Quelles perspectives pour les Kurdes au Moyen-Orient ?


Entretien inédit | Ballast

La chute du régime de Bachar Al-Assad a mar­qué la fin d’une offen­sive éclair des rebelles syriens. Tandis que le groupe Hayat Tahrir Al-Sham a libé­ré les zones tenues par le régime jus­qu’à Damas, l’Armée natio­nale syrienne (ANS) a de son côté lan­cé une offen­sive sur la ville de Manbidj tenue par les Forces démo­cra­tiques syriennes, une coa­li­tion kurde, arabe, chré­tienne et syriaque. L’ANS, force proxy au ser­vice de la Turquie, est ain­si uti­li­sée pour atta­quer l’Administration démo­cra­tique auto­nome du nord et de l’est de la Syrie — mieux connue sous le nom de Rojava — qui tente de mettre en place un pro­jet poli­tique basé sur le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, théo­ri­sé par Abdullah Öcalan, chef du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK). Toutes les orga­ni­sa­tions se récla­mant de ce pro­jet se regroupent au sein du KCK, l’Union des com­mu­nau­tés du Kurdistan. Le jour­na­liste Sylvain Mercadier a ren­con­tré Zagros Hiwa, son porte-parole, dans un lieu tenu secret, quelques jours après les élec­tions aux États-Unis. Il fait le point sur les consé­quences que celles-ci pour­raient avoir pour le mou­ve­ment kurde.


Quelle est la per­cep­tion du KCK concer­nant les élec­tions amé­ri­caines ? Comment ana­ly­sez-vous les évo­lu­tions poten­tielles de la géo­po­li­tique au Moyen Orient en rela­tion à cet évènement ?

Nous sommes nom­breux à étu­dier les impli­ca­tions de la réélec­tion de Donald Trump. Bien évi­dem­ment, les Kurdes ont en mémoire leurs inter­ac­tions avec Washington lors de son pre­mier man­dat de 2016 à 2020. De nom­breux déve­lop­pe­ments cru­ciaux ont eu lieu à cette époque. Comme vous le savez, le can­ton auto­nome d’Afrîn a été enva­hi en 2018 par le régime géno­ci­daire de Turquie. Une année après, ce fut le tour de Serê Kaniyê (Ain el Arab) et Girê Spî (Tell Abyad), tout cela avec le feu vert de l’administration Trump. Nous espé­rons que le pré­sident amé­ri­cain n’aura pas la même poli­tique envers les Kurdes durant son nou­veau mandat.

Les Kurdes subissent une poli­tique de géno­cide, d’annihilation et de néga­tion de leur droits depuis un siècle. Trump a pro­mis de mettre un terme aux conflits au Moyen-Orient. Nous espé­rons qu’il orien­te­ra sa poli­tique dans l’intérêt des peuples et non pas dans celui des États. Il a appris à connaître la poli­tique d’Erdoğan envers les Kurdes. Il connaît sa vision sur le sujet. Son admi­nis­tra­tion n’est pas non plus igno­rante de la posi­tion de l’État turc sur la ques­tion kurde. Aussi nous espé­rons que le posi­tion­ne­ment de l’administration Trump ne se fera pas au détri­ment des Kurdes ou des autres peuples dans le monde. Il vient d’être élu et nous devons attendre de voir ce qu’il en sor­ti­ra. Il a déjà nom­mé plu­sieurs per­son­na­li­tés contro­ver­sées à des postes clés, mais il est trop tôt pour trancher.

Jim Jeffrey, diplo­mate et ancien ambas­sa­deur amé­ri­cain en Turquie, a par­lé de diplo­ma­tie tran­sac­tion­nelles concer­nant la poli­tique inter­na­tio­nale de Donald Trump, com­pa­rant son approche à des négo­cia­tions d’affaires. Dans ce contexte, qu’est-ce que les Kurdes auraient à offrir à l’administration Trump en échange d’un réel tour­nant pro-kurde ou d’un retour­ne­ment états-unien concer­nant Ankara ?

« Nous espé­rons que le posi­tion­ne­ment de l’administration Trump ne se fera pas au détri­ment des Kurdes ou des autres peuples dans le monde. »

Les pro­blèmes du Moyen-Orient ont des dimen­sions his­to­riques, cultu­relles, sociales, pro­fondes et mul­ti­di­men­sion­nelles. Ils ne peuvent pas se résoudre au tra­vers de tran­sac­tions à la manière d’un busi­ness. Nous pen­sons que ce qui est en train de se pas­ser est bien la preuve que les poli­tiques tran­sac­tion­nelles ne peuvent rien appor­ter pour apai­ser le Moyen-Orient. Car il n’y a pas que Trump qui a pra­ti­qué cette poli­tique. Après la Première Guerre mon­diale, les forces du capi­ta­lisme moderne ont aus­si agi ain­si. La dif­fé­rence est que Trump les énonce sans faux-sem­blants. Il est plus direct dans sa manière d’articuler sa poli­tique. Les poli­tiques tran­sac­tion­nelles sont cou­rantes de la part des puis­sances occi­den­tales telles que le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les États-Unis. À la fin des guerres mon­diales et des trai­tés inter­na­tio­naux qui les ont sui­vies, ces poli­tiques se sont arti­cu­lées autour de routes com­mer­ciales. Aujourd’hui, les routes com­mer­ciales sont tou­jours des fac­teurs déter­mi­nants des déci­sions et des poli­tiques tran­sac­tion­nelles, et reste un élé­ment majeur des conflits au Moyen-Orient.

Récemment en Turquie, nous avons vu un sem­blant d’ouverture de la part du lea­der du par­ti d’extrême droite turc (MHP) Devlet Bahçeli, ouvrant poten­tiel­le­ment la voie à un pro­ces­sus de paix autour de la ques­tion kurde. Bahçeli a sug­gé­ré que le lea­der du PKK Abdullah Öcalan soit libé­ré de l’isolement car­cé­ral et qu’il vienne s’exprimer au Parlement turc pour som­mer le PKK et ses alliés de bais­ser les armes en échange de vagues avan­cées sur les droits de la com­mu­nau­té kurde dans le pays. Quel est le point de vue du KCK concer­nant ce retournement ?

Ces annonces par Devlet Bahçeli ont leur impor­tance, dans le sens où elles sont l’aveu qu’Abdullah Öcalan subit un iso­le­ment qua­si total dans la pri­son d’Imrali. Cette annonce est aus­si une forme de recon­nais­sance du fait que le lea­der Apo [Abdullah Öcalan] est le prin­ci­pal négo­cia­teur en vue de trou­ver des solu­tions à la ques­tion kurde. Mais la méthode et l’approche du poli­ti­cien turc n’aident pas à appor­ter de solu­tions. La ques­tion kurde est une ques­tion com­plexe. Je vou­drais citer le poète Musa Anter : « si ma langue mater­nelle fait trem­bler les fon­da­tions de votre État, c’est pro­ba­ble­ment que vous avez construit votre État sur ma patrie ». La ques­tion kurde a des rami­fi­ca­tions pro­fondes, elle est liée à l’histoire de la Turquie moderne et à celle du Moyen-Orient. Elle ne peut pas être réso­lue sim­ple­ment en bais­sant les armes car rien n’a été fait pour s’assurer qu’une fois nos armes bais­sées, l’État turc ne conti­nue­ra pas sa poli­tique de géno­cide cultu­rel envers les Kurdes. Parallèlement à ces annonces, lorsqu’on regarde ce qui se passe concrè­te­ment sur le ter­rain, on se rend compte que les opé­ra­tions turques en Syrie et en Irak n’ont pas ces­sé. Les attaques chi­miques contre la gué­rilla kurde n’ont pas ces­sé. L’usage de bombes ther­mo­ba­riques contre la gué­rilla n’a pas ces­sé non plus.

[Loez]

Vous vou­lez dire que les opé­ra­tions mili­taires turques n’ont connu aucune interruption ?

Au quo­ti­dien, l’armée turque conti­nue d’envahir le Kurdistan du Sud tou­jours plus en pro­fon­deur tout en menant des attaques de drones au Rojava [régions kurdes en Syrie, ndlr]. Sur le sol, il n’y a donc pas la moindre indi­ca­tion que l’État turc a l’intention de faire la paix. S’ils avaient été sin­cères, ils auraient relâ­ché nombre de pri­son­niers qui ont fait leurs trente années de pri­son et qui sont tou­jours rete­nus en otage dans les geôles turques. S’ils étaient sin­cères, ils n’auraient pas atta­qué le Rojava der­niè­re­ment et auraient ces­sé leurs opé­ra­tions au Bashur [régions kurdes en Irak, ndlr]. S’ils avaient été vrai­ment sin­cères, ils auraient déjà levé l’isolement car­cé­ral du lea­der Apo.

Jusqu’à main­te­nant, vue la situa­tion sur le ter­rain, nous consi­dé­rons que tout cela est une forme de guerre psy­cho­lo­gique visant les Kurdes. L’objectif est de divi­ser, de créer un schisme entre les dif­fé­rentes com­po­santes du mou­ve­ment poli­tique kurde. Concernant l’opération sur les infra­struc­tures mili­taires turques à Ankara, elle est la réponse aux attaques de drones qui, selon l’organisation inter­na­tio­nale Community Peacemaker Teams (CPT), ont fait plus de sept cents vic­times civiles au Kurdistan ira­kien et plus encore ailleurs. Elle est aus­si une réponse aux attaques menées contre les forces kurdes dans les régions de Zap, Avashin et Metina au Kurdistan ira­kien. Cette opé­ra­tion à Ankara n’a donc rien à voir avec l’initiative de Devlet Bahceli.

Toutefois, mener une opé­ra­tion de cette enver­gure seule­ment deux jours après l’annonce sans pré­cé­dent et poten­tiel­le­ment posi­tive d’un farouche oppo­sant des droits kurdes était-il la meilleure option ? N’aurait-il pas fal­lu repor­ter l’opération afin qu’elle ne com­pro­mette pas la pos­sible détente entamée ?

« Sur le sol, il n’y a pas la moindre indi­ca­tion que l’État turc a l’intention de faire la paix. »

Au moment de la décla­ra­tion de Devlet Bahçeli et par la suite, aucune mesure sur le ter­rain n’est venue confir­mer une quel­conque volon­té de détente. Ce ne sont que des paroles. En pra­tique, sur le ter­rain, rien n’a chan­gé. La poi­gnée de main entre Bahçeli et les dépu­tés du par­ti kurde HSP sont des manœuvres de poli­tique interne. Aujourd’hui, la guerre n’a pas ces­sé. Au quo­ti­dien les régions kurdes de Syrie, de Turquie et d’Irak sont pilon­nées par les F‑16 turc. Il faut regar­der les faits sur le ter­rain et non pas les annonces de l’adversaire. Si la Turquie prend des mesures concrètes en termes de déses­ca­lade mili­taire, de levée de l’isolement du lea­der Apo, de libé­ra­tion des pri­son­niers du mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde, nous rééva­lue­rons notre posi­tion et pren­drons les mesures néces­saires au vu des actions concrètes sur le ter­rain. Suite à l’annonce de Bahçeli, nous avons décla­ré que toutes les com­po­santes du KCK sou­tien­dront toute ini­tia­tive éma­nant du lea­der Apo. Nous le consi­dé­rons comme le prin­ci­pal négo­cia­teur en vue de trou­ver des solu­tions à la ques­tion kurde.

La jour­na­liste Amberin Zaman avance que l’initiative de Devlet Bahçeli est due en par­tie au fait qu’Ankara a peur que le PKK ne se rap­proche de l’Iran. Cette stra­té­gie s’inscrirait éga­le­ment dans une volon­té amé­ri­caine de conte­nir la puis­sance ira­nienne par tous les moyens pos­sibles. Qu’en pensez-vous ?

Nous n’avons aucune rela­tion avec l’Iran. Que cela soit clair. La répres­sion par Téhéran du mou­ve­ment « Jin Jiyan Azadi », son sou­tien à des mili­tants isla­mistes dans leurs attaques contre l’Administration auto­nome du Rojava à Deir ez-Zor, les peines de mort et exé­cu­tions par pen­dai­son et sa poli­tique car­cé­rale stig­ma­ti­sant les Kurdes montrent bien que l’Iran ne peut pas être pas un ami des Kurdes. Le KCK ne s’appuie que sur le peuple kurde, sur ses vrais amis et sur les acteurs régio­naux sin­cères dans leur sou­tien. Nous l’avons vu, il y a eu des accords signés et des manœuvres conjointes entre l’Iran et la Turquie visant le PKK. Je pense que les contro­verses en Turquie concer­nant la qua­si ouver­ture de Bahçeli montrent que la Turquie a peur que si les conflits au Moyen-Orient s’accentuent, les Kurdes soient en mesure de gagner encore plus d’acquis politiques.

Ces manœuvres poli­tiques contro­ver­sées ne seraient donc qu’une manière pour la Turquie de neu­tra­li­ser l’émancipation kurde au Moyen-Orient. La prin­ci­pale menace dans le Nord-est syrien et dans la région kurde d’Irak reste la Turquie. La prin­ci­pale angoisse de la Turquie est que les Kurdes acquièrent plus de droits et ren­forcent leur auto­no­mie poli­tique avec la désta­bi­li­sa­tion crois­sante de la région. La Turquie sait que le PKK n’a pas de rela­tions avec l’Iran. Ce sont tous les deux de grands États, ils connaissent bien leurs dyna­miques res­pec­tives. Il en va de même de l’affirmation de la jour­na­liste Amberin Zaman qui sou­tient qu’il y a eu une liai­son télé­pho­nique entre Abdullah Öcalan et Qandil. Nous réfu­tons cette information.

[Sylvain Mercadier]

Pouvez-vous par­ler de l’objectif de l’opération turque ? Certains disent que ce n’est qu’une opé­ra­tion visant à chas­ser le PKK des fron­tières turques, de l’amener sur des ter­rains de guerre en dehors du ter­ri­toire turc. D’autres que la stra­té­gie turque sur le long terme vise à l’annexion de par­ties ou de l’ensemble de la région auto­nome kurde en Irak. Qu’en pensez-vous ?

Les auto­ri­tés turques ne cachent pas leurs inten­tions. Elles ont clai­re­ment annon­cé qu’elles envi­sa­geaient de prendre le contrôle des zones concer­nées par le Misak‑ı Millî1 : Mossoul, Kirkouk et Alep en Syrie. C’est une stra­té­gie de long terme de l’État turc. Les opé­ra­tions actuelles sont la conti­nua­tion des opé­ra­tions enta­mées en 2011–2012. À cette époque, Ankara a cher­ché à pro­fi­ter de la mon­tée en puis­sance de Daech pour enva­hir les ter­ri­toires inclus dans le Misak‑ı Millî. Lorsque cette stra­té­gie a échoué, ils sont pas­sés à l’action en cher­chant à annexer direc­te­ment ces ter­ri­toires. Après la défaite de Daech contre les forces de la coa­li­tion emme­nées par les Kurdes du Rojava et au Bashur, la Turquie a déci­dé d’agir direc­te­ment. En vue de réa­li­ser leurs ambi­tions, le Parti démo­cra­tique du Kurdistant 2 (PDK), Daech et l’AKP3 ont eu la même stra­té­gie qui a mené à la maté­ria­li­sa­tion de cette ambi­tion otto­mane renouvelée.

À nou­veau, lorsque le Sinjar a subi des mas­sacres, on a consta­té une conni­vence entre le PDK, Daech et la Turquie. Aujourd’hui, le PDK, d’anciens dji­ha­distes radi­caux et la Turquie opèrent dans la région de Bahdinan [Nord-ouest du Kurdistan ira­kien, ndlr]. Il y a de nom­breux élé­ments qui pointent que l’armée turque, des forces affi­liées au PDK et d’anciens com­bat­tants de Daech sont désor­mais actifs dans les zones de Metina, Zap, Metina et Avashin. L’objectif prin­ci­pal des opé­ra­tions turques en Irak et en Syrie, c’est bien la deuxième option que vous sug­gé­rez : l’annexion de larges pans de ter­ri­toires dans ces deux pays. Ces opé­ra­tions font par­tie inté­grante de cette stratégie.

Pouvez-vous être plus pré­cis concer­nant vos accu­sa­tions de col­la­bo­ra­tion entre d’ex-dji­ha­distes et la Turquie ?

« L’objectif prin­ci­pal des opé­ra­tions turques en Irak et en Syrie, c’est l’annexion de larges pans de ter­ri­toires dans ces deux pays. »

Suite aux accords entre Russie, Syrie, États-Unis et Turquie, la majeure par­tie des forces dji­ha­distes ont été ras­sem­blées dans la zone d’Idlib. La Turquie se sert d’elles comme forces par pro­cu­ra­tion afin de mener des com­bats selon leurs inté­rêts. Elle les a employés en Azerbaïdjan contre l’Arménie. Elle les a uti­li­sés en Libye et elle les uti­lise désor­mais au Kurdistan ira­kien. En mars 2024, le repré­sen­tant turk­mène de l’Armée syrienne libre (ASL) a twee­té que celle-ci allait venir aider l’armée turque en Irak. Cette soi-disant Armée syrienne libre n’est ni une armée, ni syrienne et encore moins libre. Ce sont des dji­ha­distes recru­tés à plu­sieurs endroits et mis au ser­vice d’Erdoğan. Il y a aus­si beau­coup de repor­tages mon­trant des dji­ha­distes aux alen­tours d’Amedî et de Deralûk ain­si que de Bamerne, Metina et Zap4. Nos obser­va­tions sur le ter­rain l’ont mon­tré : lors des com­bats rap­pro­chés, nos enne­mis s’expriment en arabe. C’est une obser­va­tion qui date de plu­sieurs années. Des sol­dats qui portent l’uniforme turc mais sont arabophones.

Plusieurs ana­lystes consi­dèrent que la pous­sée récente de l’armée turque dans la mon­tagne de Garê, au sud d’Amedî, est une ten­ta­tive de créer un cor­ri­dor entre les posi­tions turques dans la plaine de Ninive, au nord de Mossoul, et les retran­che­ments turcs le long de sa fron­tière. Considérez-vous que c’est effec­ti­ve­ment le cas ?

Effectivement, l’objectif sur le long terme de la Turquie est de conqué­rir les envi­rons de Mossoul et de Kirkouk. Aujourd’hui, la Turquie a construit des cen­taines de kilo­mètres de routes depuis sa fron­tière jusqu’aux alen­tours de la mon­tagne de Garê. L’armée turque n’a plus besoin d’emprunter les routes civiles, elle a créé ses infra­struc­tures qui relient les zones de com­bat avec ses casernes en Turquie. Si elle par­vient à prendre, avec l’aide de ses sup­plé­tifs, le contrôle de la mon­tagne de Garê, elle pour­ra alors connec­ter ses bases avan­cées dans la région de Mossoul avec son réseau dans le nord. Ce sera alors une étape cru­ciale pour res­ser­rer son emprise pour assu­rer l’annexion des envi­rons de Mossoul et de Kirkouk, Sinjar et d’autres lieux.

[Loez]

L’impact de la pré­sence turque sur les popu­la­tions kurdes d’Irak est com­plexe. La Turquie a enva­hi le Kurdistan ira­kien mili­tai­re­ment, poli­ti­que­ment, cultu­rel­le­ment et éco­no­mi­que­ment. Les agis­se­ments turcs ici sont la rémi­nis­cence de ceux du régime baa­siste de Saddam Hussein. Ceux qui com­bat­taient Saddam com­battent la Turquie aujourd’hui. Ceux qui col­la­bo­raient avec Saddam col­la­borent aujourd’hui avec Ankara5. Erdoğan a détruit l’économie du Kurdistan ira­kien. La région kurde d’Irak est un mar­ché où il ne se vend pra­ti­que­ment que des pro­duits turcs.

Politiquement, Erdoğan inter­vient dans les affaires internes de la région. Des pans entiers du ter­ri­toire de la région auto­nome du Kurdistan, pro­ba­ble­ment plus larges que le Liban, sont désor­mais sous contrôle turc, de zones proches de Qandil [mon­tagne proche de la fron­tière ira­nienne, ndlr] jusqu’au poste fron­tière de Semalka [fron­tière entre le Kurdistan ira­kien et le Nord-est syrien, ndlr]. Quelques 500 vil­lages ont été éva­cués. Des mil­liers de civils sont désor­mais dépla­cés dans la région. Cela pose de sérieux pro­blèmes sociaux et éco­no­miques. L’intervention turque a appor­té de très sérieux pro­blèmes au Bashur qu’il sera dif­fi­cile de résoudre dans un ave­nir proche.

Est-ce que le KCK a trou­vé une manière d’ouvrir des négo­cia­tions avec l’État ira­kien en vue de trou­ver un par­te­naire pour résoudre la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té ira­kienne vis-à-vis de l’occupation turque et de la col­la­bo­ra­tion de cer­tains acteurs comme le PDK ?

« La Turquie a enva­hi le Kurdistan ira­kien mili­tai­re­ment, poli­ti­que­ment, cultu­rel­le­ment et économiquement. »

Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons jamais eu la moindre confron­ta­tion avec l’État ira­kien. Dans les moments où l’armée ira­kienne ren­con­trait de graves pro­blèmes, nous avons com­bat­tu au nom de tous les Irakiens. Nous avons même secou­ru de nom­breux sol­dats ira­kiens au Sinjar et nous les avons remis aux auto­ri­tés ira­kiennes. À cette époque, le Premier ministre a offi­ciel­le­ment remer­cié le PKK pour le rôle qu’il a joué pour endi­guer le géno­cide yézi­di cau­sé par l’abandon du PDK face aux forces de Daech. Notre pré­sence en Irak est dans l’intérêt du peuple ira­kien et dans celui de l’Irak en tant que pays. Malheureusement, la Turquie, par le biais du PDK, a pris la poli­tique ira­kienne en otage. Alors que le PKK com­bat­tait Daech, la Turquie n’a pas cil­lé. Ankara n’a pas appor­té la moindre assis­tance. La Turquie a col­la­bo­ré avec Daech pour main­te­nir son consu­lat ouvert pen­dant que les dji­ha­distes contrô­laient la ville de Mossoul. Pendant ce temps, nous lut­tions contre l’organisation ter­ro­riste. C’est un fait. On ne peut pas le nier ou l’éluder avec des pro­messes éco­no­miques ou un chan­tage avec l’eau de ses fleuves.

Nous avons mon­tré par le pas­sé que notre pré­sence était dans l’intérêt de tous les Irakiens et nous ne récla­mons rien en échange. Il est mal­en­con­treux de voir l’État ira­kien dési­gner le PKK comme une « bande orga­ni­sée ». Nous savons que c’est le fruit de trac­ta­tions poli­tiques et éco­no­miques. Cette dési­gna­tion ne repré­sente pas les sen­ti­ments des Irakiens et des Kurdes sou­te­nant le PKK. L’État ira­kien rec­ti­fie­ra sûre­ment ce qu’elle a dit sur le PKK. La Turquie n’a rien fait pour l’Irak. Elle a cou­pé l’eau. Elle a équi­pé, entraî­né et envoyé des dji­ha­distes en Irak. Elle enva­hit l’espace aérien ira­kien au quo­ti­dien et tue des civils ira­kiens. Le gou­ver­ne­ment ira­kien néglige ces faits his­to­riques au pro­fit de vagues inté­rêts éco­no­miques. Du point de vue consti­tu­tion­nel, l’Irak a réso­lu la ques­tion kurde. Les kurdes ne sont plus reniés, ils sont par­tie inté­grante de la poli­tique interne du pays. Mais avec ces posi­tions court-ter­mistes et anti-kurdes, l’Irak va se créer un nou­veau pro­blème kurde, le rame­nant cent ans en arrière. Ce n’est dans l’in­té­rêt ni de l’État ira­kien ni de son peuple.

[Loez]

Plusieurs paral­lèles peuvent être faits entre la ques­tion kurde et la ques­tion pales­ti­nienne. Le PKK a une longue his­toire de coopé­ra­tion avec les com­bat­tants de libé­ra­tion pales­ti­niens : ses pre­miers morts sont tom­bés dans le Sud du Liban en affron­tant l’armée israé­lienne. Ce paral­lèle est-il tou­jours vrai aujourd’hui ? Désignez-vous les exac­tions à Gaza comme un cas de géno­cide ?

Absolument. Tout d’abord, nous n’approuvons pas les attaques du Hamas sur des civils en octobre 2023. Ce fut un mas­sacre. Cela n’avait rien à voir avec une lutte de libé­ra­tion ou avec la cause pales­ti­nienne. Cela n’avait rien à voir avec la démo­cra­tie ou les droits humains. Nous avons condam­né cela à l’époque. Mais la réponse israé­lienne à cette attaque a été com­plè­te­ment dis­pro­por­tion­née. Ce qu’Israël fait aujourd’hui aux Palestiniens est un géno­cide. Nous le savons parce qu’en tant que Kurdes, nous en avons aus­si fait l’expérience. Les Kurdes, comme les Palestiniens, ont les mêmes aspi­ra­tions de démo­cra­tie, de droits humains et de liber­tés fon­da­men­tales. Les Arabes ont été divi­sés en vingt-deux pays après la Première Guerre mon­diale. Les Kurdes en quatre par­ties. Depuis, Kurdes et Arabes ont subi de graves sévices et des géno­cides entre­pris par des puis­sances régio­nales ou par leurs sup­plé­tifs sur place.

De nom­breuses simi­la­ri­tés existent entre la cause kurde et la cause pales­ti­nienne, tout comme on retrouve de nom­breuses simi­la­ri­tés entre les puis­sances géno­ci­daires. Ce qui arrive aux Kurdes et ce qui arrive aux Palestiniens sont deux expres­sions d’une même poli­tique. Ce sont deux peuples ayant des racines his­to­riques et cultu­relles très pro­fondes dans la région. La dif­fé­rence entre ces deux luttes, est que la lutte kurde est par­ve­nue à façon­ner son propre modèle de solu­tion : le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique, un modèle où les dif­fé­rentes com­po­santes de la socié­té coha­bitent dans une struc­ture confé­dé­rale. Les Palestiniens ne sont pas arri­vés à cette aspi­ra­tion, ils luttent tou­jours pour créer un État palestinien.

« Les Kurdes, comme les Palestiniens, ont les mêmes aspi­ra­tions de démo­cra­tie, de droits humains et de liber­tés fondamentales. »

Le KCK consi­dère que la ques­tion pales­ti­nienne ne peut pas se résoudre par le biais du modèle de l’État-nation. Elle pour­ra être réso­lue lorsque les Palestiniens, tout comme les Israéliens ayant de sin­cères aspi­ra­tions à la paix, rejet­te­ront com­plè­te­ment le dis­cours natio­na­liste, fas­ci­sant et sec­taire pour ouvrir la voie à un dia­logue construc­tif afin que les deux peuples puissent vivre sur la même terre. En tant que mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde, nous avons des sug­ges­tions afin de résoudre la ques­tion pales­ti­nienne. Notre pro­po­si­tion requiert le cadre de pen­sée de la nation démo­cra­tique dans le cadre du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique sur ces terres. Elles peuvent appar­te­nir aux deux peuples. Les Juifs, les Arabes et les Kurdes sont des peuples anciens. Le Moyen-Orient est notre ber­ceau à tous. Juifs et Palestiniens doivent pou­voir vivre ensemble en par­ta­geant leur héri­tage com­mun. Si nous regar­dons l’histoire, Juifs et Arabes ont tou­jours vécu en paix. Ce n’est qu’à la fin de la Première Guerre mon­diale que le natio­na­lisme, le sec­ta­risme et le sexisme ont été intro­duits dans cette région. La genèse de ces idéo­lo­gies meur­trières doit être abor­dée afin qu’ensemble, les Palestiniens, les Juifs, les Kurdes et les autres peuples de la région puissent s’atteler à construire un meilleur avenir.

Mais est-ce seule­ment pos­sible avec les diri­geants actuels ?

Aujourd’hui, Erdoğan et Netanyahou s’accusent mutuel­le­ment de com­mettre des géno­cides. Erdoğan accuse Netanyahou de com­mettre un géno­cide envers les Palestiniens et Netanyahou accuse Erdoğan de com­mettre un géno­cide envers les Kurdes. Ils ont tous les deux rai­sons. Le conflit au Kurdistan et les actions géno­ci­daires turques ne doivent pas être éclip­sés par le géno­cide à Gaza. C’est un seul et même pro­blème qui doit être appré­hen­dé en paral­lèle car le mou­ve­ment de libé­ra­tion kurde a des solu­tions pour son propre pro­blème mais nous pen­sons en avoir aus­si à par­ta­ger avec les Palestiniens.

[Loez]

Aujourd’hui, le prin­ci­pal sou­tien d’Israël dans sa guerre contre le peuple pales­ti­nien est les États-Unis. Parallèlement, les Américains res­tent le prin­ci­pal sou­tien de l’administration auto­nome du Nord-Est Syrien, dont plu­sieurs par­tis poli­tiques font par­tie inté­grante du KCK. Il s’agit bien sûr d’investissements très dif­fé­rents, mais il ont le même par­rain qui a, diront cer­tains, une poli­tique à carac­tère impé­ria­liste agres­sive et hégé­mo­nique à tra­vers le monde. Vu, comme vous l’avez dit, que les Palestiniens et les Kurdes par­tagent des simi­li­tudes concer­nant l’oppression à laquelle ils font face, com­ment arti­cu­ler cette ana­lo­gie avec la contra­dic­tion de leur rap­port à la puis­sance amé­ri­caine ? L’un est vic­time de l’impérialisme amé­ri­cain et du colo­nia­lisme de son allié israé­lien d’un côté et l’autre est son allié en Syrie.

Lorsque vous regar­dez la poli­tique amé­ri­caine concer­nant Afrîn, Girê Spî et Serê Kanîye, vous consta­tez que les États-Unis ne sont pas un véri­table sou­tien du Rojava. Bien sûr, le Rojava et les forces de la coa­li­tion ont col­la­bo­ré dans la lutte contre Daech. Cette col­la­bo­ra­tion est simi­laire aux alliances contre nature qui ont vu le jour durant la Seconde Guerre mon­diale dans la lutte contre le fas­cisme : plu­sieurs forces ayant des idéo­lo­gies contra­dic­toires se sont coa­li­sées pour défaire le fas­cisme. Mais nous ne pou­vons pas dire que les États-Unis sont les alliés de l’Administration auto­nome. Les mas­sacres qui ont eu lieu récem­ment, avec plus de trente civils tués par des bom­bar­de­ments turcs en octobre et novembre 2024, n’ont ame­né aucune réac­tion de la part de Washington. Le prin­ci­pal sou­tien de l’Administration auto­nome n’est pas les États-Unis, mais sa propre population.

Les États-Unis ne sont venus à la res­cousse du Rojava qu’une fois que les forces kurdes ont libé­ré une masse cri­tique du ter­ri­toire syrien de l’emprise de Daech. Cet exemple d’auto-administration démo­cra­tique conti­nue­ra à exis­ter même si les États-Unis mettent un terme à leur sou­tien au Rojava. Aussi, nous ne pou­vons pas com­pa­rer l’aide appor­tée à Israël à l’aide qu’obtient l’Administration auto­nome. Israël est défen­du face à toutes les menaces régio­nales alors que le Rojava n’est pas pro­té­gé des attaques turques. La pré­sence des États-Unis dans le Nord-Est syrien s’inscrit dans le cadre d’une géo­po­li­tique inter­na­tio­nale. Mais il n’y a aucune com­mune mesure entre le sou­tien reçu par l’Administration auto­nome et celui don­né à Israël.


Photographie de ban­nière : Loez
Photographie de vignette : Sylvain Mercadier


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  1. Misak‑ı Millî est l’en­semble des six déci­sions prises par la der­nière légis­la­ture du Parlement otto­man. Elles ont ensuite ser­vi de base aux reven­di­ca­tions de la Grande Assemblée natio­nale de Turquie dans le trai­té de Kars et de la nou­velle République de Turquie dans le trai­té de Lausanne.[]
  2. Le Parti démo­cra­tique du Kurdistan est diri­gé par la famille Barzani. Il contrôle la moi­tié ouest de la région auto­nome du Kurdistan et est allié à la Turquie dans sa lutte contre le PKK.[]
  3. Le par­ti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment, diri­gé par Erdogan, au pou­voir en Turquie.[]
  4. Voir cette carte pour s’y retrou­ver, ndlr.[]
  5. Zagros Hiwa fait ici réfé­rence au Parti démo­cra­tique du Kurdistan (PDK) domi­né par la famille Barzani, accu­sée de col­lu­sion avec Saddam Hussein.[]

REBONDS

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☰ Lire notre tra­duc­tion « Dix ans de révo­lu­tion : la leçon du Rojava », Matt Broomfield, avril 2023
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☰ Lire notre article « Pour Sêal », Loez, octobre 2021


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