Réforme des retraites et mouvement social : la fin des AG ?


Texte inédit | Ballast

Des mil­lions de per­sonnes qui défilent dans la rue par­tout en France pen­dant des semaines mal­gré une répres­sion bru­tale, le sou­tien jamais démen­ti des trois-quarts de la popu­la­tion fran­çaise : la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites en 2023 avait tout pour gagner. Pourtant, le pro­jet de loi est pas­sé, et l’été s’est char­gé de tour­ner la page. Afin de com­prendre les échecs et pour évi­ter de se retrou­ver dans les mêmes impasses, un bilan cri­tique et l’amorce d’une réflexion sur de nou­velles manières de s’organiser s’avèrent néces­saires. C’est ce que Rémi Azemar et Rémi Segonds se pro­posent de faire ici. Grévistes, par­ti­sans de l’auto-organisation des luttes, syn­di­qués à ASSO-Solidaires et Sud Éducation 13, ils ont recueillis les paroles de mili­tants et de mili­tantes venant d’horizons syn­di­caux et géo­gra­phiques divers : Toulouse, Marseille, Rennes ou Saint-Étienne, mais aus­si Cazères, Albi, Saint-Gaudens et Mimizan. Ils esquissent une ana­lyse des assem­blées géné­rales et ques­tionnent leur fai­blesse durant le mou­ve­ment social. En creux revient cette ques­tion ancienne mais plus que jamais d’actualité, que nous avions évo­qué dans un dos­sier : que faire ?


« Il faut construire la grève recon­duc­tible et arrê­ter avec les jour­nées saute-mou­tons ! » Voilà une phrase qui a été répé­tée par de nom­breuses per­sonnes en grève cette année. En France, dans notre his­toire contem­po­raine, la construc­tion d’un mou­ve­ment de grève recon­duc­tible passe par des assem­blées géné­rales (AG) ou d’autres formes démo­cra­tiques d’auto-organisation (à l’instar des ronds-points pen­dant le mou­ve­ment des gilets jaunes). Ces ini­tia­tives ont été peu nom­breuses et peu inves­ties au niveau natio­nal. Un même constat a été lar­ge­ment par­ta­gé par les per­sonnes en lutte cet hiver et prin­temps : « Les AG étaient beau­coup moins sui­vies que celles de 2019 et réunis­saient essen­tiel­le­ment des militant·es. » Pourtant, dans le même temps, cer­taines ont été cou­ron­nées de suc­cès et se sont avé­rées trans­for­ma­trices. Comment l’expliquer ? L’échec vient-il d’une inter­syn­di­cale insuf­fi­sam­ment offen­sive ? De l’absence d’un appel des syn­di­cats de lutte à une grève recon­duc­tible forte ? D’une défaillance ou d’une « crise de la base » ? Quelles pistes d’action pour le futur ?

À qui la faute ?

De nom­breux freins struc­tu­rels ont empê­ché l’émergence de cadres d’auto-organisation : la mon­tée de l’individualisme, l’enracinement du néo­li­bé­ra­lisme qui éclate les col­lec­tifs de tra­vail et pré­ca­rise les travailleurs⋅euses. Cependant, entre militant·es, nous ne pou­vons pas nous conten­ter de ce constat, encore moins de la lec­ture sim­pliste d’une inter­syn­di­cale pas assez offen­sive ou radi­cale qui aurait fait échouer notre lutte. « La grève ça ne se décrète pas, ça se construit » : un texte, venant d’en haut, n’aurait pas chan­gé la donne. En effet, ni en 1936, ni en 1968, ni en 1995, un appel à la grève géné­rale n’avait été posé par les prin­ci­paux syndicats.

« Nous ne pou­vons pas nous conten­ter de la lec­ture sim­pliste d’une inter­syn­di­cale pas assez offen­sive ou radi­cale qui aurait fait échouer notre lutte. »

Dès le 4 octobre 2022, l’intersyndicale appelle « à se réunir et débattre » pour dis­cu­ter de la mobi­li­sa­tion à construire. En jan­vier et février, elle mul­ti­plie les appels à bâtir des « assem­blées géné­rales » (19 et 31 jan­vier, 7 février). Du côté des syn­di­cats natio­naux, la CGT « demande à ses syn­di­cats, ses syn­di­qués de mul­ti­plier les assem­blées géné­rales » (11 février), des demandes déjà pro­cla­mées en jan­vier et qu’elle réitère en mars, en interne comme publi­que­ment. Dès le début du mou­ve­ment, l’Union syn­di­cale Solidaires construit, de son côté, sa ligne autour des AG. Le 21 jan­vier, le Secrétariat natio­nal édite même un manuel : « Pour gagner la bataille des retraites, il est impor­tant de pou­voir pous­ser à l’auto-organisation et au déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment. Cela passe par la mul­ti­pli­ca­tion d’assemblées géné­rales. » Si la CFDT, FO et la FSU éditent peu de com­mu­ni­qués qui leur sont propres, ces syn­di­cats relaient tout de même les appels inter­syn­di­caux aux AG et font quelques notes internes pour par­ti­ci­per à ces cadres d’organisation.

Au niveau des sec­teurs pro­fes­sion­nels, un même constat peut être éta­bli, notam­ment dans l’Éducation natio­nale et la fonc­tion publique. Les inter­syn­di­cales des dif­fé­rentes fédé­ra­tions appellent le 20 jan­vier « l’ensemble des per­son­nels à pré­pa­rer les assem­blées géné­rales« . Des réfé­rences que l’on retrouve dans les lettres internes de syn­di­cats fédé­raux, comme par exemple à La Poste, avec la CGT FAPT et SUD PTT. Cependant, une fois la mobi­li­sa­tion ancrée à par­tir de la deuxième moi­tié du mois de mars, ces réfé­rences aux AG dis­pa­raissent dans la plu­part des orga­ni­sa­tions : les ins­tances natio­nales insistent alors sur le calen­drier de l’intersyndicale inter­pro­fes­sion­nelle et non sur la construc­tion d’espaces démo­cra­tiques locaux.

[AG à la Bourse du Travail de Paris, avril 2018 | Stéphane Burlot]

Les unions dépar­te­men­tales (UD) dif­fusent — presque sys­té­ma­ti­que­ment — les appels natio­naux (avec les dif­fé­rentes réfé­rences aux assem­blées géné­rales) en rajou­tant les infor­ma­tions pra­tiques des mani­fes­ta­tions. Si ces UD ont inci­té leurs syn­di­cats à orga­ni­ser des AG au niveau des col­lec­tifs de tra­vail, elles ont été glo­ba­le­ment rétives quant à l’ouverture d’un cadre inter­pro­fes­sion­nel, à l’exception de nom­breuses sec­tions Solidaires locales. Selon nous, plus la ville est de taille impor­tante, plus les syn­di­cats ont fonc­tion­né avec leurs propres militant·es, et moins il y a eu de cadres uni­taires aux­quels on pou­vait se joindre. Par exemple, l’UD CGT Bouches-du-Rhône ne dif­fuse ses évé­ne­ments qu’à ses syn­di­cats, à la dif­fé­rence de l’UD CGT Tarn-et-Garonne qui par­tage les ren­dez-vous sur ses réseaux sociaux. Cela a per­mis à des per­sonnes syn­di­quées ou non de par­ti­ci­per à ces actions. La plu­part du temps, les inter­syn­di­cales dépar­te­men­tales ont man­qué d’unité et de cama­ra­de­rie en com­pa­rai­son avec l’intersyndicale natio­nale, qui a lais­sé une place plus impor­tante à chaque syn­di­cat (prise de parole tour­nante, ordre tour­nant dans le cor­tège pari­sien et loca­li­sa­tion à tour de rôle de la réunion).

Enfin, le niveau local semble avoir été l’échelon le plus défaillant concer­nant la mise en place d’AG, toutes orga­ni­sa­tions confon­dues. En effet, mal­gré les appels natio­naux, l’immense majo­ri­té des syn­di­cats, qu’ils adhèrent à Solidaires, à la CGT, à FO ou à la FSU, n’ont pas construit d’AG. Ce mou­ve­ment peut être ana­ly­sé comme une « crise de la base » qui manque de for­ma­tions et pra­tiques mili­tantes. Les inter­syn­di­cales ont eu du mal à fonc­tion­ner et les syn­di­cats ne com­mu­ni­quaient que très peu entre eux avant le mou­ve­ment. Dans de nom­breuses situa­tions, les secré­taires des syn­di­cats ou res­pon­sables de sec­tions (au niveau du ser­vice ou de l’entreprise) se sont limi­tés à ren­voyer l’information dépar­te­men­tale, sec­to­rielle ou natio­nale aux adhérent·es, sans cher­cher à créer une mobi­li­sa­tion locale. Dans cer­tains cas, des syndiqué·es de SUD et de la CGT n’ont rien reçu avant le mois de mars de la part de leur syn­di­cat. Même lorsqu’une sec­tion syn­di­cale fonc­tionne et se réunit régu­liè­re­ment, elle le fait sou­vent en vase clos sans aller cher­cher des non-adhérent·es ou créer une dyna­mique inter­syn­di­cale. C’est par exemple le cas à La Poste où la pra­tique de l’AG s’est majo­ri­tai­re­ment per­due mal­gré les volon­tés affi­chées par les syn­di­cats du sec­teur au niveau national.

« Alors que le mou­ve­ment social bat­tait son plein, de nombreux⋅ses militant·es syn­di­ca­listes semblent avoir été gagné·es par un pro­fond scepticisme. »

Alors que le mou­ve­ment social bat­tait son plein, de nombreux⋅ses militant·es syn­di­ca­listes semblent avoir été gagné·es par un pro­fond scep­ti­cisme à l’idée d’aller convaincre leurs col­lègues : « Ça ne sert à rien, les col­lègues ne bou­ge­ront pas », a-t-on pu entendre. Des syn­di­ca­listes de notre entou­rage ont même été surpris·es de croi­ser des col­lègues de tra­vail en mani­fes­ta­tion. Par ailleurs, lors des jour­nées de grève, les ins­tances de dis­cus­sion avec la hié­rar­chie ou l’État ont par­fois été pré­fé­rées à la mobi­li­sa­tion interne. Par exemple, une réunion dans une antenne du minis­tère du Travail à Toulouse a pu se tenir pen­dant une jour­née de grève avec une cin­quan­taine de syn­di­ca­listes toutes orga­ni­sa­tions confon­dues parce qu’elle n’était pas à « la même heure que la mani­fes­ta­tion ». Les syn­di­cats locaux ont alors pris un rôle de relais de l’intersyndicale natio­nale avec pour objec­tif unique de mas­si­fier les manifestations.

Des assemblées générales en demi-teinte

Près de 10 mil­lions de per­sonnes1 ont par­ti­ci­pé à au moins un évé­ne­ment du mou­ve­ment. La forme pri­vi­lé­giée a été celle de la mani­fes­ta­tion, ensuite celle de la grève, de la péti­tion, des actions et, enfin, des AG. « On a été 15 max dans cette AG, alors qu’à Nuit Debout en com­pa­rai­son (bien que ça soit très dif­fé­rent), la pre­mière édi­tion avait réuni 100 per­sonnes« , notait une mili­tante d’une très petite ville à l’issue d’une réunion. Comment, alors, lorsque des AG ont exis­té, expli­quer le faible taux de participation ?

[Manifestation à Marseille contre la réforme des retraites, 2023 | Cyrille Choupas]

Manque de préparation et concurrence des syndicats

« Dans ma boîte, on ne peut plus par­ler avec la CGT, ça fait des années qu’on ne fait plus rien ensemble, c’est trop com­pli­qué. » (Syndicaliste SUD Santé-sociaux)

Si se réunir en assem­blée a pen­dant long­temps été un réflexe des mou­ve­ments sociaux (Plan Juppé de 1995, retraites 2003 et 2010, CPE 2006, etc.), la trans­mis­sion de cette pra­tique s’est pro­gres­si­ve­ment per­due. En effet, en 2023, la majo­ri­té des cadres d’auto-organisation a été créée par des militant·es ayant déjà vécu des AG et par­ta­geant une culture mili­tante com­mune for­gée au tra­vers de ces expé­riences. À cet égard, nous pou­vons sou­li­gner l’importance du manque de trans­mis­sion au sein du mou­ve­ment étu­diant, qui s’est accen­tué depuis la crise Covid. Si dans la pre­mière décen­nie des années 2000, un nombre très impor­tant d’étudiant·es « de gauche » avaient vécu au moins plu­sieurs AG, ce chiffre est beau­coup plus faible pour la décen­nie sui­vante2.

De plus, pour construire une AG de gré­vistes, il faut aller cher­cher les col­lègues, faire des tour­nées, pré­pa­rer l’information. Bref, cela néces­site une anti­ci­pa­tion et une pla­ni­fi­ca­tion d’échéances claires et par­ta­gées. De nombreux⋅ses cama­rades nous ont fait part de leur impré­pa­ra­tion pour orga­ni­ser des AG struc­tu­rées. La rédac­tion de tracts et l’organisation d’heures d’information se sont mises en place au mois de février, long­temps après le lan­ce­ment des hos­ti­li­tés par l’intersyndicale natio­nale. Et là, des res­pon­sables de syn­di­cats ont sou­vent été « en attente » d’assemblées que lan­ce­raient les salarié·es ou en posi­tion d’observation lorsque ces cadres émergeaient.

« Rares ont été les AG arbo­rant la même diver­si­té que celle affi­chée au niveau natio­nal dans l’intersyndicale. »

Par ailleurs, la pra­tique des tour­nées, les moments de dis­cus­sion et d’organisation avec les col­lègues, n’occupent plus aujourd’hui qu’un très faible pour­cen­tage du temps mili­tant d’un ou d’une syn­di­ca­liste. Selon la poli­tiste Sophie Béroud, les syn­di­ca­listes occupent en moyenne plus de 90 % de leurs temps de délé­ga­tion à des réunions avec leur direc­tion et la ges­tion des pro­blèmes indi­vi­duels ren­con­trés au tra­vail. D’autant que les syn­di­ca­listes de la fonc­tion publique venaient de vivre en décembre un moment de divi­sion à l’occasion des élec­tions pro­fes­sion­nelles. Ces der­nières aggravent en effet la concur­rence entre syn­di­cats, ce qui n’a pas per­mis l’émergence d’un contre-dis­cours uni­taire sur la répar­ti­tion du temps de tra­vail. Très peu d’intersyndicales ont alors exis­té au niveau local. Et, lorsque des AG ont été convo­quées, ça n’a qu’épisodiquement été le fait de tous les syn­di­cats du sec­teur ou de l’entreprise. Certain⋅es les boy­cot­taient ou ne mobi­li­saient pas leurs adhérent·es. Rares ont donc été les AG arbo­rant la même diver­si­té que celle affi­chée au niveau natio­nal dans l’intersyndicale.

Manque d’outils ou mauvais outils ?

« Je n’avais pas d’infos sur ce qui se pas­sait ou sinon au der­nier moment. Quand on n’est pas dans la bonne boucle ou proche de cer­taines per­sonnes c’est dur de savoir. » (syn­di­qué CGT, par­ti­ci­pant aux AG EDF)

Nous notons éga­le­ment un écueil dans l’accès à l’information pour les per­sonnes sou­hai­tant rejoindre le mou­ve­ment. Les outils ne paraissent pas tou­jours adé­quats. Nombre de cama­rades nous ont fait part de l’utilisation d’anciennes listes mails datant de mou­ve­ments pré­cé­dents qui sont déjà qua­si­ment à satu­ra­tion en terme de nombre et, sur­tout, qui fonc­tionnent en vase clos — il est alors dif­fi­cile d’avoir les infor­ma­tions si on n’est pas inscrit·e sur ladite liste. Le mode de com­mu­ni­ca­tion a peu été dis­cu­té dans les AG : les ancien·nes militant·es l’imposent ou les syn­di­cats l’administrent. D’autre part, à l’intérieur des syn­di­cats, les infor­ma­tions sur les mobi­li­sa­tions en cours, les grèves et blo­cages, ont rare­ment été par­ta­gées, ce qui a eu pour consé­quence une grande dis­pa­ri­té d’accès à l’information en fonc­tion du degré d’engagement de la per­sonne dans son syn­di­cat. La déci­sion quant au réper­toire d’actions de l’AG revient alors aux seul·es expert·es, aux plus engagé·es, ce qui repré­sente un réel frein à l’auto-organisation.

[Manifestation à Marseille contre la réforme des retraites, 2023 | Cyrille Choupas]

Intersyndicale vs. assemblées générales

« Certaines orgas (FSU, FO…) sont là en tant que struc­tures syn­di­cales et ce sont leurs représentant·es qui prennent la parole. Leurs militant·es ne sont pas for­cé­ment là ou alors ne s’expriment pas. » (syn­di­ca­liste SUD Éducation)

Des dif­fé­rences de concep­tion du syn­di­ca­lisme et du rôle des orga­ni­sa­tions dans les mou­ve­ments sociaux entravent éga­le­ment la mise en place de cadres d’auto-organisation. Certains syn­di­cats (FO, une par­tie de la CGT, une par­tie de la FSU) mettent en avant la légi­ti­mi­té de leur syn­di­cat, car il est majo­ri­taire aux élec­tions ou en nombre d’adhérent·es. Les représentant·es assistent à ces AG et parlent au nom de leur struc­ture. D’autres syn­di­cats (Solidaires, CNT, une par­tie de la CGT) favo­risent l’auto-organisation des luttes et la par­ti­ci­pa­tion directe des per­sonnes en grève dans des cadres d’auto-organisation. Une sorte de com­pé­ti­tion se cris­tal­lise alors, entre d’une part l’intersyndicale de sec­teur qui serait l’échelon pri­vi­lé­gié de prise de déci­sion et, d’autre part, l’assemblée des gré­vistes, où chaque per­sonne se repré­sente elle-même et où l’on décide col­lec­ti­ve­ment des actions à mener. Ainsi, les déci­sions des AG ont fré­quem­ment été remises en cause par les inter­syn­di­cales en rai­son de la fai­blesse numé­rique des assem­blées, tan­dis que celles-ci étaient déser­tées par les gré­vistes à cause de leur manque de pou­voir face aux syndicats.

Assemblées générales en mal de démocratie

« Les AG ça sert pas à grand-chose, car à la fin c’est tou­jours les syn­di­cats qui décident les manifs, les actions, ce qui va se pas­ser. » (chô­meuse, non syndiquée)

« Je suis allée une fois à l’AG, je me suis dit que jamais je pro­po­se­rais aux col­lègues AED3 de venir tel­le­ment c’était que un truc de profs. » (AED, syn­di­quée SUD Éducation)

Dans de nom­breuses orga­ni­sa­tions, la culture mili­tante des AG s’est per­due. C’est le cas, par exemple, de la FSU, qui a pour­tant construit son iden­ti­té syn­di­cale autour de cette pra­tique4. FO et la CFDT ont éga­le­ment depuis long­temps lais­sé de côté ces espaces, pré­fé­rant la repré­sen­ta­tion syn­di­cale et leur cadre interne. En outre, depuis plu­sieurs mou­ve­ments, les res­pon­sables de syn­di­cats de base, même au sein de la CGT et de Solidaires où cette culture per­siste, n’ont pas fait un tra­vail suf­fi­sant de mobi­li­sa­tion pour que ces cadres soient inves­tis. Hormis au sein des orga­ni­sa­tions étu­diantes, les for­ma­tions syn­di­cales ne traitent plus de l’auto-organisation des luttes, ce qui peut expli­quer, en par­tie, la faible par­ti­ci­pa­tion aux AG.

« Combien de per­sonnes en lutte qui par­ti­cipent pour la pre­mière fois à une AG de gré­vistes en repartent sans avoir trou­vé leur place dans ces espaces ? »

Par ailleurs, les AG « mee­ting », où les res­pon­sables des syn­di­cats se dis­tri­buent la parole à la tri­bune, n’ont pas per­mis l’auto-organisation par le bas. Souvent très sui­vies (dans cer­taines villes, les AG de jan­vier, février, et début mars ont été les plus nom­breuses), elles pré­sentent par­fois l’écueil d’un défi­cit de légi­ti­mi­té : certain·es de leur participant·es se cen­surent ou pensent ne pas être compétent·es pour s’engager dans l’organisation de la grève. Des gré­vistes qui rejoignent pour la pre­mière fois une AG peuvent alors se décou­ra­ger et pen­ser que ces cadres sont ceux des militant·es les plus aguerri·es. Le carac­tère non démo­cra­tique des AG se retrouve éga­le­ment dans les dif­fé­rences de sta­tuts des per­sonnes qui la com­posent et l’animent. Par exemple, au sein de l’Éducation natio­nale, les profs titu­laires ont géné­ra­le­ment pris tout l’espace de parole au détri­ment des métiers pré­ca­ri­sés que sont les assistant·es d’éducation (AED), les accompagnant·es des élèves en situa­tion de han­di­cap ou les profs contractuel·les.

Manque d’accueil

« Franchement je suis venu plu­sieurs fois à des AG, mais j’étais lar­gué et je voyais pas com­ment rejoindre le mou­ve­ment. » (Non syn­di­qué, sec­teur de la culture)

L’ouverture et le carac­tère attrac­tif de ces assem­blées est un enjeu rare­ment abor­dé. Pourtant, com­bien de per­sonnes en lutte qui par­ti­cipent pour la pre­mière fois à une AG de gré­vistes en repartent sans avoir trou­vé leur place dans ces espaces ? Ceux-ci ne se dotent pas de suf­fi­sam­ment d’outils pour accueillir ces nou­veaux ou nou­velles per­sonnes en grève. Peu nombreux·ses sont celles et ceux qui prennent le temps d’expliquer à quoi sert une AG, com­ment elle fonc­tionne, de pré­sen­ter les dif­fé­rentes com­mis­sions, etc. Parfois, les syn­di­ca­listes ont ten­dance à prendre pour acquis des cultures col­lec­tives et démo­cra­tiques pour­tant mino­ri­taires dans notre société.

[AG des gilets jaunes de Montreuil, janvier 2019 | Stéphane Burlot]

Fuite en avant et manque d’unité

« Moi, mes col­lègues ça sert à rien, ils vont pas bou­ger, il faut faire des actions plus radi­cales. » (Syndicaliste Sud Collectivités Territoriales)

« On a lan­cé l’interpro à par­tir d’un sec­teur en seule­ment une semaine, on était plu­tôt des nouveaux⋅lles syndiqué·es. » (Syndicaliste CGT/SUD Éducation)

Face à ces dif­fi­cul­tés tra­ver­sées par de nom­breuses AG, des assem­blées inter­pro­fes­sion­nelles se montent. Dans une volon­té louable de coor­di­na­tion des luttes et des sec­teurs en grève, ces assem­blées ont par­fois été avant tout le moyen de s’organiser pour des per­sonnes iso­lées, mais déjà poli­ti­sées. Des syn­di­ca­listes qui avaient échoué dans la construc­tion de mobi­li­sa­tions internes de sec­teur y ont alors vu un refuge pour leur mili­tan­tisme5. Si elles sont tra­ver­sées par un défaut de légi­ti­mi­té en zone urbaine, elles ont été des aubaines dans des régions plus rurale face à un syn­di­ca­lisme qui y est plus faible.

La construc­tion de cadres d’auto-organisation inter­pro­fes­sion­nels néces­site du temps et le ren­for­ce­ment des liens entre sec­teurs doit être mené en amont des mobi­li­sa­tions pour être effi­cace. Or ces cadres sont aujourd’hui très faibles au sein des syn­di­cats. C’est tou­jours une mino­ri­té de syn­di­ca­listes qui, en dehors des mou­ve­ments sociaux, prend part à l’échelon inter­pro­fes­sion­nel local, aus­si bien à la CGT, qu’à FO ou Solidaires6. Ainsi, la plu­part des militant·es d’une région et, par­fois, d’une même orga­ni­sa­tion, ne se connaissent pas. La cama­ra­de­rie ne peut se construire en l’espace de quelques mois. Nous avons tou­te­fois pu voir émer­ger dif­fé­rents cadres inter­pro­fes­sion­nels sur une même zone géo­gra­phique qui se sont fait concur­rence, comme à Toulouse : AG auto­nome, inter­pro­fes­sion­nelle, coor­di­na­tion SNCF-EDF… Les militant·es ont alors fait le choix de construire un cadre avec leurs col­lègues ou ami·es, sans dépas­ser les fron­tières exis­tantes entre les dif­fé­rents mou­ve­ments de lutte.

« À quoi cela sert-il de par­ti­ci­per à une AG, si l’objectif est seule­ment d’organiser des manifestations ? »

Ces cadres ont sou­vent échoué à débou­cher sur la créa­tion de col­lec­tifs démo­cra­tiques. L’élaboration stra­té­gique avait rare­ment cours durant l’AG : les actions étaient déci­dées et appe­lées par les com­mis­sions dédiées, cer­tains s’occupaient de la caisse de grève et d’autres de la com­mu­ni­ca­tion. Alors, l’AG se trans­forme en un agré­gat de petits col­lec­tifs for­mant diverses com­mis­sions spé­cia­li­sées. Dans de nom­breuses expé­riences, le tra­vail de mobi­li­sa­tion a ain­si été délé­gué à une com­mis­sion com­mu­ni­ca­tion man­quant sou­vent de membres. Les assem­blées ont alors per­du leur ancrage dans leur sec­teur pro­fes­sion­nel ou géographique.

Assemblées générales sans perspectives et sans joie

« Ça fait vriller les AG, c’est tel­le­ment dépri­mant ou sinon c’est des embrouilles entre mili­tants. » (Étudiante dans une facul­té de sciences humaines et sociales)

Enfin, beau­coup de cama­rades nous ont fait des retours sur leur déses­poir après avoir assis­té à une AG. Malheureusement, la las­si­tude inté­rio­ri­sée par d’ancien·nes militant·es a pu enta­cher le dyna­misme d’autres moins expérimenté·es. Lorsque l’AG n’est pas cou­plée à des temps plus convi­viaux, que les prises de parole s’enchaînent sans écoute pour assé­ner une suite de dif­fi­cul­tés, les gré­vistes désertent. Ce manque de joie se double sou­vent d’une perte de puis­sance col­lec­tive, voire d’un manque de pers­pec­tives. Face à ces impasses, la par­ti­ci­pa­tion à cer­taines AG ne per­met­tait pas de se sen­tir utile. Alors qu’il a fal­lu être deux mil­lions en 1995, avec des condi­tions plus simples, pour obte­nir une vic­toire, l’intersyndicale natio­nale a misé sur une mas­si­fi­ca­tion par la mani­fes­ta­tion : « nous gagne­rons si nous sommes cinq mil­lions7 ». Cette stra­té­gie a peu été cri­ti­quée. Pourtant, à quoi cela sert-il de par­ti­ci­per à une AG, si l’objectif est seule­ment d’organiser des mani­fes­ta­tions, d’entendre les posi­tions de chaque syn­di­cat, ou pire encore, de les obser­ver dans leur manque d’unité ?

[Manifestation à Marseille contre la réforme des retraites, 2023 | Cyrille Choupas]

Des espaces transformateurs qui ouvrent des possibles

Certaines AG ont été cepen­dant trans­for­ma­trices. Elles ont par­fois per­mis la mobi­li­sa­tion inédite de gré­vistes d’un sec­teur don­né8. Nous nous basons sur les expé­riences d’assemblées inter­pro­fes­sion­nelles, des électricien·nes, des sec­teurs asso­cia­tifs, édu­ca­tion, météo et social, dans des quar­tiers ou des petites villes. À par­tir de ces témoi­gnages, nous avons ten­té d’élaborer des pro­po­si­tions sépa­rées, claires, à dis­cu­ter entre militant·es. Il ne s’agit pas d’un manuel qui per­met­trait la réus­site d’une AG ; ce sont sim­ple­ment des pro­po­si­tions et des pistes de réflexion pour contri­buer au déve­lop­pe­ment de cadres d’auto-organisation.

En amont

  • Développer des for­ma­tions sur l’animation d’une grève, les stra­té­gies et tac­tiques syn­di­cales au sein du mou­ve­ment social. Il est impor­tant d’équilibrer l’offre de for­ma­tions des syn­di­cats, qui est aujourd’hui cen­trée autour des ins­tances de dia­logue social (CSE, NAO, etc.).
  • Accueillir les 100 000 recrues annon­cées par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales en met­tant en place des for­ma­tions qui dis­cutent la stra­té­gie et la tac­tique du mou­ve­ment social.
  • Réunir spé­cia­le­ment son syn­di­cat et/ou son col­lec­tif sur le sujet dès les pré­mices de la mobilisation.
  • Organiser une inter­syn­di­cale locale par sec­teur pro­fes­sion­nel pour ten­ter d’écrire un appel com­mun autour de reven­di­ca­tions propres, en des reven­di­ca­tions interprofessionnelles.
  • Faire une tour­née de l’entreprise, du ser­vice, du quar­tier autour duquel on construit l’assemblée en dif­fu­sant un appel propre (intersyndical/collectif/association) à une AG, en expli­quant que les per­sonnes peuvent y ame­ner leur pro­blé­ma­tique. L’AG doit se construire à par­tir du vécu des per­sonnes du sec­teur concer­né et plus seule­ment sur un pro­gramme syndical.
  • Organiser lors de la pre­mière mani­fes­ta­tion un cor­tège repré­sen­tant le péri­mètre de l’AG, afin d’agréger les per­sonnes du sec­teur et les invi­ter à l’AG. Se pose cepen­dant la ques­tion de par­ti­ci­per à des cor­tèges inter­pro­fes­sion­nels syn­di­caux pour dimi­nuer le cor­po­ra­tisme ambiant. Il est alors pos­sible de divi­ser son temps de mani­fes­ta­tion en deux : une par­tie dans un cor­tège AG et une autre interprofessionnelle.
  • Bien pen­ser au péri­mètre géo­gra­phique de l’AG : qu’il soit large pour avoir une base mili­tante solide et diverse, sans qu’il le soit trop, avec pour effet que seul·es les militant·es les plus motivé·es s’y rendent.

Déroulement des assemblées générales

  • Définir un groupe d’accueil pour l’AG et un horaire d’accueil avant l’horaire de début. Ces temps doivent per­mettre aux militant·es investi·es d’aller à la ren­contre des nouveaux⋅velles venu·es pour leur expli­quer le fonc­tion­ne­ment et sur­tout leur deman­der leurs envies et moti­va­tions pour l’assemblée.
  • Mettre en place des com­mis­sions (pré­pa­ra­tion de l’AG, action, com­mu­ni­ca­tion, par thème, rela­tions autres sec­teurs, ani­ma­tion de manifs, etc.) pour don­ner des cadres mili­tants aux per­sonnes qui par­ti­cipent à l’AG.
  • Maintenir un cor­tège pour favo­ri­ser des moments joyeux entre gré­vistes, insis­ter sur l’animation de ce temps en créant ban­de­roles, chants, slogans.
  • Axer l’AG sur les tour­nées : ce tra­vail de dif­fu­sion per­met de ne pas res­ter entre militant·es (pré­voir des argu­men­taires sur la grève, l’assemblée, des ques­tion­naires, enquêtes pour connaître les pro­blé­ma­tiques des non-gré­vistes). Il faut créer des outils spé­ci­fiques pour mobi­li­ser — le tract de l’intersyndicale natio­nale ne suf­fit pas.
  • Instaurer un cadre démo­cra­tique dans la prise de déci­sion (ordre du jour col­la­bo­ra­tif, groupe de pré­pa­ra­tion de l’AG tour­nant, outils d’éducation popu­laire autour de l’espace de confiance, dans la prise de parole). À ce pro­pos, il est essen­tiel de pré­voir un temps spé­ci­fique aux prises de déci­sions (quitte à se limi­ter à un nombre de pro­po­si­tions). Pour cela, des outils existent, comme ceux pro­po­sés par l’écrivaine éco­fé­mi­niste Starhawk9.
  • Penser les condi­tions pra­tiques du dérou­le­ment de l’AG : un lieu convi­vial et acces­sible ; un affi­chage qui mène au lieu ; de la nour­ri­ture et des bois­sons, etc.
  • Donner des pers­pec­tives à l’AG autres que la seule mani­fes­ta­tion : orga­ni­sa­tion de moments convi­viaux, de temps de for­ma­tion, de mani­fes­ta­tions et d’actions propres au sec­teur, etc.
  • Se mettre en grève toute une jour­née (voire plu­sieurs). Aujourd’hui, de plus en plus de syndiqué·es débrayent uni­que­ment le temps de la mani­fes­ta­tion, ce qui ne favo­rise pas la tenue d’AG et encore moins l’imaginaire d’une pos­sible grève reconductible.

« Aujourd’hui le mou­ve­ment social n’a ni gagné, ni per­du, la pièce est à l’équilibre« , disait Sophie Binet, secré­taire géné­rale de la CGT, aux uni­ver­si­tés d’été des mou­ve­ments sociaux qui se sont dérou­lées à Bobigny. Des échéances arrivent : au vu de l’impopularité du gou­ver­ne­ment et de l’espoir retrou­vé par une par­tie de nos mou­ve­ments, elles sont sus­cep­tibles de faire renaître rapi­de­ment le rap­port de force. Pour construire des grèves d’ampleur, les AG ou tout autre cadre démo­cra­tique sont indis­pen­sables. Alors à nous d’en débattre, de nous for­mer, de réflé­chir à nos pra­tiques, pour leurs retours et pour gagner ! 


Photographie de ban­nière : AG à la bourse du tra­vail de Paris, 2017 | Stéphane Burlot


  1. Selon les résul­tats d’une étude du col­lec­tif de recherche en sciences sociales Quantité cri­tique.[]
  2. Théo Roumier, « Une auto-orga­ni­sa­tion en jachère. Note sur le mou­ve­ment », Contretemps 2023.[]
  3. Assistant d’éducation[]
  4. Raphaël Szajnfeld, Histoire de la FSU, Éditions Syllepse, 2010.[]
  5. Ugo Palheta, « 11 thèses poli­tiques sur le mou­ve­ment de jan­vier-mars 2023 », Contretemps, 2023.[]
  6. Selon l’observation du fonc­tion­ne­ment quo­ti­dien d’une majo­ri­té de sec­tions Solidaires dépar­te­men­tales et les témoi­gnages de syn­di­ca­listes de la CGT de cinq villes dif­fé­rentes.[]
  7. Rémi Azemar, « En grève ! Étincelles et tac­tiques à l’aune de 1995 », Contretemps, 2023.[]
  8. Trop peu de récits de ces assem­blées inté­ressent les médias natio­naux, qui pré­fèrent le sen­sa­tion­na­lisme des actions. Il nous appa­raît alors essen­tiel de prendre nos plumes pour racon­ter nos vécus de grève et ain­si déve­lop­per l’inspiration pour le futur ! Ces lec­tures seraient com­plé­men­taires à cet article d’analyse qui, bien qu’inspiré par de nom­breuses expé­riences, ne retrace pas ces his­toires.[]
  9. Starhawk, Comment s’organiser ? Manuel pour l’action col­lec­tive, Cambourakis, 2021.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Mateu : « Il faut par­tir au com­bat, l’organiser », mai 2023
☰ Lire notre ren­contre avec le Planning Familial : « Les gré­vistes nous racontent », avril 2023
☰ Lire notre entre­tien avec Simon Duteil (Solidaires) : « Ce qui désta­bi­li­se­ra, c’est la mas­si­fi­ca­tion », mars 2023
☰ Lire notre entre­tien avec Philippe Poutou : « Tout rede­vient pos­sible », mars 2023
☰ Lire notre article « Carnet de grève [I] : il faut blo­quer le pays », février 2023
☰ Lire la carte blanche de Sandra Lucbert « Le monde à l’endroit » , février 2023
Rémi Azemar

Salarié du secteur associatif et militant à ASSO 31. Chercheur en histoire sociale, doctorant à l'université de Rouen, il rédige une thèse sur le mouvement social de novembre-décembre 1995.

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Rémi Segonds

Enseignant en école primaire et militant à Sud éducation 13.

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