Entretien inédit pour le site de Ballast
On connaît souvent l’homme à coups de trois grands traits : fils d’aristocrates, opposant à Karl Marx et figure incontournable du socialisme libertaire. Jean-Christophe Angaut, auteur des ouvrages Bakounine jeune hégélien et La liberté des peuples, creuse le mythe : était-il ou non un philosophe ? croyait-il en l’homme naturellement bon ? se trouvait-il être la brute souvent décrite ou décriée ?
On dit que Bakounine a traduit le Manifeste du parti communiste : quelles étaient ses relations intellectuelles au communisme marxiste ?
En fait, il n’y a aucune preuve que Bakounine ait effectivement traduit le Manifeste. En revanche, il était censé traduire le livre I du Capital, mais il n’est jamais allé au bout, c’était une tâche qui demandait un travail trop suivi pour quelqu’un qui était sans cesse diverti par l’urgence de l’actualité révolutionnaire. Il reste cependant que le Manifeste est le texte de Marx (et Engels) que Bakounine connaît le mieux, et que c’est cette version-là des théories de Marx qu’il ne cesse de critiquer, plus de vingt ans après qu’elle a été publiée – ce qui peut expliquer d’ailleurs certaines distorsions. Si l’on met de côté la dimension personnelle des relations avec Marx (qui n’est pas du tout négligeable), mais aussi la composante plus immédiatement politique pour se concentrer sur la critique « intellectuelle », je dirais que la relation de Bakounine au marxisme (et pas seulement au communisme) est marquée par trois divergences fondamentales. La première porte sur la question de l’État. Dans le Manifeste, Bakounine lit que la tâche du prolétariat est de s’emparer du pouvoir d’État pour le faire fonctionner à son profit. Pour les marxistes, il s’agit d’une prise de contrôle provisoire, le temps de faire disparaître toute domination de classe, et comme l’État est un simple instrument de domination de classe, il s’éteindra avec celle-ci. Bakounine n’y croit pas et estime que, même si l’État n’est qu’un instrument, il possède une autonomie relative et peut à son tour engendrer une nouvelle classe – en l’occurrence une bureaucratie rouge. Avant même d’être anarchiste, Bakounine a été hostile aux formes autoritaires de communisme, comme l’atteste son article « Le communisme » qu’il publie en juin 1843, et dans lequel il prend parti pour « la véritable communauté des hommes libres » contre des formes asservissantes de communisme.
« Avant même d’être anarchiste, Bakounine a été hostile aux formes autoritaires de communisme. »
Cette critique de l’État s’approfondit, en second lieu, sur le terrain de la philosophie de l’Histoire. Bakounine réagit à ce qu’il connaît de la philosophie marxienne de l’Histoire, qu’il interprète comme un déterminisme socio-économique à sens unique, et souligne le rôle historique que joue l’État dans la perpétuation de la domination de classe – raison pour laquelle, sur le plan politique, il insiste par exemple sur le droit d’héritage (ce qui ne manque pas d’actualité, quand on sait que la principale source de la fortune, dans nos pays, c’est la naissance – et certainement pas le travail). C’est précisément parce que l’État joue ce rôle historiquement qu’il est impossible d’en faire un instrument d’émancipation : on croit prendre l’État, mais c’est l’État qui vous prend. D’où aussi une troisième critique, qui touche ce que Bakounine considère comme une approbation par Marx du cours de l’Histoire, l’idée selon laquelle l’Histoire travaille à la réalisation du communisme, en vertu des lois éternelles de la dialectique. Ce qui, à nouveau, n’est pas sans conséquences pratiques : par exemple, des pays dans lesquels le capitalisme ne serait pas parvenu à son plein développement devraient attendre celui-ci pour pouvoir espérer une révolution sociale. Notons enfin que Bakounine et ses amis, dans la Première Internationale, étaient désignés comme collectivistes, et non comme communistes, mais je ne suis pas certain qu’il faille surinterpréter ces qualificatifs, car quelques années plus tard, ce sont les communistes qui se désigneront comme collectivistes (autour de Jules Guesde notamment), alors que les anarchistes se réclameront du communisme.
En plus de l’État, une des divergences de fond entre Marx et Bakounine était leur rapport au sous-prolétariat : une engeance parasitaire pour le premier ; un foyer révolutionnaire pour le second. Comment expliquer cette opposition théorique, et donc pratique ?
C’est effectivement une différence importante. D’une manière plus générale, il me semble qu’il y a une grande attention, chez Bakounine, aux dynamiques sociales qui sous-tendent toute révolution. De fait, cette catégorie de lumpenproletariat est assez étrange chez Marx, car elle recouvre, selon les textes, des milieux sociaux bien différents (il est parfois en haillons, mais, pour le dire en termes contemporains, il porte parfois aussi une Rolex et une gourmette en or) ; d’autre part, on ne peut qu’être frappé par les analogies qui existent, notamment dans des textes sur la question slave, entre les propos de Marx et Engels sur le lumpenproletariat et ce qu’ils disent par ailleurs des sociétés précapitalistes, les deux semblant avoir pour destin historique de servir d’hommes de main à la réaction. Maintenant, dire que ce que Marx et Engels appellent lumpenproletariat est nécessairement une force révolutionnaire pour Bakounine, ce serait abusif : d’abord parce que les contours de cette population chez les deux révolutionnaires allemands est tout sauf clair, mais aussi parce que Bakounine est conscient qu’il peut être difficile d’enrôler par exemple des bandits (il en parle dans le contexte de la Russie) au service de la révolution (même s’il estime qu’il faut tenter de le faire). En revanche, il y a de nombreux textes de Bakounine sur le phénomène du déclassement et ses conséquences politiques. On pourrait peut-être aller jusqu’à soutenir (ce que d’autres auteurs anarchistes, comme Landauer, feront après lui) que la révolution n’est pas une affaire de classe, mais de déclassement, au sens littéral du terme : si l’on en reste à sa position de classe, on ne fait jamais la révolution.
Onfray estime, dans Politique du rebelle, que Bakounine ne diverge de Marx que sur les moyens, en rien sur les fins : « Les deux croient à l’homme total, débarrassé de ses aliénations par le simple fait d’évoluer dans une société sans classe. » Frères ennemis, ces deux-là ?
Ah, cette mâle assurance qui permet de prononcer de belles phrases définitives et ronflantes sans s’embêter à citer les auteurs concernés ! C’est peut-être ça, un vrai philosophe… Blague à part, j’ai l’impression qu’il y a deux questions en une. D’abord, est-ce qu’on a cette croyance en l’homme total chez Bakounine, et même chez Marx ? Je n’en suis pas du tout convaincu. Il y a bien une période explicitement humaniste, chez Marx, c’est celle des Manuscrits de 1844, mais cela marque le tout début de son engagement communiste, qui est encore très peu déterminé, et par la suite, la thématique anthropologique sera toujours très problématique chez lui — en fait, on plaque la thématique de l’homme nouveau sur Marx. Quant à Bakounine, soutenir cela à son propos me paraît complètement fantaisiste. J’ai l’impression que dans la citation que vous mentionnez, Michel Onfray nous rejoue le coup de la bonne nature humaine à laquelle ces grands naïfs de révolutionnaires croiraient d’une manière impénitente. Là encore, il faut aller voir ce que les auteurs dont on parle racontent effectivement.
« Il voulait parvenir à des configurations sociales où les mauvais aspects de la nature humaine pouvaient trouver à s’exprimer sans nuire aux autres. »
Pour ce qui est de Bakounine, on a beaucoup de textes qui parlent de la nature humaine, mais outre qu’ils la réinscrivent dans une histoire, ils sont beaucoup plus diserts sur ses mauvais aspects. Bakounine suggère plutôt que c’est une tâche révolutionnaire que de parvenir à des configurations sociales où les mauvais aspects de la nature humaine (égoïsme, vanité, cupidité, etc.) peuvent trouver à s’exprimer sans nuire aux autres. Et puis en second lieu, il y a la question des moyens et des fins. S’agissant de Bakounine, soutenir finalement que la fin peut demeurer la même quand on change de moyens, cela me semble aller complètement à l’encontre de ce qui fut le sens explicite de son engagement : si Bakounine est si pugnace sur la question de l’organisation de l’Internationale, c’est aussi parce qu’il considère qu’une organisation ouvrière autoritaire pourrait constituer le germe de cette bureaucratie rouge dont on parlait à l’instant — et aussi parce qu’il estime que la fin se construit dans les moyens (par exemple dans la mise en place de formes non autoritaires d’organisation, de coopératives, etc.).
Bakounine — à l’instar, en général, de toute la tradition anarchiste — s’est montré très hostile à l’endroit de Dieu et des religions instituées (ce qui fut moins le cas d’un Engels, d’un Marx ou d’un Lénine — ce dernier estimant par exemple que l’on diviserait à tort les travailleurs en faisant de l’irréligion un mot d’ordre). Cet athéisme militant vous semble-t-il toujours d’actualité ?
Ce qui est étonnant, finalement, c’est que Bakounine s’est exprimé lui-même contre le projet de faire de l’athéisme une condition pour entrer dans l’Internationale, alors par ailleurs qu’on connaît les nombreux textes qui décrivent son antithéologisme. Il me semble que la position de Bakounine est particulièrement intéressante, y compris pour aujourd’hui, parce qu’elle combine une forme radicale d’athéisme (qui n’est pas simplement de l’ordre de l’émancipation individuelle, mais repose sur une critique très intéressante des liens entre théologie et politique) et, en même temps, à la fois une conception de l’organisation ouvrière où ces questions doivent être débattues sans être tranchées officiellement, et une conception de l’organisation sociale comme devant permettre la liberté totale du culte — mais aussi son caractère intégralement privé. Par rapport aux débats contemporains sur la laïcité, qui sont tellement empoisonnés, c’est une position féconde : on peut tenir une totale liberté d’expression religieuse (et antireligieuse, évidemment) et une relégation de la pratique religieuse dans la sphère de l’initiative privée. Sur les deux plans, en France, on en est encore loin, puisque d’un côté on réprime le port de signes religieux chez les usagers des services publics (alors que la neutralité religieuse devrait être celle des institutions), tout en subventionnant les cultes, les écoles confessionnelles, etc. (de sorte que les impôts des libres penseurs servent à entretenir ce genre d’établissements).
Pour ce qui est de l’actualité de l’athéisme militant, sous la forme qu’il revêtait à l’époque de Bakounine, je suis plus réservé. Bakounine écrit à une époque où l’Église n’était séparée de l’État dans aucun pays européen, où la religion chrétienne possédait une véritable emprise sur la vie des individus et constituait un pouvoir politique. Même si ce n’est pas tout à fait fini (comme l’atteste la mobilisation de l’Église catholique en France contre l’extension de l’institution du mariage aux couples homosexuels), on a aujourd’hui souvent affaire à des formes d’extrémisme religieux qui se manifestent en dehors de l’État — même si parfois elles aspirent à le conquérir.
Vous écrivez que « la philosophie occupe une place particulière » chez Bakounine. Vous en faites même un « point de rencontre » unique entre les différentes tendances de son époque. C’est-à-dire ?
« Pour ce qui est de l’actualité de l’athéisme militant, sous la forme qu’il revêtait à l’époque de Bakounine, je suis plus réservé. »
D’abord, Bakounine a reçu une formation philosophique — d’abord en Russie, où il s’est formé en autodidacte avec quelques amis, puis en Allemagne où il a entrepris de parfaire sa formation en philosophie allemande, et il s’est tenu au courant toute sa vie de l’actualité des courants philosophiques — on trouve même dans les textes de la fin quelques mentions de Schopenhauer. En revanche, il ne me semble pas qu’on puisse considérer Bakounine comme un philosophe : ses textes sont nourris de philosophie, quand il en a besoin, mais ses préoccupations ont vite cessé d’être théoriques. Par exemple, lorsqu’il construit théoriquement son antithéologisme, il mobilise des auteurs comme Feuerbach, Comte, ou les matérialistes allemands, mais son but n’est pas à proprement parler la recherche de la vérité : c’est parce que la religion, et plus précisément d’ailleurs la théologie, a été reconnue par lui comme une puissance néfaste qu’il estime nécessaire d’en extirper les racines théoriques. Alors en effet, Bakounine constitue un point de rencontre singulier entre différents courants philosophiques qui, à l’époque, n’ont guère dialogué : l’hégélianisme, le marxisme, le positivisme, le matérialisme scientifique — courants dont il a, je pense, une bonne compréhension. Mais ce qui me semble surtout intéressant, c’est la manière dont il remet en cause l’usage que la philosophie fait d’un certain nombre de concepts – l’État, l’histoire, la politique etc.
Camus, qui confia que Bakounine était « vivant » en lui, estimait pourtant qu’il existait dans son œuvre des inclinations « nihilistes et immoralistes » ainsi qu’un romantisme mortifère. Quel regard portez-vous sur cette analyse, que l’on trouve dans L’Homme révolté ainsi que dans sa polémique avec Gaston Leval ?
Soit dit en passant, on voit bien avec ce genre de propos qu’Onfray aimerait être Camus (d’ailleurs, son livre sur Camus, comme du reste tous ses autres livres, c’est un peu un livre sur lui-même), mais qu’il a encore du travail — notamment parce qu’à l’occasion de la polémique avec Leval, Camus a été capable de reconnaître qu’il avait caricaturé Bakounine. La difficulté avec l’essai de Camus, c’est de savoir à quoi au juste il fait allusion. Bien entendu, il ne s’agit pas de s’obstiner à défendre Bakounine à tout crin : il y a chez lui une tendance « négativiste », liée à la conviction qui était la sienne qu’il faisait partie d’une génération de destructeurs, et qu’une autre génération viendrait ensuite qui pourrait construire autre chose. Je ne sais pas si c’est du romantisme mortifère, ni même d’ailleurs du nihilisme au sens où l’entend Camus – l’usage de ce terme est d’ailleurs très problématique puisqu’il renvoie à un moment bien précis de l’histoire russe, dans lequel les textes de Bakounine ont pu jouer un rôle, mais sans qu’on puisse pour autant faire de Bakounine un nihiliste. Quant à l’immoralisme, je me demande dans quelle mesure Camus n’est pas ici pris au piège de la confusion entre les textes de Bakounine et ceux de Netchaïev. Cela étant, il y a un aspect discutable de l’activité de Bakounine, qui est le rôle qu’il fait jouer aux sociétés secrètes — même s’il n’y a sans doute pas lieu d’en faire l’épouvantail que Marx et ses amis en ont fait au moment de l’exclusion de Bakounine de l’AIT. Là encore, il me semble que le temps passé devrait nous permettre de lire les textes d’une manière critique plutôt que de prononcer des jugements à l’emporte-pièce.
Justement : Bakounine, comme vous l’avez écrit, a mauvaise presse dans le monde académique et auprès d’un plus large public : on l’accuse d’être tour à tour terroriste, barbare ou violent… À propos de sa conception de la violence, Leval notait justement dans La Pensée constructive de Bakounine : « La légende a déformé la vérité ». Vous confirmez ?
Quand on confronte ce que fut l’activité effective de Bakounine, et aussi ses écrits, à ce que l’on lit à son propos chez des gens qui ne l’ont probablement jamais lu, on se demande parfois si on parle de la même personne. Bakounine n’était pas non-violent, ce n’était pas un ange, c’était un révolutionnaire qui pensait que la révolution comportait nécessairement un moment de violence, ou comme il dit de déchaînement des mauvaises passions — mais c’est quelque chose qu’il enregistre comme un fait, pas quelque chose qu’il appelle de ses vœux. On est bien loin du portrait que dresse de lui le libéral Isaiah Berlin, celui d’un monstre prêt à patauger dans des flaques de sang… D’autant que si l’on veut aborder sérieusement cette question de la violence, il y a des textes tout à fait clairs de Bakounine à ce sujet. Bakounine refuse l’usage de la terreur, qu’on entende par là la pratique de l’assassinat individuel ou sa mise en œuvre systématique par un gouvernement révolutionnaire. Lorsqu’un jeune Russe, en 1866, tente d’assassiner le tsar, Bakounine, tout en rendant hommage à son courage, dit très clairement qu’une telle tentative, même couronnée (si j’ose dire) de succès ne sert à rien : un monarque prendra la place du monarque défunt. Bref, on reprend deux fois des nouilles, mais pas de quoi pavoiser. Quant à l’usage de la terreur par un gouvernement révolutionnaire, il n’est qu’à relire les passages dans lesquels Bakounine traite de la Révolution française pour se rendre compte que, selon lui, la tâche des révolutionnaires n’est pas d’attiser les mauvaises passions en tant qu’elles sont dirigées vers les personnes, mais de les tourner contre les choses et les institutions.
« Quand on confronte ce que fut Bakounine à ce que l’on lit à son propos, on se demande parfois si on parle de la même personne. »
J’en suis venu à me demander d’où provenait cette réputation faite à Bakounine, mais aussi plus généralement à l’anarchisme : il y a bien un usage de la violence à différents moments de l’histoire du mouvement anarchiste, mais après tout, d’une manière bien moindre que celle de la plupart des courants politiques pour lesquels le monde académique fait preuve de davantage de révérence. Pour ne prendre qu’un exemple, notre chère République française ne s’est pas exactement construite sur des pétales de rose. Outre le fait qu’à un certain moment de l’Histoire du mouvement, des anarchistes ont pu faire un usage spectaculaire de la violence (ce qui n’est pas à négliger dans la construction d’un mythe), je me demande si cette réputation qui colle à Bakounine et aux anarchistes ne tient pas au fait qu’ils ne délèguent pas à autrui, et notamment pas à l’État, l’usage de la violence. Mais il faudrait sans doute revenir là-dessus plus en détail… Peut-être aussi, tout simplement, que les gens qui sont du côté du manche perçoivent la critique en acte des anarchistes comme une violence insupportable, mais bon, c’est leur problème…
Bakounine avait, en quelque sorte, prédit la déroute d’un régime fondé sur « la dictature du prolétariat » et le caractère « totalitaire » (si l’on ose l’anachronisme !) du socialisme centralisé d’État. Comment expliquer, selon vous, que le communisme ait, à l’échelle du monde, suscité bien plus d’adhésion que le socialisme libertaire ?
Cette idée d’un Bakounine prophétisant la catastrophe du socialisme d’État est séduisante, mais il faut s’en méfier, même si nombre de textes de lui adoptent ce ton prophétique. Rétrospectivement, ces textes sonnent en effet comme cela, mais il me semble que Bakounine pointe un danger très général, très vague finalement (et comment pourrait-il faire autrement ?), qui s’est actualisé d’une manière très précise par la suite. Aujourd’hui, évidemment, quand on lit « bureaucratie rouge », on imagine le gars qui remplit un formulaire pour t’envoyer au goulag… Pour revenir par ailleurs sur les termes de ta question, on ne peut malheureusement pas parler de déroute du prétendu socialisme d’État — certes il y a eu la déroute finale, mais il y a surtout eu l’hégémonie à peu près totale de cette version du marxisme, qui a conduit à jeter le discrédit sur tous les mouvements d’émancipation. De sorte que je dirais plutôt que le triomphe du socialisme d’État a conduit à la déroute du socialisme en général. C’est l’une des grandes catastrophes du XXe siècle.
Maintenant, expliquer en quelques mots cette victoire des formes autoritaires du socialisme sur ses formes libertaires, cela me semble difficile — d’autres que moi auraient sans doute moins de scrupules ! Plutôt que de tenter une explication hardie, je préfère me demander où est la victoire de ce prétendu socialisme, qui n’a triomphé qu’en se transformant en son ennemi. Alors si l’on veut, cela peut constituer une explication : ils ont gagné parce qu’ils se sont joints à des logiques de puissance qui étaient déjà des logiques dominantes — mais ce faisant, la cause qu’ils prétendaient défendre a été perdue.
On suppose que vous ne considérez pas Bakounine comme un objet d’études bon pour les musées anarchistes : que peut-il apporter à notre époque troublée ?
Le côté « chercheur » en moi a forcément une tendance à s’intéresser à la grisaille des textes et des archives : il faut être un peu (beaucoup) obsessionnel pour faire de la recherche, et après tout, il n’y a pas de honte à ça, du moment qu’on ne vient pas faire la leçon aux militants à coup de grandes leçons savantes sur les auteurs sacrés. Et du coup, je vais commencer par vous décevoir : il y a des choses chez Bakounine qui me semblent datées, ou qui sont très dépendantes du contexte dans lequel elles ont été prononcées, ou encore qui ont un intérêt pratique limité pour nous, de sorte qu’il est difficile de leur trouver une actualité — outre la difficulté que pose, de toute façon, si on l’aborde un peu scientifiquement, l’idée selon laquelle un penseur né il y a deux siècles pourrait être actuel. Sans compter qu’il y a toujours l’écueil de la canonisation des grands ancêtres : « Bakounine l’avait bien dit ! Relis Bakounine, camarade ! » Heureusement, j’ai l’impression qu’on n’entend guère ce genre de phrases chez les anarchistes, qui ont un rapport à la fois tendre et ironique à leurs glorieux devanciers.
« Je n’aurais jamais travaillé sur Bakounine si je n’y avais pas trouvé une source d’inspiration pour aujourd’hui. »
Mais vous avez raison, je n’aurais jamais travaillé sur Bakounine si je n’avais pas trouvé dans ses textes (et dans ceux de bien d’autres !) une source d’inspiration pour aujourd’hui. Et après tout, c’est bien l’essentiel : pour penser et agir aujourd’hui, de quelle énergie et de quels outils peut nous doter la lecture de Bakounine et l’itinéraire qui fut le sien ? Même si ce sont des choses qui m’intéressent, on se contrefout par exemple (et on a bien raison) de savoir quels éléments de l’antithéologisme de Bakounine sont empruntés à Comte, quels autres viennent de Feuerbach, etc. En revanche, je continue à trouver très beaux les textes sur la liberté et le sentiment de révolte, et digne de considération tout ce qu’il écrit sur (et contre) la nécessité historique, les rapports entre classe et révolution, sa conception de la politique et du politique. De fait, on trouve chez Bakounine ce qu’on peut attendre de toute théorie militante : des armes et des raisons de s’en servir.