Qui était vraiment Bakounine ?


Entretien inédit pour le site de Ballast

On connaît sou­vent l’homme à coups de trois grands traits : fils d’aristocrates, oppo­sant à Karl Marx et figure incon­tour­nable du socia­lisme liber­taire. Jean-Christophe Angaut, auteur des ouvrages Bakounine jeune hégé­lien et La liber­té des peuples, creuse le mythe : était-il ou non un phi­lo­sophe ? croyait-il en l’homme natu­rel­le­ment bon ? se trou­vait-il être la brute sou­vent décrite ou décriée ?


On dit que Bakounine a tra­duit le Manifeste du par­ti com­mu­niste : quelles étaient ses rela­tions intel­lec­tuelles au com­mu­nisme marxiste ?

En fait, il n’y a aucune preuve que Bakounine ait effec­ti­ve­ment tra­duit le Manifeste. En revanche, il était cen­sé tra­duire le livre I du Capital, mais il n’est jamais allé au bout, c’était une tâche qui deman­dait un tra­vail trop sui­vi pour quelqu’un qui était sans cesse diver­ti par l’urgence de l’actualité révo­lu­tion­naire. Il reste cepen­dant que le Manifeste est le texte de Marx (et Engels) que Bakounine connaît le mieux, et que c’est cette ver­sion-là des théo­ries de Marx qu’il ne cesse de cri­ti­quer, plus de vingt ans après qu’elle a été publiée – ce qui peut expli­quer d’ailleurs cer­taines dis­tor­sions. Si l’on met de côté la dimen­sion per­son­nelle des rela­tions avec Marx (qui n’est pas du tout négli­geable), mais aus­si la com­po­sante plus immé­dia­te­ment poli­tique pour se concen­trer sur la cri­tique « intel­lec­tuelle », je dirais que la rela­tion de Bakounine au mar­xisme (et pas seule­ment au com­mu­nisme) est mar­quée par trois diver­gences fon­da­men­tales. La pre­mière porte sur la ques­tion de l’État. Dans le Manifeste, Bakounine lit que la tâche du pro­lé­ta­riat est de s’emparer du pou­voir d’État pour le faire fonc­tion­ner à son pro­fit. Pour les mar­xistes, il s’agit d’une prise de contrôle pro­vi­soire, le temps de faire dis­pa­raître toute domi­na­tion de classe, et comme l’État est un simple ins­tru­ment de domi­na­tion de classe, il s’éteindra avec celle-ci. Bakounine n’y croit pas et estime que, même si l’État n’est qu’un ins­tru­ment, il pos­sède une auto­no­mie rela­tive et peut à son tour engen­drer une nou­velle classe – en l’occurrence une bureau­cra­tie rouge. Avant même d’être anar­chiste, Bakounine a été hos­tile aux formes auto­ri­taires de com­mu­nisme, comme l’atteste son article « Le com­mu­nisme » qu’il publie en juin 1843, et dans lequel il prend par­ti pour « la véri­table com­mu­nau­té des hommes libres » contre des formes asser­vis­santes de communisme.

« Avant même d’être anar­chiste, Bakounine a été hos­tile aux formes auto­ri­taires de communisme. »

Cette cri­tique de l’État s’approfondit, en second lieu, sur le ter­rain de la phi­lo­so­phie de l’Histoire. Bakounine réagit à ce qu’il connaît de la phi­lo­so­phie mar­xienne de l’Histoire, qu’il inter­prète comme un déter­mi­nisme socio-éco­no­mique à sens unique, et sou­ligne le rôle his­to­rique que joue l’État dans la per­pé­tua­tion de la domi­na­tion de classe – rai­son pour laquelle, sur le plan poli­tique, il insiste par exemple sur le droit d’héritage (ce qui ne manque pas d’actualité, quand on sait que la prin­ci­pale source de la for­tune, dans nos pays, c’est la nais­sance – et cer­tai­ne­ment pas le tra­vail). C’est pré­ci­sé­ment parce que l’État joue ce rôle his­to­ri­que­ment qu’il est impos­sible d’en faire un ins­tru­ment d’émancipation : on croit prendre l’État, mais c’est l’État qui vous prend. D’où aus­si une troi­sième cri­tique, qui touche ce que Bakounine consi­dère comme une appro­ba­tion par Marx du cours de l’Histoire, l’idée selon laquelle l’Histoire tra­vaille à la réa­li­sa­tion du com­mu­nisme, en ver­tu des lois éter­nelles de la dia­lec­tique. Ce qui, à nou­veau, n’est pas sans consé­quences pra­tiques : par exemple, des pays dans les­quels le capi­ta­lisme ne serait pas par­ve­nu à son plein déve­lop­pe­ment devraient attendre celui-ci pour pou­voir espé­rer une révo­lu­tion sociale. Notons enfin que Bakounine et ses amis, dans la Première Internationale, étaient dési­gnés comme col­lec­ti­vistes, et non comme com­mu­nistes, mais je ne suis pas cer­tain qu’il faille sur­in­ter­pré­ter ces qua­li­fi­ca­tifs, car quelques années plus tard, ce sont les com­mu­nistes qui se dési­gne­ront comme col­lec­ti­vistes (autour de Jules Guesde notam­ment), alors que les anar­chistes se récla­me­ront du communisme.

En plus de l’État, une des diver­gences de fond entre Marx et Bakounine était leur rap­port au sous-pro­lé­ta­riat : une engeance para­si­taire pour le pre­mier ; un foyer révo­lu­tion­naire pour le second. Comment expli­quer cette oppo­si­tion théo­rique, et donc pratique ?

C’est effec­ti­ve­ment une dif­fé­rence impor­tante. D’une manière plus géné­rale, il me semble qu’il y a une grande atten­tion, chez Bakounine, aux dyna­miques sociales qui sous-tendent toute révo­lu­tion. De fait, cette caté­go­rie de lum­pen­pro­le­ta­riat est assez étrange chez Marx, car elle recouvre, selon les textes, des milieux sociaux bien dif­fé­rents (il est par­fois en haillons, mais, pour le dire en termes contem­po­rains, il porte par­fois aus­si une Rolex et une gour­mette en or) ; d’autre part, on ne peut qu’être frap­pé par les ana­lo­gies qui existent, notam­ment dans des textes sur la ques­tion slave, entre les pro­pos de Marx et Engels sur le lum­pen­pro­le­ta­riat et ce qu’ils disent par ailleurs des socié­tés pré­ca­pi­ta­listes, les deux sem­blant avoir pour des­tin his­to­rique de ser­vir d’hommes de main à la réac­tion. Maintenant, dire que ce que Marx et Engels appellent lum­pen­pro­le­ta­riat est néces­sai­re­ment une force révo­lu­tion­naire pour Bakounine, ce serait abu­sif : d’abord parce que les contours de cette popu­la­tion chez les deux révo­lu­tion­naires alle­mands est tout sauf clair, mais aus­si parce que Bakounine est conscient qu’il peut être dif­fi­cile d’enrôler par exemple des ban­dits (il en parle dans le contexte de la Russie) au ser­vice de la révo­lu­tion (même s’il estime qu’il faut ten­ter de le faire). En revanche, il y a de nom­breux textes de Bakounine sur le phé­no­mène du déclas­se­ment et ses consé­quences poli­tiques. On pour­rait peut-être aller jusqu’à sou­te­nir (ce que d’autres auteurs anar­chistes, comme Landauer, feront après lui) que la révo­lu­tion n’est pas une affaire de classe, mais de déclas­se­ment, au sens lit­té­ral du terme : si l’on en reste à sa posi­tion de classe, on ne fait jamais la révolution.

Bakounine, autoportrait (1838)

Onfray estime, dans Politique du rebelle, que Bakounine ne diverge de Marx que sur les moyens, en rien sur les fins : « Les deux croient à l’homme total, débar­ras­sé de ses alié­na­tions par le simple fait d’évoluer dans une socié­té sans classe. » Frères enne­mis, ces deux-là ?

Ah, cette mâle assu­rance qui per­met de pro­non­cer de belles phrases défi­ni­tives et ron­flantes sans s’embêter à citer les auteurs concer­nés ! C’est peut-être ça, un vrai phi­lo­sophe… Blague à part, j’ai l’impression qu’il y a deux ques­tions en une. D’abord, est-ce qu’on a cette croyance en l’homme total chez Bakounine, et même chez Marx ? Je n’en suis pas du tout convain­cu. Il y a bien une période expli­ci­te­ment huma­niste, chez Marx, c’est celle des Manuscrits de 1844, mais cela marque le tout début de son enga­ge­ment com­mu­niste, qui est encore très peu déter­mi­né, et par la suite, la thé­ma­tique anthro­po­lo­gique sera tou­jours très pro­blé­ma­tique chez lui — en fait, on plaque la thé­ma­tique de l’homme nou­veau sur Marx. Quant à Bakounine, sou­te­nir cela à son pro­pos me paraît com­plè­te­ment fan­tai­siste. J’ai l’impression que dans la cita­tion que vous men­tion­nez, Michel Onfray nous rejoue le coup de la bonne nature humaine à laquelle ces grands naïfs de révo­lu­tion­naires croi­raient d’une manière impé­ni­tente. Là encore, il faut aller voir ce que les auteurs dont on parle racontent effectivement.

« Il vou­lait par­ve­nir à des confi­gu­ra­tions sociales où les mau­vais aspects de la nature humaine pou­vaient trou­ver à s’exprimer sans nuire aux autres. »

Pour ce qui est de Bakounine, on a beau­coup de textes qui parlent de la nature humaine, mais outre qu’ils la réins­crivent dans une his­toire, ils sont beau­coup plus diserts sur ses mau­vais aspects. Bakounine sug­gère plu­tôt que c’est une tâche révo­lu­tion­naire que de par­ve­nir à des confi­gu­ra­tions sociales où les mau­vais aspects de la nature humaine (égoïsme, vani­té, cupi­di­té, etc.) peuvent trou­ver à s’exprimer sans nuire aux autres. Et puis en second lieu, il y a la ques­tion des moyens et des fins. S’agissant de Bakounine, sou­te­nir fina­le­ment que la fin peut demeu­rer la même quand on change de moyens, cela me semble aller com­plè­te­ment à l’encontre de ce qui fut le sens expli­cite de son enga­ge­ment : si Bakounine est si pug­nace sur la ques­tion de l’organisation de l’Internationale, c’est aus­si parce qu’il consi­dère qu’une orga­ni­sa­tion ouvrière auto­ri­taire pour­rait consti­tuer le germe de cette bureau­cra­tie rouge dont on par­lait à l’instant — et aus­si parce qu’il estime que la fin se construit dans les moyens (par exemple dans la mise en place de formes non auto­ri­taires d’organisation, de coopé­ra­tives, etc.).

Bakounine — à l’instar, en géné­ral, de toute la tra­di­tion anar­chiste — s’est mon­tré très hos­tile à l’endroit de Dieu et des reli­gions ins­ti­tuées (ce qui fut moins le cas d’un Engels, d’un Marx ou d’un Lénine — ce der­nier esti­mant par exemple que l’on divi­se­rait à tort les tra­vailleurs en fai­sant de l’irréligion un mot d’ordre). Cet athéisme mili­tant vous semble-t-il tou­jours d’actualité ?

Ce qui est éton­nant, fina­le­ment, c’est que Bakounine s’est expri­mé lui-même contre le pro­jet de faire de l’athéisme une condi­tion pour entrer dans l’Internationale, alors par ailleurs qu’on connaît les nom­breux textes qui décrivent son anti­théo­lo­gisme. Il me semble que la posi­tion de Bakounine est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante, y com­pris pour aujourd’hui, parce qu’elle com­bine une forme radi­cale d’athéisme (qui n’est pas sim­ple­ment de l’ordre de l’émancipation indi­vi­duelle, mais repose sur une cri­tique très inté­res­sante des liens entre théo­lo­gie et poli­tique) et, en même temps, à la fois une concep­tion de l’organisation ouvrière où ces ques­tions doivent être débat­tues sans être tran­chées offi­ciel­le­ment, et une concep­tion de l’organisation sociale comme devant per­mettre la liber­té totale du culte — mais aus­si son carac­tère inté­gra­le­ment pri­vé. Par rap­port aux débats contem­po­rains sur la laï­ci­té, qui sont tel­le­ment empoi­son­nés, c’est une posi­tion féconde : on peut tenir une totale liber­té d’expression reli­gieuse (et anti­re­li­gieuse, évi­dem­ment) et une relé­ga­tion de la pra­tique reli­gieuse dans la sphère de l’initiative pri­vée. Sur les deux plans, en France, on en est encore loin, puisque d’un côté on réprime le port de signes reli­gieux chez les usa­gers des ser­vices publics (alors que la neu­tra­li­té reli­gieuse devrait être celle des ins­ti­tu­tions), tout en sub­ven­tion­nant les cultes, les écoles confes­sion­nelles, etc. (de sorte que les impôts des libres pen­seurs servent à entre­te­nir ce genre d’établissements).

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Marx et Engels, par J. Chapiro

Pour ce qui est de l’actualité de l’athéisme mili­tant, sous la forme qu’il revê­tait à l’époque de Bakounine, je suis plus réser­vé. Bakounine écrit à une époque où l’Église n’était sépa­rée de l’État dans aucun pays euro­péen, où la reli­gion chré­tienne pos­sé­dait une véri­table emprise sur la vie des indi­vi­dus et consti­tuait un pou­voir poli­tique. Même si ce n’est pas tout à fait fini (comme l’atteste la mobi­li­sa­tion de l’Église catho­lique en France contre l’extension de l’institution du mariage aux couples homo­sexuels), on a aujourd’hui sou­vent affaire à des formes d’extrémisme reli­gieux qui se mani­festent en dehors de l’État — même si par­fois elles aspirent à le conquérir.

Vous écri­vez que « la phi­lo­so­phie occupe une place par­ti­cu­lière » chez Bakounine. Vous en faites même un « point de ren­contre » unique entre les dif­fé­rentes ten­dances de son époque. C’est-à-dire ?

« Pour ce qui est de l’actualité de l’athéisme mili­tant, sous la forme qu’il revê­tait à l’époque de Bakounine, je suis plus réservé. »

D’abord, Bakounine a reçu une for­ma­tion phi­lo­so­phique — d’abord en Russie, où il s’est for­mé en auto­di­dacte avec quelques amis, puis en Allemagne où il a entre­pris de par­faire sa for­ma­tion en phi­lo­so­phie alle­mande, et il s’est tenu au cou­rant toute sa vie de l’actualité des cou­rants phi­lo­so­phiques — on trouve même dans les textes de la fin quelques men­tions de Schopenhauer. En revanche, il ne me semble pas qu’on puisse consi­dé­rer Bakounine comme un phi­lo­sophe : ses textes sont nour­ris de phi­lo­so­phie, quand il en a besoin, mais ses pré­oc­cu­pa­tions ont vite ces­sé d’être théo­riques. Par exemple, lorsqu’il construit théo­ri­que­ment son anti­théo­lo­gisme, il mobi­lise des auteurs comme Feuerbach, Comte, ou les maté­ria­listes alle­mands, mais son but n’est pas à pro­pre­ment par­ler la recherche de la véri­té : c’est parce que la reli­gion, et plus pré­ci­sé­ment d’ailleurs la théo­lo­gie, a été recon­nue par lui comme une puis­sance néfaste qu’il estime néces­saire d’en extir­per les racines théo­riques. Alors en effet, Bakounine consti­tue un point de ren­contre sin­gu­lier entre dif­fé­rents cou­rants phi­lo­so­phiques qui, à l’époque, n’ont guère dia­lo­gué : l’hégélianisme, le mar­xisme, le posi­ti­visme, le maté­ria­lisme scien­ti­fique — cou­rants dont il a, je pense, une bonne com­pré­hen­sion. Mais ce qui me semble sur­tout inté­res­sant, c’est la manière dont il remet en cause l’usage que la phi­lo­so­phie fait d’un cer­tain nombre de concepts – l’État, l’histoire, la poli­tique etc.

Camus, qui confia que Bakounine était « vivant » en lui, esti­mait pour­tant qu’il exis­tait dans son œuvre des incli­na­tions « nihi­listes et immo­ra­listes » ain­si qu’un roman­tisme mor­ti­fère. Quel regard por­tez-vous sur cette ana­lyse, que l’on trouve dans L’Homme révol­té ain­si que dans sa polé­mique avec Gaston Leval ?

Soit dit en pas­sant, on voit bien avec ce genre de pro­pos qu’Onfray aime­rait être Camus (d’ailleurs, son livre sur Camus, comme du reste tous ses autres livres, c’est un peu un livre sur lui-même), mais qu’il a encore du tra­vail — notam­ment parce qu’à l’occasion de la polé­mique avec Leval, Camus a été capable de recon­naître qu’il avait cari­ca­tu­ré Bakounine. La dif­fi­cul­té avec l’essai de Camus, c’est de savoir à quoi au juste il fait allu­sion. Bien enten­du, il ne s’agit pas de s’obstiner à défendre Bakounine à tout crin : il y a chez lui une ten­dance « néga­ti­viste », liée à la convic­tion qui était la sienne qu’il fai­sait par­tie d’une géné­ra­tion de des­truc­teurs, et qu’une autre géné­ra­tion vien­drait ensuite qui pour­rait construire autre chose. Je ne sais pas si c’est du roman­tisme mor­ti­fère, ni même d’ailleurs du nihi­lisme au sens où l’entend Camus – l’usage de ce terme est d’ailleurs très pro­blé­ma­tique puisqu’il ren­voie à un moment bien pré­cis de l’histoire russe, dans lequel les textes de Bakounine ont pu jouer un rôle, mais sans qu’on puisse pour autant faire de Bakounine un nihi­liste. Quant à l’immoralisme, je me demande dans quelle mesure Camus n’est pas ici pris au piège de la confu­sion entre les textes de Bakounine et ceux de Netchaïev. Cela étant, il y a un aspect dis­cu­table de l’activité de Bakounine, qui est le rôle qu’il fait jouer aux socié­tés secrètes — même s’il n’y a sans doute pas lieu d’en faire l’épouvantail que Marx et ses amis en ont fait au moment de l’exclusion de Bakounine de l’AIT. Là encore, il me semble que le temps pas­sé devrait nous per­mettre de lire les textes d’une manière cri­tique plu­tôt que de pro­non­cer des juge­ments à l’emporte-pièce.

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Albert Camus (DR)

Justement : Bakounine, comme vous l’avez écrit, a mau­vaise presse dans le monde aca­dé­mique et auprès d’un plus large public : on l’accuse d’être tour à tour ter­ro­riste, bar­bare ou violent… À pro­pos de sa concep­tion de la vio­lence, Leval notait jus­te­ment dans La Pensée construc­tive de Bakounine : « La légende a défor­mé la véri­té ». Vous confirmez ? 

Quand on confronte ce que fut l’activité effec­tive de Bakounine, et aus­si ses écrits, à ce que l’on lit à son pro­pos chez des gens qui ne l’ont pro­ba­ble­ment jamais lu, on se demande par­fois si on parle de la même per­sonne. Bakounine n’était pas non-violent, ce n’était pas un ange, c’était un révo­lu­tion­naire qui pen­sait que la révo­lu­tion com­por­tait néces­sai­re­ment un moment de vio­lence, ou comme il dit de déchaî­ne­ment des mau­vaises pas­sions — mais c’est quelque chose qu’il enre­gistre comme un fait, pas quelque chose qu’il appelle de ses vœux. On est bien loin du por­trait que dresse de lui le libé­ral Isaiah Berlin, celui d’un monstre prêt à patau­ger dans des flaques de sang… D’autant que si l’on veut abor­der sérieu­se­ment cette ques­tion de la vio­lence, il y a des textes tout à fait clairs de Bakounine à ce sujet. Bakounine refuse l’usage de la ter­reur, qu’on entende par là la pra­tique de l’assassinat indi­vi­duel ou sa mise en œuvre sys­té­ma­tique par un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire. Lorsqu’un jeune Russe, en 1866, tente d’assassiner le tsar, Bakounine, tout en ren­dant hom­mage à son cou­rage, dit très clai­re­ment qu’une telle ten­ta­tive, même cou­ron­née (si j’ose dire) de suc­cès ne sert à rien : un monarque pren­dra la place du monarque défunt. Bref, on reprend deux fois des nouilles, mais pas de quoi pavoi­ser. Quant à l’usage de la ter­reur par un gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire, il n’est qu’à relire les pas­sages dans les­quels Bakounine traite de la Révolution fran­çaise pour se rendre compte que, selon lui, la tâche des révo­lu­tion­naires n’est pas d’attiser les mau­vaises pas­sions en tant qu’elles sont diri­gées vers les per­sonnes, mais de les tour­ner contre les choses et les institutions.

« Quand on confronte ce que fut Bakounine à ce que l’on lit à son pro­pos, on se demande par­fois si on parle de la même personne. »

J’en suis venu à me deman­der d’où pro­ve­nait cette répu­ta­tion faite à Bakounine, mais aus­si plus géné­ra­le­ment à l’anarchisme : il y a bien un usage de la vio­lence à dif­fé­rents moments de l’histoire du mou­ve­ment anar­chiste, mais après tout, d’une manière bien moindre que celle de la plu­part des cou­rants poli­tiques pour les­quels le monde aca­dé­mique fait preuve de davan­tage de révé­rence. Pour ne prendre qu’un exemple, notre chère République fran­çaise ne s’est pas exac­te­ment construite sur des pétales de rose. Outre le fait qu’à un cer­tain moment de l’Histoire du mou­ve­ment, des anar­chistes ont pu faire un usage spec­ta­cu­laire de la vio­lence (ce qui n’est pas à négli­ger dans la construc­tion d’un mythe), je me demande si cette répu­ta­tion qui colle à Bakounine et aux anar­chistes ne tient pas au fait qu’ils ne délèguent pas à autrui, et notam­ment pas à l’État, l’usage de la vio­lence. Mais il fau­drait sans doute reve­nir là-des­sus plus en détail… Peut-être aus­si, tout sim­ple­ment, que les gens qui sont du côté du manche per­çoivent la cri­tique en acte des anar­chistes comme une vio­lence insup­por­table, mais bon, c’est leur problème…

Bakounine avait, en quelque sorte, pré­dit la déroute d’un régime fon­dé sur « la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » et le carac­tère « tota­li­taire » (si l’on ose l’anachronisme !) du socia­lisme cen­tra­li­sé d’État. Comment expli­quer, selon vous, que le com­mu­nisme ait, à l’échelle du monde, sus­ci­té bien plus d’adhésion que le socia­lisme libertaire ?

Cette idée d’un Bakounine pro­phé­ti­sant la catas­trophe du socia­lisme d’État est sédui­sante, mais il faut s’en méfier, même si nombre de textes de lui adoptent ce ton pro­phé­tique. Rétrospectivement, ces textes sonnent en effet comme cela, mais il me semble que Bakounine pointe un dan­ger très géné­ral, très vague fina­le­ment (et com­ment pour­rait-il faire autre­ment ?), qui s’est actua­li­sé d’une manière très pré­cise par la suite. Aujourd’hui, évi­dem­ment, quand on lit « bureau­cra­tie rouge », on ima­gine le gars qui rem­plit un for­mu­laire pour t’envoyer au gou­lag… Pour reve­nir par ailleurs sur les termes de ta ques­tion, on ne peut mal­heu­reu­se­ment pas par­ler de déroute du pré­ten­du socia­lisme d’État — certes il y a eu la déroute finale, mais il y a sur­tout eu l’hégémonie à peu près totale de cette ver­sion du mar­xisme, qui a conduit à jeter le dis­cré­dit sur tous les mou­ve­ments d’émancipation. De sorte que je dirais plu­tôt que le triomphe du socia­lisme d’État a conduit à la déroute du socia­lisme en géné­ral. C’est l’une des grandes catas­trophes du XXe siècle.

Staline (DR)

Maintenant, expli­quer en quelques mots cette vic­toire des formes auto­ri­taires du socia­lisme sur ses formes liber­taires, cela me semble dif­fi­cile — d’autres que moi auraient sans doute moins de scru­pules ! Plutôt que de ten­ter une expli­ca­tion har­die, je pré­fère me deman­der où est la vic­toire de ce pré­ten­du socia­lisme, qui n’a triom­phé qu’en se trans­for­mant en son enne­mi. Alors si l’on veut, cela peut consti­tuer une expli­ca­tion : ils ont gagné parce qu’ils se sont joints à des logiques de puis­sance qui étaient déjà des logiques domi­nantes — mais ce fai­sant, la cause qu’ils pré­ten­daient défendre a été perdue.

On sup­pose que vous ne consi­dé­rez pas Bakounine comme un objet d’études bon pour les musées anar­chistes : que peut-il appor­ter à notre époque troublée ? 

Le côté « cher­cheur » en moi a for­cé­ment une ten­dance à s’intéresser à la gri­saille des textes et des archives : il faut être un peu (beau­coup) obses­sion­nel pour faire de la recherche, et après tout, il n’y a pas de honte à ça, du moment qu’on ne vient pas faire la leçon aux mili­tants à coup de grandes leçons savantes sur les auteurs sacrés. Et du coup, je vais com­men­cer par vous déce­voir : il y a des choses chez Bakounine qui me semblent datées, ou qui sont très dépen­dantes du contexte dans lequel elles ont été pro­non­cées, ou encore qui ont un inté­rêt pra­tique limi­té pour nous, de sorte qu’il est dif­fi­cile de leur trou­ver une actua­li­té — outre la dif­fi­cul­té que pose, de toute façon, si on l’aborde un peu scien­ti­fi­que­ment, l’idée selon laquelle un pen­seur né il y a deux siècles pour­rait être actuel. Sans comp­ter qu’il y a tou­jours l’écueil de la cano­ni­sa­tion des grands ancêtres : « Bakounine l’avait bien dit ! Relis Bakounine, cama­rade ! » Heureusement, j’ai l’impression qu’on n’entend guère ce genre de phrases chez les anar­chistes, qui ont un rap­port à la fois tendre et iro­nique à leurs glo­rieux devanciers.

« Je n’aurais jamais tra­vaillé sur Bakounine si je n’y avais pas trou­vé une source d’inspiration pour aujourd’hui. »

Mais vous avez rai­son, je n’aurais jamais tra­vaillé sur Bakounine si je n’avais pas trou­vé dans ses textes (et dans ceux de bien d’autres !) une source d’inspiration pour aujourd’hui. Et après tout, c’est bien l’essentiel : pour pen­ser et agir aujourd’hui, de quelle éner­gie et de quels outils peut nous doter la lec­ture de Bakounine et l’itinéraire qui fut le sien ? Même si ce sont des choses qui m’intéressent, on se contre­fout par exemple (et on a bien rai­son) de savoir quels élé­ments de l’antithéologisme de Bakounine sont emprun­tés à Comte, quels autres viennent de Feuerbach, etc. En revanche, je conti­nue à trou­ver très beaux les textes sur la liber­té et le sen­ti­ment de révolte, et digne de consi­dé­ra­tion tout ce qu’il écrit sur (et contre) la néces­si­té his­to­rique, les rap­ports entre classe et révo­lu­tion, sa concep­tion de la poli­tique et du poli­tique. De fait, on trouve chez Bakounine ce qu’on peut attendre de toute théo­rie mili­tante : des armes et des rai­sons de s’en servir.


Ballast

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