Texte inédit | Ballast
Des millions de personnes qui défilent dans la rue partout en France pendant des semaines malgré une répression brutale, le soutien jamais démenti des trois-quarts de la population française : la mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 avait tout pour gagner. Pourtant, le projet de loi est passé, et l’été s’est chargé de tourner la page. Afin de comprendre les échecs et pour éviter de se retrouver dans les mêmes impasses, un bilan critique et l’amorce d’une réflexion sur de nouvelles manières de s’organiser s’avèrent nécessaires. C’est ce que Rémi Azemar et Rémi Segonds se proposent de faire ici. Grévistes, partisans de l’auto-organisation des luttes, syndiqués à ASSO-Solidaires et Sud Éducation 13, ils ont recueillis les paroles de militants et de militantes venant d’horizons syndicaux et géographiques divers : Toulouse, Marseille, Rennes ou Saint-Étienne, mais aussi Cazères, Albi, Saint-Gaudens et Mimizan. Ils esquissent une analyse des assemblées générales et questionnent leur faiblesse durant le mouvement social. En creux revient cette question ancienne mais plus que jamais d’actualité, que nous avions évoqué dans un dossier : que faire ?
« Il faut construire la grève reconductible et arrêter avec les journées saute-moutons ! » Voilà une phrase qui a été répétée par de nombreuses personnes en grève cette année. En France, dans notre histoire contemporaine, la construction d’un mouvement de grève reconductible passe par des assemblées générales (AG) ou d’autres formes démocratiques d’auto-organisation (à l’instar des ronds-points pendant le mouvement des gilets jaunes). Ces initiatives ont été peu nombreuses et peu investies au niveau national. Un même constat a été largement partagé par les personnes en lutte cet hiver et printemps : « Les AG étaient beaucoup moins suivies que celles de 2019 et réunissaient essentiellement des militant·es. » Pourtant, dans le même temps, certaines ont été couronnées de succès et se sont avérées transformatrices. Comment l’expliquer ? L’échec vient-il d’une intersyndicale insuffisamment offensive ? De l’absence d’un appel des syndicats de lutte à une grève reconductible forte ? D’une défaillance ou d’une « crise de la base » ? Quelles pistes d’action pour le futur ?
À qui la faute ?
De nombreux freins structurels ont empêché l’émergence de cadres d’auto-organisation : la montée de l’individualisme, l’enracinement du néolibéralisme qui éclate les collectifs de travail et précarise les travailleurs⋅euses. Cependant, entre militant·es, nous ne pouvons pas nous contenter de ce constat, encore moins de la lecture simpliste d’une intersyndicale pas assez offensive ou radicale qui aurait fait échouer notre lutte. « La grève ça ne se décrète pas, ça se construit » : un texte, venant d’en haut, n’aurait pas changé la donne. En effet, ni en 1936, ni en 1968, ni en 1995, un appel à la grève générale n’avait été posé par les principaux syndicats.
« Nous ne pouvons pas nous contenter de la lecture simpliste d’une intersyndicale pas assez offensive ou radicale qui aurait fait échouer notre lutte. »
Dès le 4 octobre 2022, l’intersyndicale appelle « à se réunir et débattre » pour discuter de la mobilisation à construire. En janvier et février, elle multiplie les appels à bâtir des « assemblées générales » (19 et 31 janvier, 7 février). Du côté des syndicats nationaux, la CGT « demande à ses syndicats, ses syndiqués de multiplier les assemblées générales » (11 février), des demandes déjà proclamées en janvier et qu’elle réitère en mars, en interne comme publiquement. Dès le début du mouvement, l’Union syndicale Solidaires construit, de son côté, sa ligne autour des AG. Le 21 janvier, le Secrétariat national édite même un manuel : « Pour gagner la bataille des retraites, il est important de pouvoir pousser à l’auto-organisation et au développement du mouvement. Cela passe par la multiplication d’assemblées générales. » Si la CFDT, FO et la FSU éditent peu de communiqués qui leur sont propres, ces syndicats relaient tout de même les appels intersyndicaux aux AG et font quelques notes internes pour participer à ces cadres d’organisation.
Au niveau des secteurs professionnels, un même constat peut être établi, notamment dans l’Éducation nationale et la fonction publique. Les intersyndicales des différentes fédérations appellent le 20 janvier « l’ensemble des personnels à préparer les assemblées générales« . Des références que l’on retrouve dans les lettres internes de syndicats fédéraux, comme par exemple à La Poste, avec la CGT FAPT et SUD PTT. Cependant, une fois la mobilisation ancrée à partir de la deuxième moitié du mois de mars, ces références aux AG disparaissent dans la plupart des organisations : les instances nationales insistent alors sur le calendrier de l’intersyndicale interprofessionnelle et non sur la construction d’espaces démocratiques locaux.
Les unions départementales (UD) diffusent — presque systématiquement — les appels nationaux (avec les différentes références aux assemblées générales) en rajoutant les informations pratiques des manifestations. Si ces UD ont incité leurs syndicats à organiser des AG au niveau des collectifs de travail, elles ont été globalement rétives quant à l’ouverture d’un cadre interprofessionnel, à l’exception de nombreuses sections Solidaires locales. Selon nous, plus la ville est de taille importante, plus les syndicats ont fonctionné avec leurs propres militant·es, et moins il y a eu de cadres unitaires auxquels on pouvait se joindre. Par exemple, l’UD CGT Bouches-du-Rhône ne diffuse ses événements qu’à ses syndicats, à la différence de l’UD CGT Tarn-et-Garonne qui partage les rendez-vous sur ses réseaux sociaux. Cela a permis à des personnes syndiquées ou non de participer à ces actions. La plupart du temps, les intersyndicales départementales ont manqué d’unité et de camaraderie en comparaison avec l’intersyndicale nationale, qui a laissé une place plus importante à chaque syndicat (prise de parole tournante, ordre tournant dans le cortège parisien et localisation à tour de rôle de la réunion).
Enfin, le niveau local semble avoir été l’échelon le plus défaillant concernant la mise en place d’AG, toutes organisations confondues. En effet, malgré les appels nationaux, l’immense majorité des syndicats, qu’ils adhèrent à Solidaires, à la CGT, à FO ou à la FSU, n’ont pas construit d’AG. Ce mouvement peut être analysé comme une « crise de la base » qui manque de formations et pratiques militantes. Les intersyndicales ont eu du mal à fonctionner et les syndicats ne communiquaient que très peu entre eux avant le mouvement. Dans de nombreuses situations, les secrétaires des syndicats ou responsables de sections (au niveau du service ou de l’entreprise) se sont limités à renvoyer l’information départementale, sectorielle ou nationale aux adhérent·es, sans chercher à créer une mobilisation locale. Dans certains cas, des syndiqué·es de SUD et de la CGT n’ont rien reçu avant le mois de mars de la part de leur syndicat. Même lorsqu’une section syndicale fonctionne et se réunit régulièrement, elle le fait souvent en vase clos sans aller chercher des non-adhérent·es ou créer une dynamique intersyndicale. C’est par exemple le cas à La Poste où la pratique de l’AG s’est majoritairement perdue malgré les volontés affichées par les syndicats du secteur au niveau national.
« Alors que le mouvement social battait son plein, de nombreux⋅ses militant·es syndicalistes semblent avoir été gagné·es par un profond scepticisme. »
Alors que le mouvement social battait son plein, de nombreux⋅ses militant·es syndicalistes semblent avoir été gagné·es par un profond scepticisme à l’idée d’aller convaincre leurs collègues : « Ça ne sert à rien, les collègues ne bougeront pas », a-t-on pu entendre. Des syndicalistes de notre entourage ont même été surpris·es de croiser des collègues de travail en manifestation. Par ailleurs, lors des journées de grève, les instances de discussion avec la hiérarchie ou l’État ont parfois été préférées à la mobilisation interne. Par exemple, une réunion dans une antenne du ministère du Travail à Toulouse a pu se tenir pendant une journée de grève avec une cinquantaine de syndicalistes toutes organisations confondues parce qu’elle n’était pas à « la même heure que la manifestation ». Les syndicats locaux ont alors pris un rôle de relais de l’intersyndicale nationale avec pour objectif unique de massifier les manifestations.
Des assemblées générales en demi-teinte
Près de 10 millions de personnes1 ont participé à au moins un événement du mouvement. La forme privilégiée a été celle de la manifestation, ensuite celle de la grève, de la pétition, des actions et, enfin, des AG. « On a été 15 max dans cette AG, alors qu’à Nuit Debout en comparaison (bien que ça soit très différent), la première édition avait réuni 100 personnes« , notait une militante d’une très petite ville à l’issue d’une réunion. Comment, alors, lorsque des AG ont existé, expliquer le faible taux de participation ?
Manque de préparation et concurrence des syndicats
« Dans ma boîte, on ne peut plus parler avec la CGT, ça fait des années qu’on ne fait plus rien ensemble, c’est trop compliqué. » (Syndicaliste SUD Santé-sociaux)
Si se réunir en assemblée a pendant longtemps été un réflexe des mouvements sociaux (Plan Juppé de 1995, retraites 2003 et 2010, CPE 2006, etc.), la transmission de cette pratique s’est progressivement perdue. En effet, en 2023, la majorité des cadres d’auto-organisation a été créée par des militant·es ayant déjà vécu des AG et partageant une culture militante commune forgée au travers de ces expériences. À cet égard, nous pouvons souligner l’importance du manque de transmission au sein du mouvement étudiant, qui s’est accentué depuis la crise Covid. Si dans la première décennie des années 2000, un nombre très important d’étudiant·es « de gauche » avaient vécu au moins plusieurs AG, ce chiffre est beaucoup plus faible pour la décennie suivante2.
De plus, pour construire une AG de grévistes, il faut aller chercher les collègues, faire des tournées, préparer l’information. Bref, cela nécessite une anticipation et une planification d’échéances claires et partagées. De nombreux⋅ses camarades nous ont fait part de leur impréparation pour organiser des AG structurées. La rédaction de tracts et l’organisation d’heures d’information se sont mises en place au mois de février, longtemps après le lancement des hostilités par l’intersyndicale nationale. Et là, des responsables de syndicats ont souvent été « en attente » d’assemblées que lanceraient les salarié·es ou en position d’observation lorsque ces cadres émergeaient.
« Rares ont été les AG arborant la même diversité que celle affichée au niveau national dans l’intersyndicale. »
Par ailleurs, la pratique des tournées, les moments de discussion et d’organisation avec les collègues, n’occupent plus aujourd’hui qu’un très faible pourcentage du temps militant d’un ou d’une syndicaliste. Selon la politiste Sophie Béroud, les syndicalistes occupent en moyenne plus de 90 % de leurs temps de délégation à des réunions avec leur direction et la gestion des problèmes individuels rencontrés au travail. D’autant que les syndicalistes de la fonction publique venaient de vivre en décembre un moment de division à l’occasion des élections professionnelles. Ces dernières aggravent en effet la concurrence entre syndicats, ce qui n’a pas permis l’émergence d’un contre-discours unitaire sur la répartition du temps de travail. Très peu d’intersyndicales ont alors existé au niveau local. Et, lorsque des AG ont été convoquées, ça n’a qu’épisodiquement été le fait de tous les syndicats du secteur ou de l’entreprise. Certain⋅es les boycottaient ou ne mobilisaient pas leurs adhérent·es. Rares ont donc été les AG arborant la même diversité que celle affichée au niveau national dans l’intersyndicale.
Manque d’outils ou mauvais outils ?
« Je n’avais pas d’infos sur ce qui se passait ou sinon au dernier moment. Quand on n’est pas dans la bonne boucle ou proche de certaines personnes c’est dur de savoir. » (syndiqué CGT, participant aux AG EDF)
Nous notons également un écueil dans l’accès à l’information pour les personnes souhaitant rejoindre le mouvement. Les outils ne paraissent pas toujours adéquats. Nombre de camarades nous ont fait part de l’utilisation d’anciennes listes mails datant de mouvements précédents qui sont déjà quasiment à saturation en terme de nombre et, surtout, qui fonctionnent en vase clos — il est alors difficile d’avoir les informations si on n’est pas inscrit·e sur ladite liste. Le mode de communication a peu été discuté dans les AG : les ancien·nes militant·es l’imposent ou les syndicats l’administrent. D’autre part, à l’intérieur des syndicats, les informations sur les mobilisations en cours, les grèves et blocages, ont rarement été partagées, ce qui a eu pour conséquence une grande disparité d’accès à l’information en fonction du degré d’engagement de la personne dans son syndicat. La décision quant au répertoire d’actions de l’AG revient alors aux seul·es expert·es, aux plus engagé·es, ce qui représente un réel frein à l’auto-organisation.
Intersyndicale vs. assemblées générales
« Certaines orgas (FSU, FO…) sont là en tant que structures syndicales et ce sont leurs représentant·es qui prennent la parole. Leurs militant·es ne sont pas forcément là ou alors ne s’expriment pas. » (syndicaliste SUD Éducation)
Des différences de conception du syndicalisme et du rôle des organisations dans les mouvements sociaux entravent également la mise en place de cadres d’auto-organisation. Certains syndicats (FO, une partie de la CGT, une partie de la FSU) mettent en avant la légitimité de leur syndicat, car il est majoritaire aux élections ou en nombre d’adhérent·es. Les représentant·es assistent à ces AG et parlent au nom de leur structure. D’autres syndicats (Solidaires, CNT, une partie de la CGT) favorisent l’auto-organisation des luttes et la participation directe des personnes en grève dans des cadres d’auto-organisation. Une sorte de compétition se cristallise alors, entre d’une part l’intersyndicale de secteur qui serait l’échelon privilégié de prise de décision et, d’autre part, l’assemblée des grévistes, où chaque personne se représente elle-même et où l’on décide collectivement des actions à mener. Ainsi, les décisions des AG ont fréquemment été remises en cause par les intersyndicales en raison de la faiblesse numérique des assemblées, tandis que celles-ci étaient désertées par les grévistes à cause de leur manque de pouvoir face aux syndicats.
Assemblées générales en mal de démocratie
« Les AG ça sert pas à grand-chose, car à la fin c’est toujours les syndicats qui décident les manifs, les actions, ce qui va se passer. » (chômeuse, non syndiquée)
« Je suis allée une fois à l’AG, je me suis dit que jamais je proposerais aux collègues AED3 de venir tellement c’était que un truc de profs. » (AED, syndiquée SUD Éducation)
Dans de nombreuses organisations, la culture militante des AG s’est perdue. C’est le cas, par exemple, de la FSU, qui a pourtant construit son identité syndicale autour de cette pratique4. FO et la CFDT ont également depuis longtemps laissé de côté ces espaces, préférant la représentation syndicale et leur cadre interne. En outre, depuis plusieurs mouvements, les responsables de syndicats de base, même au sein de la CGT et de Solidaires où cette culture persiste, n’ont pas fait un travail suffisant de mobilisation pour que ces cadres soient investis. Hormis au sein des organisations étudiantes, les formations syndicales ne traitent plus de l’auto-organisation des luttes, ce qui peut expliquer, en partie, la faible participation aux AG.
« Combien de personnes en lutte qui participent pour la première fois à une AG de grévistes en repartent sans avoir trouvé leur place dans ces espaces ? »
Par ailleurs, les AG « meeting », où les responsables des syndicats se distribuent la parole à la tribune, n’ont pas permis l’auto-organisation par le bas. Souvent très suivies (dans certaines villes, les AG de janvier, février, et début mars ont été les plus nombreuses), elles présentent parfois l’écueil d’un déficit de légitimité : certain·es de leur participant·es se censurent ou pensent ne pas être compétent·es pour s’engager dans l’organisation de la grève. Des grévistes qui rejoignent pour la première fois une AG peuvent alors se décourager et penser que ces cadres sont ceux des militant·es les plus aguerri·es. Le caractère non démocratique des AG se retrouve également dans les différences de statuts des personnes qui la composent et l’animent. Par exemple, au sein de l’Éducation nationale, les profs titulaires ont généralement pris tout l’espace de parole au détriment des métiers précarisés que sont les assistant·es d’éducation (AED), les accompagnant·es des élèves en situation de handicap ou les profs contractuel·les.
Manque d’accueil
« Franchement je suis venu plusieurs fois à des AG, mais j’étais largué et je voyais pas comment rejoindre le mouvement. » (Non syndiqué, secteur de la culture)
L’ouverture et le caractère attractif de ces assemblées est un enjeu rarement abordé. Pourtant, combien de personnes en lutte qui participent pour la première fois à une AG de grévistes en repartent sans avoir trouvé leur place dans ces espaces ? Ceux-ci ne se dotent pas de suffisamment d’outils pour accueillir ces nouveaux ou nouvelles personnes en grève. Peu nombreux·ses sont celles et ceux qui prennent le temps d’expliquer à quoi sert une AG, comment elle fonctionne, de présenter les différentes commissions, etc. Parfois, les syndicalistes ont tendance à prendre pour acquis des cultures collectives et démocratiques pourtant minoritaires dans notre société.
Fuite en avant et manque d’unité
« Moi, mes collègues ça sert à rien, ils vont pas bouger, il faut faire des actions plus radicales. » (Syndicaliste Sud Collectivités Territoriales)
« On a lancé l’interpro à partir d’un secteur en seulement une semaine, on était plutôt des nouveaux⋅lles syndiqué·es. » (Syndicaliste CGT/SUD Éducation)
Face à ces difficultés traversées par de nombreuses AG, des assemblées interprofessionnelles se montent. Dans une volonté louable de coordination des luttes et des secteurs en grève, ces assemblées ont parfois été avant tout le moyen de s’organiser pour des personnes isolées, mais déjà politisées. Des syndicalistes qui avaient échoué dans la construction de mobilisations internes de secteur y ont alors vu un refuge pour leur militantisme5. Si elles sont traversées par un défaut de légitimité en zone urbaine, elles ont été des aubaines dans des régions plus rurale face à un syndicalisme qui y est plus faible.
La construction de cadres d’auto-organisation interprofessionnels nécessite du temps et le renforcement des liens entre secteurs doit être mené en amont des mobilisations pour être efficace. Or ces cadres sont aujourd’hui très faibles au sein des syndicats. C’est toujours une minorité de syndicalistes qui, en dehors des mouvements sociaux, prend part à l’échelon interprofessionnel local, aussi bien à la CGT, qu’à FO ou Solidaires6. Ainsi, la plupart des militant·es d’une région et, parfois, d’une même organisation, ne se connaissent pas. La camaraderie ne peut se construire en l’espace de quelques mois. Nous avons toutefois pu voir émerger différents cadres interprofessionnels sur une même zone géographique qui se sont fait concurrence, comme à Toulouse : AG autonome, interprofessionnelle, coordination SNCF-EDF… Les militant·es ont alors fait le choix de construire un cadre avec leurs collègues ou ami·es, sans dépasser les frontières existantes entre les différents mouvements de lutte.
« À quoi cela sert-il de participer à une AG, si l’objectif est seulement d’organiser des manifestations ? »
Ces cadres ont souvent échoué à déboucher sur la création de collectifs démocratiques. L’élaboration stratégique avait rarement cours durant l’AG : les actions étaient décidées et appelées par les commissions dédiées, certains s’occupaient de la caisse de grève et d’autres de la communication. Alors, l’AG se transforme en un agrégat de petits collectifs formant diverses commissions spécialisées. Dans de nombreuses expériences, le travail de mobilisation a ainsi été délégué à une commission communication manquant souvent de membres. Les assemblées ont alors perdu leur ancrage dans leur secteur professionnel ou géographique.
Assemblées générales sans perspectives et sans joie
« Ça fait vriller les AG, c’est tellement déprimant ou sinon c’est des embrouilles entre militants. » (Étudiante dans une faculté de sciences humaines et sociales)
Enfin, beaucoup de camarades nous ont fait des retours sur leur désespoir après avoir assisté à une AG. Malheureusement, la lassitude intériorisée par d’ancien·nes militant·es a pu entacher le dynamisme d’autres moins expérimenté·es. Lorsque l’AG n’est pas couplée à des temps plus conviviaux, que les prises de parole s’enchaînent sans écoute pour asséner une suite de difficultés, les grévistes désertent. Ce manque de joie se double souvent d’une perte de puissance collective, voire d’un manque de perspectives. Face à ces impasses, la participation à certaines AG ne permettait pas de se sentir utile. Alors qu’il a fallu être deux millions en 1995, avec des conditions plus simples, pour obtenir une victoire, l’intersyndicale nationale a misé sur une massification par la manifestation : « nous gagnerons si nous sommes cinq millions7 ». Cette stratégie a peu été critiquée. Pourtant, à quoi cela sert-il de participer à une AG, si l’objectif est seulement d’organiser des manifestations, d’entendre les positions de chaque syndicat, ou pire encore, de les observer dans leur manque d’unité ?
Des espaces transformateurs qui ouvrent des possibles
Certaines AG ont été cependant transformatrices. Elles ont parfois permis la mobilisation inédite de grévistes d’un secteur donné8. Nous nous basons sur les expériences d’assemblées interprofessionnelles, des électricien·nes, des secteurs associatifs, éducation, météo et social, dans des quartiers ou des petites villes. À partir de ces témoignages, nous avons tenté d’élaborer des propositions séparées, claires, à discuter entre militant·es. Il ne s’agit pas d’un manuel qui permettrait la réussite d’une AG ; ce sont simplement des propositions et des pistes de réflexion pour contribuer au développement de cadres d’auto-organisation.
En amont
- Développer des formations sur l’animation d’une grève, les stratégies et tactiques syndicales au sein du mouvement social. Il est important d’équilibrer l’offre de formations des syndicats, qui est aujourd’hui centrée autour des instances de dialogue social (CSE, NAO, etc.).
- Accueillir les 100 000 recrues annoncées par les organisations syndicales en mettant en place des formations qui discutent la stratégie et la tactique du mouvement social.
- Réunir spécialement son syndicat et/ou son collectif sur le sujet dès les prémices de la mobilisation.
- Organiser une intersyndicale locale par secteur professionnel pour tenter d’écrire un appel commun autour de revendications propres, en des revendications interprofessionnelles.
- Faire une tournée de l’entreprise, du service, du quartier autour duquel on construit l’assemblée en diffusant un appel propre (intersyndical/collectif/association) à une AG, en expliquant que les personnes peuvent y amener leur problématique. L’AG doit se construire à partir du vécu des personnes du secteur concerné et plus seulement sur un programme syndical.
- Organiser lors de la première manifestation un cortège représentant le périmètre de l’AG, afin d’agréger les personnes du secteur et les inviter à l’AG. Se pose cependant la question de participer à des cortèges interprofessionnels syndicaux pour diminuer le corporatisme ambiant. Il est alors possible de diviser son temps de manifestation en deux : une partie dans un cortège AG et une autre interprofessionnelle.
- Bien penser au périmètre géographique de l’AG : qu’il soit large pour avoir une base militante solide et diverse, sans qu’il le soit trop, avec pour effet que seul·es les militant·es les plus motivé·es s’y rendent.
Déroulement des assemblées générales
- Définir un groupe d’accueil pour l’AG et un horaire d’accueil avant l’horaire de début. Ces temps doivent permettre aux militant·es investi·es d’aller à la rencontre des nouveaux⋅velles venu·es pour leur expliquer le fonctionnement et surtout leur demander leurs envies et motivations pour l’assemblée.
- Mettre en place des commissions (préparation de l’AG, action, communication, par thème, relations autres secteurs, animation de manifs, etc.) pour donner des cadres militants aux personnes qui participent à l’AG.
- Maintenir un cortège pour favoriser des moments joyeux entre grévistes, insister sur l’animation de ce temps en créant banderoles, chants, slogans.
- Axer l’AG sur les tournées : ce travail de diffusion permet de ne pas rester entre militant·es (prévoir des argumentaires sur la grève, l’assemblée, des questionnaires, enquêtes pour connaître les problématiques des non-grévistes). Il faut créer des outils spécifiques pour mobiliser — le tract de l’intersyndicale nationale ne suffit pas.
- Instaurer un cadre démocratique dans la prise de décision (ordre du jour collaboratif, groupe de préparation de l’AG tournant, outils d’éducation populaire autour de l’espace de confiance, dans la prise de parole). À ce propos, il est essentiel de prévoir un temps spécifique aux prises de décisions (quitte à se limiter à un nombre de propositions). Pour cela, des outils existent, comme ceux proposés par l’écrivaine écoféministe Starhawk9.
- Penser les conditions pratiques du déroulement de l’AG : un lieu convivial et accessible ; un affichage qui mène au lieu ; de la nourriture et des boissons, etc.
- Donner des perspectives à l’AG autres que la seule manifestation : organisation de moments conviviaux, de temps de formation, de manifestations et d’actions propres au secteur, etc.
- Se mettre en grève toute une journée (voire plusieurs). Aujourd’hui, de plus en plus de syndiqué·es débrayent uniquement le temps de la manifestation, ce qui ne favorise pas la tenue d’AG et encore moins l’imaginaire d’une possible grève reconductible.
« Aujourd’hui le mouvement social n’a ni gagné, ni perdu, la pièce est à l’équilibre« , disait Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, aux universités d’été des mouvements sociaux qui se sont déroulées à Bobigny. Des échéances arrivent : au vu de l’impopularité du gouvernement et de l’espoir retrouvé par une partie de nos mouvements, elles sont susceptibles de faire renaître rapidement le rapport de force. Pour construire des grèves d’ampleur, les AG ou tout autre cadre démocratique sont indispensables. Alors à nous d’en débattre, de nous former, de réfléchir à nos pratiques, pour leurs retours et pour gagner !
Photographie de bannière : AG à la bourse du travail de Paris, 2017 | Stéphane Burlot
- Selon les résultats d’une étude du collectif de recherche en sciences sociales Quantité critique.[↩]
- Théo Roumier, « Une auto-organisation en jachère. Note sur le mouvement », Contretemps 2023.[↩]
- Assistant d’éducation[↩]
- Raphaël Szajnfeld, Histoire de la FSU, Éditions Syllepse, 2010.[↩]
- Ugo Palheta, « 11 thèses politiques sur le mouvement de janvier-mars 2023 », Contretemps, 2023.[↩]
- Selon l’observation du fonctionnement quotidien d’une majorité de sections Solidaires départementales et les témoignages de syndicalistes de la CGT de cinq villes différentes.[↩]
- Rémi Azemar, « En grève ! Étincelles et tactiques à l’aune de 1995 », Contretemps, 2023.[↩]
- Trop peu de récits de ces assemblées intéressent les médias nationaux, qui préfèrent le sensationnalisme des actions. Il nous apparaît alors essentiel de prendre nos plumes pour raconter nos vécus de grève et ainsi développer l’inspiration pour le futur ! Ces lectures seraient complémentaires à cet article d’analyse qui, bien qu’inspiré par de nombreuses expériences, ne retrace pas ces histoires.[↩]
- Starhawk, Comment s’organiser ? Manuel pour l’action collective, Cambourakis, 2021.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre rencontre avec le Planning Familial : « Les grévistes nous racontent », avril 2023
☰ Lire notre entretien avec Simon Duteil (Solidaires) : « Ce qui déstabilisera, c’est la massification », mars 2023
☰ Lire notre entretien avec Philippe Poutou : « Tout redevient possible », mars 2023
☰ Lire notre article « Carnet de grève [I] : il faut bloquer le pays », février 2023
☰ Lire la carte blanche de Sandra Lucbert « Le monde à l’endroit » , février 2023