Texte inédit | Ballast
« Dans tous les visages, l’égalité ». La chanson « Grandola Vila Morena », composée par José Afonso, a été le deuxième signal du lancement d’un coup d’État militaire qui marquera le début de la Révolution des Œillets, le 25 avril 1974. Celle-ci a renversé la dictature salazariste qui dirigeait le Portugal depuis 1933. Les événements révolutionnaires qui ont suivi restent aujourd’hui mal compris. Pourtant, à l’époque, ils ont suscité un vif intérêt et influencé les stratégies politiques des forces de gauche dans toute l’Europe et aux États-Unis. Loin du mythe d’une révolution sociale qui n’aurait été qu’une simple phase de « transition » vers la démocratie représentative, Charles Reeve montre ici combien cette dernière a été l’arme de la classe dirigeante pour préserver son pouvoir et mettre un coup d’arrêt à l’insurrection populaire1.
Et si on commençait par le présent avant de s’attarder sur le passé ?
La société portugaise a célébré cette année les cinquante ans de la Révolution des Œillets. Des événements multiples ont été organisés par les institutions officielles, des manifestations ont aussi eu lieu hors de ce cadre. Partout en Europe, la date a été évoquée dans les milieux de la gauche anticapitaliste et jusqu’aux milieux libertaires. Au Portugal, les « célébrations » se sont déroulées dans une atmosphère lourde. Aux dernières élections législatives de mars 2024, le nouveau parti de la droite extrême, Chega (Ça suffit), qui revendique des idées racistes et xénophobes, la nostalgie de l’Empire colonial de naguère et de la « civilisation chrétienne », de tout ce qui compte comme valeurs réactionnaires, a fait une forte percée avec l’élection de 50 députés sur 230, devenant la troisième force politique du pays. Chega est désormais majoritaire dans des lieux que les touristes fréquentent mais connaissent mal, comme la région d’Algarve2, ainsi que dans des parties du pays, où le parti communiste passait pour le représentant éternel du peuple. Bien entendu, celles et ceux qui ont élu les députés de Chega, des nostalgiques de l’ancien régime salazariste et de l’empire colonial, des partisans du délire du « grand remplacement », des ex-membres de groupes terroristes ayant organisé des assassinats de militants révolutionnaires après le 25-Avril [1974, jour du coup d’État militaire qui renverse la dictature de Salazar, ndlr], ainsi que des « héros » des guerres coloniales — n’ont pas été contaminés, soudainement, par un quelconque virus populiste cher aux commentateurs médiatiques.
L’aggravation de la crise économique et sociale, l’effondrement du consensus d’intérêt général et la montée violente des inégalités de revenu (l’Algarve étant, justement, un bon exemple), le vieillissement de la population pauvre3, l’arrivée massive d’une immigration surexploitée et vivant dans des conditions de quasi-esclavage dans un pays qui reste une terre d’émigration4 : tout cela a fait remonter à la surface un malaise, une frustration et un désespoir qui ont trouvé leur expression dans le discours réactionnaire de la nouvelle extrême droite. La corruption qui gangrène les institutions et la caste politique depuis des années a aussi ouvert un boulevard aux nouveaux politiciens « propres ». Conséquence immédiate de la montée de cette force politique d’extrême droite, les attitudes racistes et xénophobes ne sont plus soumises à une condamnation sociale morale et prennent des formes de plus en plus ouvertes, comme la récente ratonnade contre des immigrés maghrébins logeant dans un immeuble vétuste d’un quartier populaire de Porto, attaqués par un commando raciste de « défenseurs de la patrie » et de la « suprématie blanche » qui a provoqué plusieurs blessés et suscité le soutien d’une partie de la population locale avant l’arrivée, paresseuse, de la police. Quelques jours après, à Porto également, c’est le local associatif d’un groupe féministe LGBT libertaire, A Gralha, qui a été incendié.
« Conséquence immédiate de la montée de cette force politique d’extrême droite au Portugal, les attitudes racistes et xénophobes ne sont plus soumises à une condamnation sociale morale et prennent des formes de plus en plus ouvertes. »
Développement caricatural mais significatif, l’évocation par un Président de la république, venu de la droite bien éduquée, du passé colonial du petit pays et des « responsabilités historiques » de la société portugaise dans le crime majeur et incontournable de la traite des esclaves a ouvert la boîte de Pandore et soulevé un tollé5, allant jusqu’à la menace dudit parti Chega de poursuivre le saint homme en justice en tant que « traître à la Patrie » ! Ainsi va le bruyant retour du refoulé colonial et raciste dans ce beau pays connu pour sa douceur de vivre.
Voilà pour le contexte des célébrations du 25-Avril.
La polémique ouverte par ce dernier épisode a ensuite dérivé vers un débat curieux. D’après une partie de la caste politique et des « chiens de garde » associés, une des qualités et raisons d’être du système représentatif serait sa capacité à faire de la place, à cautionner les forces réactionnaires, rétrogrades, racistes, voire néo-fascistes ! Si des fascistes, des racistes, peuvent s’exprimer librement, n’est-ce pas la preuve que la démocratie existe ? Autrement dit, le propre de ce mode de représentation ne serait pas de se développer, d’élever la souveraineté des opprimés au point que les projets autoritaires ne puissent pas s’affirmer, mais, au contraire, de permettre, d’autoriser leur expression, de diffuser leurs idées et actions. Dans le cas portugais, le raisonnement pervers est particulièrement provocateur. Il revient à dire que le mouvement social profond qui a mis à bas la dictature — et dont on célèbre aujourd’hui les 50 ans — a précisément été mené pour que le régime représentatif qui la remplace puisse permettre aux partisans de ladite dictature de revendiquer un retour au passé. Étrange, mais nous voilà avertis sur la nature de la « démocratie représentative », meilleur système politique possible…
Avant de revenir plus concrètement sur les faits de la révolution portugaise de 1974, finissons sur un événement positif qui tranche avec l’atmosphère nauséabonde créée par la remontée de la vieille droite nostalgique de la dictature. Les manifestations du 25 avril 2024, surtout à Lisbonne et Porto, ont vu défiler dans les rues entre un demi et un million de personnes, majoritairement mobilisées en dehors des organisations classiques, avec des slogans imaginatifs. C’est certainement la plus grande mobilisation de rue dans le pays après la grande manifestation du 1er mai 1974, qui avait regroupé plus d’un million de personnes. Le 25 avril dernier, la présence de la jeunesse, notamment des jeunes femmes, a été particulièrement remarquée. Une énergie joyeuse, revendiquant les valeurs universelles de la révolution portugaise, l’égalité et la fraternité, la justice sociale et le désir de vivre autrement est bien là et ne se résigne pas à se soumettre aux démons d’hier et à leur résurrection politique. Une énergie avec laquelle il faut compter dans l’avenir difficile qui s’annonce.
La révolution portugaise fut l’un des derniers grands mouvement subversifs du XXe siècle dans une Europe capitaliste qui avait réussi, tant bien que mal, à surmonter par la répression d’État la vague subversive de Mai 68 et ses suites, en Allemagne et en Italie. Masquées ensuite par le retour aux institutions de la représentation démocratique, les valeurs émancipatrices et la force du collectif avaient, à l’époque, marqué toute une génération. C’est pourquoi il est important de revenir sur ce mouvement moderne ainsi que sur ses limites et ses impasses.
Avril 1974 : la journée révolutionnaire
De la révolte militaire à l’insurrection populaire
« Au Portugal, le récit officiel de la révolution des Œillets raconte un processus de transition d’un régime dictatorial, de nature fasciste, vers un système démocratique, reléguant l’intervention populaire vers la marge des
excès. »
Les événements révolutionnaires qui ont suivi la révolte militaire du 25 avril 1974 au Portugal sont aujourd’hui assez méconnus. Pourtant, ils suscitèrent à leur époque un vif intérêt et influencèrent les stratégies politiques des forces de gauche dans toute l’Europe et même aux États-Unis. Il est important de rappeler le rôle clé — négligé par ceux qui écrivent l’Histoire — joué par l’insurrection populaire et par l’insubordination des soldats du contingent. Au Portugal, le récit officiel de la révolution des Œillets raconte un processus de transition d’un régime dictatorial, de nature fasciste, vers un système démocratique. On présente souvent cette période d’agitation sociale comme une incongruité « gauchiste », déviant momentanément de la marche « naturelle » de la société vers l’horizon politique indépassable de notre époque : le système représentatif parlementaire. L’idée dominante est que la transition démocratique fut l’œuvre des militaires, reléguant l’intervention populaire vers la marge des « excès ».
Des ouvrages récents reviennent sur cette question de façon plus subtile : la révolution portugaise aurait constitué un cas singulier de « transition par rupture et pacifique » d’un régime dictatorial vers une démocratie représentative, une transition qui se serait faite sans négociation avec l’ancien régime ni accord d’oubli sur les responsabilités du passé6. S’il paraît désormais certain que la négociation (surtout sur la préservation du système colonial) et le pacte d’oubli étaient envisagés par les putschistes militaires, l’inéluctabilité d’une rupture ne s’est invitée dans le cours des événements qu’à partir du moment où la participation populaire est devenue un facteur autonome. L’appel à un autre avenir qui s’est manifesté dans la rue dès les premières heures du putsch militaire augurait un autre possible : un mouvement social de nature révolutionnaire allant au-delà d’une simple « transition vers une démocratie représentative ».
Révolte militaire
Dès les débuts du putsch militaire, deux facteurs ont influencé le déroulement des événements : l’insubordination des soldats du contingent et le soulèvement populaire. On sait que le projet de sédition d’une fraction des jeunes militaires de métier, organisés dans le Mouvement des Forces armées7 (MFA), était connu par le régime. Un mois auparavant, le 16 mars, une première révolte avait éclaté dans une garnison d’une ville située au nord de Lisbonne. La colonne qui se dirigeait vers la capitale avait été bloquée par des forces militaires fidèles au régime, et les officiers furent arrêtés. L’omniprésence de la Pide, la police politique du régime fasciste et sa toile d’informateurs, pouvait difficilement garantir le secret de l’action. Qui plus est, la situation sociale instable inquiétait fortement le régime. Des mouvements de grève importants se succédaient dans les grandes entreprises8, l’agitation était forte dans les universités, l’opposition aux guerres coloniales se généralisait et des groupes armés clandestins passaient à l’action en menant des actions de sabotage. Les militaires du MFA eux-mêmes attendaient avec appréhension les manifestations interdites du 1er mai 19749. Enfin, la jeunesse fuyait l’appel sous les drapeaux. Parfois, seulement la moitié d’une classe d’âge se présentait dans les bureaux de conscription, alors que les déserteurs et les réfractaires exilés en Europe se comptaient par centaines de milliers. Dans les trois colonies10 (Angola, Guinée-Bissau et Mozambique), où la guerre menée par les mouvements de libération durait depuis treize ans, les actes de révolte et de refus d’obéissance voire de refus de combat se développaient parmi les appelés.
« Au petit matin du 25 avril 1974, quelques jeunes officiers d’une caserne de Santarém, ville située à l’est de Lisbonne, réunissent les soldats et leur proposent de foncer vers la capitale. »
Au petit matin du 25 avril 1974, quelques jeunes officiers d’une caserne de Santarém, ville située à l’est de Lisbonne, réunissent les soldats et leur proposent de foncer vers la capitale. pour mettre fin au « triste état de choses que nous vivons11 ». Le plan du MFA est d’arrêter le gouvernement pour le remplacer par un pouvoir militaire. L’adhésion des soldats est immédiate et totale, ce qui surprend les officiers. Entassés dans quelques véhicules militaires, les révoltés partent vers la ville. Sur la route, ils ne respecteront pas les feux de signalisation… Salgueiro Maia, le jeune capitaine à la tête de la colonne, dira : « Une révolution ne s’arrête pas aux feux rouges12 ! » Ils arrivent tôt le matin sur la grande Place devant le Tage, Terreiro do Paço, où se trouvent alors les principaux ministères. Très vite, la situation se complique. Le régime réagit rapidement. Des moyens importants sont envoyés sur place, notamment des chars commandés par des officiers fidèles au régime. Ces forces avaient été déplacées vers Lisbonne après la révolte du 16 mars, preuve que le gouvernement s’attendait à une suite. La quasi-totalité de la hiérarchie militaire reste alors fidèle à la dictature dont elle forme la colonne vertébrale. La grande majorité des officiers de ces unités d’élite ont gardé leur distance avec les officiers révoltés du MFA. La situation évolue selon une dynamique qui n’avait pas été prévue par les deux camps militaires en présence, les révoltés, minoritaires, et les défenseurs de la dictature, majoritaires.
Naissance d’une insurrection
Un premier élément imprévu est la participation populaire. Le Terreiro do Paço est, à cette époque, le lieu où les ferry-boats débarquent les travailleurs en provenance des grandes banlieues populaires situées de l’autre côté de l’estuaire du Tage. Des banlieues combatives, remuantes, hostiles au régime. C’est tout un peuple qui déferle ainsi, au petit matin, sur la grande place pour se retrouver face aux soldats du contingent. Ces derniers bloquent maladroitement les rues et l’accès des travailleurs aux transports publics. Les soldats manifestent ouvertement leur hostilité au gouvernement. À des prolétaires qui l’interpellent, le capitaine Maia répond : « Aujourd’hui on ne travaille pas. Ni les 25 avril des années à venir, qui seront des jours fériés ! »13 Pendant ce temps, les ferrys continuent de débarquer des milliers de travailleurs qui restent bloqués sur place. Les rues adjacentes de la place sont noires de monde. Si, au début, un doute plane sur l’orientation politique des militaires révoltés, peu à peu l’atmosphère se détend, le peuple se mélange et discute avec les soldats, il crie sa haine de la dictature et veut même en découdre. L’excitation monte, joyeuse : la phrase « C’est une révolution !» est dans toutes les bouches.14
Au même moment, de l’autre côté de la place, le face à face se fait plus tendu avec les forces du régime. Elles menacent de faire feu sur les révoltés et sur le peuple qui les entoure. Les officiers révoltés tentent d’échanger avec leurs collègues qui les prennent d’abord de haut, puis deviennent plus hésitants. La hiérarchie comprend qu’il faut agir vite. Un officier supérieur monte sur un char et donne l’ordre au tireur de faire feu sur les révoltés. Le soldat, interloqué, dit ne pas savoir comment faire… Le gradé réplique : « Tu tires ou je te mets une balle dans la tête ! » Nouveau refus. Les équipages ferment les portes d’accès aux tourelles, puis plusieurs soldats sortent des chars et passent du côté des révoltés.15 L’insubordination vire à la mutinerie. La situation bascule. Des hauts gradés désorientés s’éclipsent, d’autres se soumettent aux révoltés, cachant mal leur humiliation.
Un navire de guerre portugais qui participe aux manœuvres de l’OTAN sur la côte est rappelé sur le Tage. Il reçoit aussi l’ordre de tirer sur les révoltés. Il ne le fait pas. L’équipage fait comprendre au commandant qu’il a de la sympathie pour la révolte. Le massacre est évité. La présence du peuple sur la place pèse sur le déroulement des événements. Aux milliers de travailleurs arrivés de l’autre côté du Tage se mêlent désormais les gens qui descendent des quartiers populaires de Lisbonne, beaucoup de jeunes, des femmes et des gamins, la composante classique de toute situation révolutionnaire qui éclot et prend forme. Un élément a joué dans l’hésitation des cadres militaires engagés dans ce face à face et a rassuré les soldats dans leur attitude d’insubordination : le MFA avait l’aval d’une poignée de hauts gradés de la hiérarchie. Mais c’est surtout la solidarité de la rue et la mobilisation populaire qui ont favorisé la mutinerie des soldats. Celle-ci a conforté une minorité d’officiers à défier leur hiérarchie.
« C’est surtout la solidarité de la rue et la mobilisation populaire qui ont favorisé la mutinerie des soldats. Celle-ci a conforté une minorité d’officiers à défier leur hiérarchie. »
Ce basculement s’est produit au moment où la haine du peuple travailleur envers la dictature a éclaté de façon spontanée et s’est ajoutée à un esprit d’insubordination mûri au cours des dernières années dans la société, qui s’est exprimé chez les jeunes soldats du contingent. Plus tard, le capitaine Maia dira : « C’est à ce moment que le 25 avril remporta sa victoire ! ». Ce moment de basculement a marqué un tournant décisif d’où est née une situation insurrectionnelle. Otelo Saraiva de Carvalho, un des jeunes officiers stratèges du MFA, est très clair sur les événements de cette « journée révolutionnaire ».16 Il reconnaît que le plan des révoltés, qui prévoyait la neutralisation des chefs militaires proches du régime, a globalement échoué, soit par mauvaise préparation, soit parce que la hiérarchie a été en mesure de déjouer leurs desseins17. Il reconnaît aussi que la grande majorité des cadres militaires, indécis et conformistes par nature, n’ont rejoint le MFA qu’à partir du moment où le rapport de force s’est inversé en faveur des putschistes. Il confirme que l’adhésion massive du contingent à la révolte et, surtout, la mutinerie des soldats des forces d’élite sur lesquels comptait le régime, avaient été sous-estimées par les stratèges du MFA. Ces attitudes furent stimulées, toujours d’après lui, par le soulèvement populaire.
L’embrasement
Si la révolte d’une minorité de cadres de l’armée n’a pas été une surprise pour le régime, elle ne l’a pas été non plus pour les organisations politiques de l’opposition alors dans la clandestinité. Laissons de côté le Parti socialiste, groupuscule sans existence réelle à l’époque. Le Parti communiste, lui, dont l’importance et l’image étaient grandes auprès des classes populaires, avait des liens avec quelques officiers du MFA. Il était donc au fait de leurs projets. Mais il redoutait aussi un possible coup militaire destiné à durcir le régime. Aussi était-il plus préoccupé par la protection de son organisation clandestine que par une participation directe aux événements encore incertains. Aucun mot d’ordre, aucune consigne n’avaient été donnés à l’avance, alors que nombre de sympathisants communistes ont pris la rue spontanément le matin du 25 avril. Les manœuvres de reprise en main par la direction du parti sont venues plus tard. Même scénario pour les groupes maoïstes très actifs à Lisbonne, dans la jeunesse étudiante, et aussi parmi des travailleurs qui se radicalisaient, irrités par les positions timorées du Parti communiste18.
Parallèlement aux événements qui se déroulent dans le centre de la ville, les moyens de propagande du régime, radios et télévision, tombent facilement aux mains des révoltés. Le peuple continue de sortir massivement dans la rue, alors même que les radios passent en boucle un message du MFA demandant à la population d’attendre sagement à la maison un dénouement à cette situation. La diffusion par ces mêmes stations de chansons interdites du chanteur José Afonso finit de dissiper les doutes sur l’orientation politique de la révolte militaire. La foule continue de grossir dans les quartiers pour soutenir les soldats. Le rapport de force inégal qui existait au départ au sein de l’armée est finalement inversé grâce à la participation populaire : « Le coup d’État se transformait, peu à peu, en une joyeuse et victorieuse action dans laquelle le peuple s’unit fraternellement au MFA. » Le moment de bascule a eu lieu : la mobilisation populaire devient une force avec laquelle il faut désormais compter. Quand les soldats révoltés, entourés par le peuple, quittent la place devant le Tage et se dirigent vers le centre de la ville, ils se trouvent face à de nouvelles unités fidèles au régime. « Que faites-vous là ? » demandent les révoltés. Un officier vient vers eux : « On me donne l’ordre d’empêcher votre passage, mais moi et mes hommes nous sommes avec vous. »
En haut de la vieille ville, alors que les militaires tentent d’obtenir la reddition du gouvernement réfugié dans une caserne, la foule demande la tête des chefs de la plus vieille dictature d’Europe. Massé aux portes de la caserne assiégée, le peuple presse les capitaines révoltés d’accélérer les événements. Lorsqu’un ministre envoyé en éclaireur demande au capitaine Maia : « Qui commande ? », « Qui est le plus gradé ? », celui-ci lui répond : « Nous commandons tous ! ». Et d’ajouter : « Nous sommes tous des capitaines. » Quelques heures à peine après que ses sbires aient tenté de mater la rébellion dans le sang, Marcelo Caetano, le Premier ministre, supplie d’être « traité dignement ». Il ajoute : « Je tiens à transmettre le pouvoir à un officier général. Je ne veux pas que le pouvoir tombe dans la rue. » Terrorisé, l’homme de la classe dirigeante constate l’existence d’une situation insurrectionnelle. Le peuple est aux portes du pouvoir. Il exprime sa souveraineté. Pour la classe politique en déroute, celle-ci doit être canalisée, limitée par une forme de représentation. Sur le moment, ce sont certains des militaires révoltés qui semblent les plus lucides sur la situation. Dans son récit sur l’événement, Maia écrit : « J’ai voulu lui dire que le Pouvoir était déjà dans la rue, car le peuple était dans la rue. »
« Dans la ville, des groupes attaquent les locaux officiels, assaillent la police et pourchassent les soutiens du régime. On crie justice. Les sicaires du régime tirent : quatre morts et des dizaines de blessés. La situation se radicalise encore. »
Tout va alors très vite. Contacté par l’ancien régime qui sait son prestige, le général Spinola offre ses services et accourt sur place. Il est applaudi par la foule. En quelques heures, il passe « du statut de fasciste à celui de libérateur
». Non sans mal, il parvient à s’imposer aux militaires révoltés qui se méfient pourtant de ses intentions réelles et fait exfiltrer de la caserne les chefs du régime. Plus tard, ils s’envoleront vers le Brésil. Le compromis entre les deux fractions de l’institution militaire se scelle sur ce sauvetage : c’est le premier acte d’un nouveau régime où la bourgeoisie réussira à rester aux manettes. Mais, sur le moment, nous n’en sommes pas encore là. La détestation du régime attise l’effervescence populaire. Dans la ville, des groupes attaquent les locaux officiels, assaillent la police et pourchassent les soutiens du régime. La foule entoure le siège de la Pide. On crie justice. Les sicaires du régime tirent : quatre morts et des dizaines de blessés. La situation se radicalise encore. Il faudra attendre le jour suivant pour que des commandos de marine interviennent et arrêtent une centaine de fonctionnaires de la terreur. Ce faisant, ils protègent ces criminels du « jugement dernier », qui aurait certainement débouché sur un massacre. Les bureaux sont ravagés, des officiers parviennent néanmoins à mettre la main sur une partie des archives qui deviendront par la suite un enjeu pour les différentes forces politiques. Dans la prison de Caxias, les Pides vont remplacer les prisonniers politiques. Ceux-ci avaient été libérés sous la pression du peuple massé à l’extérieur, alors que les militaires révoltés étaient divisés sur l’attitude à adopter19.
Le jour se termine. Lisbonne est en ébullition. La nuit n’y apportera pas de répit. Déjà, au cours de la journée, la liesse s’est transportée aux rues de Porto, et partout dans le pays, jusque dans les plus petits hameaux, les femmes et les hommes qui chérissant la liberté se lèvent pour se mettre en mouvement. Au cours des jours suivants, l’agitation passe de la rue aux entreprises, aux écoles, aux grandes propriétés et aux usines occupées, où les directions, en fuite ou absentes, sont remplacées par des commissions de travailleurs élues en assemblée générale. Une nouvelle force fondée sur la souveraineté populaire s’auto-institue à côté de celle des militaires et des forces politiques. Elle sera décisive dans l’évolution de la situation. L’affrontement entre les courants du socialisme bureaucratique, fortement représenté par le Parti communiste portugais et celui de la démocratie de marché, doit composer avec des pratiques de démocratie directe et l’affirmation de formes de « pouvoir populaire » autonome. Les débats sur la construction d’une autre société sortent de l’oubli. L’ancestral modèle du colonialisme est remis en question. Ses jours sont comptés. Les limites de la pensée sont repoussées, on redécouvre des questions nouvelles et un élan qui avait été contenu pendant un demi-siècle. Soudain tout est discutable, l’impossible s’efface derrière le possible.
Dans un autre temps, Marat, l’homme de la grande Révolution française de 1789, avait parlé de la « journée révolutionnaire » comme étant celle où une « énergie continuelle » est portée par la foule. Le 25 avril 1974, à Lisbonne, fut aussi une journée où l’« énergie continuelle » a irrigué la ville et les vies. L’aventure de la révolution portugaise commence ce jour-là. Le déferlement d’énergie révolutionnaire va bousculer l’ordre capitaliste pendant plus d’un an, jusqu’au jour gris du 25 novembre 1975, lorsque les militaires retrouvent leur mission « naturelle » : mater l’agitation sociale, rétablir l’ordre de la démocratie parlementaire, protéger les intérêts du capitalisme privé, local et européen, sa loi du profit. La marche aliénée vers le progrès marchand pourra enfin trouver son chemin.
Novembre 1975 : la fin de la révolution
Un puissant mouvement de révolte sociale
Pendant deux ans, des problèmes nouveaux se sont posés aux militants et aux forces politiques qui se sont lancés à la conquête du ciel, tentant la subversion d’une société européenne qui aborde alors péniblement la modernité. Les conditions historiques dans lesquelles le mouvement social de contestation a pris racine sont bien particulières. En 1975, la société portugaise traîne derrière elle les boulets d’une arriération consolidée par son histoire récente et par les orientations conservatrices d’un régime autoritaire ancré depuis pratiquement un demi-siècle. Un régime qui cultive l’immobilisme comme force de survie et comme projet d’avenir. À contre-courant, la société portugaise est aussi vivement secouée par deux développements récents dont les causes et les conséquences bouleverse les équilibres économiques et sociaux : une émigration massive vers les pays de l’Europe situés au nord des Pyrénées et la charge économique et humaine d’une violente guerre coloniale sur trois fronts africains. Deux facteurs de déstabilisation qui, discrètement, tissent des liens entre eux, ainsi qu’avec la montée des luttes sociales urbaines dans le milieu étudiant et dans les nouvelles concentrations ouvrières. Si on peut dire rétrospectivement que le Portugal est déjà, à la veille du 25-Avril, aux portes de l’Europe et orienté vers l’intégration dans son marché20, on peut également prétendre que les effets de Mai 68, son esprit et ses désirs, ont contaminé les secteurs les plus combatifs et révoltés des travailleurs portugais et de la jeunesse. Impossible de comprendre la révolution portugaise sans la mettre en perspective avec ces circonstances historiques qui l’ont précédé.
« Pendant plus d’un an et demi un puissant mouvement social de matrice fondamentalement anticapitaliste a pris forme et a mûri dans et par les luttes. L’objectif premier du putsch militaire du 25 novembre 1975 a été d’y mettre un terme. »
Pendant plus d’un an et demi, à partir d’avril 1974, un puissant mouvement social de matrice fondamentalement anticapitaliste a pris forme et a mûri dans et par les luttes. L’objectif premier du putsch militaire du 25 novembre 1975 a été d’y mettre un terme. Ce dénouement, prévisible mais incertain, interpelle fortement celles et ceux, nombreux, qui ont suivi, de près ou de loin, les événements révolutionnaires dans le petit pays du sud de l’Europe. Soudainement, ils se trouvent saisis de stupeur et de vertige devant la facilité avec laquelle un nouveau putsch militaire réussit à renverser l’ordre des choses et à étouffer rapidement les désirs intenses d’une nouvelle société. L’analyse des événements du 25 novembre 1975 rend encore plus riches les enseignements du mouvement social qui a été défait.
Les trois courants de la révolution portugaise
Avec le recul et le travail du temps, deux aspects méritent qu’on y revienne de façon plus appuyée. Le rôle de l’extrême gauche d’une part, celui du Parti communiste portugais d’autre part. Le rôle joué par l’extrême gauche dans la radicalisation de la révolte sociale est aujourd’hui présenté par la plupart des observateurs et analystes du discours officiel et officieux de façon méprisante et hautaine. Cette radicalisation est décrite comme une parenthèse excitée, infantile et utopique, voire incohérente, dans le parcours déterministe de transition inéluctable vers la seule démocratie possible et viable. D’autant que la plupart des spécialistes du réalisme qui font l’opinion ont été formés à l’école des conceptions autoritaires, majoritairement stalinistes, avant de changer de camp et de prêter serment aux dieux du capitalisme indépassable et éternel, voire aux bienfaits du libéralisme économique. A contrario, les interprétations venues des courants d’extrême gauche préfèrent, elles, continuer à mettre l’accent sur la faillite des directions des partis communistes et d’extrême gauche, voire leur impréparation, suggérant ainsi la nécessité de leur reconstruction.
Une autre approche est néanmoins possible. Celle des partisans des principes anti-autoritaires d’organisation et d’action, qui ont soutenu les actions indépendantes dans le mouvement social au Portugal. Cette approche revendique un projet qui commençait confusément à émerger au cours de cette année 1975. Un projet porté dans des luttes autogestionnaires et des mobilisations dites « apartidaires », formule heureuse née de la résistance des exploités aux manipulations des partis de gauche. Un projet de société autogérée, autogouvernée qui s’opposait aux visions d’un collectivisme étatique, antagoniques avec les désirs d’émancipation de l’exploitation. Au cours de la période qui va d’avril 1974 à novembre 1975, on a ainsi vu se développer des occupations d’usines, de logements vides et, plus tard, des grandes propriétés agraires du sud du pays, avec la formation de comités de travailleurs, d’habitants et même de soldats. Des organisations de base qui ont cherché très vite à se coordonner, au niveau local et national, de façon horizontale et indépendamment des structures syndicales qui avaient été rapidement dominées par le Parti communiste à peine sorti de la clandestinité. Les premières expériences de gestion collective d’entreprises, la construction autogérée de logements, la formation de coopératives agricoles par les travailleurs ruraux, la mise en expérience d’autogestion d’usines et ateliers abandonnés par des patrons en fuite n’ont pas été sans rapport avec cet élan d’auto-organisation.
« C’est l’existence d’un troisième courant autonome et
apartidaire, dit le courant dupouvoir populaire, qui a caractérisé avant tout la révolution portugaise. Tout le reste n’a été que de la lutte politique traditionnelle sans intérêt pour le futur. »
C’est tout un monde nouveau de luttes et d’actions créatives concrètes qui a pris offensivement la place de l’ancien ordre social qui s’effondrait. Bref, on a assisté à la recherche collective de nouvelles règles de fonctionnement de la société, d’une nouvelle vie, de nouvelles relations sociales21. Un troisième courant politique s’est formé et s’est démarqué à la fois du projet social-démocrate de restauration capitaliste — qui soutient le putsch du 25 novembre — et de celui d’un capitalisme d’État souhaité par le parti communiste et la plupart des organisations marxistes-léninistes maoïstes. Il faut le souligner, c’est l’existence de ce troisième courant autonome et « apartidaire », dit le courant du « pouvoir populaire », qui a caractérisé avant tout la révolution portugaise. C’est ce courant qui a apporté une dimension de rupture à cette période. Tout le reste n’a été que de la lutte politique traditionnelle sans intérêt pour le futur.
La déroute du Parti communiste
Si le putsch militaire du 25 novembre 1975 a été avant tout la défaite des tendances léninistes avant-gardistes, il a cependant eu des conséquences tragiques sur les expériences autogestionnaires du « pouvoir populaire ». Ceux qui ont été écartés par le putsch du 25 novembre ont entraîné dans leur défaite ceux qu’ils avaient étouffés, les tendances minoritaires qui s’étaient battues pour donner forme et vie aux pratiques d’auto-organisation, aux expériences d’autogestion. Le 25 novembre 1975 a rendu impossible ce que le 25 avril 1974 avait rendu possible : la construction concrète du désir collectif d’une vie nouvelle différente, une vie humaine. Mais son succès a été le résultat du fait que les luttes politiques, de pouvoir, avaient épuisé les militants les plus généreux et combatifs, éloigné la grande masse des travailleurs de l’action.
Pour ce qui est du rôle joué par le Parti communiste portugais lors du 25 novembre, les conclusions semblent, aujourd’hui, évidentes. Il s’est trouvé prisonnier d’enjeux qui le dépassaient, sur le plan international surtout, qui ont finalement limité la portée révolutionnaire de l’expérience portugaise et scellé son isolement. Le rôle du Parti communiste renvoie à la place prise par la révolution portugaise dans le cadre des rapports entre les blocs au cours des dernières années de la Guerre froide. L’expérience portugaise, par l’énergie de sa spontanéité et ses développements radicaux imprévisibles, a, au départ, échappé aux stratégies des pouvoirs planétaires dominants et aux principales forces politiques qui les représentaient sur place, le Parti socialiste pour le capitalisme occidental et le Parti communiste pour le bloc de l’Est. Dans une situation historique où le processus de transition démocratique dans les pays du sud de l’Europe (Grèce et Espagne) restait fragile et indécis, la faiblesse du bloc soviétique a limité le soutien de Moscou aux forces communistes et à toute évolution vers des économies de capitalisme d’État. La prudence de l’euro-communisme italien et la transition espagnole, menée à bien par l’alliance entre les forces de gauche et le franquisme, ont été déterminantes pour le dénouement de la situation portugaise. On sait aujourd’hui que les représentants de l’État soviétique ont toujours insisté sur le fait qu’il n’était pas question de revenir sur la ligne de « coexistence pacifique », que le Portugal devait rester dans la sphère du capitalisme de marché et que son appartenance à l’OTAN ne devait pas être questionnée22. Les perspectives de la création d’une économie étatisée se sont vite estompées. Sur le terrain, au cours du processus révolutionnaire lui-même, le Parti communiste23 — et son leader Alvaro Cunhal, sans doute le politicien le plus doué de toute cette période — s’est trouvé embarrassé entre sa réelle force dans la société ainsi qu’au sien de l’État et le danger constant d’un débordement sur sa gauche. Les contorsions politiques de la direction du parti sur l’agitation sociale et sur l’équilibre des forces politiques se sont fait l’écho de cette situation.
Après le putsch du 25 novembre, le Parti communiste a chargé l’« aventurisme » de l’extrême gauche, allant jusqu’à considérer que son écrasement créait de nouvelles conditions pour le développement de la démocratie et de l’action révolutionnaire. Toujours cette même tactique qui veut trouver du positif dans la politique du pire. Vingt ans plus tard, le Parti communiste est revenu sur cette position pour intégrer le putsch dans un « processus contre-révolutionnaire »24. Même sur la question des nationalisations, le parti a, le plus souvent, suivi le cours des événements qui les rendaient inévitables, plus qu’il n’a appliqué son propre programme25. Globalement, on peut dire que, lors du 25 novembre, le Parti communiste a choisi la voie de sa survie dans le cadre d’une démocratie parlementaire de marché.
Un échec des conceptions léninistes
Cinquante ans après, quelle lecture peut-on faire de cette expérience, de son échec, des formes de cet échec ?
« Le 25 novembre 1975 a confirmé que les visées des étatistes entraînent les mouvements sociaux vers une continuité des rapports d’exploitation. »
Les conséquences tragiques de l’évolution barbare du capitalisme et la faiblesse d’une réponse collective alimentent à nouveau l’illusion de l’efficacité des minorités éclairées, faisant naître une attirance pour des formes nouvelles du vieil avant-gardisme, un éloge des méthodes et pratiques léninistes. De ce point de vue aussi, l’échec de la récente « expérience portugaise » est éclairante. Même dans une situation où l’État est affaibli et les forces de contestation sociale sont puissantes, la confiance mise dans les principes d’autorité épuise vite la dynamique émancipatrice du mouvement. Le 25 novembre 1975 a confirmé, aussi, que les visées des étatistes entraînent les mouvements sociaux vers une continuité des rapports d’exploitation. Le projet capitaliste d’État, les solutions qui reposent sur des mesures étatiques, font toujours partie du vieux monde et alimentent les forces de la contre-révolution, car elles incitent à la délégation du pouvoir, créent une désorganisation bureaucratique et la paralysie collective. L’échec de l’expérience de la révolution portugaise est venue rappeler la conclusion que les révolutionnaires allemands des années 1920 avaient tiré de leur défaite. Si le projet de subversion de la complexe société capitaliste est ardu, il ne peut pas être une affaire de partis. Ou, si l’on préfère, ce n’est surement pas la présence d’organisations de chefs savants et de masses obéissantes qui peut le rendre plus facilement réalisable. Dans le cas portugais, la myriade de partis et organisations autoproclamées révolutionnaires a été un frein plus qu’une facilité à l’épanouissement de la construction de nouvelles relations sociales, de nouvelles relations de production.
Et le 25 novembre 1975 ?
Revenons brièvement, pour finir, aux événements du 25 novembre 1975. Prétextant l’éminence d’un coup d’État de la gauche militaire, appuyé par les structures d’extrême gauche et leurs organisations de masse, les forces traditionalistes de l’armée, organisées autour d’un groupe d’officiers proches de la social-démocratie et de la droite parlementaire, soutenues plus ou moins ouvertement par l’appareil de l’OTAN et le pouvoir nord-américain, ont pris les devants. Elles ont écrasé la gauche du MFA et créé les conditions militaires nécessaires à une normalisation sociale efficace. Non seulement le putsch militaire a trouvé une faible réaction chez les « officiers progressistes » et les groupes d’extrême-gauche — qui pourtant annonçaient « la guerre civile » depuis plus d’un an — mais la mobilisation populaire elle-même a été très faible, surtout si on considère l’importance qu’on attribuait à ce fameux « pouvoir populaire ». Perquisitions, arrestations et emprisonnements de militants d’extrême gauche, reprise militaire de certains médias encore acquis à ces forces, licenciements des militants les plus actifs dans les entreprises et remise en question des conventions collectives… Qui aurait cru tout cela possible ? Ceux-là mêmes qui s’étaient distingués dans le triomphalisme ont été bouleversés. Le silence est tombé sur leur scénario euphorique.
On le comprend, à la racine de ces valses de putschs militaires, c’est la question sociale qui a été posée : le besoin urgent que la classe dirigeante portugaise et la bourgeoisie internationale avaient de mettre un terme à la combativité, à la révolte et à la force ouvrières. Rétablir l’ordre, c’était rétablir la discipline dans le travail salarié, condition nécessaire pour relancer l’accumulation capitaliste, restaurer les bases de l’économie, démarrer « la reconstruction nationale », comme le dit alors le Parti socialiste, allié des putschistes. Facilitée par la structure même de l’appareil militaire, la « normalisation » a été rapide et efficace. Quelques dizaines d’officiers et de sous-officiers furent emprisonnés, des régiments « rouges » furent démobilisées, des casernes des régions urbaines furent occupées par des unités de l’intérieur… Et voilà, le tour était joué ! Or, si l’on peut démobiliser une armée, les soldats allant grossir la grande « armée des chômeurs », on ne peut pas en faire autant avec la masse des travailleurs. Le problème est dès lors de rétablir leur productivité et leur exploitation à un taux rentable. Pour ceux qui, dès le 25-Avril, ont gardé une attitude critique vis-à-vis du prétendu rôle « moteur » du MFA dans la révolution portugaise, la situation était malheureusement prévisible, à défaut d’une relance de l’action autonome des travailleurs sur le terrain de la production.
Le putsch du 25 novembre 1975 a mis en évidence les conséquences tragiques, pour les travailleurs, de la conception putschiste et militariste de la révolution sociale. L’idée selon laquelle la prise de l’appareil d’État était possible par l’utilisation de l’institution militaire avait guidé, pendant deux ans, l’action et les tactiques des groupes de l’extrême gauche. Elle a fini par gagner les éléments les plus combatifs du mouvement ouvrier lui-même. On en est venu à intégrer les principes bourgeois dans le mouvement social : soumission aux chefs, attentisme, délégation de pouvoirs et d’objectifs, reconnaissance du pouvoir d’État. Tout investissement d’énergie militante dans un tel projet était voué à l’échec et l’échec s’est concrétisé. Les conséquences se sont finalement retournées davantage contre ces militants ouvriers que contre ceux — officiers et groupes politiques — qui l’avait propagé.
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- Ce texte de Charles Reeve a été élaboré à partir de deux textes auparavant parus en français, l’un dans le numéro 3 de la revue Brasero, l’autre étant l’avant-propos d’une analyse critique des conceptions militaristes de la révolution, écrit en 1976 et repris récemment dans le livre La Révolution des Œillets (Syllepse, 2024).[↩]
- L’Algarve est aujourd’hui une des régions les plus pauvres du pays. Derrière le décor des ressors, golfs et hôtels de luxe, la misère sociale s’y étend.[↩]
- Le Portugal est aujourd’hui le pays qui vieillit le plus vite dans l’Union européenne. Plus d’un demi million de personnes âgées (5 % de la population totale) vit dans des situations de solitude et 70 % sont malades.[↩]
- La population du Portugal est de 10,4 millions, avec un taux de fécondité parmi les plus bas dans l’Union européenne. En 2024, la population immigrée était de 1,4 million de personnes, chiffre officiel que ne tient pas compte des immigrés clandestins. Les brésiliens comptent pour environ 35 % des immigrés, suivis par les angolais (5,3 %), les cap-verdiens (4,6 %) et les différentes communautés asiatiques (indiens, pakistanais, népalais) pour plus de 10 %. En 2021, 60 000 portugais ont émigré, 15 000 de plus qu’en 2020. (« Le Portugal reste une terre d’émigration », Le Monde, 20 octobre 2023).[↩]
- Le Président de la république Marcelo Rebelo de Sousa a annoncé à l’occasion du cinquantenaire de la Révolution des Œillets qu’il souhaitait verser des réparations financières aux anciennes colonies (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Timor, Cap Vert, Sao Tomé). Une déclaration désavouée par le Premier ministre et une grande partie de la classe politique du pays, [ndlr].[↩]
- Robert M. Fishman, Democratic Practice, Origins of the Iberian Divide in Political Inclusion, Oxford Studies in Culture and Politics, 2019. L’auteur caractérise la « transition portugaise » comme un « mix » entre « éléments démocratiques » et « dynamique révolutionnaire ». Il la distingue ainsi de la « transition pactée » survenue en Espagne. Plusieurs auteurs portugais et européens reprennent désormais cette analyse.[↩]
- Le Mouvement des Forces Armées (MFA) était une organisation d’officiers qui, en juillet 1973, protesta contre un décret permettant aux hommes du contingent d’intégrer le cadre des officiers de métier. La décision traduisait la difficulté d’attirer des jeunes vers la carrière militaire. Corporatiste à l’origine, le mouvement se politisa par la guerre, une voie sans issue à la crise du colonialisme portugais.[↩]
- Sur les mouvements sociaux des années 1970, Ricardo Noronha e Luis Trindade, Portugal, uma retrospectiva, 1974, Publico & Tinta da China, 2019.[↩]
- Otelo Saraiva de Carvalho, Alvorada em Abril (II), Alfa editores, 1991, p. 48.[↩]
- Trois grandes colonies en Afrique, le Mozambique, l’Angola et la Guinée-Bissau. À Timor (Océanie), Sao Tomé et Cap Vert (des îles sur la côte ouest-africaine) les mouvements nationalistes n’avaient pas déclenché d’affrontements militaires avec l’État portugais.[↩]
- Les citations qui suivent sont tirées du livre d’Antonio de Sousa Duarte, Salgueiro Maia, um homem da liberdade, Ancora editora, 2000.[↩]
- Ibid. p. 101. Salgueiro Maia (1944–1992), était membre du MFA. D’origine modeste, il embrasse les idées progressistes au cours de la guerre coloniale et sera vite déçu du jeu « politicard ». Il reste dans la mémoire populaire comme une figure intègre de « la révolution ». Maria de Medeiros en fera le personnage principal de son film Capitaines d’avril.[↩]
- Salgueiro Maia, um homem da liberdade, op.cit., p.103.[↩]
- L’atmosphère à Lisbonne pendant ces premières heures est décrite par un témoin engagé, Phil Mailer, Portugal 1974–75, The Impossible Revolution ?, PM Press, 2012.[↩]
- Un compte-rendu de ce moment clef dans Alfredo Cunha et Adelino Gomes, Os rapazes dos tanques, Porto editora, 2014. Sur ces faits, plusieurs versions existent. Salgueiro Maia confirme cette version.[↩]
- Otelo Saraiva de Carvalho (1936–2021), fut une figure pivot des liens contradictoires entre les secteurs de gauche du MFA et le mouvement populaire. Charismatique, politiquement progressiste mais inconsistant, il fut emprisonné après le coup d’Etat du 25 novembre 1975. Il sera candidat de l’extrême gauche aux présidentielles de 1976 et plus tard de 1980. Arrêté en juin 1984, accusé d’être un des dirigeants d’une organisation menant des actions armées (FP25, Forces populaires 25 avril), il sera condamné à 15 ans de prison et amnistié en 1996.[↩]
- Huit commandos constitués de militaires révoltés étaient censés arrêter les commandants des régiments fidèles au régime ainsi que des unités organiquement liées au régime (Police, Garde républicaine, Légion salazariste). Six de ces groupes ont raté leur objectif. [Otelo Saraiva de Carvalho, « Rapport du commandant de l’opération ». Publié in Almada Contreiras, Operaçao viragem historica,25 de Abril de 1974, (2a ediçao), editor Fernando Mao de Ferro, 2017, pp.192 et 193. Aussi, Da guerra em Africa à Revoluçao dos cravos, Ediçoes Colibri/ Associaçao Salgueiro Maia„ 2022 (2° ediçao)].[↩]
- Sur l’opposition à la guerre coloniale le Parti communiste avait une position timorée et ne soutenait pas la désertion, un mouvement qui devenait massif dans les années 1960. Il hésitait aussi sur les actions armées d’opposition au régime. Les groupes maoïstes avaient largement capitalisé ces faiblesses parmi la jeunesse et les travailleurs.[↩]
- Spinola et une partie du MFA ne voulaient libérer que quelques prisonniers politiques, excluant celles et ceux impliqués dans des actions violentes et favorables à l’indépendance des colonies.[↩]
- Le Portugal intègrera finalement la Communauté Européenne, en janvier 1986, au même moment que l’Espagne et au terme d’une dizaine d’années de normalisation capitaliste à la suite du succès du putsch militaire du 25 novembre 1975.[↩]
- Pour un exposé détaillé de ce courant et de ses organisations, Miguel Angel Pérez Suarez, Abaixo a exploraçao capitalista !, Commissoes de trabalhadores e luta operaria na revoluçao portuguesa (1974–1976), Tinta da China, Lisboa, 2023.[↩]
- Raquel Varela aborde cette question en détail dans son livre, Historia do PCP na revolução dos cravos, Lisbonne, Bertrand, 2011.[↩]
- PREC, Procès Révolutionnaire En Cours, acronyme utilisé pour désigner plus particulièrement la période des quatre gouvernements de Vasco Gonçalves (de juillet 1974 à septembre 1975), pendant lesquels le poids du Parti communiste fut plus fort dans l’appareil d’État.[↩]
- Raquel Varela, Historia do PCP na revolução dos cravos, op. cit..[↩]
- Ricardo Noronha, « A Banca ao serviço do Povo », politica e economia durante o PREC (1974–1975), Lisbonne, Imprensa de Historia Contemporanea, 2013. Une excellente étude du processus de nationalisation de la banque pendant la période révolutionnaire. Un cas exemplaire des nationalisations.[↩]
REBONDS
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