Que reste-t-il de la révolution des Œillets ?


Texte inédit | Ballast

« Dans tous les visages, l’é­ga­li­té ». La chan­son « Grandola Vila Morena », com­po­sée par José Afonso, a été le deuxième signal du lan­ce­ment d’un coup d’État mili­taire qui mar­que­ra le début de la Révolution des Œillets, le 25 avril 1974. Celle-ci a ren­ver­sé la dic­ta­ture sala­za­riste qui diri­geait le Portugal depuis 1933. Les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires qui ont sui­vi res­tent aujourd’­hui mal com­pris. Pourtant, à l’é­poque, ils ont sus­ci­té un vif inté­rêt et influen­cé les stra­té­gies poli­tiques des forces de gauche dans toute l’Europe et aux États-Unis. Loin du mythe d’une révo­lu­tion sociale qui n’au­rait été qu’une simple phase de « tran­si­tion » vers la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, Charles Reeve montre ici com­bien cette der­nière a été l’arme de la classe diri­geante pour pré­ser­ver son pou­voir et mettre un coup d’ar­rêt à l’in­sur­rec­tion popu­laire1.


Et si on com­men­çait par le pré­sent avant de s’attarder sur le passé ?

La socié­té por­tu­gaise a célé­bré cette année les cin­quante ans de la Révolution des Œillets. Des évé­ne­ments mul­tiples ont été orga­ni­sés par les ins­ti­tu­tions offi­cielles, des mani­fes­ta­tions ont aus­si eu lieu hors de ce cadre. Partout en Europe, la date a été évo­quée dans les milieux de la gauche anti­ca­pi­ta­liste et jusqu’aux milieux liber­taires. Au Portugal, les « célé­bra­tions » se sont dérou­lées dans une atmo­sphère lourde. Aux der­nières élec­tions légis­la­tives de mars 2024, le nou­veau par­ti de la droite extrême, Chega (Ça suf­fit), qui reven­dique des idées racistes et xéno­phobes, la nos­tal­gie de l’Empire colo­nial de naguère et de la « civi­li­sa­tion chré­tienne », de tout ce qui compte comme valeurs réac­tion­naires, a fait une forte per­cée avec l’é­lec­tion de 50 dépu­tés sur 230, deve­nant la troi­sième force poli­tique du pays. Chega est désor­mais majo­ri­taire dans des lieux que les tou­ristes fré­quentent mais connaissent mal, comme la région d’Algarve2, ain­si que dans des par­ties du pays, où le par­ti com­mu­niste pas­sait pour le repré­sen­tant éter­nel du peuple. Bien enten­du, celles et ceux qui ont élu les dépu­tés de Chega, des nos­tal­giques de l’ancien régime sala­za­riste et de l’empire colo­nial, des par­ti­sans du délire du « grand rem­pla­ce­ment », des ex-membres de groupes ter­ro­ristes ayant orga­ni­sé des assas­si­nats de mili­tants révo­lu­tion­naires après le 25-Avril [1974, jour du coup d’État mili­taire qui ren­verse la dic­ta­ture de Salazar, ndlr], ain­si que des « héros » des guerres colo­niales — n’ont pas été conta­mi­nés, sou­dai­ne­ment, par un quel­conque virus popu­liste cher aux com­men­ta­teurs médiatiques.

L’aggravation de la crise éco­no­mique et sociale, l’effondrement du consen­sus d’intérêt géné­ral et la mon­tée vio­lente des inéga­li­tés de reve­nu (l’Algarve étant, jus­te­ment, un bon exemple), le vieillis­se­ment de la popu­la­tion pauvre3, l’arrivée mas­sive d’une immi­gra­tion sur­ex­ploi­tée et vivant dans des condi­tions de qua­si-escla­vage dans un pays qui reste une terre d’émigration4 : tout cela a fait remon­ter à la sur­face un malaise, une frus­tra­tion et un déses­poir qui ont trou­vé leur expres­sion dans le dis­cours réac­tion­naire de la nou­velle extrême droite. La cor­rup­tion qui gan­grène les ins­ti­tu­tions et la caste poli­tique depuis des années a aus­si ouvert un bou­le­vard aux nou­veaux poli­ti­ciens « propres ». Conséquence immé­diate de la mon­tée de cette force poli­tique d’extrême droite, les atti­tudes racistes et xéno­phobes ne sont plus sou­mises à une condam­na­tion sociale morale et prennent des formes de plus en plus ouvertes, comme la récente raton­nade contre des immi­grés magh­ré­bins logeant dans un immeuble vétuste d’un quar­tier popu­laire de Porto, atta­qués par un com­man­do raciste de « défen­seurs de la patrie » et de la « supré­ma­tie blanche » qui a pro­vo­qué plu­sieurs bles­sés et sus­ci­té le sou­tien d’une par­tie de la popu­la­tion locale avant l’arrivée, pares­seuse, de la police. Quelques jours après, à Porto éga­le­ment, c’est le local asso­cia­tif d’un groupe fémi­niste LGBT liber­taire, A Gralha, qui a été incen­dié. 

« Conséquence immé­diate de la mon­tée de cette force poli­tique d’extrême droite au Portugal, les atti­tudes racistes et xéno­phobes ne sont plus sou­mises à une condam­na­tion sociale morale et prennent des formes de plus en plus ouvertes. »

Développement cari­ca­tu­ral mais signi­fi­ca­tif, l’évocation par un Président de la répu­blique, venu de la droite bien édu­quée, du pas­sé colo­nial du petit pays et des « res­pon­sa­bi­li­tés his­to­riques » de la socié­té por­tu­gaise dans le crime majeur et incon­tour­nable de la traite des esclaves a ouvert la boîte de Pandore et sou­le­vé un tol­lé5, allant jusqu’à la menace dudit par­ti Chega de pour­suivre le saint homme en jus­tice en tant que « traître à la Patrie » ! Ainsi va le bruyant retour du refou­lé colo­nial et raciste dans ce beau pays connu pour sa dou­ceur de vivre.

Voilà pour le contexte des célé­bra­tions du 25-Avril. 

La polé­mique ouverte par ce der­nier épi­sode a ensuite déri­vé vers un débat curieux. D’après une par­tie de la caste poli­tique et des « chiens de garde » asso­ciés, une des qua­li­tés et rai­sons d’être du sys­tème repré­sen­ta­tif serait sa capa­ci­té à faire de la place, à cau­tion­ner les forces réac­tion­naires, rétro­grades, racistes, voire néo-fas­cistes ! Si des fas­cistes, des racistes, peuvent s’exprimer libre­ment, n’est-ce pas la preuve que la démo­cra­tie existe ? Autrement dit, le propre de ce mode de repré­sen­ta­tion ne serait pas de se déve­lop­per, d’élever la sou­ve­rai­ne­té des oppri­més au point que les pro­jets auto­ri­taires ne puissent pas s’affirmer, mais, au contraire, de per­mettre, d’autoriser leur expres­sion, de dif­fu­ser leurs idées et actions. Dans le cas por­tu­gais, le rai­son­ne­ment per­vers est par­ti­cu­liè­re­ment pro­vo­ca­teur. Il revient à dire que le mou­ve­ment social pro­fond qui a mis à bas la dic­ta­ture — et dont on célèbre aujourd’hui les 50 ans — a pré­ci­sé­ment été mené pour que le régime repré­sen­ta­tif qui la rem­place puisse per­mettre aux par­ti­sans de ladite dic­ta­ture de reven­di­quer un retour au pas­sé. Étrange, mais nous voi­là aver­tis sur la nature de la « démo­cra­tie repré­sen­ta­tive », meilleur sys­tème poli­tique possible…

[Quartier de Lisbonne, 1974 | DR]

Avant de reve­nir plus concrè­te­ment sur les faits de la révo­lu­tion por­tu­gaise de 1974, finis­sons sur un évé­ne­ment posi­tif qui tranche avec l’atmosphère nau­séa­bonde créée par la remon­tée de la vieille droite nos­tal­gique de la dic­ta­ture. Les mani­fes­ta­tions du 25 avril 2024, sur­tout à Lisbonne et Porto, ont vu défi­ler dans les rues entre un demi et un mil­lion de per­sonnes, majo­ri­tai­re­ment mobi­li­sées en dehors des orga­ni­sa­tions clas­siques, avec des slo­gans ima­gi­na­tifs. C’est cer­tai­ne­ment la plus grande mobi­li­sa­tion de rue dans le pays après la grande mani­fes­ta­tion du 1er mai 1974, qui avait regrou­pé plus d’un mil­lion de per­sonnes. Le 25 avril der­nier, la pré­sence de la jeu­nesse, notam­ment des jeunes femmes, a été par­ti­cu­liè­re­ment remar­quée. Une éner­gie joyeuse, reven­di­quant les valeurs uni­ver­selles de la révo­lu­tion por­tu­gaise, l’égalité et la fra­ter­ni­té, la jus­tice sociale et le désir de vivre autre­ment est bien là et ne se résigne pas à se sou­mettre aux démons d’hier et à leur résur­rec­tion poli­tique. Une éner­gie avec laquelle il faut comp­ter dans l’avenir dif­fi­cile qui s’annonce.

La révo­lu­tion por­tu­gaise fut l’un des der­niers grands mou­ve­ment sub­ver­sifs du XXe siècle dans une Europe capi­ta­liste qui avait réus­si, tant bien que mal, à sur­mon­ter par la répres­sion d’État la vague sub­ver­sive de Mai 68 et ses suites, en Allemagne et en Italie. Masquées ensuite par le retour aux ins­ti­tu­tions de la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique, les valeurs éman­ci­pa­trices et la force du col­lec­tif avaient, à l’époque, mar­qué toute une géné­ra­tion. C’est pour­quoi il est impor­tant de reve­nir sur ce mou­ve­ment moderne ain­si que sur ses limites et ses impasses.

Avril 1974 : la journée révolutionnaire

De la révolte militaire à l’insurrection populaire

« Au Portugal, le récit offi­ciel de la révo­lu­tion des Œillets raconte un pro­ces­sus de tran­si­tion d’un régime dic­ta­to­rial, de nature fas­ciste, vers un sys­tème démo­cra­tique, relé­guant l’intervention popu­laire vers la marge des excès. »

Les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires qui ont sui­vi la révolte mili­taire du 25 avril 1974 au Portugal sont aujourd’hui assez mécon­nus. Pourtant, ils sus­ci­tèrent à leur époque un vif inté­rêt et influen­cèrent les stra­té­gies poli­tiques des forces de gauche dans toute l’Europe et même aux États-Unis. Il est impor­tant de rap­pe­ler le rôle clé — négli­gé par ceux qui écrivent l’Histoire — joué par l’insurrection popu­laire et par l’insubordination des sol­dats du contin­gent. Au Portugal, le récit offi­ciel de la révo­lu­tion des Œillets raconte un pro­ces­sus de tran­si­tion d’un régime dic­ta­to­rial, de nature fas­ciste, vers un sys­tème démo­cra­tique. On pré­sente sou­vent cette période d’agitation sociale comme une incon­grui­té « gau­chiste », déviant momen­ta­né­ment de la marche « natu­relle » de la socié­té vers l’horizon poli­tique indé­pas­sable de notre époque : le sys­tème repré­sen­ta­tif par­le­men­taire. L’idée domi­nante est que la tran­si­tion démo­cra­tique fut l’œuvre des mili­taires, relé­guant l’intervention popu­laire vers la marge des « excès ». 

Des ouvrages récents reviennent sur cette ques­tion de façon plus sub­tile : la révo­lu­tion por­tu­gaise aurait consti­tué un cas sin­gu­lier de « tran­si­tion par rup­ture et paci­fique » d’un régime dic­ta­to­rial vers une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, une tran­si­tion qui se serait faite sans négo­cia­tion avec l’ancien régime ni accord d’oubli sur les res­pon­sa­bi­li­tés du pas­sé6. S’il paraît désor­mais cer­tain que la négo­cia­tion (sur­tout sur la pré­ser­va­tion du sys­tème colo­nial) et le pacte d’oubli étaient envi­sa­gés par les put­schistes mili­taires, l’inéluctabilité d’une rup­ture ne s’est invi­tée dans le cours des évé­ne­ments qu’à par­tir du moment où la par­ti­ci­pa­tion popu­laire est deve­nue un fac­teur auto­nome. L’appel à un autre ave­nir qui s’est mani­fes­té dans la rue dès les pre­mières heures du putsch mili­taire augu­rait un autre pos­sible : un mou­ve­ment social de nature révo­lu­tion­naire allant au-delà d’une simple « tran­si­tion vers une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ».

[Travailleuses agricoles de l'Alentejo pendant la réforme agraire lancée à partir de 1975 | DR]

Révolte militaire

Dès les débuts du putsch mili­taire, deux fac­teurs ont influen­cé le dérou­le­ment des évé­ne­ments : l’insubordination des sol­dats du contin­gent et le sou­lè­ve­ment popu­laire. On sait que le pro­jet de sédi­tion d’une frac­tion des jeunes mili­taires de métier, orga­ni­sés dans le Mouvement des Forces armées7 (MFA), était connu par le régime. Un mois aupa­ra­vant, le 16 mars, une pre­mière révolte avait écla­té dans une gar­ni­son d’une ville située au nord de Lisbonne. La colonne qui se diri­geait vers la capi­tale avait été blo­quée par des forces mili­taires fidèles au régime, et les offi­ciers furent arrê­tés. L’omniprésence de la Pide, la police poli­tique du régime fas­ciste et sa toile d’informateurs, pou­vait dif­fi­ci­le­ment garan­tir le secret de l’action. Qui plus est, la situa­tion sociale instable inquié­tait for­te­ment le régime. Des mou­ve­ments de grève impor­tants se suc­cé­daient dans les grandes entre­prises8, l’agitation était forte dans les uni­ver­si­tés, l’opposition aux guerres colo­niales se géné­ra­li­sait et des groupes armés clan­des­tins pas­saient à l’action en menant des actions de sabo­tage. Les mili­taires du MFA eux-mêmes atten­daient avec appré­hen­sion les mani­fes­ta­tions inter­dites du 1er mai 19749. Enfin, la jeu­nesse fuyait l’appel sous les dra­peaux. Parfois, seule­ment la moi­tié d’une classe d’âge se pré­sen­tait dans les bureaux de conscrip­tion, alors que les déser­teurs et les réfrac­taires exi­lés en Europe se comp­taient par cen­taines de mil­liers. Dans les trois colo­nies10 (Angola, Guinée-Bissau et Mozambique), où la guerre menée par les mou­ve­ments de libé­ra­tion durait depuis treize ans, les actes de révolte et de refus d’obéissance voire de refus de com­bat se déve­lop­paient par­mi les appelés.

« Au petit matin du 25 avril 1974, quelques jeunes offi­ciers d’une caserne de Santarém, ville située à l’est de Lisbonne, réunissent les sol­dats et leur pro­posent de fon­cer vers la capitale. »

Au petit matin du 25 avril 1974, quelques jeunes offi­ciers d’une caserne de Santarém, ville située à l’est de Lisbonne, réunissent les sol­dats et leur pro­posent de fon­cer vers la capi­tale. pour mettre fin au « triste état de choses que nous vivons11 ». Le plan du MFA est d’arrêter le gou­ver­ne­ment pour le rem­pla­cer par un pou­voir mili­taire. L’adhésion des sol­dats est immé­diate et totale, ce qui sur­prend les offi­ciers. Entassés dans quelques véhi­cules mili­taires, les révol­tés partent vers la ville. Sur la route, ils ne res­pec­te­ront pas les feux de signa­li­sa­tion… Salgueiro Maia, le jeune capi­taine à la tête de la colonne, dira : « Une révo­lu­tion ne s’arrête pas aux feux rouges12 ! » Ils arrivent tôt le matin sur la grande Place devant le Tage, Terreiro do Paço, où se trouvent alors les prin­ci­paux minis­tères. Très vite, la situa­tion se com­plique. Le régime réagit rapi­de­ment. Des moyens impor­tants sont envoyés sur place, notam­ment des chars com­man­dés par des offi­ciers fidèles au régime. Ces forces avaient été dépla­cées vers Lisbonne après la révolte du 16 mars, preuve que le gou­ver­ne­ment s’attendait à une suite. La qua­si-tota­li­té de la hié­rar­chie mili­taire reste alors fidèle à la dic­ta­ture dont elle forme la colonne ver­té­brale. La grande majo­ri­té des offi­ciers de ces uni­tés d’élite ont gar­dé leur dis­tance avec les offi­ciers révol­tés du MFA. La situa­tion évo­lue selon une dyna­mique qui n’avait pas été pré­vue par les deux camps mili­taires en pré­sence, les révol­tés, mino­ri­taires, et les défen­seurs de la dic­ta­ture, majo­ri­taires. 

Naissance d’une insurrection

Un pre­mier élé­ment impré­vu est la par­ti­ci­pa­tion popu­laire. Le Terreiro do Paço est, à cette époque, le lieu où les fer­ry-boats débarquent les tra­vailleurs en pro­ve­nance des grandes ban­lieues popu­laires situées de l’autre côté de l’estuaire du Tage. Des ban­lieues com­ba­tives, remuantes, hos­tiles au régime. C’est tout un peuple qui déferle ain­si, au petit matin, sur la grande place pour se retrou­ver face aux sol­dats du contin­gent. Ces der­niers bloquent mal­adroi­te­ment les rues et l’accès des tra­vailleurs aux trans­ports publics. Les sol­dats mani­festent ouver­te­ment leur hos­ti­li­té au gou­ver­ne­ment. À des pro­lé­taires qui l’interpellent, le capi­taine Maia répond : « Aujourd’hui on ne tra­vaille pas. Ni les 25 avril des années à venir, qui seront des jours fériés ! »13 Pendant ce temps, les fer­rys conti­nuent de débar­quer des mil­liers de tra­vailleurs qui res­tent blo­qués sur place. Les rues adja­centes de la place sont noires de monde. Si, au début, un doute plane sur l’orientation poli­tique des mili­taires révol­tés, peu à peu l’atmosphère se détend, le peuple se mélange et dis­cute avec les sol­dats, il crie sa haine de la dic­ta­ture et veut même en découdre. L’excitation monte, joyeuse : la phrase « C’est une révo­lu­tion !» est dans toutes les bouches.14

[Alfredo Cunha]

Au même moment, de l’autre côté de la place, le face à face se fait plus ten­du avec les forces du régime. Elles menacent de faire feu sur les révol­tés et sur le peuple qui les entoure. Les offi­ciers révol­tés tentent d’échanger avec leurs col­lègues qui les prennent d’abord de haut, puis deviennent plus hési­tants. La hié­rar­chie com­prend qu’il faut agir vite. Un offi­cier supé­rieur monte sur un char et donne l’ordre au tireur de faire feu sur les révol­tés. Le sol­dat, inter­lo­qué, dit ne pas savoir com­ment faire… Le gra­dé réplique : « Tu tires ou je te mets une balle dans la tête ! » Nouveau refus. Les équi­pages ferment les portes d’accès aux tou­relles, puis plu­sieurs sol­dats sortent des chars et passent du côté des révol­tés.15 L’insubordination vire à la muti­ne­rie. La situa­tion bas­cule. Des hauts gra­dés déso­rien­tés s’éclipsent, d’autres se sou­mettent aux révol­tés, cachant mal leur humiliation.

Un navire de guerre por­tu­gais qui par­ti­cipe aux manœuvres de l’OTAN sur la côte est rap­pe­lé sur le Tage. Il reçoit aus­si l’ordre de tirer sur les révol­tés. Il ne le fait pas. L’équipage fait com­prendre au com­man­dant qu’il a de la sym­pa­thie pour la révolte. Le mas­sacre est évi­té. La pré­sence du peuple sur la place pèse sur le dérou­le­ment des évé­ne­ments. Aux mil­liers de tra­vailleurs arri­vés de l’autre côté du Tage se mêlent désor­mais les gens qui des­cendent des quar­tiers popu­laires de Lisbonne, beau­coup de jeunes, des femmes et des gamins, la com­po­sante clas­sique de toute situa­tion révo­lu­tion­naire qui éclot et prend forme. Un élé­ment a joué dans l’hésitation des cadres mili­taires enga­gés dans ce face à face et a ras­su­ré les sol­dats dans leur atti­tude d’insubordination : le MFA avait l’aval d’une poi­gnée de hauts gra­dés de la hié­rar­chie. Mais c’est sur­tout la soli­da­ri­té de la rue et la mobi­li­sa­tion popu­laire qui ont favo­ri­sé la muti­ne­rie des sol­dats. Celle-ci a confor­té une mino­ri­té d’officiers à défier leur hié­rar­chie. 

« C’est sur­tout la soli­da­ri­té de la rue et la mobi­li­sa­tion popu­laire qui ont favo­ri­sé la muti­ne­rie des sol­dats. Celle-ci a confor­té une mino­ri­té d’officiers à défier leur hiérarchie. »

Ce bas­cu­le­ment s’est pro­duit au moment où la haine du peuple tra­vailleur envers la dic­ta­ture a écla­té de façon spon­ta­née et s’est ajou­tée à un esprit d’insubordination mûri au cours des der­nières années dans la socié­té, qui s’est expri­mé chez les jeunes sol­dats du contin­gent. Plus tard, le capi­taine Maia dira : « C’est à ce moment que le 25 avril rem­por­ta sa vic­toire ! ». Ce moment de bas­cu­le­ment a mar­qué un tour­nant déci­sif d’où est née une situa­tion insur­rec­tion­nelle. Otelo Saraiva de Carvalho, un des jeunes offi­ciers stra­tèges du MFA, est très clair sur les évé­ne­ments de cette « jour­née révo­lu­tion­naire ».16 Il recon­naît que le plan des révol­tés, qui pré­voyait la neu­tra­li­sa­tion des chefs mili­taires proches du régime, a glo­ba­le­ment échoué, soit par mau­vaise pré­pa­ra­tion, soit parce que la hié­rar­chie a été en mesure de déjouer leurs des­seins17. Il recon­naît aus­si que la grande majo­ri­té des cadres mili­taires, indé­cis et confor­mistes par nature, n’ont rejoint le MFA qu’à par­tir du moment où le rap­port de force s’est inver­sé en faveur des put­schistes. Il confirme que l’adhésion mas­sive du contin­gent à la révolte et, sur­tout, la muti­ne­rie des sol­dats des forces d’élite sur les­quels comp­tait le régime, avaient été sous-esti­mées par les stra­tèges du MFA. Ces atti­tudes furent sti­mu­lées, tou­jours d’après lui, par le sou­lè­ve­ment populaire.

L’embrasement

Si la révolte d’une mino­ri­té de cadres de l’armée n’a pas été une sur­prise pour le régime, elle ne l’a pas été non plus pour les orga­ni­sa­tions poli­tiques de l’opposition alors dans la clan­des­ti­ni­té. Laissons de côté le Parti socia­liste, grou­pus­cule sans exis­tence réelle à l’époque. Le Parti com­mu­niste, lui, dont l’importance et l’image étaient grandes auprès des classes popu­laires, avait des liens avec quelques offi­ciers du MFA. Il était donc au fait de leurs pro­jets. Mais il redou­tait aus­si un pos­sible coup mili­taire des­ti­né à dur­cir le régime. Aussi était-il plus pré­oc­cu­pé par la pro­tec­tion de son orga­ni­sa­tion clan­des­tine que par une par­ti­ci­pa­tion directe aux évé­ne­ments encore incer­tains. Aucun mot d’ordre, aucune consigne n’avaient été don­nés à l’avance, alors que nombre de sym­pa­thi­sants com­mu­nistes ont pris la rue spon­ta­né­ment le matin du 25 avril. Les manœuvres de reprise en main par la direc­tion du par­ti sont venues plus tard. Même scé­na­rio pour les groupes maoïstes très actifs à Lisbonne, dans la jeu­nesse étu­diante, et aus­si par­mi des tra­vailleurs qui se radi­ca­li­saient, irri­tés par les posi­tions timo­rées du Parti com­mu­niste18.

[Reuters]

Parallèlement aux évé­ne­ments qui se déroulent dans le centre de la ville, les moyens de pro­pa­gande du régime, radios et télé­vi­sion, tombent faci­le­ment aux mains des révol­tés. Le peuple conti­nue de sor­tir mas­si­ve­ment dans la rue, alors même que les radios passent en boucle un mes­sage du MFA deman­dant à la popu­la­tion d’attendre sage­ment à la mai­son un dénoue­ment à cette situa­tion. La dif­fu­sion par ces mêmes sta­tions de chan­sons inter­dites du chan­teur José Afonso finit de dis­si­per les doutes sur l’orientation poli­tique de la révolte mili­taire. La foule conti­nue de gros­sir dans les quar­tiers pour sou­te­nir les sol­dats. Le rap­port de force inégal qui exis­tait au départ au sein de l’armée est fina­le­ment inver­sé grâce à la par­ti­ci­pa­tion popu­laire : « Le coup d’État se trans­for­mait, peu à peu, en une joyeuse et vic­to­rieuse action dans laquelle le peuple s’unit fra­ter­nel­le­ment au MFA. » Le moment de bas­cule a eu lieu : la mobi­li­sa­tion popu­laire devient une force avec laquelle il faut désor­mais comp­ter. Quand les sol­dats révol­tés, entou­rés par le peuple, quittent la place devant le Tage et se dirigent vers le centre de la ville, ils se trouvent face à de nou­velles uni­tés fidèles au régime. « Que faites-vous là ? » demandent les révol­tés. Un offi­cier vient vers eux : « On me donne l’ordre d’empêcher votre pas­sage, mais moi et mes hommes nous sommes avec vous. » 

En haut de la vieille ville, alors que les mili­taires tentent d’obtenir la red­di­tion du gou­ver­ne­ment réfu­gié dans une caserne, la foule demande la tête des chefs de la plus vieille dic­ta­ture d’Europe. Massé aux portes de la caserne assié­gée, le peuple presse les capi­taines révol­tés d’accélérer les évé­ne­ments. Lorsqu’un ministre envoyé en éclai­reur demande au capi­taine Maia : « Qui com­mande ? », « Qui est le plus gra­dé ? », celui-ci lui répond : « Nous com­man­dons tous ! ». Et d’ajouter : « Nous sommes tous des capi­taines. » Quelques heures à peine après que ses sbires aient ten­té de mater la rébel­lion dans le sang, Marcelo Caetano, le Premier ministre, sup­plie d’être « trai­té digne­ment ». Il ajoute : « Je tiens à trans­mettre le pou­voir à un offi­cier géné­ral. Je ne veux pas que le pou­voir tombe dans la rue. » Terrorisé, l’homme de la classe diri­geante constate l’existence d’une situa­tion insur­rec­tion­nelle. Le peuple est aux portes du pou­voir. Il exprime sa sou­ve­rai­ne­té. Pour la classe poli­tique en déroute, celle-ci doit être cana­li­sée, limi­tée par une forme de repré­sen­ta­tion. Sur le moment, ce sont cer­tains des mili­taires révol­tés qui semblent les plus lucides sur la situa­tion. Dans son récit sur l’événement, Maia écrit : « J’ai vou­lu lui dire que le Pouvoir était déjà dans la rue, car le peuple était dans la rue. »

« Dans la ville, des groupes attaquent les locaux offi­ciels, assaillent la police et pour­chassent les sou­tiens du régime. On crie jus­tice. Les sicaires du régime tirent : quatre morts et des dizaines de bles­sés. La situa­tion se radi­ca­lise encore. »

Tout va alors très vite. Contacté par l’ancien régime qui sait son pres­tige, le géné­ral Spinola offre ses ser­vices et accourt sur place. Il est applau­di par la foule. En quelques heures, il passe « du sta­tut de fas­ciste à celui de libé­ra­teur ». Non sans mal, il par­vient à s’imposer aux mili­taires révol­tés qui se méfient pour­tant de ses inten­tions réelles et fait exfil­trer de la caserne les chefs du régime. Plus tard, ils s’envoleront vers le Brésil. Le com­pro­mis entre les deux frac­tions de l’institution mili­taire se scelle sur ce sau­ve­tage : c’est le pre­mier acte d’un nou­veau régime où la bour­geoi­sie réus­si­ra à res­ter aux manettes. Mais, sur le moment, nous n’en sommes pas encore là. La détes­ta­tion du régime attise l’effervescence popu­laire. Dans la ville, des groupes attaquent les locaux offi­ciels, assaillent la police et pour­chassent les sou­tiens du régime. La foule entoure le siège de la Pide. On crie jus­tice. Les sicaires du régime tirent : quatre morts et des dizaines de bles­sés. La situa­tion se radi­ca­lise encore. Il fau­dra attendre le jour sui­vant pour que des com­man­dos de marine inter­viennent et arrêtent une cen­taine de fonc­tion­naires de la ter­reur. Ce fai­sant, ils pro­tègent ces cri­mi­nels du « juge­ment der­nier », qui aurait cer­tai­ne­ment débou­ché sur un mas­sacre. Les bureaux sont rava­gés, des offi­ciers par­viennent néan­moins à mettre la main sur une par­tie des archives qui devien­dront par la suite un enjeu pour les dif­fé­rentes forces poli­tiques. Dans la pri­son de Caxias, les Pides vont rem­pla­cer les pri­son­niers poli­tiques. Ceux-ci avaient été libé­rés sous la pres­sion du peuple mas­sé à l’extérieur, alors que les mili­taires révol­tés étaient divi­sés sur l’attitude à adop­ter19.

Le jour se ter­mine. Lisbonne est en ébul­li­tion. La nuit n’y appor­te­ra pas de répit. Déjà, au cours de la jour­née, la liesse s’est trans­por­tée aux rues de Porto, et par­tout dans le pays, jusque dans les plus petits hameaux, les femmes et les hommes qui ché­ris­sant la liber­té se lèvent pour se mettre en mou­ve­ment. Au cours des jours sui­vants, l’agitation passe de la rue aux entre­prises, aux écoles, aux grandes pro­prié­tés et aux usines occu­pées, où les direc­tions, en fuite ou absentes, sont rem­pla­cées par des com­mis­sions de tra­vailleurs élues en assem­blée géné­rale. Une nou­velle force fon­dée sur la sou­ve­rai­ne­té popu­laire s’auto-institue à côté de celle des mili­taires et des forces poli­tiques. Elle sera déci­sive dans l’évolution de la situa­tion. L’affrontement entre les cou­rants du socia­lisme bureau­cra­tique, for­te­ment repré­sen­té par le Parti com­mu­niste por­tu­gais et celui de la démo­cra­tie de mar­ché, doit com­po­ser avec des pra­tiques de démo­cra­tie directe et l’affirmation de formes de « pou­voir popu­laire » auto­nome. Les débats sur la construc­tion d’une autre socié­té sortent de l’oubli. L’ancestral modèle du colo­nia­lisme est remis en ques­tion. Ses jours sont comp­tés. Les limites de la pen­sée sont repous­sées, on redé­couvre des ques­tions nou­velles et un élan qui avait été conte­nu pen­dant un demi-siècle. Soudain tout est dis­cu­table, l’impossible s’efface der­rière le possible.

[AFP]

Dans un autre temps, Marat, l’homme de la grande Révolution fran­çaise de 1789, avait par­lé de la « jour­née révo­lu­tion­naire » comme étant celle où une « éner­gie conti­nuelle » est por­tée par la foule. Le 25 avril 1974, à Lisbonne, fut aus­si une jour­née où l’« éner­gie conti­nuelle » a irri­gué la ville et les vies. L’aventure de la révo­lu­tion por­tu­gaise com­mence ce jour-là. Le défer­le­ment d’énergie révo­lu­tion­naire va bous­cu­ler l’ordre capi­ta­liste pen­dant plus d’un an, jusqu’au jour gris du 25 novembre 1975, lorsque les mili­taires retrouvent leur mis­sion « natu­relle » : mater l’agitation sociale, réta­blir l’ordre de la démo­cra­tie par­le­men­taire, pro­té­ger les inté­rêts du capi­ta­lisme pri­vé, local et euro­péen, sa loi du pro­fit. La marche alié­née vers le pro­grès mar­chand pour­ra enfin trou­ver son che­min. 

Novembre 1975 : la fin de la révolution

Un puissant mouvement de révolte sociale

Pendant deux ans, des pro­blèmes nou­veaux se sont posés aux mili­tants et aux forces poli­tiques qui se sont lan­cés à la conquête du ciel, ten­tant la sub­ver­sion d’une socié­té euro­péenne qui aborde alors péni­ble­ment la moder­ni­té. Les condi­tions his­to­riques dans les­quelles le mou­ve­ment social de contes­ta­tion a pris racine sont bien par­ti­cu­lières. En 1975, la socié­té por­tu­gaise traîne der­rière elle les bou­lets d’une arrié­ra­tion conso­li­dée par son his­toire récente et par les orien­ta­tions conser­va­trices d’un régime auto­ri­taire ancré depuis pra­ti­que­ment un demi-siècle. Un régime qui cultive l’immobilisme comme force de sur­vie et comme pro­jet d’a­ve­nir. À contre-cou­rant, la socié­té por­tu­gaise est aus­si vive­ment secouée par deux déve­lop­pe­ments récents dont les causes et les consé­quences bou­le­verse les équi­libres éco­no­miques et sociaux : une émi­gra­tion mas­sive vers les pays de l’Europe situés au nord des Pyrénées et la charge éco­no­mique et humaine d’une vio­lente guerre colo­niale sur trois fronts afri­cains. Deux fac­teurs de désta­bi­li­sa­tion qui, dis­crè­te­ment, tissent des liens entre eux, ain­si qu’avec la mon­tée des luttes sociales urbaines dans le milieu étu­diant et dans les nou­velles concen­tra­tions ouvrières. Si on peut dire rétros­pec­ti­ve­ment que le Portugal est déjà, à la veille du 25-Avril, aux portes de l’Europe et orien­té vers l’intégration dans son mar­ché20, on peut éga­le­ment pré­tendre que les effets de Mai 68, son esprit et ses dési­rs, ont conta­mi­né les sec­teurs les plus com­ba­tifs et révol­tés des tra­vailleurs por­tu­gais et de la jeu­nesse. Impossible de com­prendre la révo­lu­tion por­tu­gaise sans la mettre en pers­pec­tive avec ces cir­cons­tances his­to­riques qui l’ont précédé.

« Pendant plus d’un an et demi un puis­sant mou­ve­ment social de matrice fon­da­men­ta­le­ment anti­ca­pi­ta­liste a pris forme et a mûri dans et par les luttes. L’objectif pre­mier du putsch mili­taire du 25 novembre 1975 a été d’y mettre un terme. »

Pendant plus d’un an et demi, à par­tir d’avril 1974, un puis­sant mou­ve­ment social de matrice fon­da­men­ta­le­ment anti­ca­pi­ta­liste a pris forme et a mûri dans et par les luttes. L’objectif pre­mier du putsch mili­taire du 25 novembre 1975 a été d’y mettre un terme. Ce dénoue­ment, pré­vi­sible mais incer­tain, inter­pelle for­te­ment celles et ceux, nom­breux, qui ont sui­vi, de près ou de loin, les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires dans le petit pays du sud de l’Europe. Soudainement, ils se trouvent sai­sis de stu­peur et de ver­tige devant la faci­li­té avec laquelle un nou­veau putsch mili­taire réus­sit à ren­ver­ser l’ordre des choses et à étouf­fer rapi­de­ment les dési­rs intenses d’une nou­velle socié­té. L’analyse des évé­ne­ments du 25 novembre 1975 rend encore plus riches les ensei­gne­ments du mou­ve­ment social qui a été défait. 

Les trois courants de la révolution portugaise

Avec le recul et le tra­vail du temps, deux aspects méritent qu’on y revienne de façon plus appuyée. Le rôle de l’extrême gauche d’une part, celui du Parti com­mu­niste por­tu­gais d’autre part. Le rôle joué par l’extrême gauche dans la radi­ca­li­sa­tion de la révolte sociale est aujourd’hui pré­sen­té par la plu­part des obser­va­teurs et ana­lystes du dis­cours offi­ciel et offi­cieux de façon mépri­sante et hau­taine. Cette radi­ca­li­sa­tion est décrite comme une paren­thèse exci­tée, infan­tile et uto­pique, voire inco­hé­rente, dans le par­cours déter­mi­niste de tran­si­tion iné­luc­table vers la seule démo­cra­tie pos­sible et viable. D’autant que la plu­part des spé­cia­listes du réa­lisme qui font l’opinion ont été for­més à l’école des concep­tions auto­ri­taires, majo­ri­tai­re­ment sta­li­nistes, avant de chan­ger de camp et de prê­ter ser­ment aux dieux du capi­ta­lisme indé­pas­sable et éter­nel, voire aux bien­faits du libé­ra­lisme éco­no­mique. A contra­rio, les inter­pré­ta­tions venues des cou­rants d’extrême gauche pré­fèrent, elles, conti­nuer à mettre l’accent sur la faillite des direc­tions des par­tis com­mu­nistes et d’extrême gauche, voire leur impré­pa­ra­tion, sug­gé­rant ain­si la néces­si­té de leur reconstruction.

[Manifestation du 1er mai 1974 | Gerald Bloncourt, Bridgeman Images]

Une autre approche est néan­moins pos­sible. Celle des par­ti­sans des prin­cipes anti-auto­ri­taires d’organisation et d’action, qui ont sou­te­nu les actions indé­pen­dantes dans le mou­ve­ment social au Portugal. Cette approche reven­dique un pro­jet qui com­men­çait confu­sé­ment à émer­ger au cours de cette année 1975. Un pro­jet por­té dans des luttes auto­ges­tion­naires et des mobi­li­sa­tions dites « apar­ti­daires », for­mule heu­reuse née de la résis­tance des exploi­tés aux mani­pu­la­tions des par­tis de gauche. Un pro­jet de socié­té auto­gé­rée, auto­gou­ver­née qui s’opposait aux visions d’un col­lec­ti­visme éta­tique, anta­go­niques avec les dési­rs d’émancipation de l’exploitation. Au cours de la période qui va d’avril 1974 à novembre 1975, on a ain­si vu se déve­lop­per des occu­pa­tions d’usines, de loge­ments vides et, plus tard, des grandes pro­prié­tés agraires du sud du pays, avec la for­ma­tion de comi­tés de tra­vailleurs, d’habitants et même de sol­dats. Des orga­ni­sa­tions de base qui ont cher­ché très vite à se coor­don­ner, au niveau local et natio­nal, de façon hori­zon­tale et indé­pen­dam­ment des struc­tures syn­di­cales qui avaient été rapi­de­ment domi­nées par le Parti com­mu­niste à peine sor­ti de la clan­des­ti­ni­té. Les pre­mières expé­riences de ges­tion col­lec­tive d’entreprises, la construc­tion auto­gé­rée de loge­ments, la for­ma­tion de coopé­ra­tives agri­coles par les tra­vailleurs ruraux, la mise en expé­rience d’autogestion d’usines et ate­liers aban­don­nés par des patrons en fuite n’ont pas été sans rap­port avec cet élan d’auto-organisation.

« C’est l’existence d’un troi­sième cou­rant auto­nome et apar­ti­daire, dit le cou­rant du pou­voir popu­laire, qui a carac­té­ri­sé avant tout la révo­lu­tion por­tu­gaise. Tout le reste n’a été que de la lutte poli­tique tra­di­tion­nelle sans inté­rêt pour le futur. »

C’est tout un monde nou­veau de luttes et d’actions créa­tives concrètes qui a pris offen­si­ve­ment la place de l’ancien ordre social qui s’ef­fon­drait. Bref, on a assis­té à la recherche col­lec­tive de nou­velles règles de fonc­tion­ne­ment de la socié­té, d’une nou­velle vie, de nou­velles rela­tions sociales21. Un troi­sième cou­rant poli­tique s’est for­mé et s’est démar­qué à la fois du pro­jet social-démo­crate de res­tau­ra­tion capi­ta­liste — qui sou­tient le putsch du 25 novembre — et de celui d’un capi­ta­lisme d’État sou­hai­té par le par­ti com­mu­niste et la plu­part des orga­ni­sa­tions mar­xistes-léni­nistes maoïstes. Il faut le sou­li­gner, c’est l’existence de ce troi­sième cou­rant auto­nome et « apar­ti­daire », dit le cou­rant du « pou­voir popu­laire », qui a carac­té­ri­sé avant tout la révo­lu­tion por­tu­gaise. C’est ce cou­rant qui a appor­té une dimen­sion de rup­ture à cette période. Tout le reste n’a été que de la lutte poli­tique tra­di­tion­nelle sans inté­rêt pour le futur.

La déroute du Parti communiste

Si le putsch mili­taire du 25 novembre 1975 a été avant tout la défaite des ten­dances léni­nistes avant-gar­distes, il a cepen­dant eu des consé­quences tra­giques sur les expé­riences auto­ges­tion­naires du « pou­voir popu­laire ». Ceux qui ont été écar­tés par le putsch du 25 novembre ont entraî­né dans leur défaite ceux qu’ils avaient étouf­fés, les ten­dances mino­ri­taires qui s’étaient bat­tues pour don­ner forme et vie aux pra­tiques d’auto-organisation, aux expé­riences d’autogestion. Le 25 novembre 1975 a ren­du impos­sible ce que le 25 avril 1974 avait ren­du pos­sible : la construc­tion concrète du désir col­lec­tif d’une vie nou­velle dif­fé­rente, une vie humaine. Mais son suc­cès a été le résul­tat du fait que les luttes poli­tiques, de pou­voir, avaient épui­sé les mili­tants les plus géné­reux et com­ba­tifs, éloi­gné la grande masse des tra­vailleurs de l’action. 

[Agence Sygma, 1974-1976 | BnF, SVM, IFN-3000029]

Pour ce qui est du rôle joué par le Parti com­mu­niste por­tu­gais lors du 25 novembre, les conclu­sions semblent, aujourd’hui, évi­dentes. Il s’est trou­vé pri­son­nier d’enjeux qui le dépas­saient, sur le plan inter­na­tio­nal sur­tout, qui ont fina­le­ment limi­té la por­tée révo­lu­tion­naire de l’expérience por­tu­gaise et scel­lé son iso­le­ment. Le rôle du Parti com­mu­niste ren­voie à la place prise par la révo­lu­tion por­tu­gaise dans le cadre des rap­ports entre les blocs au cours des der­nières années de la Guerre froide. L’expérience por­tu­gaise, par l’énergie de sa spon­ta­néi­té et ses déve­lop­pe­ments radi­caux impré­vi­sibles, a, au départ, échap­pé aux stra­té­gies des pou­voirs pla­né­taires domi­nants et aux prin­ci­pales forces poli­tiques qui les repré­sen­taient sur place, le Parti socia­liste pour le capi­ta­lisme occi­den­tal et le Parti com­mu­niste pour le bloc de l’Est. Dans une situa­tion his­to­rique où le pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique dans les pays du sud de l’Europe (Grèce et Espagne) res­tait fra­gile et indé­cis, la fai­blesse du bloc sovié­tique a limi­té le sou­tien de Moscou aux forces com­mu­nistes et à toute évo­lu­tion vers des éco­no­mies de capi­ta­lisme d’État. La pru­dence de l’euro-communisme ita­lien et la tran­si­tion espa­gnole, menée à bien par l’alliance entre les forces de gauche et le fran­quisme, ont été déter­mi­nantes pour le dénoue­ment de la situa­tion por­tu­gaise. On sait aujourd’hui que les repré­sen­tants de l’État sovié­tique ont tou­jours insis­té sur le fait qu’il n’était pas ques­tion de reve­nir sur la ligne de « coexis­tence paci­fique », que le Portugal devait res­ter dans la sphère du capi­ta­lisme de mar­ché et que son appar­te­nance à l’OTAN ne devait pas être ques­tion­née22. Les pers­pec­tives de la créa­tion d’une éco­no­mie éta­ti­sée se sont vite estom­pées. Sur le ter­rain, au cours du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire lui-même, le Parti com­mu­niste23 — et son lea­der Alvaro Cunhal, sans doute le poli­ti­cien le plus doué de toute cette période — s’est trou­vé embar­ras­sé entre sa réelle force dans la socié­té ain­si qu’au sien de l’État et le dan­ger constant d’un débor­de­ment sur sa gauche. Les contor­sions poli­tiques de la direc­tion du par­ti sur l’agitation sociale et sur l’équilibre des forces poli­tiques se sont fait l’é­cho de cette situation.

Après le putsch du 25 novembre, le Parti com­mu­niste a char­gé l’« aven­tu­risme » de l’extrême gauche, allant jusqu’à consi­dé­rer que son écra­se­ment créait de nou­velles condi­tions pour le déve­lop­pe­ment de la démo­cra­tie et de l’action révo­lu­tion­naire. Toujours cette même tac­tique qui veut trou­ver du posi­tif dans la poli­tique du pire. Vingt ans plus tard, le Parti com­mu­niste est reve­nu sur cette posi­tion pour inté­grer le putsch dans un « pro­ces­sus contre-révo­lu­tion­naire »24. Même sur la ques­tion des natio­na­li­sa­tions, le par­ti a, le plus sou­vent, sui­vi le cours des évé­ne­ments qui les ren­daient inévi­tables, plus qu’il n’a appli­qué son propre pro­gramme25. Globalement, on peut dire que, lors du 25 novembre, le Parti com­mu­niste a choi­si la voie de sa sur­vie dans le cadre d’une démo­cra­tie par­le­men­taire de marché.

Un échec des conceptions léninistes

Cinquante ans après, quelle lec­ture peut-on faire de cette expé­rience, de son échec, des formes de cet échec ?

« Le 25 novembre 1975 a confir­mé que les visées des éta­tistes entraînent les mou­ve­ments sociaux vers une conti­nui­té des rap­ports d’exploitation. »

Les consé­quences tra­giques de l’évolution bar­bare du capi­ta­lisme et la fai­blesse d’une réponse col­lec­tive ali­mentent à nou­veau l’illusion de l’efficacité des mino­ri­tés éclai­rées, fai­sant naître une atti­rance pour des formes nou­velles du vieil avant-gar­disme, un éloge des méthodes et pra­tiques léni­nistes. De ce point de vue aus­si, l’échec de la récente « expé­rience por­tu­gaise » est éclai­rante. Même dans une situa­tion où l’État est affai­bli et les forces de contes­ta­tion sociale sont puis­santes, la confiance mise dans les prin­cipes d’autorité épuise vite la dyna­mique éman­ci­pa­trice du mou­ve­ment. Le 25 novembre 1975 a confir­mé, aus­si, que les visées des éta­tistes entraînent les mou­ve­ments sociaux vers une conti­nui­té des rap­ports d’exploitation. Le pro­jet capi­ta­liste d’État, les solu­tions qui reposent sur des mesures éta­tiques, font tou­jours par­tie du vieux monde et ali­mentent les forces de la contre-révo­lu­tion, car elles incitent à la délé­ga­tion du pou­voir, créent une désor­ga­ni­sa­tion bureau­cra­tique et la para­ly­sie col­lec­tive. L’échec de l’expérience de la révo­lu­tion por­tu­gaise est venue rap­pe­ler la conclu­sion que les révo­lu­tion­naires alle­mands des années 1920 avaient tiré de leur défaite. Si le pro­jet de sub­ver­sion de la com­plexe socié­té capi­ta­liste est ardu, il ne peut pas être une affaire de par­tis. Ou, si l’on pré­fère, ce n’est sur­ement pas la pré­sence d’organisations de chefs savants et de masses obéis­santes qui peut le rendre plus faci­le­ment réa­li­sable. Dans le cas por­tu­gais, la myriade de par­tis et orga­ni­sa­tions auto­pro­cla­mées révo­lu­tion­naires a été un frein plus qu’une faci­li­té à l’épanouissement de la construc­tion de nou­velles rela­tions sociales, de nou­velles rela­tions de production.

Et le 25 novembre 1975 ?

Revenons briè­ve­ment, pour finir, aux évé­ne­ments du 25 novembre 1975. Prétextant l’éminence d’un coup d’État de la gauche mili­taire, appuyé par les struc­tures d’extrême gauche et leurs orga­ni­sa­tions de masse, les forces tra­di­tio­na­listes de l’ar­mée, orga­ni­sées autour d’un groupe d’officiers proches de la social-démo­cra­tie et de la droite par­le­men­taire, sou­te­nues plus ou moins ouver­te­ment par l’appareil de l’OTAN et le pou­voir nord-amé­ri­cain, ont pris les devants. Elles ont écra­sé la gauche du MFA et créé les condi­tions mili­taires néces­saires à une nor­ma­li­sa­tion sociale effi­cace. Non seule­ment le putsch mili­taire a trou­vé une faible réac­tion chez les « offi­ciers pro­gres­sistes » et les groupes d’extrême-gauche — qui pour­tant annon­çaient « la guerre civile » depuis plus d’un an — mais la mobi­li­sa­tion popu­laire elle-même a été très faible, sur­tout si on consi­dère l’im­por­tance qu’on attri­buait à ce fameux « pou­voir popu­laire ». Perquisitions, arres­ta­tions et empri­son­ne­ments de mili­tants d’extrême gauche, reprise mili­taire de cer­tains médias encore acquis à ces forces, licen­cie­ments des mili­tants les plus actifs dans les entre­prises et remise en ques­tion des conven­tions col­lec­tives… Qui aurait cru tout cela pos­sible ? Ceux-là mêmes qui s’é­taient dis­tin­gués dans le triom­pha­lisme ont été bou­le­ver­sés. Le silence est tom­bé sur leur scé­na­rio euphorique.

[Alfredo Cunha]

On le com­prend, à la racine de ces valses de putschs mili­taires, c’est la ques­tion sociale qui a été posée : le besoin urgent que la classe diri­geante por­tu­gaise et la bour­geoi­sie inter­na­tio­nale avaient de mettre un terme à la com­ba­ti­vi­té, à la révolte et à la force ouvrières. Rétablir l’ordre, c’était réta­blir la dis­ci­pline dans le tra­vail sala­rié, condi­tion néces­saire pour relan­cer l’accumulation capi­ta­liste, res­tau­rer les bases de l’é­co­no­mie, démar­rer « la recons­truc­tion natio­nale », comme le dit alors le Parti socia­liste, allié des put­schistes. Facilitée par la struc­ture même de l’ap­pa­reil mili­taire, la « nor­ma­li­sa­tion » a été rapide et effi­cace. Quelques dizaines d’of­fi­ciers et de sous-offi­ciers furent empri­son­nés, des régi­ments « rouges » furent démo­bi­li­sées, des casernes des régions urbaines furent occu­pées par des uni­tés de l’in­té­rieur… Et voi­là, le tour était joué ! Or, si l’on peut démo­bi­li­ser une armée, les sol­dats allant gros­sir la grande « armée des chô­meurs », on ne peut pas en faire autant avec la masse des tra­vailleurs. Le pro­blème est dès lors de réta­blir leur pro­duc­ti­vi­té et leur exploi­ta­tion à un taux ren­table. Pour ceux qui, dès le 25-Avril, ont gar­dé une atti­tude cri­tique vis-à-vis du pré­ten­du rôle « moteur » du MFA dans la révo­lu­tion por­tu­gaise, la situa­tion était mal­heu­reu­se­ment pré­vi­sible, à défaut d’une relance de l’ac­tion auto­nome des tra­vailleurs sur le ter­rain de la pro­duc­tion.

Le putsch du 25 novembre 1975 a mis en évi­dence les consé­quences tra­giques, pour les tra­vailleurs, de la concep­tion put­schiste et mili­ta­riste de la révo­lu­tion sociale. L’idée selon laquelle la prise de l’ap­pa­reil d’État était pos­sible par l’u­ti­li­sa­tion de l’ins­ti­tu­tion mili­taire avait gui­dé, pen­dant deux ans, l’ac­tion et les tac­tiques des groupes de l’extrême gauche. Elle a fini par gagner les élé­ments les plus com­ba­tifs du mou­ve­ment ouvrier lui-même. On en est venu à inté­grer les prin­cipes bour­geois dans le mou­ve­ment social : sou­mis­sion aux chefs, atten­tisme, délé­ga­tion de pou­voirs et d’ob­jec­tifs, recon­nais­sance du pou­voir d’État. Tout inves­tis­se­ment d’éner­gie mili­tante dans un tel pro­jet était voué à l’échec et l’échec s’est concré­ti­sé. Les consé­quences se sont fina­le­ment retour­nées davan­tage contre ces mili­tants ouvriers que contre ceux — offi­ciers et groupes poli­tiques — qui l’avait pro­pa­gé. 


Photographie de ban­nière : DR
Photographie de vignette : suc­ces­sion de Gerald Bloncourt | DR


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  1. Ce texte de Charles Reeve a été éla­bo­ré à par­tir de deux textes aupa­ra­vant parus en fran­çais, l’un dans le numé­ro 3 de la revue Brasero, l’autre étant l’avant-propos d’une ana­lyse cri­tique des concep­tions mili­ta­ristes de la révo­lu­tion, écrit en 1976 et repris récem­ment dans le livre La Révolution des Œillets (Syllepse, 2024).[]
  2. L’Algarve est aujourd’hui une des régions les plus pauvres du pays. Derrière le décor des res­sors, golfs et hôtels de luxe, la misère sociale s’y étend.[]
  3. Le Portugal est aujourd’hui le pays qui vieillit le plus vite dans l’Union euro­péenne. Plus d’un demi mil­lion de per­sonnes âgées (5 % de la popu­la­tion totale) vit dans des situa­tions de soli­tude et 70 % sont malades.[]
  4. La popu­la­tion du Portugal est de 10,4 mil­lions, avec un taux de fécon­di­té par­mi les plus bas dans l’Union euro­péenne. En 2024, la popu­la­tion immi­grée était de 1,4 mil­lion de per­sonnes, chiffre offi­ciel que ne tient pas compte des immi­grés clan­des­tins. Les bré­si­liens comptent pour envi­ron 35 % des immi­grés, sui­vis par les ango­lais (5,3 %), les cap-ver­diens (4,6 %) et les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés asia­tiques (indiens, pakis­ta­nais, népa­lais) pour plus de 10 %. En 2021, 60 000 por­tu­gais ont émi­gré, 15 000 de plus qu’en 2020. (« Le Portugal reste une terre d’émigration », Le Monde, 20 octobre 2023).[]
  5. Le Président de la répu­blique Marcelo Rebelo de Sousa a annon­cé à l’oc­ca­sion du cin­quan­te­naire de la Révolution des Œillets qu’il sou­hai­tait ver­ser des répa­ra­tions finan­cières aux anciennes colo­nies (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Timor, Cap Vert, Sao Tomé). Une décla­ra­tion désa­vouée par le Premier ministre et une grande par­tie de la classe poli­tique du pays, [ndlr].[]
  6. Robert M. Fishman, Democratic Practice, Origins of the Iberian Divide in Political Inclusion, Oxford Studies in Culture and Politics, 2019. L’auteur carac­té­rise la « tran­si­tion por­tu­gaise » comme un « mix » entre « élé­ments démo­cra­tiques » et « dyna­mique révo­lu­tion­naire ». Il la dis­tingue ain­si de la « tran­si­tion pac­tée » sur­ve­nue en Espagne. Plusieurs auteurs por­tu­gais et euro­péens reprennent désor­mais cette ana­lyse.[]
  7. Le Mouvement des Forces Armées (MFA) était une orga­ni­sa­tion d’officiers qui, en juillet 1973, pro­tes­ta contre un décret per­met­tant aux hommes du contin­gent d’intégrer le cadre des offi­ciers de métier. La déci­sion tra­dui­sait la dif­fi­cul­té d’attirer des jeunes vers la car­rière mili­taire. Corporatiste à l’origine, le mou­ve­ment se poli­ti­sa par la guerre, une voie sans issue à la crise du colo­nia­lisme por­tu­gais.[]
  8. Sur les mou­ve­ments sociaux des années 1970, Ricardo Noronha e Luis Trindade, Portugal, uma retros­pec­ti­va, 1974, Publico & Tinta da China, 2019.[]
  9. Otelo Saraiva de Carvalho, Alvorada em Abril (II), Alfa edi­tores, 1991, p. 48.[]
  10. Trois grandes colo­nies en Afrique, le Mozambique, l’Angola et la Guinée-Bissau. À Timor (Océanie), Sao Tomé et Cap Vert (des îles sur la côte ouest-afri­caine) les mou­ve­ments natio­na­listes n’avaient pas déclen­ché d’af­fron­te­ments mili­taires avec l’État por­tu­gais.[]
  11. Les cita­tions qui suivent sont tirées du livre d’Antonio de Sousa Duarte, Salgueiro Maia, um homem da liber­dade, Ancora edi­to­ra, 2000.[]
  12. Ibid. p. 101. Salgueiro Maia (1944–1992), était membre du MFA. D’origine modeste, il embrasse les idées pro­gres­sistes au cours de la guerre colo­niale et sera vite déçu du jeu « poli­ti­card ». Il reste dans la mémoire popu­laire comme une figure intègre de « la révo­lu­tion ». Maria de Medeiros en fera le per­son­nage prin­ci­pal de son film Capitaines d’avril.[]
  13. Salgueiro Maia, um homem da liber­dade, op.cit., p.103.[]
  14. L’atmosphère à Lisbonne pen­dant ces pre­mières heures est décrite par un témoin enga­gé, Phil Mailer, Portugal 1974–75, The Impossible Revolution ?, PM Press, 2012.[]
  15. Un compte-ren­du de ce moment clef dans Alfredo Cunha et Adelino Gomes, Os rapazes dos tanques, Porto edi­to­ra, 2014. Sur ces faits, plu­sieurs ver­sions existent. Salgueiro Maia confirme cette ver­sion.[]
  16. Otelo Saraiva de Carvalho (1936–2021), fut une figure pivot des liens contra­dic­toires entre les sec­teurs de gauche du MFA et le mou­ve­ment popu­laire. Charismatique, poli­ti­que­ment pro­gres­siste mais incon­sis­tant, il fut empri­son­né après le coup d’Etat du 25 novembre 1975. Il sera can­di­dat de l’extrême gauche aux pré­si­den­tielles de 1976 et plus tard de 1980. Arrêté en juin 1984, accu­sé d’être un des diri­geants d’une orga­ni­sa­tion menant des actions armées (FP25, Forces popu­laires 25 avril), il sera condam­né à 15 ans de pri­son et amnis­tié en 1996.[]
  17. Huit com­man­dos consti­tués de mili­taires révol­tés étaient cen­sés arrê­ter les com­man­dants des régi­ments fidèles au régime ain­si que des uni­tés orga­ni­que­ment liées au régime (Police, Garde répu­bli­caine, Légion sala­za­riste). Six de ces groupes ont raté leur objec­tif. [Otelo Saraiva de Carvalho, « Rapport du com­man­dant de l’opération ». Publié in Almada Contreiras, Operaçao vira­gem historica,25 de Abril de 1974, (2a edi­çao), edi­tor Fernando Mao de Ferro, 2017, pp.192 et 193. Aussi, Da guer­ra em Africa à Revoluçao dos cra­vos, Ediçoes Colibri/ Associaçao Salgueiro Maia„ 2022 (2° edi­çao)].[]
  18. Sur l’opposition à la guerre colo­niale le Parti com­mu­niste avait une posi­tion timo­rée et ne sou­te­nait pas la déser­tion, un mou­ve­ment qui deve­nait mas­sif dans les années 1960. Il hési­tait aus­si sur les actions armées d’opposition au régime. Les groupes maoïstes avaient lar­ge­ment capi­ta­li­sé ces fai­blesses par­mi la jeu­nesse et les tra­vailleurs.[]
  19. Spinola et une par­tie du MFA ne vou­laient libé­rer que quelques pri­son­niers poli­tiques, excluant celles et ceux impli­qués dans des actions vio­lentes et favo­rables à l’indépendance des colo­nies.[]
  20. Le Portugal intè­gre­ra fina­le­ment la Communauté Européenne, en jan­vier 1986, au même moment que l’Espagne et au terme d’une dizaine d’années de nor­ma­li­sa­tion capi­ta­liste à la suite du suc­cès du putsch mili­taire du 25 novembre 1975.[]
  21. Pour un expo­sé détaillé de ce cou­rant et de ses orga­ni­sa­tions, Miguel Angel Pérez Suarez, Abaixo a explo­ra­çao capi­ta­lis­ta !, Commissoes de tra­bal­ha­dores e luta ope­ra­ria na revo­lu­çao por­tu­gue­sa (1974–1976), Tinta da China, Lisboa, 2023.[]
  22. Raquel Varela aborde cette ques­tion en détail dans son livre, Historia do PCP na revo­lu­ção dos cra­vos, Lisbonne, Bertrand, 2011.[]
  23. PREC, Procès Révolutionnaire En Cours, acro­nyme uti­li­sé pour dési­gner plus par­ti­cu­liè­re­ment la période des quatre gou­ver­ne­ments de Vasco Gonçalves (de juillet 1974 à sep­tembre 1975), pen­dant les­quels le poids du Parti com­mu­niste fut plus fort dans l’appareil d’État.[]
  24. Raquel Varela, Historia do PCP na revo­lu­ção dos cra­vos, op. cit..[]
  25. Ricardo Noronha, « A Banca ao ser­vi­ço do Povo », poli­ti­ca e eco­no­mia durante o PREC (1974–1975), Lisbonne, Imprensa de Historia Contemporanea, 2013. Une excel­lente étude du pro­ces­sus de natio­na­li­sa­tion de la banque pen­dant la période révo­lu­tion­naire. Un cas exem­plaire des natio­na­li­sa­tions.[]

REBONDS

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