ain­si que leurs sou­tiens, qui ont rem­pli le Capitole la semaine der­nière pour pro­tes­ter contre la guerre à Gaza, « plus jamais ça signi­fie plus jamais ça pour tout le monde ». Si l’hé­ri­tage de l’Holocauste est inter­pré­té afin d’of­frir carte blanche à Israël pour mettre en cage, bom­bar­der, affa­mer, assoif­fer, sinon exer­cer un pou­voir nécro­po­li­tique sur les 2,3 mil­lions de Palestiniens de Gaza — dont près de la moi­tié sont des enfants — alors « plus jamais ça » ne sonne pas sim­ple­ment creux. Cela devient un appel à la vio­lence incon­trô­lée, un cri de guerre dans une cam­pagne de repré­sailles à des fins de liqui­da­tion. Cette « holo­caus­ti­fi­ca­tion » de ce qui se passe en Israël-Palestine nous place tous — Juifs, Palestiniens, habi­tants de la région et de la dia­spo­ra — au bord d’un dan­ge­reux pré­ci­pice. Agir dans ce cadre et selon sa logique intrin­sèque, c’est nous condam­ner à une guerre à somme nulle dont les termes sont clairs et dévas­ta­teurs : ce conflit ne pour­ra jamais être réso­lu que par l’a­néan­tis­se­ment de l’une ou l’autre des par­ties. C’est la recette pour un bain de sang per­pé­tuel — une exhor­ta­tion, pour reprendre les mots de Netanyahu, à « vivre éter­nel­le­ment l’é­pée à la main ».

Nous n’a­vons n’a pas besoin de cher­cher bien loin pour trou­ver les preuves que cette men­ta­li­té fait son che­min. Le dépar­te­ment d’État éta­su­nien a deman­dé à ses diplo­mates d’é­vi­ter d’u­ti­li­ser des mots tels que « ces­sez-le-feu » ou « déses­ca­lade ». À Boston, un esti­mable cercle juif, vieux de 122 ans, vient d’être exclu de l’or­ga­nisme cadre juif de la ville après avoir par­ti­ci­pé à une mani­fes­ta­tion appe­lant à un ces­sez-le-feu. Dans une guerre qui a été mise à jour sur le modèle de l’Holocauste, un appel à l’ar­rêt des mas­sacres est désor­mais consi­dé­ré comme un échec moral. Quel sera donc le dénoue­ment ? Jusqu’à quel point la des­truc­tion de Gaza, qui s’é­tend désor­mais à la Cisjordanie, est-elle jugée néces­saire ? Et même une fois le mas­sacre ter­mi­né, que se pas­se­ra-t-il ? Tant qu’il n’y aura pas de solu­tion poli­tique — une option que l’u­ti­li­sa­tion du cadre de l’Holocauste rend impos­sible —, cette vio­lence catas­tro­phique per­sis­te­ra. Et, l’Histoire récente l’a mon­tré, elle s’ag­gra­ve­ra consi­dé­ra­ble­ment. Il est vrai que, comme l’a noté Adam Shatz dans la London Review of Books, les com­pa­rai­sons avec l’Holocauste qui pro­li­fèrent autour de nous, notam­ment de la part des Israéliens et des Juifs de la dia­spo­ra eux-mêmes, ne sont pas le fruit d’un simple cynisme : les attaques du Hamas ont en effet allu­mé « la par­tie la plus brute de la psy­ché [des Juifs] : la peur de l’a­néan­tis­se­ment ». L’activation de cette peur est aujourd’­hui exa­cer­bée par de sinistres rap­ports indi­quant des attaques anti­sé­mites dans de nom­breux pays, allant de la vio­lence inter­per­son­nelle à des syna­gogues atta­quées et même par­tiel­le­ment détruites.

Soldats de Tsahal, octobre 2023 | Sergey Ponomarev | The New York Times

Néanmoins, recon­naître cela n’en­lève rien au dan­ger qu’il y a à pré­sen­ter l’ar­mée israé­lienne comme enfer­mée dans une lutte à mort contre un mal abso­lu. Par ailleurs, étant don­né l’a­sy­mé­trie écra­sante qui existe entre les capa­ci­tés mili­taires israé­liennes et pales­ti­niennes et le fait qu’Israël est sou­te­nu par une super­puis­sance mon­diale, il n’y a qu’un seul camp dans cette équa­tion qui est poten­tiel­le­ment mena­cé de géno­cide, et c’est celui des Palestiniens. Ce constat ne contre­dit en rien le fait que, comme le Hamas l’a impi­toya­ble­ment démon­tré le 7 octobre, les Juifs israé­liens paient de plus en plus le prix des abus conti­nus d’Israël. Ainsi que l’ont écrit mes col­lègues Meron Rapoport et Amjad Iraqi dans +972 Magazine, les atten­tats ont défi­ni­ti­ve­ment dis­si­pé l’illu­sion qu’Israël pou­vait éter­nel­le­ment sou­mettre, ségré­guer, dépla­cer et exé­cu­ter som­mai­re­ment des Palestiniens avec des retom­bées mini­males. Mais aus­si effrayants et cho­quants qu’aient été les atten­tats du 7 octobre, ils n’in­diquent pas que les Juifs — en Israël ou ailleurs — sont confron­tés à une vio­lence de masse, dis­pen­sée par un État, comme le sont les Palestiniens aujourd’­hui et depuis des décen­nies. Les Palestiniens et, sur­tout, les Palestiniens de Gaza, sont sous la menace très concrète d’une seconde Nakba, si tant est que la Nakba ait jamais pris fin. Les échos de 1948 sont par­tout : plus de 7 000 Palestiniens sont morts en trois semaines de frappes aériennes israé­liennes et 1,4 mil­lion de per­sonnes ont été dépla­cées ; des quar­tiers ont été rasés et des « villes de tentes » construites ; on entend des dis­cus­sions sur des expul­sions mas­sives vers le Sinaï et des joutes poli­tiques sur le sort des réfu­giés poten­tiels. Ici, en effet, l’Histoire se répète. De plus, à l’ins­tar des com­mu­nau­tés juives du monde entier, les com­mu­nau­tés musul­manes sont elles aus­si confron­tées à une recru­des­cence des crimes vio­lents ani­més par la haine.

Il y a donc deux enjeux à trai­ter immé­dia­te­ment : mettre fin au bom­bar­de­ment de Gaza ; obte­nir la libé­ra­tion des otages israé­liens et d’autres natio­na­li­tés qui y sont rete­nus. Invoquer l’Holocauste dans les cir­cons­tances actuelles ne rend pas ces objec­tifs plus proches, mais les éloigne. Cela peut don­ner l’illu­sion d’une auto­ri­té morale et confé­rer une forme de clar­té aux évé­ne­ments, mais dans une guerre qui a tué plus de 8 000 per­sonnes, de telles affir­ma­tions sont au mieux trom­peuses, au pire cyniques. Toutes les dis­cus­sions en cours autour de l’Holocauste nous assurent d’une chose, c’est que nous pour­rions cer­tai­ne­ment mieux hono­rer son héritage.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | Natasha Roth-Rowland, « When never again becomes a war cry », +972, 28 octobre 2023
Photographie de ban­nière : ville de Gaza, 10 octobre 2023 | AP Photo | Hassan Eslaiah
Photographie de vignette : Gaza, 2023 | Mahmud Hams | AFP

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