Quatrième et dernière partie – texte inédit pour le site de Ballast
Les commentateurs officiels peinent encore à définir Podemos, que l’on dit pourtant aux portes du pouvoir. Cet objet politique non identifié bouscule les petites cases de la clique médiatique : populistes, eurosceptiques, alter-mondialistes ? Et chacun d’y aller de son étiquette ou d’agiter le traditionnel chiffon rouge : communistes, marxistes-léninistes, chavistes, bolivariens, castristes, etc. Que pensent, au fond, ses fondateurs ? Quels sont leurs stratégies, leurs références, leurs leviers théoriques ? Qui est à la barre de ce mouvement qui ne cesse d’appeler à couper la société en deux : non plus entre la gauche et la droite, mais entre le peuple et les puissants. Nous les avons lus, et écoutés, en langue espagnole. Itinéraire d’un mouvement qui perturbe échiquiers et agendas politiques.
Un pragmatisme révolutionnaire ?
Écouter, lire et décrypter Podemos laisse pourtant comme un goût d’inachevé. Bien que le diagnostic se révèle stimulant et la stratégie choisie d’une logique imparable, une gêne nous traverse. L’importance qu’ils donnent au discours soulève la question des changements effectifs : on ne révolutionne pas la société qu’avec des mots bien choisis. Révolution, le terme est lâché. Ses dirigeants se revendiquent de cet objet politique polysémique. Pourtant, lorsqu’on se place dans le vieux débat du XXe siècle entre « réformisme » et « révolution », Podemos correspond au premier : prise du pouvoir par les « institutions bourgeoises » et transformation sociale graduelle. Encore une fois, ils refusent de rentrer dans les anciennes cases et proposent une nouvelle acception de ce que serait une pratique révolutionnaire. Laissons-les exposer ce que nous qualifierons ici de pragmatisme révolutionnaire, pour mieux soulever des interrogations légitimes sur la méthode et la volonté de transformation sociale.
La révolution neutralisée
« Écouter et décrypter à Podemos laisse comme un goût d’inachevé. On ne révolutionne pas la société qu’avec des mots bien choisis. »
Lorsqu’on parle de pragmatisme, il faut s’éloigner de la catégorie médiatique – « ce vocabulaire rédactionnel pour débile léger » que tance Frédéric Lordon (« La politique du pire ») – pour s’intéresser à une méthode philosophique d’origine américaine. Elle se construit en opposition frontale à la tradition idéaliste allemande, qui entend découvrir des vérités par des opérations pures de l’esprit. Par exemple, Hegel conclura que l’État est l’accomplissement de la raison dans l’Histoire par une série de propositions logiques liées entre elles. À l’inverse, la philosophie de la connaissance pragmatiste a une conception relativiste de la vérité : il n’existe pas de vérité en soi mais des propositions qui ont, ou n’ont pas, des implications dans les faits. Si vérité il y a, elle n’acquiert ce statut qu’à la suite de ses confrontations successives avec l’expérience ; l’idée vraie n’est pas une propriété des choses ou de mon esprit, mais le lien qui unit avec succès ou échec mon esprit à l’objet.
Ainsi, le pragmatisme révolutionnaire de Podemos implique d’en terminer avec une définition substantielle et fixiste de la révolution. Elle n’est plus la prise de pouvoir autonome des travailleurs, ni la socialisation des moyens de production, mais « ce qui rend possible ce qui paraît aujourd’hui impossible » (Monedero). C’est alors la capacité de rendre concrètes des transformations qui devient révolutionnaire, et non plus la pureté de quelque image mystique. Plus que la réalisation d’un programme pré-écrit, la révolution est la rupture de l’imaginaire avec l’ordre ancien – rupture qui précède toujours n’importe quel bouleversement matériel.
Le magma social plutôt que la photo
Pablo Iglesias oppose deux visions de la révolution. Il y aurait d’un côté ceux qui s’extasient devant « le moment destituant » comme « moment cinématographique de la révolution » : l’assaut du Palais d’Hiver en 1917 ou l’étudiant de mai 68 affrontant les CRS. Ces photographies enthousiasmantes de la fiction révolutionnaire, qui « illusionnent les poètes et servent de couvertures aux livres d’histoire », seraient l’apanage de « ceux qui ont une myopie politique : ils restent avec les photos ». Or, pour le professeur de sciences politiques, le processus révolutionnaire ne peut se photographier puisqu’il a une temporalité qui n’est pas celui des changements politiques. Il est d’abord et avant tout la dislocation des consensus passés, et se déroule « dans le magma social, dans les sous-sols de l’Histoire ». Les événements catalyseurs, comme le 15M, ne sont que des symptômes qui ouvrent « la possibilité pour une majorité sociale de se convertir en majorité électorale ».
« Le vrai moment révolutionnaire, selon Podemos, est « le moment constituant ». »
Ainsi, le processus révolutionnaire a deux moments fondamentaux. Le premier est celui, immatériel, impalpable et intangible, de la dislocation des consensus précédents ; il n’est en rien spontané et nécessite la fabrication d’une nouvelle narration hégémonique ; il s’incarne dans des événements ponctuels et propices aux photographies historiques (comme le 15M ou le soir de l’élection des cinq eurodéputés Podemos), mais ceux-ci ne sont que la lave, que l’éruption volcanique de matériaux sociaux et culturels mis sous tensions extrêmes dans les profondeurs du monde social. La seconde phase, le vrai moment révolutionnaire, selon Podemos, est « le moment constituant » : « Le vrai Lénine de la révolution est celui de la Nouvelle Politique Economique. » Ce moment aurait à voir avec l’ensemble des « transformations qui se produisent dans la structure », par nature incompatibles avec la photographie du romantisme révolutionnaire.
Loin de l’image du Grand Soir, la révolution serait agir au fil de l’Histoire, « se lever chaque matin pendant plusieurs jours », prendre une série de décisions qui aboutissent à l’amélioration « des infrastructures de transport, les édifices, les écoles, les universités, les centres sanitaires, toutes ces choses qui permettent d’avoir une société ». Les dirigeants actuels de Podemos, qui ont conseillé les gouvernements vénézuéliens et boliviens dans leur phase de consolidation des mesures sociales, érigent, on l’a compris, l’effectivité de la pratique de transformation au-dessus de sa pureté conceptuelle.
Chevaucher des contradictions
À mesure que disparaît la figure mystique du révolutionnaire, il devient celui qui, prenant des décisions, accepte de « chevaucher des contradictions » (cabalgar contradicciones). L’action politique doit assumer des obstacles inhérents à la pesanteur des institutions et des contraintes extérieures. Lorsqu’un militant d’Izquierda Anticapitalista insiste sur le fait qu’il continuera de distribuer des tracts plutôt que de participer au projet d’émissions La Tuerka, Pablo Iglesias répond n’être pas en mesure de lutter contre « la victoire esthétique du minoritaire » – il imagine une scène de fin d’un documentaire, où un militant récite solennellement cette phrase sur un fondu au noir. Le porte-parole de Podemos y oppose les « contradictions pratiques du gagnant ». Par exemple, celles qui consistent à mener la bataille féministe sur des programmes de télévision iraniens ou de mettre en place les futures mesures de transition écologique en Espagne grâce à de l’argent vénézuélien issu de l’extraction du pétrole : « Celui qui a peur d’affronter des contradictions, qu’il ne fasse pas de politique », assène-t-il froidement.
« « Celui qui a peur d’affronter des contradictions, qu’il ne fasse pas de politique », assène-t-il froidement. »
Si l’on nomme révolutionnaire tout ce qui parvient à transformer un nouveau sens commun en pratiques de transformation, certains comportements minoritaires ne pourraient se revendiquer du qualificatif. Ils correspondraient en somme à l’introspection du poète Jean Genet : « Je ne tiens pas tellement à ce qu’il y ait une révolution. Si je suis sincère, je n’y tiens pas. La situation actuelle, les régimes actuels me permettent la révolte, mais la révolution ne me permettrait probablement pas la révolte, c’est-à-dire la révolte individuelle. Mais ce régime me permet la révolte individuelle. Je peux être contre lui. Mais s’il s’agissait d’une véritable révolution, je ne pourrais être contre… Je voudrais que le monde, mais faites bien attention à la façon dont je le dis, je voudrais que le monde ne change pas pour me permettre d’être contre le monde. » Cette dernière phrase serait symptomatique d’une attitude de gauche qui se pense radicale mais préférerait, selon Pablo Iglesias, le « confort du minoritaire ». La position critique du dehors apporterait un ensemble de satisfactions symboliques, dans certains cercles, mais ne pèserait rien politiquement – si l’on s’accorde avec la définition iglesienne selon laquelle « la politique, c’est accumuler du pouvoir ». Le professeur de l’Université de Madrid se moque des postures radicales aveugles aux conditions de possibilité de la politique – les affirmations du type « je suis de gauche, je ne serai jamais surveillant de prison, policier ou ministre de l’Intérieur » se révéleraient plus confortables que révolutionnaires : dans nos sociétés, ces fonctions ne pourraient disparaître, d’un coup d’un seul, sans conséquences néfastes pour le grand nombre (conférence « Sur la Realpolitik »).
Du post-marxisme au relativisme
Lors d’un récent débat télévisé, Frédéric Lordon répéta à plusieurs reprises, face à Thomas Piketty, une critique que son contradicteur ne daigna relever : « Les options théoriques qu’on pose dès le départ engagent toute la pensée dans une certaine direction et excluent un certain nombre de choses auxquelles il n’est plus possible d’accéder » (« Le capitalisme mérite-t-il une bonne correction ? »). Le message s’adresse également à Podemos.
Nous avons vu dans la seconde partie (« Fabriquer un récit concurrent ») l’option théorique et stratégique adoptée par ses dirigeants : le post-marxisme. Il est un rejet de tout déterminisme par l’économie : le cours de l’Histoire, les conflits, les identités individuelles et collectives n’ont pas pour cause unique la contradiction travail-capital dans les rapports de production. Le postulat fondamental est que toute chose doit sa réalité au sens que leur confèrent les acteurs en présence. Autrement dit, c’est toujours l’inscription des choses, faits, évènements, pratiques, institutions ou identités, dans un récit – un ensemble de discours – qui leur octroie une signification : « En dehors de tout contexte discursif, les objets n’ont pas d’être ; ils n’ont qu’une existence » (Ernesto Laclau). Dans cette lutte symbolique, l’enjeu premier est l’hégémonie, nous l’avons vu : la capacité d’articuler une narration des lignes de partage du monde social, d’ériger des frontières antagoniques à travers lesquelles les gens se pensent, se représentent et lisent la société. Ainsi, une grève pour sauver les emplois peut se construire sur une opposition travail contre capital (les Fralib, les Conti, Lip, Goodyear) mais également tracer une fracture productifs contre bureaucratie (les bonnets rouges) ou encore Français contre étrangers (conflits contre les travailleurs détachés).
« Telle est la pente glissante, car relativiste, du post-marxisme. »
Puisque, dans ce cadre de pensée, aucune démonstration scientifique (le marxisme), aucune identité privilégiée (le prolétariat, le salariat) ni causalité historique particulière (les rapports de production) ne permettent de trancher entre des représentations concurrentes de la réalité, plus rien n’autorise non plus à définir, a priori, une demande sociale comme progressiste ou, à l’inverse, comme réactionnaire. En effet, telle est la pente glissante, car relativiste, du post-marxisme. Si tout est discours qui construit des identités – la plus louable soit-elle, comme « ceux d’en bas » –, alors s’envole le caractère objectif (c’est-à-dire non discursif) de la plus-value sur le travail ou de la subordination du rapport salarial. Par conséquent, comment définir un contenu de politiques ou de pratiques anticapitalistes, socialistes, communistes, écologistes ou féministes, si ces termes ne sont plus que des créations vides, simplement utiles pour interpeller des individus en sujets, pour constituer des subjectivités, des rapports au monde ?
Podemos se débat difficilement avec ce problème. Ses dirigeants distinguent le moment de l’analyse théorique, qui assume cette forme de relativisme, du moment de l’engagement citoyen subjectif, qui doit impérieusement produire des jugements de valeur. Le marxisme, l’écologie politique ou la critique féministe deviennent des simples engagements citoyens, des constructions de la réalité à rendre hégémoniques. Ce post-marxisme est frappé d’une dose certaine de schizophrénie. Il s’agit de rendre vrai aux yeux des autres ce qui ne saurait être qu’une construction de la réalité : occuper le lieu de la certitude en mimant le geste d’une vérité inatteignable. Jusqu’à aujourd’hui, les mouvements révolutionnaires s’orientaient grâce à des boussoles (appelés doctrines politiques), qui affichaient deux objectifs principaux : interpréter les faits et guider l’action ; donner du sens et tracer la route. Puisque Podemos ne possède pas de boussole collective, et pour cause, il ne reste plus qu’à se reposer individuellement sur ses dirigeants, dont le discours peut se résumer à la formule : « Faites-nous confiance, nous venons de la gauche. » Ainsi, la mise à distance des anciennes latéralisations idéologiques autour du nouvel axe peuple-caste profite à des forces politiques opportunistes, comme Ciudadanos (qui, n’étant ni de gauche ni de droite, mais « démocrate », ne rime pas à grand-chose).
Le lieu privilégié du politique
Le post-marxisme pose qu’il ne saurait y avoir de lieu privilégié de la transformation sociale, comme l’était jadis la production. Un grand avantage de ce déplacement fut la capacité pour la gauche radicale d’embrasser des luttes tenues jusqu’alors comme subalternes (genre, race, orientation sexuelle, etc.). En revanche, le revers de la médaille est la place centrale donnée à la politique. Du fait de l’importance des discours dont les contenus structureraient le champ social, la prise de parole publique devient quasiment un moment révolutionnaire en soi, qui ébranle et remodèle la distribution instable du pouvoir. Ainsi, si le marxisme centralisait la figure du philosophe-scientifique (qui révèle les rapports sociaux réels, là où les sujets ne vivent qu’un rapport imaginaire au monde – cf. Louis Althusser), le post-marxisme institue celle du leader-tribun.
« S’agit-il seulement de revenir au passé moins inégalitaire de l’État-providence par la redistribution ? »
La politique ne se résume évidemment pas aux campagnes électorales ni aux discours publics. Néanmoins, la capacité d’un discours à donner sens à la réalité s’appuie sur un ensemble de conditions d’énonciation. Le syndicaliste qui s’adresse à ses collègues, l’étudiant en assemblée générale ou, tout simplement, une prise de parole à un repas de famille, représentent tous, à leur échelle, cette figure du leader-tribun qui apporte une lecture du réel, avec ses frontières antagoniques et ses « nous » contre « eux ». Mais leur caractère performatif est sans commune mesure avec celui du tribun politique. Inigo Errejon résume très bien cette idée lorsqu’il affirme que Podemos est une formation politique « qui a les subalternes dans le cœur ». À défaut de les avoir aux postes de décision, dans la rue ou dans les luttes, nos professeurs entendent les constituer en majorité électorale. « La politique autonome des subalternes » semble diablement inféodée à la politique autonome de l’avant-garde. Le 15M n’était-il que cette marée humaine informe nécessitant une cohérence venue d’en haut ? N’y avait-il pas là des pratiques politiques collectives qui obtenaient des conquêtes matérielles, comme le mouvement anti-expulsion des logements en hypothèque ?
Imiter la social-démocratie ou démocratiser le pouvoir
Une autre série de questions porte sur les instruments dont Podemos se dotera pour distribuer le pouvoir. À part une probable loi sur les médias, inspirée par l’Argentine (un tiers de chaînes privées, un tiers de chaînes publiques, un tiers de chaînes communautaires/associatives), la fameuse « démocratisation du social » par les institutions demeure floue. La proposition d’un revenu universel disparaît progressivement du programme, alors qu’elle participait d’une transformation en profondeur des rapports sociaux – cette mesure destituerait le lien consubstantiel qu’établit le capitalisme entre reproduction de ses moyens d’existence et rapport salarial de domination. S’agit-il seulement de revenir au passé moins inégalitaire de l’État-providence par la redistribution, ou de questionner, à moyen terme, la nature même de l’État et du système de production ? Que pense Podemos des communautés autonomes ? De la IIIe République espagnole ? Nous n’en savons rien, ou presque.
« Podemos, une fois au pouvoir, s’il y parvient, saura-t-il maintenir son cap, en dépit des pressions qui s’abattront, et asseoir ses profonds désirs de rupture ? »
De fait, demander à Podemos une feuille de route anticapitaliste n’a pas grand sens. Face à la guerre économique et politique que mènent main dans la main institutions européennes et marchés financiers, l’hypothétique gouvernement de Pablo Iglesias devra mener des rapports de force, constituer de nouvelles alliances internationales et prendre des décisions axées sur la récupération de la souveraineté. L’emphase de Podemos lorsqu’il évoque cette dernière, à échelle, pour l’instant, de l’État-nation, augure sa possible radicalisation. Tel sera le rôle des mouvements sociaux espagnols : élargir la souveraineté, radicaliser la démocratie aux collectifs de production, aux assemblées de quartier, aux médias, etc. Podemos, une fois au pouvoir, s’il y parvient, saura-t-il maintenir son cap, en dépit des pressions qui s’abattront, et asseoir ses profonds désirs de rupture ? Espérons-le. Car, comme le dit à juste titre Slajov Zizek, la défaite de mouvements comme Podemos et Syriza aurait des conséquences « catastrophiques », non seulement pour les pays concernés, « mais pour l’Europe tout entière » : elle ouvrirait la porte à une violence plus grande encore.