Entretien inédit | Ballast
La chute du régime de Bachar Al-Assad a marqué la fin d’une offensive éclair des rebelles syriens. Tandis que le groupe Hayat Tahrir Al-Sham a libéré les zones tenues par le régime jusqu’à Damas, l’Armée nationale syrienne (ANS) a de son côté lancé une offensive sur la ville de Manbidj tenue par les Forces démocratiques syriennes, une coalition kurde, arabe, chrétienne et syriaque. L’ANS, force proxy au service de la Turquie, est ainsi utilisée pour attaquer l’Administration démocratique autonome du nord et de l’est de la Syrie — mieux connue sous le nom de Rojava — qui tente de mettre en place un projet politique basé sur le confédéralisme démocratique, théorisé par Abdullah Öcalan, chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Toutes les organisations se réclamant de ce projet se regroupent au sein du KCK, l’Union des communautés du Kurdistan. Le journaliste Sylvain Mercadier a rencontré Zagros Hiwa, son porte-parole, dans un lieu tenu secret, quelques jours après les élections aux États-Unis. Il fait le point sur les conséquences que celles-ci pourraient avoir pour le mouvement kurde.
Quelle est la perception du KCK concernant les élections américaines ? Comment analysez-vous les évolutions potentielles de la géopolitique au Moyen Orient en relation à cet évènement ?
Nous sommes nombreux à étudier les implications de la réélection de Donald Trump. Bien évidemment, les Kurdes ont en mémoire leurs interactions avec Washington lors de son premier mandat de 2016 à 2020. De nombreux développements cruciaux ont eu lieu à cette époque. Comme vous le savez, le canton autonome d’Afrîn a été envahi en 2018 par le régime génocidaire de Turquie. Une année après, ce fut le tour de Serê Kaniyê (Ain el Arab) et Girê Spî (Tell Abyad), tout cela avec le feu vert de l’administration Trump. Nous espérons que le président américain n’aura pas la même politique envers les Kurdes durant son nouveau mandat.
Les Kurdes subissent une politique de génocide, d’annihilation et de négation de leur droits depuis un siècle. Trump a promis de mettre un terme aux conflits au Moyen-Orient. Nous espérons qu’il orientera sa politique dans l’intérêt des peuples et non pas dans celui des États. Il a appris à connaître la politique d’Erdoğan envers les Kurdes. Il connaît sa vision sur le sujet. Son administration n’est pas non plus ignorante de la position de l’État turc sur la question kurde. Aussi nous espérons que le positionnement de l’administration Trump ne se fera pas au détriment des Kurdes ou des autres peuples dans le monde. Il vient d’être élu et nous devons attendre de voir ce qu’il en sortira. Il a déjà nommé plusieurs personnalités controversées à des postes clés, mais il est trop tôt pour trancher.
Jim Jeffrey, diplomate et ancien ambassadeur américain en Turquie, a parlé de diplomatie transactionnelles concernant la politique internationale de Donald Trump, comparant son approche à des négociations d’affaires. Dans ce contexte, qu’est-ce que les Kurdes auraient à offrir à l’administration Trump en échange d’un réel tournant pro-kurde ou d’un retournement états-unien concernant Ankara ?
« Nous espérons que le positionnement de l’administration Trump ne se fera pas au détriment des Kurdes ou des autres peuples dans le monde. »
Les problèmes du Moyen-Orient ont des dimensions historiques, culturelles, sociales, profondes et multidimensionnelles. Ils ne peuvent pas se résoudre au travers de transactions à la manière d’un business. Nous pensons que ce qui est en train de se passer est bien la preuve que les politiques transactionnelles ne peuvent rien apporter pour apaiser le Moyen-Orient. Car il n’y a pas que Trump qui a pratiqué cette politique. Après la Première Guerre mondiale, les forces du capitalisme moderne ont aussi agi ainsi. La différence est que Trump les énonce sans faux-semblants. Il est plus direct dans sa manière d’articuler sa politique. Les politiques transactionnelles sont courantes de la part des puissances occidentales telles que le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les États-Unis. À la fin des guerres mondiales et des traités internationaux qui les ont suivies, ces politiques se sont articulées autour de routes commerciales. Aujourd’hui, les routes commerciales sont toujours des facteurs déterminants des décisions et des politiques transactionnelles, et reste un élément majeur des conflits au Moyen-Orient.
Récemment en Turquie, nous avons vu un semblant d’ouverture de la part du leader du parti d’extrême droite turc (MHP) Devlet Bahçeli, ouvrant potentiellement la voie à un processus de paix autour de la question kurde. Bahçeli a suggéré que le leader du PKK Abdullah Öcalan soit libéré de l’isolement carcéral et qu’il vienne s’exprimer au Parlement turc pour sommer le PKK et ses alliés de baisser les armes en échange de vagues avancées sur les droits de la communauté kurde dans le pays. Quel est le point de vue du KCK concernant ce retournement ?
Ces annonces par Devlet Bahçeli ont leur importance, dans le sens où elles sont l’aveu qu’Abdullah Öcalan subit un isolement quasi total dans la prison d’Imrali. Cette annonce est aussi une forme de reconnaissance du fait que le leader Apo [Abdullah Öcalan] est le principal négociateur en vue de trouver des solutions à la question kurde. Mais la méthode et l’approche du politicien turc n’aident pas à apporter de solutions. La question kurde est une question complexe. Je voudrais citer le poète Musa Anter : « si ma langue maternelle fait trembler les fondations de votre État, c’est probablement que vous avez construit votre État sur ma patrie ». La question kurde a des ramifications profondes, elle est liée à l’histoire de la Turquie moderne et à celle du Moyen-Orient. Elle ne peut pas être résolue simplement en baissant les armes car rien n’a été fait pour s’assurer qu’une fois nos armes baissées, l’État turc ne continuera pas sa politique de génocide culturel envers les Kurdes. Parallèlement à ces annonces, lorsqu’on regarde ce qui se passe concrètement sur le terrain, on se rend compte que les opérations turques en Syrie et en Irak n’ont pas cessé. Les attaques chimiques contre la guérilla kurde n’ont pas cessé. L’usage de bombes thermobariques contre la guérilla n’a pas cessé non plus.
Vous voulez dire que les opérations militaires turques n’ont connu aucune interruption ?
Au quotidien, l’armée turque continue d’envahir le Kurdistan du Sud toujours plus en profondeur tout en menant des attaques de drones au Rojava [régions kurdes en Syrie, ndlr]. Sur le sol, il n’y a donc pas la moindre indication que l’État turc a l’intention de faire la paix. S’ils avaient été sincères, ils auraient relâché nombre de prisonniers qui ont fait leurs trente années de prison et qui sont toujours retenus en otage dans les geôles turques. S’ils étaient sincères, ils n’auraient pas attaqué le Rojava dernièrement et auraient cessé leurs opérations au Bashur [régions kurdes en Irak, ndlr]. S’ils avaient été vraiment sincères, ils auraient déjà levé l’isolement carcéral du leader Apo.
Jusqu’à maintenant, vue la situation sur le terrain, nous considérons que tout cela est une forme de guerre psychologique visant les Kurdes. L’objectif est de diviser, de créer un schisme entre les différentes composantes du mouvement politique kurde. Concernant l’opération sur les infrastructures militaires turques à Ankara, elle est la réponse aux attaques de drones qui, selon l’organisation internationale Community Peacemaker Teams (CPT), ont fait plus de sept cents victimes civiles au Kurdistan irakien et plus encore ailleurs. Elle est aussi une réponse aux attaques menées contre les forces kurdes dans les régions de Zap, Avashin et Metina au Kurdistan irakien. Cette opération à Ankara n’a donc rien à voir avec l’initiative de Devlet Bahceli.
Toutefois, mener une opération de cette envergure seulement deux jours après l’annonce sans précédent et potentiellement positive d’un farouche opposant des droits kurdes était-il la meilleure option ? N’aurait-il pas fallu reporter l’opération afin qu’elle ne compromette pas la possible détente entamée ?
« Sur le sol, il n’y a pas la moindre indication que l’État turc a l’intention de faire la paix. »
Au moment de la déclaration de Devlet Bahçeli et par la suite, aucune mesure sur le terrain n’est venue confirmer une quelconque volonté de détente. Ce ne sont que des paroles. En pratique, sur le terrain, rien n’a changé. La poignée de main entre Bahçeli et les députés du parti kurde HSP sont des manœuvres de politique interne. Aujourd’hui, la guerre n’a pas cessé. Au quotidien les régions kurdes de Syrie, de Turquie et d’Irak sont pilonnées par les F‑16 turc. Il faut regarder les faits sur le terrain et non pas les annonces de l’adversaire. Si la Turquie prend des mesures concrètes en termes de désescalade militaire, de levée de l’isolement du leader Apo, de libération des prisonniers du mouvement de libération kurde, nous réévaluerons notre position et prendrons les mesures nécessaires au vu des actions concrètes sur le terrain. Suite à l’annonce de Bahçeli, nous avons déclaré que toutes les composantes du KCK soutiendront toute initiative émanant du leader Apo. Nous le considérons comme le principal négociateur en vue de trouver des solutions à la question kurde.
La journaliste Amberin Zaman avance que l’initiative de Devlet Bahçeli est due en partie au fait qu’Ankara a peur que le PKK ne se rapproche de l’Iran. Cette stratégie s’inscrirait également dans une volonté américaine de contenir la puissance iranienne par tous les moyens possibles. Qu’en pensez-vous ?
Nous n’avons aucune relation avec l’Iran. Que cela soit clair. La répression par Téhéran du mouvement « Jin Jiyan Azadi », son soutien à des militants islamistes dans leurs attaques contre l’Administration autonome du Rojava à Deir ez-Zor, les peines de mort et exécutions par pendaison et sa politique carcérale stigmatisant les Kurdes montrent bien que l’Iran ne peut pas être pas un ami des Kurdes. Le KCK ne s’appuie que sur le peuple kurde, sur ses vrais amis et sur les acteurs régionaux sincères dans leur soutien. Nous l’avons vu, il y a eu des accords signés et des manœuvres conjointes entre l’Iran et la Turquie visant le PKK. Je pense que les controverses en Turquie concernant la quasi ouverture de Bahçeli montrent que la Turquie a peur que si les conflits au Moyen-Orient s’accentuent, les Kurdes soient en mesure de gagner encore plus d’acquis politiques.
Ces manœuvres politiques controversées ne seraient donc qu’une manière pour la Turquie de neutraliser l’émancipation kurde au Moyen-Orient. La principale menace dans le Nord-est syrien et dans la région kurde d’Irak reste la Turquie. La principale angoisse de la Turquie est que les Kurdes acquièrent plus de droits et renforcent leur autonomie politique avec la déstabilisation croissante de la région. La Turquie sait que le PKK n’a pas de relations avec l’Iran. Ce sont tous les deux de grands États, ils connaissent bien leurs dynamiques respectives. Il en va de même de l’affirmation de la journaliste Amberin Zaman qui soutient qu’il y a eu une liaison téléphonique entre Abdullah Öcalan et Qandil. Nous réfutons cette information.
Pouvez-vous parler de l’objectif de l’opération turque ? Certains disent que ce n’est qu’une opération visant à chasser le PKK des frontières turques, de l’amener sur des terrains de guerre en dehors du territoire turc. D’autres que la stratégie turque sur le long terme vise à l’annexion de parties ou de l’ensemble de la région autonome kurde en Irak. Qu’en pensez-vous ?
Les autorités turques ne cachent pas leurs intentions. Elles ont clairement annoncé qu’elles envisageaient de prendre le contrôle des zones concernées par le Misak‑ı Millî1 : Mossoul, Kirkouk et Alep en Syrie. C’est une stratégie de long terme de l’État turc. Les opérations actuelles sont la continuation des opérations entamées en 2011–2012. À cette époque, Ankara a cherché à profiter de la montée en puissance de Daech pour envahir les territoires inclus dans le Misak‑ı Millî. Lorsque cette stratégie a échoué, ils sont passés à l’action en cherchant à annexer directement ces territoires. Après la défaite de Daech contre les forces de la coalition emmenées par les Kurdes du Rojava et au Bashur, la Turquie a décidé d’agir directement. En vue de réaliser leurs ambitions, le Parti démocratique du Kurdistant 2 (PDK), Daech et l’AKP3 ont eu la même stratégie qui a mené à la matérialisation de cette ambition ottomane renouvelée.
À nouveau, lorsque le Sinjar a subi des massacres, on a constaté une connivence entre le PDK, Daech et la Turquie. Aujourd’hui, le PDK, d’anciens djihadistes radicaux et la Turquie opèrent dans la région de Bahdinan [Nord-ouest du Kurdistan irakien, ndlr]. Il y a de nombreux éléments qui pointent que l’armée turque, des forces affiliées au PDK et d’anciens combattants de Daech sont désormais actifs dans les zones de Metina, Zap, Metina et Avashin. L’objectif principal des opérations turques en Irak et en Syrie, c’est bien la deuxième option que vous suggérez : l’annexion de larges pans de territoires dans ces deux pays. Ces opérations font partie intégrante de cette stratégie.
Pouvez-vous être plus précis concernant vos accusations de collaboration entre d’ex-djihadistes et la Turquie ?
« L’objectif principal des opérations turques en Irak et en Syrie, c’est l’annexion de larges pans de territoires dans ces deux pays. »
Suite aux accords entre Russie, Syrie, États-Unis et Turquie, la majeure partie des forces djihadistes ont été rassemblées dans la zone d’Idlib. La Turquie se sert d’elles comme forces par procuration afin de mener des combats selon leurs intérêts. Elle les a employés en Azerbaïdjan contre l’Arménie. Elle les a utilisés en Libye et elle les utilise désormais au Kurdistan irakien. En mars 2024, le représentant turkmène de l’Armée syrienne libre (ASL) a tweeté que celle-ci allait venir aider l’armée turque en Irak. Cette soi-disant Armée syrienne libre n’est ni une armée, ni syrienne et encore moins libre. Ce sont des djihadistes recrutés à plusieurs endroits et mis au service d’Erdoğan. Il y a aussi beaucoup de reportages montrant des djihadistes aux alentours d’Amedî et de Deralûk ainsi que de Bamerne, Metina et Zap4. Nos observations sur le terrain l’ont montré : lors des combats rapprochés, nos ennemis s’expriment en arabe. C’est une observation qui date de plusieurs années. Des soldats qui portent l’uniforme turc mais sont arabophones.
Plusieurs analystes considèrent que la poussée récente de l’armée turque dans la montagne de Garê, au sud d’Amedî, est une tentative de créer un corridor entre les positions turques dans la plaine de Ninive, au nord de Mossoul, et les retranchements turcs le long de sa frontière. Considérez-vous que c’est effectivement le cas ?
Effectivement, l’objectif sur le long terme de la Turquie est de conquérir les environs de Mossoul et de Kirkouk. Aujourd’hui, la Turquie a construit des centaines de kilomètres de routes depuis sa frontière jusqu’aux alentours de la montagne de Garê. L’armée turque n’a plus besoin d’emprunter les routes civiles, elle a créé ses infrastructures qui relient les zones de combat avec ses casernes en Turquie. Si elle parvient à prendre, avec l’aide de ses supplétifs, le contrôle de la montagne de Garê, elle pourra alors connecter ses bases avancées dans la région de Mossoul avec son réseau dans le nord. Ce sera alors une étape cruciale pour resserrer son emprise pour assurer l’annexion des environs de Mossoul et de Kirkouk, Sinjar et d’autres lieux.
L’impact de la présence turque sur les populations kurdes d’Irak est complexe. La Turquie a envahi le Kurdistan irakien militairement, politiquement, culturellement et économiquement. Les agissements turcs ici sont la réminiscence de ceux du régime baasiste de Saddam Hussein. Ceux qui combattaient Saddam combattent la Turquie aujourd’hui. Ceux qui collaboraient avec Saddam collaborent aujourd’hui avec Ankara5. Erdoğan a détruit l’économie du Kurdistan irakien. La région kurde d’Irak est un marché où il ne se vend pratiquement que des produits turcs.
Politiquement, Erdoğan intervient dans les affaires internes de la région. Des pans entiers du territoire de la région autonome du Kurdistan, probablement plus larges que le Liban, sont désormais sous contrôle turc, de zones proches de Qandil [montagne proche de la frontière iranienne, ndlr] jusqu’au poste frontière de Semalka [frontière entre le Kurdistan irakien et le Nord-est syrien, ndlr]. Quelques 500 villages ont été évacués. Des milliers de civils sont désormais déplacés dans la région. Cela pose de sérieux problèmes sociaux et économiques. L’intervention turque a apporté de très sérieux problèmes au Bashur qu’il sera difficile de résoudre dans un avenir proche.
Est-ce que le KCK a trouvé une manière d’ouvrir des négociations avec l’État irakien en vue de trouver un partenaire pour résoudre la question de la souveraineté irakienne vis-à-vis de l’occupation turque et de la collaboration de certains acteurs comme le PDK ?
« La Turquie a envahi le Kurdistan irakien militairement, politiquement, culturellement et économiquement. »
Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons jamais eu la moindre confrontation avec l’État irakien. Dans les moments où l’armée irakienne rencontrait de graves problèmes, nous avons combattu au nom de tous les Irakiens. Nous avons même secouru de nombreux soldats irakiens au Sinjar et nous les avons remis aux autorités irakiennes. À cette époque, le Premier ministre a officiellement remercié le PKK pour le rôle qu’il a joué pour endiguer le génocide yézidi causé par l’abandon du PDK face aux forces de Daech. Notre présence en Irak est dans l’intérêt du peuple irakien et dans celui de l’Irak en tant que pays. Malheureusement, la Turquie, par le biais du PDK, a pris la politique irakienne en otage. Alors que le PKK combattait Daech, la Turquie n’a pas cillé. Ankara n’a pas apporté la moindre assistance. La Turquie a collaboré avec Daech pour maintenir son consulat ouvert pendant que les djihadistes contrôlaient la ville de Mossoul. Pendant ce temps, nous luttions contre l’organisation terroriste. C’est un fait. On ne peut pas le nier ou l’éluder avec des promesses économiques ou un chantage avec l’eau de ses fleuves.
Nous avons montré par le passé que notre présence était dans l’intérêt de tous les Irakiens et nous ne réclamons rien en échange. Il est malencontreux de voir l’État irakien désigner le PKK comme une « bande organisée ». Nous savons que c’est le fruit de tractations politiques et économiques. Cette désignation ne représente pas les sentiments des Irakiens et des Kurdes soutenant le PKK. L’État irakien rectifiera sûrement ce qu’elle a dit sur le PKK. La Turquie n’a rien fait pour l’Irak. Elle a coupé l’eau. Elle a équipé, entraîné et envoyé des djihadistes en Irak. Elle envahit l’espace aérien irakien au quotidien et tue des civils irakiens. Le gouvernement irakien néglige ces faits historiques au profit de vagues intérêts économiques. Du point de vue constitutionnel, l’Irak a résolu la question kurde. Les kurdes ne sont plus reniés, ils sont partie intégrante de la politique interne du pays. Mais avec ces positions court-termistes et anti-kurdes, l’Irak va se créer un nouveau problème kurde, le ramenant cent ans en arrière. Ce n’est dans l’intérêt ni de l’État irakien ni de son peuple.
Plusieurs parallèles peuvent être faits entre la question kurde et la question palestinienne. Le PKK a une longue histoire de coopération avec les combattants de libération palestiniens : ses premiers morts sont tombés dans le Sud du Liban en affrontant l’armée israélienne. Ce parallèle est-il toujours vrai aujourd’hui ? Désignez-vous les exactions à Gaza comme un cas de génocide ?
Absolument. Tout d’abord, nous n’approuvons pas les attaques du Hamas sur des civils en octobre 2023. Ce fut un massacre. Cela n’avait rien à voir avec une lutte de libération ou avec la cause palestinienne. Cela n’avait rien à voir avec la démocratie ou les droits humains. Nous avons condamné cela à l’époque. Mais la réponse israélienne à cette attaque a été complètement disproportionnée. Ce qu’Israël fait aujourd’hui aux Palestiniens est un génocide. Nous le savons parce qu’en tant que Kurdes, nous en avons aussi fait l’expérience. Les Kurdes, comme les Palestiniens, ont les mêmes aspirations de démocratie, de droits humains et de libertés fondamentales. Les Arabes ont été divisés en vingt-deux pays après la Première Guerre mondiale. Les Kurdes en quatre parties. Depuis, Kurdes et Arabes ont subi de graves sévices et des génocides entrepris par des puissances régionales ou par leurs supplétifs sur place.
De nombreuses similarités existent entre la cause kurde et la cause palestinienne, tout comme on retrouve de nombreuses similarités entre les puissances génocidaires. Ce qui arrive aux Kurdes et ce qui arrive aux Palestiniens sont deux expressions d’une même politique. Ce sont deux peuples ayant des racines historiques et culturelles très profondes dans la région. La différence entre ces deux luttes, est que la lutte kurde est parvenue à façonner son propre modèle de solution : le confédéralisme démocratique, un modèle où les différentes composantes de la société cohabitent dans une structure confédérale. Les Palestiniens ne sont pas arrivés à cette aspiration, ils luttent toujours pour créer un État palestinien.
« Les Kurdes, comme les Palestiniens, ont les mêmes aspirations de démocratie, de droits humains et de libertés fondamentales. »
Le KCK considère que la question palestinienne ne peut pas se résoudre par le biais du modèle de l’État-nation. Elle pourra être résolue lorsque les Palestiniens, tout comme les Israéliens ayant de sincères aspirations à la paix, rejetteront complètement le discours nationaliste, fascisant et sectaire pour ouvrir la voie à un dialogue constructif afin que les deux peuples puissent vivre sur la même terre. En tant que mouvement de libération kurde, nous avons des suggestions afin de résoudre la question palestinienne. Notre proposition requiert le cadre de pensée de la nation démocratique dans le cadre du confédéralisme démocratique sur ces terres. Elles peuvent appartenir aux deux peuples. Les Juifs, les Arabes et les Kurdes sont des peuples anciens. Le Moyen-Orient est notre berceau à tous. Juifs et Palestiniens doivent pouvoir vivre ensemble en partageant leur héritage commun. Si nous regardons l’histoire, Juifs et Arabes ont toujours vécu en paix. Ce n’est qu’à la fin de la Première Guerre mondiale que le nationalisme, le sectarisme et le sexisme ont été introduits dans cette région. La genèse de ces idéologies meurtrières doit être abordée afin qu’ensemble, les Palestiniens, les Juifs, les Kurdes et les autres peuples de la région puissent s’atteler à construire un meilleur avenir.
Mais est-ce seulement possible avec les dirigeants actuels ?
Aujourd’hui, Erdoğan et Netanyahou s’accusent mutuellement de commettre des génocides. Erdoğan accuse Netanyahou de commettre un génocide envers les Palestiniens et Netanyahou accuse Erdoğan de commettre un génocide envers les Kurdes. Ils ont tous les deux raisons. Le conflit au Kurdistan et les actions génocidaires turques ne doivent pas être éclipsés par le génocide à Gaza. C’est un seul et même problème qui doit être appréhendé en parallèle car le mouvement de libération kurde a des solutions pour son propre problème mais nous pensons en avoir aussi à partager avec les Palestiniens.
Aujourd’hui, le principal soutien d’Israël dans sa guerre contre le peuple palestinien est les États-Unis. Parallèlement, les Américains restent le principal soutien de l’administration autonome du Nord-Est Syrien, dont plusieurs partis politiques font partie intégrante du KCK. Il s’agit bien sûr d’investissements très différents, mais il ont le même parrain qui a, diront certains, une politique à caractère impérialiste agressive et hégémonique à travers le monde. Vu, comme vous l’avez dit, que les Palestiniens et les Kurdes partagent des similitudes concernant l’oppression à laquelle ils font face, comment articuler cette analogie avec la contradiction de leur rapport à la puissance américaine ? L’un est victime de l’impérialisme américain et du colonialisme de son allié israélien d’un côté et l’autre est son allié en Syrie.
Lorsque vous regardez la politique américaine concernant Afrîn, Girê Spî et Serê Kanîye, vous constatez que les États-Unis ne sont pas un véritable soutien du Rojava. Bien sûr, le Rojava et les forces de la coalition ont collaboré dans la lutte contre Daech. Cette collaboration est similaire aux alliances contre nature qui ont vu le jour durant la Seconde Guerre mondiale dans la lutte contre le fascisme : plusieurs forces ayant des idéologies contradictoires se sont coalisées pour défaire le fascisme. Mais nous ne pouvons pas dire que les États-Unis sont les alliés de l’Administration autonome. Les massacres qui ont eu lieu récemment, avec plus de trente civils tués par des bombardements turcs en octobre et novembre 2024, n’ont amené aucune réaction de la part de Washington. Le principal soutien de l’Administration autonome n’est pas les États-Unis, mais sa propre population.
Les États-Unis ne sont venus à la rescousse du Rojava qu’une fois que les forces kurdes ont libéré une masse critique du territoire syrien de l’emprise de Daech. Cet exemple d’auto-administration démocratique continuera à exister même si les États-Unis mettent un terme à leur soutien au Rojava. Aussi, nous ne pouvons pas comparer l’aide apportée à Israël à l’aide qu’obtient l’Administration autonome. Israël est défendu face à toutes les menaces régionales alors que le Rojava n’est pas protégé des attaques turques. La présence des États-Unis dans le Nord-Est syrien s’inscrit dans le cadre d’une géopolitique internationale. Mais il n’y a aucune commune mesure entre le soutien reçu par l’Administration autonome et celui donné à Israël.
Photographie de bannière : Loez
Photographie de vignette : Sylvain Mercadier
- Misak‑ı Millî est l’ensemble des six décisions prises par la dernière législature du Parlement ottoman. Elles ont ensuite servi de base aux revendications de la Grande Assemblée nationale de Turquie dans le traité de Kars et de la nouvelle République de Turquie dans le traité de Lausanne.[↩]
- Le Parti démocratique du Kurdistan est dirigé par la famille Barzani. Il contrôle la moitié ouest de la région autonome du Kurdistan et est allié à la Turquie dans sa lutte contre le PKK.[↩]
- Le parti de la justice et du développement, dirigé par Erdogan, au pouvoir en Turquie.[↩]
- Voir cette carte pour s’y retrouver, ndlr.[↩]
- Zagros Hiwa fait ici référence au Parti démocratique du Kurdistan (PDK) dominé par la famille Barzani, accusée de collusion avec Saddam Hussein.[↩]
REBONDS
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