Troisième partie – texte inédit pour le site de Ballast
Les commentateurs officiels peinent encore à définir Podemos, que l’on dit pourtant aux portes du pouvoir. Cet objet politique non identifié bouscule les petites cases de la clique médiatique : populistes, eurosceptiques, alter-mondialistes ? Et chacun d’y aller de son étiquette ou d’agiter le traditionnel chiffon rouge : communistes, marxistes-léninistes, chavistes, bolivariens, castristes, etc. Que pensent, au fond, ses fondateurs ? Quels sont leurs stratégies, leurs références, leurs leviers théoriques ? Qui est à la barre de ce mouvement qui ne cesse d’appeler à couper la société en deux : non plus entre la gauche et la droite, mais entre le peuple et les puissants. Nous les avons lus, et écoutés, en langue espagnole. Itinéraire d’un mouvement qui perturbe échiquiers et agendas politiques.
Conquérir le pouvoir : le pari Podemos
En plus d’être « petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, réfugiés derrière nos symboles habituels », la gauche radicale souscrirait à une théorie politique qui renvoie les lendemains qui chantent à un futur évanescent. Elle consisterait à d’abord accumuler du pouvoir dans le social – l’entreprise, le quartier, les manifestations, les grèves, les associations – pour s’attaquer dans un second temps au pouvoir d’État, par le biais d’une synchronisation des soulèvements spontanés. Podemos retourne entièrement cette pratique politique : « Nous faisons exactement l’inverse de ce que disent les manuels. » Selon eux, les Indignés ont posé les bases d’une possible stratégie à vocation majoritaire par la prise de pouvoir de l’appareil d’État. Dans une situation de désorganisation à la base et de terrains fragmentés de lutte, les élections deviennent le moyen par excellence d’accumuler du pouvoir en vue de la transformation sociale. Une fois conquise, le rôle des institutions sera alors d’établir les conditions de possibilité d’une démocratisation du social.
Constituer un nouveau sujet politique : le peuple
« Les gens normaux n’ont pas de villa pour avoir été maire, les gens normaux n’ont pas de compte en Suisse. Non, vous n’êtes pas des gens normaux, vous êtes la caste. »
Nos professeurs-militants s’inscrivent directement dans les recommandations théoriques et stratégiques d’Ernesto Laclau. Ils définissent la démocratie comme ce processus conflictuel de redéfinition constante des identités collectives. Or c’est justement la disparition du caractère conflictuel de la frontière qui sépare gauche et droite qu’il s’agit de redéfinir, en proposant un autre axe : peuple contre caste. Néanmoins, pour donner corps à une identité collective métaphorique, il est nécessaire d’avoir à disposition des référents partagés qui renvoient instinctivement à un nous. Par exemple, la gauche social-démocrate française s’appuie sur des figures (Jean Jaurès, Léon Blum, François Mitterrand), des conquêtes sociales (les 35 heures), des souvenirs glorieux (la victoire du 10 mai 1981), un drapeau, des chants, etc. La nouvelle identité à constituer – le nous-peuple – en est, de fait, dépourvue, mais il existe des « matières sociales et culturelles qui, en les articulant, [la] produise » (entretien d’Inigo Errejon, « Podemos comme pratique culturelle émergente face à l’imaginaire néolibéral »). La solution qui s’offre alors aux initiateurs de Podemos est l’interpellation du peuple en confrontation antagonique avec ce qu’il n’est pas, son ennemi, son revers : la construction du nous est impensable sans la dénonciation d’un eux. Au même titre que l’interpellation « Nous sommes les 99 % » d’Occupy Wall Street ne peut fonctionner que si elle affronte les 1 %, l’appel au peuple n’a pas de réalité sans la caste.
Ce terme vient du best-seller de deux journalistes italiens (La casta, comment les politiciens sont devenus intouchables) et désigne une alliance entre les dirigeants politiques nationaux et européens, le monde des affaires et les médias audio-visuels. Pablo Iglesias pointe à longueur d’apparitions médiatiques « ce secteur minoritaire qui gouverne contre les intérêts de la majorité », qui trempe dans les affaires de corruption et prend en otage les institutions et charges publiques. Il multiplie les articulations dialectiques entre les turpitudes dont se rendent coupables les membres de la caste et la vie des gens du commun. Se constitue au fil des discours une identité de peuple sur les bases d’une dignité à récupérer. Il attaque Esperanza Aguirre, membre du PP, quand elle se revendique être une personne normale : « Non, vous ne faites pas partie des gens normaux. Les gens normaux n’ont pas de villa pour avoir été maire, les gens normaux n’ont pas de compte en Suisse, les gens normaux n’ont pas de patrimoine déclaré de plus de 500 000 €. Non, vous n’êtes pas des gens normaux, vous êtes la caste. »
Laclau et le populisme
Le porte-parole de Podemos, dans l’émission de débat Fort Apache qu’il anime sur HispanTV, décide de prendre le taureau par les cornes en dédiant un programme au sujet « Podemos et populisme ». Son secrétaire politique et habituel invité, Inigo Errejon, répète à l’antenne la leçon dispensée par le professeur Laclau dans La raison populiste (publié en 2005). Face aux multiples usages médiatiques et aux tentatives académiques de dégager un contenu populiste, Laclau n’en délimite qu’un périmètre formel. Le populisme devient, dans sa réflexion, une forme de construction du politique par « la dichotomisation de l’espace social en deux camps antagonistes » – faisant ainsi dérailler la politique libérale comme simple administration non conflictuelle. Il ne présage donc rien sur le contenu idéologique que la forme populiste peut prendre, mais la renvoie à une méthode de constitution des identités politiques. Une méthode à quatre caractéristiques majeures.
« Il s’agit donc de retourner le problème dans le nouvel espace populiste pour rebattre les cartes du jeu politique. »
Nous venons de voir les deux premières : la constitution d’un « nous-peuple » et l’édification d’une frontière conflictuelle avec un « eux ». Troisième point, la force politique populiste doit émerger en dehors du système traditionnel et refuser ses latéralisations, ses lignes de fracture, ses contours. C’est exactement ce que fait Podemos lorsqu’il refuse, on l’a compris, l’axe gauche-droite, ou, mieux encore, le clivage république-monarchie. Jorge Lago, un des initiateurs francophones de Podemos, explique que « parler de république contre monarchie, c’était s’inscrire dans des discours traditionnels de l’Espagne, des discours fixes qui divisaient le champ politique préétablis ». Il s’agit donc de retourner le problème dans le nouvel espace populiste pour rebattre les cartes du jeu politique. S’oppose désormais l’oligarchie qui gouverne en dehors de la souveraineté populaire – des banquiers aux technocrates bruxellois en passant par le roi d’Espagne – et la possibilité démocratique : « Le peuple décide ou ne décide pas » (interview pour Mediapart). De même pour l’indépendance de la Catalogne ; Podemos ne s’engage pas dans un débat « pour ou contre », mais trace la nouvelle fracture pour ou contre l’auto-détermination des Catalans.
Enfin, ce nous-peuple doit revendiquer pour lui-même la légitimité de la communauté nationale en dehors des institutions. Dit autrement, la plèbe réclame être l’unique populus légitime – ce que les Russes en 1917 résumaient par « Tout le pouvoir aux Soviets ! ». Cette opération par laquelle une particularité assume une signification universelle est exactement ce qu’Antonio Gramsci désigne par hégémonie. La subtilité de la forme populiste réside donc, non pas dans l’addition de groupes sociaux déjà constitués – les ouvriers + les paysans + les salariés + petite bourgeoisie intellectuelle, etc. –, mais bien dans l’articulation d’un nouveau sens commun, d’un nouvel intérêt général, d’un nouveau bloc historique qui prend le nom de peuple.
« L’identification à un nous ne peut s’appuyer sur une appartenance ethnique, corporative ou nationaliste. »
Ainsi, pour Laclau, se comprend l’existence à la fois d’un contenu populiste de droite raciste et inégalitaire à côté d’un de gauche émancipateur. Si celui de droite construit également son peuple, la « frontière tracée est celle du pénultième [avant-dernier] contre le dernier » (Inigo Errejon, article « Possibilités populistes dans la politique européenne et espagnole ») : le travailleur contre le chômeur, le smicard contre l’allocataire au RSA, le bon Français patriote contre les étrangers, les premières vagues d’immigration (Espagnols, Portugais, Italiens et Polonais) contre les nouvelles (Maghrébins et Sub-sahariens), l’élite traditionnelle française contre les technocrates de Bruxelles. « Pour une politique autonome des subalternes », écrit Errejon : l’identification à un nous ne peut s’appuyer sur une appartenance ethnique, corporative ou nationaliste. Elle doit partir des douleurs partagées par la majorité.
Nommer les choses
Comment se constitue cette totalité peuple à partir de douleurs partagées ? La brèche s’ouvre toujours par l’incapacité croissante des institutions à absorber l’accumulation de demandes insatisfaites. Au départ, il s’agit seulement de demandes différentielles : les nécessités sociales sont parsemées, irréductibles (les difficultés pour se soigner sont renvoyées au système de santé, la saisie des logements aux banques, la hausse du coût des études au système universitaire, etc.). Néanmoins, puisque les demandes insatisfaites sont toujours destinées à quelqu’un, un être déficient de la communauté va être désigné comme responsable et, par voie de conséquence, cesse d’en être une partie légitime. Une chaîne d’équivalence de commune frustration s’établit alors entre les revendications. Ici intervient l’importance de la construction par le discours de l’ennemi global, du eux générique, puisque les luttes partielles en possèdent chacun un à leur niveau : le patron, le directeur d’Université, le Ministère de la Santé, mon banquier, mais aussi le camp de réfugiés dans mon quartier ou les immigrés dans mon bassin d’emploi miné par le chômage, etc. C’est dans ce moment singulier de cristallisation discursive des demandes en une chaîne d’équivalence que se construit le peuple du populisme. Là où passe la frontière entre le eux et le nous est fondamental.
« Là où passe la frontière entre le eux et le nous est fondamental. »
Podemos se sert des revendications des Indignés, de ses assemblées où se débattaient les questions de représentation politique, de chômage endémique, de logement, de santé, d’éducation, de transports, d’alimentation, de conditions de travail ou encore de droits des femmes pour articuler une frontière de classe qui ne porte pas son nom. Ce qu’on pourrait appeler l’air du temps est primordial dans ce travail. Il devient en effet beaucoup plus ardu lorsque le sens commun d’une époque est bombardé quotidiennement par des conflits culturels et des revendications identitaires, comme en France. En outre, pour que les revendications se lient les unes aux autres, il est nécessaire, nous dit Laclau, que l’une d’entre elles assume une centralité. Ainsi, cette dernière représente la chaîne dans sa totalité : elle assume l’universel tout en restant particulière. Pablo Iglesias en donne un exemple : « Une femme argentine se voit refuser l’avortement dans une clinique, elle retire sa chaussure, la lance contre la vitrine et crie : « Viva Peron, hijos de puta ! » ». Dans la configuration politique de l’Argentine néolibérale, le signifiant Juan Domingo Perón, ancien président populaire, se transforme en symbole de souveraineté pour « le chômeur, syndicaliste, étudiant, secteurs de la classe moyenne, etc. » (présentation de son ouvrage Machiavel face au grand écran). « Viva Peron » ou « Que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous) endossent le rôle de signifiants vides qui articulent l’ensemble des revendications.
Pourquoi parle-t-on de signifiants vides ? Cela renvoie à un débat philosophique qui perdure depuis Platon : comment les mots (les signifiants) se mettent en relation avec les choses (les signifiés) ? Ernesto Laclau, et donc ceux de Podemos, supposent que l’identité et le sens d’un objet est le résultat de l’opération de nomination : c’est en nommant les choses qu’elles font sens pour un individu. Ainsi, les mots se référent aux choses par une sorte de « baptême originel », le moment impossible à situer où un groupe humain posa par exemple le signifiant « arbre » sur cette chose végétale. Or, pour les concepts de la politique il est impossible de définir précisément ce à quoi ils renvoient : le mot arbre renvoie directement à une image assez précise ; celui d’égalité, beaucoup moins. Si on les dit vides ou flottants, c’est donc parce qu’ils ne renvoient à aucun signifié empirique évident. Par conséquent, le pouvoir de nomination est total sur les mots du politique : c’est dans l’acte du langage que se condense la signification.
Disputer la démocratie et la patrie
Ce processus de condensation des identités populaires dans un signifiant vide ou flottant se transmet aux autres maillons de la chaîne des revendications. Le porte-parole de Podemos se lamente de ne pas avoir à sa disposition le signifiant vide de la Nation espagnole pour constituer une identité nationale-populaire, comme en Amérique latine. En effet, les appartenances régionales et l’héritage franquiste les empêchent d’articuler le nous-peuple autour d’une histoire commune nationale. Il ne reste donc à Podemos que la bataille pour s’approprier ces signifiants flottants « vécus de manière spontanée comme naturels, positifs et apolitiques », qui forment le sens commun d’une époque. Inigo Errejon explique que « du fait de leur sursaturation (tous les discours entrent en compétition sur eux), ils sont vides » (article « Qu’est-ce que l’analyse politique ? ») : liberté, justice, démocratie, patrie, ordre, réforme, etc.
« Les appartenances régionales et l’héritage franquiste empêchent d’articuler le nous-peuple autour d’une histoire commune nationale. »
C’est principalement le signifiant de démocratie qui est appelé à endosser le rôle de condensateur des revendications populaires, dans la rhétorique de Podemos : la demande démocratique assume l’universalité de la chaîne d’équivalence. Elle fit d’ailleurs l’objet d’un essai rédigé par Pablo Iglesias et intitulé Disputer la démocratie (Disputar la democracia) ; titre qui pointe, par son lexique guerrier, le champ de bataille idéologique que sont les signifiants flottants. Le professeur Iglesias fait le constat que les forces radicales l’ont depuis trop longtemps déserté. Elles auraient laissé le qualificatif de démocrate à leur adversaire. Eux, ont imposé l’idée qu’une démocratie serait une procédure de sélection épisodique du moindre mal, une alternance sans alternative entre « Pepsi-Cola [le PSOE] et Coca-Cola [PP] », un cordon sanitaire autour du danger extrémiste ou populiste, une routine administrative.
Le jeu politique s’inverse lorsque Podemos pointe qu’eux, la caste, défendent la dictature des marchés financiers, des grandes entreprises ou de la Troïka, et se trouve face à nous, les démocrates. La démocratie se transforme « en la permanente répartition du pouvoir », en la réalisation de l’ensemble des conditions nécessaires à la prise de décision souveraine. Ainsi, « il n’y a pas de démocratie sans droits sociaux, sans souveraineté populaire, sans éducation et santé publique, etc. ». En plus de traduire la revendication des Indignés quant à la non-représentativité du système politique espagnol, la demande démocratique encode toute la chaîne des autres revendications pour une vie digne : la santé, l’éducation, de meilleurs salaires, et ainsi de suite.
« Un discours qui, en toute logique, irrite et heurte les oreilles plus anarchistes de l’Espagne. »
Enfin, le signifiant de patrie doit être réapproprié. Comme pour celui de démocratie, Pablo Iglesias retourne son usage en disqualifiant ceux de la caste qui se revendiquent patriotes espagnols ou catalans. Face à une définition identitaire et purement symbolique – « La couleur du drapeau sur le bâtiment public ou être dans les tribunes d’un stade de foot » –, il y oppose une dimension concrète. Déléguer la souveraineté à Bruxelles, s’enrichir grâce aux institutions publiques, privatiser le patrimoine collectif que sont les services publics, obliger les jeunes à émigrer pour trouver un travail : « Il faut les appeler par leur nom, ce sont des traîtres à la patrie » (discours à New-York). Par conséquent, aimer sa patrie conduit à la défense de l’éducation, du système de santé public et « l’indignation devant les familles qui doivent manger dans des cantines sociales ». Et non plus « porter un bracelet de couleurs » (discours à Seville). L’amour des siens plutôt que celui des figures, la défense de la dignité plutôt que celle des couleurs. Un discours qui, en toute logique, irrite et heurte les oreilles plus anarchistes de l’Espagne ou celles, plus largement, des militants radicaux de l’Hexagone – pour qui toute référence à la patrie, Mélenchon le jacobin mis à part, est généralement associée à la droite, voire à l’extrême droite.
Les affects du politique
Podemos ne pouvait passer à côté du rôle des affects dans la constitution des identités collectives. Rompre avec la lecture marxiste de groupes sociaux déjà constitués dans l’économie implique logiquement de se départir d’une double forme de rationalisme et d’utilitarisme. En effet, la gauche radicale partage, pense-t-il, l’idée que les gens se mettent en mouvement par la force de la raison ou des intérêts : en plus d’être miné de contradictions (il est raisonnable de le renverser), le capitalisme va contre nos intérêts (cela améliora mes conditions d’existence). En outre, l’aspect passionnel de la politique est renvoyé à une méconnaissance des rapports sociaux objectifs et à une dérive fasciste potentielle.
« Il s’agit donc d’assumer l’ambiguïté entre raison et passion des phénomènes collectifs. »
Toutefois, en Espagne nos professeurs se retrouvent pris dans un mouvement de masse d’« indignés » et non d’« anticapitalistes rationnels ». Il s’agit donc d’assumer l’ambiguïté entre raison et passion des phénomènes collectifs. C’est ce que tente de faire Podemos par la traduction politique d’une décence commune chère à George Orwell, comme « expression affective et immédiate d’un certain dégoût social, plutôt réactive qu’active, négative que positive » (De la décence ordinaire, Bruce Bégout). Les affaires de corruption et le train de vie des dirigeants espagnols ne sont pas seulement liés à leurs intérêts : ils deviennent immoraux, injustes, indécents. Pablo Iglesias prend l’habitude de conter dans ses débats télévisés les messages qu’il reçoit d’Espagnols du commun : « Ricardo, trois ans au chômage, ma femme est infirmière et elle touche 900 €. Nous payons 875 € d’hypothèques. Mes enfants étudient à l’Université et ont perdu la bourse », puis enchaîne : « Le nombre de millionnaires à augmenter de 13 % en 2013 ».
Jouer sur l’indignation et ré-enchanter la politique. « Depuis combien de temps n’as-tu pas voté avec espoir ? », demande Pablo Iglesias lors de ses meetings. Pour les plus anciens, il leur rappelle l’enthousiasme que fut la victoire de Felipe Gonzalez en 1982 (première élection après Franco, remporté par un socialiste) et ce qu’est devenu le PSOE depuis. Pour les plus jeunes, cette « generacion sin futuro », il leur présente un parti et des représentants enfin à leur image, après les alternances uniques des diverses formations espagnoles au pouvoir.
Le leader unificateur : fin de l’horizontalité ?
Ernesto Laclau revient sur la critique d’une des caractéristiques du populisme dans la littérature classique : la centralité du leader. Ces analyses se placent toujours du côté de l’intentionnalité du leader – un manipulateur en puissance –, mais sont incapables d’expliquer le lien consubstantiel de ce dernier avec la forme populiste. Le politiste argentin pose que le mode de constitution de l’identité peuple requiert qu’une demande particulière assume la représentation de la totalité. On a donc affaire à un ensemble hétérogène maintenu uni par un signifiant, un mot, un nom singulier – comme démocratie. Or, la forme extrême de la singularité n’est rien d’autre que l’individualité ; ce qui fait dire à Laclau que « l’unification symbolique du groupe autour d’une individualité est inhérente à la formation du sujet politique peuple » (La raison populiste).
« L’exemple d’Hugo Chavez témoigne idéalement du rôle d’un nom propre qui se convertit en nom commun. »
Cela renvoie encore à l’absence de référents communs (chants, drapeaux, figures historiques, etc.) pour les forces populistes émergentes. Inigo Errejon expose la difficulté d’adopter un nom comme symbole pour les mouvements de culture de gauche, de mettre en avant la personne du leader et non l’identité du groupe. Néanmoins, il permet, nous dit-il, d’élaborer une figure comme référent collectif, de pallier ce vide initial. L’exemple d’Hugo Chavez témoigne idéalement du rôle d’un nom propre qui se convertit en nom commun. Pablo Iglesias met les pieds dans le plat en s’emparant du thème latino-américain du caudillisme, cette forme de représentation ultime de la communauté par un chef autoritaire. « Il n’y a pas de sauveur ! Personne qui, par sa personnalité, son style, puisse servir pour changer le cours de l’Histoire ! », assène-t-il à des militants s’offusquant de la centralisation de Podemos autour de sa personne. Il file la métaphore footballistique des postes sur le terrain pour convaincre « qu’il n’y a que des tactiques » et assurer que, tôt ou tard, il devra se faire remplacer par un coéquipier.
Ce débat sur la forme institutionnelle que doit prendre Podemos s’est cristallisé lors de l’affrontement de deux textes : celui de Pablo Iglesias, plutôt centraliste (un Secrétaire général unique désignant lui-même son équipe), contre celui de Pablo Echenique, avec une plus grande répartition du pouvoir (trois porte-paroles, une dose de tirage au sort, l’autonomie des cercles locaux). Pour la première motion gagnante, Podemos doit se concentrer sur une unique question : comment gagner les élections générales ? Puis mettre Podemos au service de cet objectif. Iglesias place au pied du mur ses camarades : « Ou nous construisons des dispositifs organisationnels capables de lutter sur des terrains que nous n’avons pas choisis, ou ils nous battront » (présentation de son ouvrage Disputar la democracia).
« La machine électorale, entend-on, aurait remplacé l’ambition de répartir le pouvoir des premiers jours. »
D’aucuns, à Izquierda Anticapitalista (IA), parti engagé dans l’aventure Podemos, y voient une dérive plébiscitaire, par les votes et plateformes Internet diluant le rôle des « cercles Podemos ». Au départ, Podemos se présente comme un outil politique dans les mains des gens « pour traduire l’indignation en force politique » (Iglesias, présentation inaugurale de Podemos). Ouverte à tous ceux qui luttent contre l’austérité autour d’un triptyque minimaliste (démocratie-souveraineté-droits sociaux), l’initiative fait souffler un vent nouveau sur l’action politique collective. Les représentants, principes politiques et codes éthiques sont choisis par des votes sur Internet, les élus s’engagent à ne pas toucher plus de trois fois le salaire minimum espagnol ni à cumuler des fonctions, à ne pas faire de leur charge publique un métier afin d’éviter la concentration du pouvoir, à adopter un financement participatif des campagnes (sans argent public ni prêt bancaire) et à offrir une transparence totale sur leurs dépenses. De plus, ces fameux cercles Podemos, géographiques et thématiques, se constituent sur le mode des assemblées citoyennes des Indignés, où chacun est prié de laisser à l’entrée sa chapelle, son sigle et son drapeau… pour le retrouver à la sortie. Ils entendent rompre avec les discussions interminables entre courants afin de se centrer sur la rédaction de propositions concrètes.
La motion de Pablo Iglesias, en interdisant la double appartenance politique, marginaliserait ces concurrents d’IA. En outre, le choix de déléguer la rédaction du programme économique à deux économistes-experts déposséderait encore un peu plus le pouvoir à la base. La machine électorale, entend-on, aurait remplacé l’ambition de répartir le pouvoir des premiers jours.