Que pense Podemos ? [3/4]


Troisième partie – texte inédit pour le site de Ballast

Les com­men­ta­teurs offi­ciels peinent encore à défi­nir Podemos, que l’on dit pour­tant aux portes du pou­voir. Cet objet poli­tique non iden­ti­fié bous­cule les petites cases de la clique média­tique : popu­listes, euros­cep­tiques, alter-mon­dia­listes ? Et cha­cun d’y aller de son éti­quette ou d’a­gi­ter le tra­di­tion­nel chif­fon rouge : com­mu­nistes, mar­xistes-léni­nistes, cha­vistes, boli­va­riens, cas­tristes, etc. Que pensent, au fond, ses fon­da­teurs ? Quels sont leurs stra­té­gies, leurs réfé­rences, leurs leviers théo­riques ? Qui est à la barre de ce mou­ve­ment qui ne cesse d’ap­pe­ler à cou­per la socié­té en deux : non plus entre la gauche et la droite, mais entre le peuple et les puis­sants. Nous les avons lus, et écou­tés, en langue espa­gnole. Itinéraire d’un mou­ve­ment qui per­turbe échi­quiers et agen­das politiques. 


kk Conquérir le pouvoir : le pari Podemos

En plus d’être « petits, par­lant une langue que per­sonne ne com­prend, mino­ri­taires, réfu­giés der­rière nos sym­boles habi­tuels », la gauche radi­cale sous­cri­rait à une théo­rie poli­tique qui ren­voie les len­de­mains qui chantent à un futur éva­nes­cent. Elle consis­te­rait à d’abord accu­mu­ler du pou­voir dans le social – l’entreprise, le quar­tier, les mani­fes­ta­tions, les grèves, les asso­cia­tions – pour s’attaquer dans un second temps au pou­voir d’État, par le biais d’une syn­chro­ni­sa­tion des sou­lè­ve­ments spon­ta­nés. Podemos retourne entiè­re­ment cette pra­tique poli­tique : « Nous fai­sons exac­te­ment l’inverse de ce que disent les manuels. » Selon eux, les Indignés ont posé les bases d’une pos­sible stra­té­gie à voca­tion majo­ri­taire par la prise de pou­voir de l’appareil d’État. Dans une situa­tion de désor­ga­ni­sa­tion à la base et de ter­rains frag­men­tés de lutte, les élec­tions deviennent le moyen par excel­lence d’accumuler du pou­voir en vue de la trans­for­ma­tion sociale. Une fois conquise, le rôle des ins­ti­tu­tions sera alors d’établir les condi­tions de pos­si­bi­li­té d’une démo­cra­ti­sa­tion du social.

Constituer un nou­veau sujet poli­tique : le peuple

« Les gens nor­maux n’ont pas de vil­la pour avoir été maire, les gens nor­maux n’ont pas de compte en Suisse. Non, vous n’êtes pas des gens nor­maux, vous êtes la caste. »

Nos pro­fes­seurs-mili­tants s’inscrivent direc­te­ment dans les recom­man­da­tions théo­riques et stra­té­giques d’Ernesto Laclau. Ils défi­nissent la démo­cra­tie comme ce pro­ces­sus conflic­tuel de redé­fi­ni­tion constante des iden­ti­tés col­lec­tives. Or c’est jus­te­ment la dis­pa­ri­tion du carac­tère conflic­tuel de la fron­tière qui sépare gauche et droite qu’il s’agit de redé­fi­nir, en pro­po­sant un autre axe : peuple contre caste. Néanmoins, pour don­ner corps à une iden­ti­té col­lec­tive méta­pho­rique, il est néces­saire d’avoir à dis­po­si­tion des réfé­rents par­ta­gés qui ren­voient ins­tinc­ti­ve­ment à un nous. Par exemple, la gauche social-démo­crate fran­çaise s’appuie sur des figures (Jean Jaurès, Léon Blum, François Mitterrand), des conquêtes sociales (les 35 heures), des sou­ve­nirs glo­rieux (la vic­toire du 10 mai 1981), un dra­peau, des chants, etc. La nou­velle iden­ti­té à consti­tuer – le nous-peuple – en est, de fait, dépour­vue, mais il existe des « matières sociales et cultu­relles qui, en les arti­cu­lant, [la] pro­duise » (entre­tien d’Inigo Errejon, « Podemos comme pra­tique cultu­relle émer­gente face à l’imaginaire néo­li­bé­ral »). La solu­tion qui s’offre alors aux ini­tia­teurs de Podemos est l’interpellation du peuple en confron­ta­tion anta­go­nique avec ce qu’il n’est pas, son enne­mi, son revers : la construc­tion du nous est impen­sable sans la dénon­cia­tion d’un eux. Au même titre que l’interpellation « Nous sommes les 99 % » d’Occupy Wall Street ne peut fonc­tion­ner que si elle affronte les 1 %, l’appel au peuple n’a pas de réa­li­té sans la caste.

Ce terme vient du best-sel­ler de deux jour­na­listes ita­liens (La cas­ta, com­ment les poli­ti­ciens sont deve­nus intou­chables) et désigne une alliance entre les diri­geants poli­tiques natio­naux et euro­péens, le monde des affaires et les médias audio-visuels. Pablo Iglesias pointe à lon­gueur d’apparitions média­tiques « ce sec­teur mino­ri­taire qui gou­verne contre les inté­rêts de la majo­ri­té », qui trempe dans les affaires de cor­rup­tion et prend en otage les ins­ti­tu­tions et charges publiques. Il mul­ti­plie les arti­cu­la­tions dia­lec­tiques entre les tur­pi­tudes dont se rendent cou­pables les membres de la caste et la vie des gens du com­mun. Se consti­tue au fil des dis­cours une iden­ti­té de peuple sur les bases d’une digni­té à récu­pé­rer. Il attaque Esperanza Aguirre, membre du PP, quand elle se reven­dique être une per­sonne nor­male : « Non, vous ne faites pas par­tie des gens nor­maux. Les gens nor­maux n’ont pas de vil­la pour avoir été maire, les gens nor­maux n’ont pas de compte en Suisse, les gens nor­maux n’ont pas de patri­moine décla­ré de plus de 500 000 €. Non, vous n’êtes pas des gens nor­maux, vous êtes la caste. »

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Laclau (DR)

Laclau et le populisme

Le porte-parole de Podemos, dans l’émission de débat Fort Apache qu’il anime sur HispanTV, décide de prendre le tau­reau par les cornes en dédiant un pro­gramme au sujet « Podemos et popu­lisme ». Son secré­taire poli­tique et habi­tuel invi­té, Inigo Errejon, répète à l’antenne la leçon dis­pen­sée par le pro­fes­seur Laclau dans La rai­son popu­liste (publié en 2005). Face aux mul­tiples usages média­tiques et aux ten­ta­tives aca­dé­miques de déga­ger un conte­nu popu­liste, Laclau n’en déli­mite qu’un péri­mètre for­mel. Le popu­lisme devient, dans sa réflexion, une forme de construc­tion du poli­tique par « la dicho­to­mi­sa­tion de l’espace social en deux camps anta­go­nistes » – fai­sant ain­si dérailler la poli­tique libé­rale comme simple admi­nis­tra­tion non conflic­tuelle. Il ne pré­sage donc rien sur le conte­nu idéo­lo­gique que la forme popu­liste peut prendre, mais la ren­voie à une méthode de consti­tu­tion des iden­ti­tés poli­tiques. Une méthode à quatre carac­té­ris­tiques majeures.

« Il s’agit donc de retour­ner le pro­blème dans le nou­vel espace popu­liste pour rebattre les cartes du jeu politique. »

Nous venons de voir les deux pre­mières : la consti­tu­tion d’un « nous-peuple » et l’édification d’une fron­tière conflic­tuelle avec un « eux ». Troisième point, la force poli­tique popu­liste doit émer­ger en dehors du sys­tème tra­di­tion­nel et refu­ser ses laté­ra­li­sa­tions, ses lignes de frac­ture, ses contours. C’est exac­te­ment ce que fait Podemos lorsqu’il refuse, on l’a com­pris, l’axe gauche-droite, ou, mieux encore, le cli­vage répu­blique-monar­chie. Jorge Lago, un des ini­tia­teurs fran­co­phones de Podemos, explique que « par­ler de répu­blique contre monar­chie, c’était s’inscrire dans des dis­cours tra­di­tion­nels de l’Espagne, des dis­cours fixes qui divi­saient le champ poli­tique pré­éta­blis ». Il s’agit donc de retour­ner le pro­blème dans le nou­vel espace popu­liste pour rebattre les cartes du jeu poli­tique. S’oppose désor­mais l’oligarchie qui gou­verne en dehors de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire – des ban­quiers aux tech­no­crates bruxel­lois en pas­sant par le roi d’Espagne – et la pos­si­bi­li­té démo­cra­tique : « Le peuple décide ou ne décide pas » (inter­view pour Mediapart). De même pour l’indépendance de la Catalogne ; Podemos ne s’engage pas dans un débat « pour ou contre », mais trace la nou­velle frac­ture pour ou contre l’auto-détermination des Catalans.

Enfin, ce nous-peuple doit reven­di­quer pour lui-même la légi­ti­mi­té de la com­mu­nau­té natio­nale en dehors des ins­ti­tu­tions. Dit autre­ment, la plèbe réclame être l’unique popu­lus légi­time – ce que les Russes en 1917 résu­maient par « Tout le pou­voir aux Soviets ! ». Cette opé­ra­tion par laquelle une par­ti­cu­la­ri­té assume une signi­fi­ca­tion uni­ver­selle est exac­te­ment ce qu’Antonio Gramsci désigne par hégé­mo­nie. La sub­ti­li­té de la forme popu­liste réside donc, non pas dans l’addition de groupes sociaux déjà consti­tués – les ouvriers + les pay­sans + les sala­riés + petite bour­geoi­sie intel­lec­tuelle, etc. –, mais bien dans l’articulation d’un nou­veau sens com­mun, d’un nou­vel inté­rêt géné­ral, d’un nou­veau bloc his­to­rique qui prend le nom de peuple.

« L’identification à un nous ne peut s’appuyer sur une appar­te­nance eth­nique, cor­po­ra­tive ou nationaliste. »

Ainsi, pour Laclau, se com­prend l’existence à la fois d’un conte­nu popu­liste de droite raciste et inéga­li­taire à côté d’un de gauche éman­ci­pa­teur. Si celui de droite construit éga­le­ment son peuple, la « fron­tière tra­cée est celle du pénul­tième [avant-der­nier] contre le der­nier » (Inigo Errejon, article « Possibilités popu­listes dans la poli­tique euro­péenne et espa­gnole ») : le tra­vailleur contre le chô­meur, le smi­card contre l’allocataire au RSA, le bon Français patriote contre les étran­gers, les pre­mières vagues d’immigration (Espagnols, Portugais, Italiens et Polonais) contre les nou­velles (Maghrébins et Sub-saha­riens), l’élite tra­di­tion­nelle fran­çaise contre les tech­no­crates de Bruxelles. « Pour une poli­tique auto­nome des subal­ternes », écrit Errejon : l’identification à un nous ne peut s’appuyer sur une appar­te­nance eth­nique, cor­po­ra­tive ou natio­na­liste. Elle doit par­tir des dou­leurs par­ta­gées par la majorité.

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Nommer les choses

Comment se consti­tue cette tota­li­té peuple à par­tir de dou­leurs par­ta­gées ? La brèche s’ouvre tou­jours par l’incapacité crois­sante des ins­ti­tu­tions à absor­ber l’accumulation de demandes insa­tis­faites. Au départ, il s’agit seule­ment de demandes dif­fé­ren­tielles : les néces­si­tés sociales sont par­se­mées, irré­duc­tibles (les dif­fi­cul­tés pour se soi­gner sont ren­voyées au sys­tème de san­té, la sai­sie des loge­ments aux banques, la hausse du coût des études au sys­tème uni­ver­si­taire, etc.). Néanmoins, puisque les demandes insa­tis­faites sont tou­jours des­ti­nées à quelqu’un, un être défi­cient de la com­mu­nau­té va être dési­gné comme res­pon­sable et, par voie de consé­quence, cesse d’en être une par­tie légi­time. Une chaîne d’équivalence de com­mune frus­tra­tion s’établit alors entre les reven­di­ca­tions. Ici inter­vient l’importance de la construc­tion par le dis­cours de l’ennemi glo­bal, du eux géné­rique, puisque les luttes par­tielles en pos­sèdent cha­cun un à leur niveau : le patron, le direc­teur d’Université, le Ministère de la Santé, mon ban­quier, mais aus­si le camp de réfu­giés dans mon quar­tier ou les immi­grés dans mon bas­sin d’emploi miné par le chô­mage, etc. C’est dans ce moment sin­gu­lier de cris­tal­li­sa­tion dis­cur­sive des demandes en une chaîne d’équivalence que se construit le peuple du popu­lisme. Là où passe la fron­tière entre le eux et le nous est fon­da­men­tal.

« Là où passe la fron­tière entre le eux et le nous est fon­da­men­tal. »

Podemos se sert des reven­di­ca­tions des Indignés, de ses assem­blées où se débat­taient les ques­tions de repré­sen­ta­tion poli­tique, de chô­mage endé­mique, de loge­ment, de san­té, d’éducation, de trans­ports, d’alimentation, de condi­tions de tra­vail ou encore de droits des femmes pour arti­cu­ler une fron­tière de classe qui ne porte pas son nom. Ce qu’on pour­rait appe­ler l’air du temps est pri­mor­dial dans ce tra­vail. Il devient en effet beau­coup plus ardu lorsque le sens com­mun d’une époque est bom­bar­dé quo­ti­dien­ne­ment par des conflits cultu­rels et des reven­di­ca­tions iden­ti­taires, comme en France. En outre, pour que les reven­di­ca­tions se lient les unes aux autres, il est néces­saire, nous dit Laclau, que l’une d’entre elles assume une cen­tra­li­té. Ainsi, cette der­nière repré­sente la chaîne dans sa tota­li­té : elle assume l’universel tout en res­tant par­ti­cu­lière. Pablo Iglesias en donne un exemple : « Une femme argen­tine se voit refu­ser l’avortement dans une cli­nique, elle retire sa chaus­sure, la lance contre la vitrine et crie : « Viva Peron, hijos de puta ! » ». Dans la confi­gu­ra­tion poli­tique de l’Argentine néo­li­bé­rale, le signi­fiant Juan Domingo Perón, ancien pré­sident popu­laire, se trans­forme en sym­bole de sou­ve­rai­ne­té pour « le chô­meur, syn­di­ca­liste, étu­diant, sec­teurs de la classe moyenne, etc. » (pré­sen­ta­tion de son ouvrage Machiavel face au grand écran). « Viva Peron » ou « Que se vayan todos » (qu’ils s’en aillent tous) endossent le rôle de signi­fiants vides qui arti­culent l’ensemble des revendications.

Pourquoi parle-t-on de signi­fiants vides ? Cela ren­voie à un débat phi­lo­so­phique qui per­dure depuis Platon : com­ment les mots (les signi­fiants) se mettent en rela­tion avec les choses (les signi­fiés) ? Ernesto Laclau, et donc ceux de Podemos, sup­posent que l’identité et le sens d’un objet est le résul­tat de l’opération de nomi­na­tion : c’est en nom­mant les choses qu’elles font sens pour un indi­vi­du. Ainsi, les mots se réfé­rent aux choses par une sorte de « bap­tême ori­gi­nel », le moment impos­sible à situer où un groupe humain posa par exemple le signi­fiant « arbre » sur cette chose végé­tale. Or, pour les concepts de la poli­tique il est impos­sible de défi­nir pré­ci­sé­ment ce à quoi ils ren­voient : le mot arbre ren­voie direc­te­ment à une image assez pré­cise ; celui d’égalité, beau­coup moins. Si on les dit vides ou flot­tants, c’est donc parce qu’ils ne ren­voient à aucun signi­fié empi­rique évident. Par consé­quent, le pou­voir de nomi­na­tion est total sur les mots du poli­tique : c’est dans l’acte du lan­gage que se condense la signification.

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Pablo Iglesias et Alexis Tsipras (DR)

Disputer la démocratie et la patrie

Ce pro­ces­sus de conden­sa­tion des iden­ti­tés popu­laires dans un signi­fiant vide ou flot­tant se trans­met aux autres maillons de la chaîne des reven­di­ca­tions. Le porte-parole de Podemos se lamente de ne pas avoir à sa dis­po­si­tion le signi­fiant vide de la Nation espa­gnole pour consti­tuer une iden­ti­té natio­nale-popu­laire, comme en Amérique latine. En effet, les appar­te­nances régio­nales et l’héritage fran­quiste les empêchent d’articuler le nous-peuple autour d’une his­toire com­mune natio­nale. Il ne reste donc à Podemos que la bataille pour s’approprier ces signi­fiants flot­tants « vécus de manière spon­ta­née comme natu­rels, posi­tifs et apo­li­tiques », qui forment le sens com­mun d’une époque. Inigo Errejon explique que « du fait de leur sur­sa­tu­ra­tion (tous les dis­cours entrent en com­pé­ti­tion sur eux), ils sont vides » (article « Qu’est-ce que l’analyse poli­tique ? ») : liber­té, jus­tice, démo­cra­tie, patrie, ordre, réforme, etc.

« Les appar­te­nances régio­nales et l’héritage fran­quiste empêchent d’articuler le nous-peuple autour d’une his­toire com­mune nationale. »

C’est prin­ci­pa­le­ment le signi­fiant de démo­cra­tie qui est appe­lé à endos­ser le rôle de conden­sa­teur des reven­di­ca­tions popu­laires, dans la rhé­to­rique de Podemos : la demande démo­cra­tique assume l’universalité de la chaîne d’équivalence. Elle fit d’ailleurs l’objet d’un essai rédi­gé par Pablo Iglesias et inti­tu­lé Disputer la démo­cra­tie (Disputar la demo­cra­cia) ; titre qui pointe, par son lexique guer­rier, le champ de bataille idéo­lo­gique que sont les signi­fiants flot­tants. Le pro­fes­seur Iglesias fait le constat que les forces radi­cales l’ont depuis trop long­temps déser­té. Elles auraient lais­sé le qua­li­fi­ca­tif de démo­crate à leur adver­saire. Eux, ont impo­sé l’idée qu’une démo­cra­tie serait une pro­cé­dure de sélec­tion épi­so­dique du moindre mal, une alter­nance sans alter­na­tive entre « Pepsi-Cola [le PSOE] et Coca-Cola [PP] », un cor­don sani­taire autour du dan­ger extré­miste ou popu­liste, une rou­tine administrative.

Le jeu poli­tique s’inverse lorsque Podemos pointe qu’eux, la caste, défendent la dic­ta­ture des mar­chés finan­ciers, des grandes entre­prises ou de la Troïka, et se trouve face à nous, les démo­crates. La démo­cra­tie se trans­forme « en la per­ma­nente répar­ti­tion du pou­voir », en la réa­li­sa­tion de l’ensemble des condi­tions néces­saires à la prise de déci­sion sou­ve­raine. Ainsi, « il n’y a pas de démo­cra­tie sans droits sociaux, sans sou­ve­rai­ne­té popu­laire, sans édu­ca­tion et san­té publique, etc. ». En plus de tra­duire la reven­di­ca­tion des Indignés quant à la non-repré­sen­ta­ti­vi­té du sys­tème poli­tique espa­gnol, la demande démo­cra­tique encode toute la chaîne des autres reven­di­ca­tions pour une vie digne : la san­té, l’éducation, de meilleurs salaires, et ain­si de suite.

« Un dis­cours qui, en toute logique, irrite et heurte les oreilles plus anar­chistes de l’Espagne. »

Enfin, le signi­fiant de patrie doit être réap­pro­prié. Comme pour celui de démo­cra­tie, Pablo Iglesias retourne son usage en dis­qua­li­fiant ceux de la caste qui se reven­diquent patriotes espa­gnols ou cata­lans. Face à une défi­ni­tion iden­ti­taire et pure­ment sym­bo­lique – « La cou­leur du dra­peau sur le bâti­ment public ou être dans les tri­bunes d’un stade de foot » –, il y oppose une dimen­sion concrète. Déléguer la sou­ve­rai­ne­té à Bruxelles, s’enrichir grâce aux ins­ti­tu­tions publiques, pri­va­ti­ser le patri­moine col­lec­tif que sont les ser­vices publics, obli­ger les jeunes à émi­grer pour trou­ver un tra­vail : « Il faut les appe­ler par leur nom, ce sont des traîtres à la patrie » (dis­cours à New-York). Par consé­quent, aimer sa patrie conduit à la défense de l’éducation, du sys­tème de san­té public et « l’indignation devant les familles qui doivent man­ger dans des can­tines sociales ». Et non plus « por­ter un bra­ce­let de cou­leurs » (dis­cours à Seville). L’amour des siens plu­tôt que celui des figures, la défense de la digni­té plu­tôt que celle des cou­leurs. Un dis­cours qui, en toute logique, irrite et heurte les oreilles plus anar­chistes de l’Espagne ou celles, plus lar­ge­ment, des mili­tants radi­caux de l’Hexagone – pour qui toute réfé­rence à la patrie, Mélenchon le jaco­bin mis à part, est géné­ra­le­ment asso­ciée à la droite, voire à l’ex­trême droite.

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Soutiens londoniens (DR)

Les affects du politique

Podemos ne pou­vait pas­ser à côté du rôle des affects dans la consti­tu­tion des iden­ti­tés col­lec­tives. Rompre avec la lec­ture mar­xiste de groupes sociaux déjà consti­tués dans l’économie implique logi­que­ment de se dépar­tir d’une double forme de ratio­na­lisme et d’utilitarisme. En effet, la gauche radi­cale par­tage, pense-t-il, l’idée que les gens se mettent en mou­ve­ment par la force de la rai­son ou des inté­rêts : en plus d’être miné de contra­dic­tions (il est rai­son­nable de le ren­ver­ser), le capi­ta­lisme va contre nos inté­rêts (cela amé­lio­ra mes condi­tions d’existence). En outre, l’aspect pas­sion­nel de la poli­tique est ren­voyé à une mécon­nais­sance des rap­ports sociaux objec­tifs et à une dérive fas­ciste potentielle.

« Il s’agit donc d’assumer l’am­bi­guï­té entre rai­son et pas­sion des phé­no­mènes collectifs. »

Toutefois, en Espagne nos pro­fes­seurs se retrouvent pris dans un mou­ve­ment de masse d’« indi­gnés » et non d’« anti­ca­pi­ta­listes ration­nels ». Il s’agit donc d’assumer l’am­bi­guï­té entre rai­son et pas­sion des phé­no­mènes col­lec­tifs. C’est ce que tente de faire Podemos par la tra­duc­tion poli­tique d’une décence com­mune chère à George Orwell, comme « expres­sion affec­tive et immé­diate d’un cer­tain dégoût social, plu­tôt réac­tive qu’active, néga­tive que posi­tive » (De la décence ordi­naire, Bruce Bégout). Les affaires de cor­rup­tion et le train de vie des diri­geants espa­gnols ne sont pas seule­ment liés à leurs inté­rêts : ils deviennent immo­raux, injustes, indé­cents. Pablo Iglesias prend l’habitude de conter dans ses débats télé­vi­sés les mes­sages qu’il reçoit d’Espagnols du com­mun : « Ricardo, trois ans au chô­mage, ma femme est infir­mière et elle touche 900 €. Nous payons 875 € d’hypothèques. Mes enfants étu­dient à l’Université et ont per­du la bourse », puis enchaîne : « Le nombre de mil­lion­naires à aug­men­ter de 13 % en 2013 ».

Jouer sur l’indignation et ré-enchan­ter la poli­tique. « Depuis com­bien de temps n’as-tu pas voté avec espoir ? », demande Pablo Iglesias lors de ses mee­tings. Pour les plus anciens, il leur rap­pelle l’enthousiasme que fut la vic­toire de Felipe Gonzalez en 1982 (pre­mière élec­tion après Franco, rem­por­té par un socia­liste) et ce qu’est deve­nu le PSOE depuis. Pour les plus jeunes, cette « gene­ra­cion sin futu­ro », il leur pré­sente un par­ti et des repré­sen­tants enfin à leur image, après les alter­nances uniques des diverses for­ma­tions espa­gnoles au pouvoir.

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Pablo Iglesias (Andrea Comas/Reuters)

Le leader unificateur : fin de l’horizontalité ?

Ernesto Laclau revient sur la cri­tique d’une des carac­té­ris­tiques du popu­lisme dans la lit­té­ra­ture clas­sique : la cen­tra­li­té du lea­der. Ces ana­lyses se placent tou­jours du côté de l’intentionnalité du lea­der – un mani­pu­la­teur en puis­sance –, mais sont inca­pables d’expliquer le lien consub­stan­tiel de ce der­nier avec la forme popu­liste. Le poli­tiste argen­tin pose que le mode de consti­tu­tion de l’identité peuple requiert qu’une demande par­ti­cu­lière assume la repré­sen­ta­tion de la tota­li­té. On a donc affaire à un ensemble hété­ro­gène main­te­nu uni par un signi­fiant, un mot, un nom sin­gu­lier – comme démo­cra­tie. Or, la forme extrême de la sin­gu­la­ri­té n’est rien d’autre que l’individualité ; ce qui fait dire à Laclau que « l’unification sym­bo­lique du groupe autour d’une indi­vi­dua­li­té est inhé­rente à la for­ma­tion du sujet poli­tique peuple » (La rai­son popu­liste).

« L’exemple d’Hugo Chavez témoigne idéa­le­ment du rôle d’un nom propre qui se conver­tit en nom commun. »

Cela ren­voie encore à l’absence de réfé­rents com­muns (chants, dra­peaux, figures his­to­riques, etc.) pour les forces popu­listes émer­gentes. Inigo Errejon expose la dif­fi­cul­té d’adopter un nom comme sym­bole pour les mou­ve­ments de culture de gauche, de mettre en avant la per­sonne du lea­der et non l’identité du groupe. Néanmoins, il per­met, nous dit-il, d’élaborer une figure comme réfé­rent col­lec­tif, de pal­lier ce vide ini­tial. L’exemple d’Hugo Chavez témoigne idéa­le­ment du rôle d’un nom propre qui se conver­tit en nom com­mun. Pablo Iglesias met les pieds dans le plat en s’emparant du thème lati­no-amé­ri­cain du cau­dillisme, cette forme de repré­sen­ta­tion ultime de la com­mu­nau­té par un chef auto­ri­taire. « Il n’y a pas de sau­veur ! Personne qui, par sa per­son­na­li­té, son style, puisse ser­vir pour chan­ger le cours de l’Histoire ! », assène-t-il à des mili­tants s’offusquant de la cen­tra­li­sa­tion de Podemos autour de sa per­sonne. Il file la méta­phore foot­bal­lis­tique des postes sur le ter­rain pour convaincre « qu’il n’y a que des tac­tiques » et assu­rer que, tôt ou tard, il devra se faire rem­pla­cer par un coéquipier.

Ce débat sur la forme ins­ti­tu­tion­nelle que doit prendre Podemos s’est cris­tal­li­sé lors de l’affrontement de deux textes : celui de Pablo Iglesias, plu­tôt cen­tra­liste (un Secrétaire géné­ral unique dési­gnant lui-même son équipe), contre celui de Pablo Echenique, avec une plus grande répar­ti­tion du pou­voir (trois porte-paroles, une dose de tirage au sort, l’au­to­no­mie des cercles locaux). Pour la pre­mière motion gagnante, Podemos doit se concen­trer sur une unique ques­tion : com­ment gagner les élec­tions géné­rales ? Puis mettre Podemos au ser­vice de cet objec­tif. Iglesias place au pied du mur ses cama­rades : « Ou nous construi­sons des dis­po­si­tifs orga­ni­sa­tion­nels capables de lut­ter sur des ter­rains que nous n’avons pas choi­sis, ou ils nous bat­tront » (pré­sen­ta­tion de son ouvrage Disputar la demo­cra­cia).

« La machine élec­to­rale, entend-on, aurait rem­pla­cé l’ambition de répar­tir le pou­voir des pre­miers jours. »

D’aucuns, à Izquierda Anticapitalista (IA), par­ti enga­gé dans l’aventure Podemos, y voient une dérive plé­bis­ci­taire, par les votes et pla­te­formes Internet diluant le rôle des « cercles Podemos ». Au départ, Podemos se pré­sente comme un outil poli­tique dans les mains des gens « pour tra­duire l’indignation en force poli­tique » (Iglesias, pré­sen­ta­tion inau­gu­rale de Podemos). Ouverte à tous ceux qui luttent contre l’austérité autour d’un trip­tyque mini­ma­liste (démo­cra­tie-sou­ve­rai­ne­té-droits sociaux), l’initiative fait souf­fler un vent nou­veau sur l’action poli­tique col­lec­tive. Les repré­sen­tants, prin­cipes poli­tiques et codes éthiques sont choi­sis par des votes sur Internet, les élus s’engagent à ne pas tou­cher plus de trois fois le salaire mini­mum espa­gnol ni à cumu­ler des fonc­tions, à ne pas faire de leur charge publique un métier afin d’éviter la concen­tra­tion du pou­voir, à adop­ter un finan­ce­ment par­ti­ci­pa­tif des cam­pagnes (sans argent public ni prêt ban­caire) et à offrir une trans­pa­rence totale sur leurs dépenses. De plus, ces fameux cercles Podemos, géo­gra­phiques et thé­ma­tiques, se consti­tuent sur le mode des assem­blées citoyennes des Indignés, où cha­cun est prié de lais­ser à l’entrée sa cha­pelle, son sigle et son dra­peau… pour le retrou­ver à la sor­tie. Ils entendent rompre avec les dis­cus­sions inter­mi­nables entre cou­rants afin de se cen­trer sur la rédac­tion de pro­po­si­tions concrètes.

La motion de Pablo Iglesias, en inter­di­sant la double appar­te­nance poli­tique, mar­gi­na­li­se­rait ces concur­rents d’IA. En outre, le choix de délé­guer la rédac­tion du pro­gramme éco­no­mique à deux éco­no­mistes-experts dépos­sé­de­rait encore un peu plus le pou­voir à la base. La machine élec­to­rale, entend-on, aurait rem­pla­cé l’ambition de répar­tir le pou­voir des pre­miers jours.

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Raoul Blair

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