Refuser le clivage gauche-droite ?


Texte inédit pour le site de Ballast

La France se plaît à rap­pe­ler que l’ère moderne débu­ta sur son sol. La Révolution fran­çaise vit naître un cli­vage poli­tique dont nombre de sys­tèmes poli­tiques portent encore les traces : la gauche et la droite. Le 11 sep­tembre 1789, les débats de l’Assemblée consti­tuante portent sur le droit de veto accor­dé au roi. Les dépu­tés se lèvent et se réunissent par affi­ni­tés poli­tiques — à la droite du roi, les par­ti­sans de la monar­chie et du veto royal ; à sa gauche, les révo­lu­tion­naires défen­dant la sou­ve­rai­ne­té des repré­sen­tants élus. En réa­li­té, les acteurs poli­tiques ne se défi­ni­ront par ces deux coor­don­nées spa­tiales qu’à par­tir de la fin du XIXe siècle, à la suite de l’affaire Dreyfus : la gauche sera le par­ti du pro­grès et la droite celui du conser­va­tisme. L’histoire du XXe siècle est rem­plie de ten­ta­tives poli­tiques pour s’émanciper de ces deux iden­ti­tés — au pre­mier rang des­quelles le com­mu­nisme et le gaul­lisme. Qu’en est-il aujourd’hui ? Vu de loin, un ensemble de dis­cours convergent pour l’enterrer : Emmanuel Macron qui souhaite « dépas­ser la gauche et la droite », Marine Le Pen qui se dit « ni de gauche, ni de droite » ou Jean-Luc Mélenchon qui « refuse ce jeu d’étiquettes ». Pourtant, rien ou presque ne les rap­proche : le pre­mier entend éteindre les conflits sous l’expertise et la morale, la seconde les cana­li­ser dans un registre eth­nique quand le troi­sième les radi­ca­lise par une oppo­si­tion entre le peuple, les gens du com­mun, la majo­ri­té sociale et l’oligarchie, la caste, le petit monde des importants.


Si l’on demande à un Français, en 2016, de don­ner une repré­sen­ta­tion du pay­sage poli­tique, il est fort à parier que le résul­tat serait le sui­vant : une sorte de frise hori­zon­tale allant de la gauche à la droite. Cinq grands blocs aux fron­tières poreuses se des­si­ne­raient : extrême gauche, gauche, centre, droite, extrême droite. Pour les plus au fait de la vie poli­tique fran­çaise, se super­po­se­raient des par­tis à ce sché­ma hori­zon­tal gauche-droite : Lutte ouvrière et le NPA pro­ba­ble­ment à l’extrême gauche, le Parti socia­liste et le Parti com­mu­niste à gauche — EELV quelque part entre les deux —, le Modem et l’UDI au centre, Les Républicains à droite et le Front natio­nal à l’extrême droite.

Rappelons une évi­dence : cette manière de se repré­sen­ter le pay­sage poli­tique1 n’est pas natu­relle, ni ins­crite dans une table des lois poli­tiques, ni une essence révé­lée par la moder­ni­té. Elle est une construc­tion his­to­rique, cultu­relle et contin­gente. Elle est une carte pour s’orienter dans les dis­cours, les orga­ni­sa­tions, les poli­tiques publiques, les conflits. Mais les géo­graphes ne cessent de le répé­ter : les cartes sont des repré­sen­ta­tions de la réa­li­té autant qu’un enjeu de pou­voir. Non, l’Europe n’est pas le centre du monde, seule­ment celui de la map­pe­monde que nous étu­dions à l’école. Les cartes cen­tra­lisent des choses, en omettent d’autres, rejettent dans la péri­phé­rie le reste. Ainsi, la carte men­tale gauche-droite est un ordre poli­tique : il ordonne des posi­tions, dis­tri­bue des places, fabrique un centre, trace des fron­tières, déli­mite ses bords. Agencement de struc­tures certes (des lois élec­to­rales favo­ri­sant le bipar­tisme, des sub­ven­tions publiques aux grands par­tis, des assem­blées et pla­teaux de télé­vi­sion où les places repro­duisent l’axe hori­zon­tal2) ; mais c’est sur­tout un agen­ce­ment sym­bo­lique qui favo­rise des groupes par­ti­cu­liers. Ceux ins­tal­lés dans ce par­tage agréable du réel entre gauche et droite : eux sont au centre, les autres sont à l’extrémité, « aux bords de la poli­tique » pour reprendre une for­mule du phi­lo­sophe Jacques Rancière. Tout ordre poli­tique se consti­tue par l’exclusion de reven­di­ca­tions, de groupes, d’identités, de pra­tiques ; le dedans, légi­time, contre le dehors, illégitime.

« La carte men­tale gauche-droite est un ordre poli­tique : il ordonne des posi­tions, dis­tri­bue des places, fabrique un centre, trace des fron­tières, déli­mite ses bords. »

Mais l’ordre est tou­jours instable et sujet à redé­fi­ni­tion puisqu’il cris­tal­lise, à un moment don­né, les rap­ports de force dans une socié­té. Cet ordre gauche-droite vacille aujourd’hui : s’il per­dure grâce à l’inertie des ins­ti­tu­tions, son récit — sa part sym­bo­lique — entre en crise. Parler de crise des par­tis tra­di­tion­nels, au-delà du mar­ron­nier média­tique, c’est rap­pe­ler que les iden­ti­tés poli­tiques servent à signi­fier le conflit entre groupes sociaux et visions du monde. Les méta­phores gauche et droite sont effi­caces tant qu’elles ren­voient à un ensemble de choses contra­dic­toires et irré­con­ci­liables : salaires contre pro­fits, pro­grès social contre conser­va­tisme, droits col­lec­tifs contre pri­vi­lèges, sou­ve­rai­ne­té popu­laire contre exper­tise de quelques-uns, entre autres choses. Disparition de la conflic­tua­li­té et crise des iden­ti­tés poli­tiques tra­di­tion­nelles sont les deux faces de la même pièce. Comme le rap­pelle Íñigo Errejón, secré­taire poli­tique de Podemos, « Les moments de crise ne sont jamais des moments de cla­ri­fi­ca­tion des camps poli­tiques en pré­sence, mais de frag­men­ta­tion et d’effondrement des iden­ti­fi­ca­tions tra­di­tion­nelles3 ». Il n’y a pas de cla­ri­fi­ca­tion : la fausse gauche ne laisse pas la place à la vraie ; idem à droite : l’authentique et la forte ne rem­place pas la modé­rée. Il y a effon­dre­ment des coor­don­nées mêmes de l’ordre. Lorsque les méta­phores dis­po­nibles — gauche et droite — n’expriment plus le conflit, émerge alors un vide sym­bo­lique que des forces jusque-là subal­ternes tentent de remplir.

Logique, dès lors, que les exclus de ce grand par­tage, qui ne cor­res­pondent pas à l’un des deux pôles mono­po­li­sés par les insi­ders, veuillent le sub­ver­tir. Remettre en ques­tion le cli­vage gauche-droite est un préa­lable pour tout out­si­der — eu égard au conte­nu de ladite sub­ver­sion. Cela appelle à ques­tion­ner la stra­té­gie de toute une gauche « radi­cale » et d’une « extrême gauche » qui, accep­tant l’ordre et le ter­rain façon­né par l’adversaire, se com­plaisent dans la place inof­fen­sive que ce der­nier lui a taillée : posi­tion­nées qu’elles sont de leur propre chef au « bord de la poli­tique », à son extré­mi­té, une simple piche­nette les ren­voie dans le gouffre de la mar­gi­na­li­té. Vu de loin, un ensemble de dis­cours converge pour enter­rer le cli­vage gauche-droite. Emmanuel Macron et son mou­ve­ment En marche, ras­sem­ble­ment des « pro­gres­sistes contre les conser­va­teurs », le Front natio­nal et sa ligne de par­tage « patriotes contre mon­dia­listes » et la can­di­da­ture de Jean-Luc Mélenchon et son « peuple oppo­sé à l’oligarchie » : tous trois refusent de se posi­tion­ner sur cette fresque hori­zon­tale. Il serait pour­tant erro­né d’amalgamer ces trois options, comme le pre­mier édi­to­ria­liste venu, sous l’étiquette « d’anti-système ». Si la pre­mière est une néga­tion de la poli­tique comme acti­vi­té conflic­tuelle, la seconde érige une fron­tière entre un « bon-natio­nal » et un « mau­vais-exté­rieur » alors que la troi­sième conteste l’ordre poli­tique des domi­nants en les iso­lant « en haut » pour fédé­rer « le bas » contre cet enne­mi com­mun ; telle est la seule ligne de crête d’une gauche poli­tique en recomposition.

© P. HERTZOG/AFP

« Dépasser la gauche et la droite » : l’ère post-politique 

« Face aux défis qui sont les nôtres, nous devons dépas­ser ce cli­vage », affirme Emmanuel Macron sur TF1 lors du lan­ce­ment de son mou­ve­ment En marche. Il pour­suit : « La gauche et la droite telles qu’elles ont construit la vie poli­tique fran­çaise sont aujourd’hui caduques. » Le mes­sage est clair, sans ambages ni lou­voie­ment : il cible ses anciens col­la­bo­ra­teurs du gou­ver­ne­ment PS. La réponse ne s’est pas fait attendre. Manuel Valls reproche à son ancien ministre de l’Économie de « céder aux sirènes du popu­lisme », de « représente[r] une forme de popu­lisme light4 ». Les tenants de l’ordre gauche-droite activent la machine à mar­gi­na­li­ser avec leurs arti­fices rhé­to­riques contre un adver­saire sus­cep­tible de trou­bler l’alternance tran­quille entre le Parti socia­liste et Les Républicains — ou, plus fon­da­men­ta­le­ment, de trou­bler leur répar­ti­tion de place ou de pou­voir. « Dépasser la gauche et la droite » : du popu­lisme ? Non, l’exact inverse. L’offre poli­tique d’Emmanuel Macron est l’incarnation fran­çaise la plus abou­tie du mou­ve­ment poli­tique que les sociaux-démo­crates anglais ont appe­lé The Third Way, « la troi­sième voie ». Il s’agissait, dans les années 1990, de prendre acte de la chute du com­mu­nisme d’État, de la géné­ra­li­sa­tion de l’économie de mar­ché à la pla­nète entière, de l’inefficacité des poli­tiques éco­no­miques inter­ven­tion­nistes dans le contexte de mon­dia­li­sa­tion pour pro­po­ser une « troi­sième voie » entre capi­ta­lisme et com­mu­nisme, entre néo­li­bé­ra­lisme et key­né­sia­nisme : Tony Blair en Grande-Bretagne, Gerhard Schröder en Allemagne et la « deuxième gauche » fran­çaise autour de Michel Rocard.

« Victoire de la mon­dia­li­sa­tion et de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ; les mécon­tents sont appe­lés à se faire une rai­son ou, a mini­ma, à faire pro­fil bas. »

Ce cou­rant place les socié­tés occi­den­tales face à des défis, des pro­ces­sus, des muta­tions qui ren­draient caduques les anciens conflits poli­tiques du XXe siècle, au pre­mier rang des­quels le conflit sur la répar­ti­tion des richesses (« La lutte des classes n’existe plus »). C’est ce qu’exprime très jus­te­ment Chantal Mouffe, phi­lo­sophe belge cri­tique du virage libé­ral de la gauche : la troi­sième voie part du « prin­cipe selon lequel [nos] socié­tés ne sont plus struc­tu­rées au tra­vers de rap­ports de pou­voir inégaux5 ». À l’échelle macro­so­ciale, une immense classe moyenne domi­ne­rait la socié­té, entou­rée par deux extrêmes : en haut les hyper-riches et, en bas les exclus, l’extrême pau­vre­té. À l’échelle micro­so­ciale, advien­drait une socié­té d’individus sin­gu­liers qui, n’ayant plus de mythes col­lec­tifs mobi­li­sa­teurs (les idéo­lo­gies fas­cistes et com­mu­nistes étant désor­mais der­rière nous), culti­ve­rait ses indi­vi­dua­li­tés, cher­chant à se réa­li­ser sur un mode auto­cen­tré. Nos socié­tés seraient alors mûres pour délais­ser les iden­ti­fi­ca­tions col­lec­tives au pro­fit d’une éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle. Une thèse forte de la troi­sième voie — l’individualisation des rap­ports sociaux — décrit le pro­ces­sus contem­po­rain de rébel­lion des indi­vi­dus contre les rôles, les sta­tuts, les normes, les ins­ti­tu­tions contrai­gnantes de la « vieille moder­ni­té » — l’école auto­ri­taire, la famille patriar­cale, le sala­riat fixe et à vie, le par­ti poli­tique capo­ra­li­sé, le syn­di­cat hié­rar­chique, l’administration bureau­cra­tique, les clé­ri­ca­tures reli­gieuses. C’est pour­quoi Emmanuel Macron mar­tèle dans ses longs dis­cours depuis juillet 2016 le lexique de la muta­tion, du bou­le­ver­se­ment, des chan­ge­ments pro­fonds. C’est pré­ci­sé­ment ici que la rhé­to­rique du « dépas­se­ment de la gauche et de la droite » face aux nou­veaux défis du monde révèle son carac­tère anti­po­li­tique, c’est-à-dire sa néga­tion de la poli­tique comme acti­vi­té conflictuelle.

La troi­sième voie, au-delà de la gauche et de la droite, pré­sente ces défis comme des forces de la nature irré­ver­sibles, des pro­ces­sus sans sujets, sans causes, ins­ti­ga­teurs ni inté­rêts, sans gagnants ni per­dants : la glo­ba­li­sa­tion finan­cière, la construc­tion euro­péenne, la robo­ti­sa­tion du tra­vail, l’omniprésence des NTIC (et bien­tôt des NBIC) sont là et nous poussent à nous adap­ter, à réfor­mer notre modèle social. Ce n’est pas le résul­tat de déci­sions poli­tiques, l’expression d’intérêts de groupes oli­gar­chiques, de lob­bies orga­ni­sés et actifs ou la vision du monde des sec­teurs domi­nants6. Non, ces « défis » abs­traits s’imposent à nous, point à la ligne ; qui n’a pas envie de rele­ver d’enthousiasmants défis, de « chal­len­ger le réel » ? La troi­sième voie « vise à éli­mi­ner de la poli­tique l’idée d’adversaire7 », conclut Chantal Mouffe, l’idée d’un « nous » confron­té à un « eux ». Ainsi, le phi­lo­sophe cana­dien Alain Deneault parle-t-il d’« extrême centre8 » pour décrire cette pos­ture : « L’extrême centre, ce n’est pas situer le dis­cours sur l’axe gauche-droite mais l’abolir et pré­sen­ter son dis­cours comme le seul ima­gi­nable. […] L’extrémisme [du centre], c’est l’intolérance à tout ce qui n’est pas soi9» La poli­tique est réduite à une ges­tion de pro­blèmes venus de l’extérieur qui n’appellent que des réponses tech­niques favo­ri­sant tout un cha­cun. Les débats sur la forme de socié­té, le sys­tème poli­tique ou l’organisation de la pro­duc­tion et des échanges n’ont plus lieu d’être car déjà tran­chés par l’Histoire : vic­toire de la mon­dia­li­sa­tion et de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ; les mécon­tents sont appe­lés à se faire une rai­son ou, a mini­ma, à faire pro­fil bas.

© AFP

La post-poli­tique, cette « idéo­lo­gie suprême consis­tant à dire pas d’idéologie ! » que cri­tique le phi­lo­sophe slo­vène Slavoj Zizek10, fait un tra­vail sur les mots pour en finir avec les mar­queurs qui, à ses yeux, char­rient le conflit. Se déles­ter de la gauche et de la droite par­ti­cipe à enter­rer un monde, la moder­ni­té, fon­dé sur l’identification col­lec­tive — « Les Français contre les Allemands » (l’identité natio­nale abo­lie dans le mythe euro­péen), « Les ouvriers contre les patrons » (l’identité de classe abo­lie dans le mythe de la classe moyenne), « Le peuple de gauche contre le peuple de droite » (l’identité poli­tique abo­lie dans le mythe de la fin des idéo­lo­gies natio­na­listes, com­mu­nistes ou fas­cistes). Le consen­sus au centre por­té par Emmanuel Macron ou, selon la for­mule de l’intéressé, « la recom­po­si­tion poli­tique autour d’un cli­vage nou­veau entre pro­gres­sistes et conser­va­teurs11 » sub­sti­tuent la réponse tech­nique au com­bat poli­tique, la véri­té des experts à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Les éti­quettes gauche et droite « ne construisent plus un vrai consen­sus, donc une vraie pos­si­bi­li­té d’action en matière éco­no­mique, du tra­vail, de l’Europe12 », pour­suit le néo­can­di­dat : ce cli­vage doit être dépas­sé puisqu’il empêche le consen­sus néces­saire aux réformes struc­tu­relles dont le pays a besoin ; on ne connaît que trop bien cette musique.

« La gauche tra­di­tion­nelle don­nait des droits, Macron et la troi­sième voie offre des choix ; la poli­tique s’est faite marketing. »

Est-il juste d’affirmer que les tenants du dépas­se­ment de la gauche et de la droite refusent tout conflit ? Pas vrai­ment. S’il per­dure, c’est sous deux formes bâtardes. La pre­mière met en scène l’opposition entre ceux qui béné­fi­cient des struc­tures pro­tec­trices des trente glo­rieuses (le CDI, le comi­té d’entreprise de la grosse boîte, le sta­tut de fonc­tion­naire) et les « exclus » du mar­ché de l’emploi, les entre­pre­neurs inno­vants qui cassent les mono­poles de la vieille socié­té admi­nis­trée et ses sta­tuts : les insi­ders contre les out­si­ders. D’un côté, l’ouvrier de chez Renault aurait une condi­tion com­mune avec le haut fonc­tion­naire de l’inspection géné­rale des Finances (ils sont « ins­tal­lés » et « pro­té­gés ») ; de l’autre, l’allocataire du RSA aurait une soli­da­ri­té cachée avec les « star­tu­pers » et les « ubé­ri­seurs » sor­tis des écoles de com­merce (ils sont « exclus », « en marge » et « sans filet de sécu­ri­té »). C’est pour­quoi la solu­tion libé­rale que pro­pose Emmanuel Macron contre cet état de fait est l’égalité des oppor­tu­ni­tés : l’objectif n’est évi­dem­ment pas l’égalité sociale (par la redis­tri­bu­tion des richesses ou des formes de pro­prié­té col­lec­tive) ni l’égalité poli­tique (par des dis­po­si­tifs de démo­cra­tie directe), mais l’égalité des chances (par l’ubérisation de la socié­té). La gauche tra­di­tion­nelle don­nait des droits, Macron et la troi­sième voie offre des choix ; la poli­tique s’est faite marketing.

La seconde oppo­si­tion déplace la poli­tique sur le ter­rain moral. Les bons pro­gres­sistes ouverts et tolé­rants mènent un com­bat contre les méchants conser­va­teurs fer­més et xéno­phobes. Tous ceux qui s’opposent — d’une manière ou d’une autre — aux pro­ces­sus que la troi­sième voie juge iné­luc­tables (qu’ils soient d’ordre éco­no­mique ou cultu­rel) sont regar­dés comme des forces pas­séistes qui ne sai­sissent pas le sens de l’Histoire. La tech­no­cra­tie qu’incarne Emmanuel Macron ne peut lire le conflit per­du­rant dans nos socié­tés que comme le sur­gis­se­ment d’une forme d’atavisme popu­laire d’un âge ancien ou, plus fon­da­men­ta­le­ment encore, comme l’incompréhension par les basses classes des « réa­li­tés du monde ». On retrouve le refrain sur la « péda­go­gie » et l’interprétation des « votes extrêmes » par le seul prisme du niveau d’études des élec­teurs. Les contes­ta­tions d’une majo­ri­té popu­laire ne sont pas l’expression de conflits fon­da­men­taux (la divi­sion de la socié­té en classes sociales) mais sim­ple­ment celle d’incompréhensions qui peuvent être rec­ti­fiées par le dia­logue et l’éducation : condam­na­tion morale (le « bien » contre le « mal ») et condam­na­tion experte (le « vrai » contre le « faux », le « réel » contre les « sen­ti­ments ») sont les deux piliers de l’ère post-poli­tique. En résu­mé, il faut prendre au sérieux l’offre d’Emmanuel Macron, ne pas se satis­faire d’un — salu­taire — rejet ins­tinc­tif basé sur le par­cours du per­son­nage ou la socio­lo­gie de ses mili­tants ou sou­tiens, et l’analyser pour ce qu’elle est : ce n’est ni un popu­lisme de droite, ni « le peuple contre la caste » de Podemos, mais la vieille ren­gaine d’une social-démo­cra­tie à bout de souffle qui consiste à éteindre le conflit de classe sous la ges­tion des experts d’un côté et des mora­listes de l’autre. Appelons-la donc par son nom : l’extrême centre.

(DR)

« Ni droite ni gauche, français ! » : le conflit ethnique

Marine Le Pen a récem­ment pré­sen­té son slo­gan « Au nom du peuple » et son sym­bole pour l’élection pré­si­den­tielle : une rose bleue, sans épine, à l’horizontale. « Certains ver­ront dans la rose le sym­bole de la gauche et dans la cou­leur bleue celui de la droite », com­mente la can­di­date fron­tiste. « Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire : c’est bien le ras­sem­ble­ment de tous les Français au-des­sus de cli­vages dépas­sés, trop sou­vent sté­riles, que je recherche13. »Un air de troi­sième voie à la Macron ? Pas vrai­ment. Le « ni gauche, ni droite » de l’extrême droite, en dépit de sa proxi­mi­té for­melle avec le « dépas­se­ment de la gauche et de la droite » de l’extrême centre, conçoit bien la poli­tique comme une acti­vi­té conflic­tuelle avec des fron­tières anta­go­niques, des camps, un « nous » qui affronte un « eux » et des iden­ti­tés col­lec­tives pas­sion­nelles : Slavoj Zizek ira jusqu’à dire, dans le cli­mat post-poli­tique des années 1990, que seul Jean-Marie Le Pen assu­mait le conflit face au consen­sus euro­péiste14. L’extrême droite ne se contente pas de refu­ser les iden­ti­tés poli­tiques tra­di­tion­nelles (« Ni droite, ni gauche »), elle reven­dique la sienne : « Français ! », ou dans la ver­sion allé­gée por­tée par Florian Philippot, « Patriote ! ». Le Front natio­nal met en scène une oppo­si­tion, dans tous les registres, entre un « bon-natio­nal » et un « dan­ge­reux-étran­ger ». « Ni gauche, ni droite », car le conflit qui struc­ture la socié­té n’est ni d’ordre poli­tique (la dépos­ses­sion par­le­men­taire et oli­gar­chique du pou­voir) ni d’ordre éco­no­mique (la dépos­ses­sion capi­ta­liste des richesses), mais « fran­çais » car il est d’ordre iden­ti­taire (la dépos­ses­sion cultu­relle d’une manière d’être et de vivre par des élé­ments « étrangers »).

« Pour l’extrême droite, le per­mis de gou­ver­ner se confond avec la bonne natio­na­li­té et le bon sta­tut social : un peuple spec­ta­teur gui­dé par son bon maître ; un maître bien de chez nous. »

Dès lors, « le ras­sem­ble­ment de tous les Français au-des­sus des cli­vages dépas­sés et sté­riles » annonce clai­re­ment la cou­leur : ser­rez les rangs, France d’en haut et d’en bas, pour la récon­ci­lia­tion natio­nale ; dépas­sez les « (inutiles) divi­sions secon­daires15 » (entre ceux qui pro­fitent et ceux qui pâtissent) pour com­mu­nier dans la mys­tique de la « Nation fran­çaise » contre l’ennemi exté­rieur ; l’amour des figures plu­tôt que celui des siens, la défense de ses cou­leurs plu­tôt que celle des autres. Comme le sou­ligne Frédéric Lordon, der­rière ce dis­cours abs­trait sur la com­mu­nau­té natio­nale, se cache le pou­voir très concret de « l’homme pro­vi­den­tiel » ou toutes ses pos­sibles variantes : « comi­tés de sages, de savants, de com­pé­tents ou de quelque autre qua­li­té, avant-gardes qua­li­fiées, etc., c’est-à-dire le petit nombre des aris­toi (les meilleurs) à qui revient légi­ti­me­ment de conduire le grand nombre16. » Si l’adversaire prend la forme des « élites » ou de la « caste poli­tique fran­çaise », ce n’est jamais le sys­tème repro­dui­sant le pou­voir des gou­ver­nants qui est atta­qué. Les élites natio­nales ont pour le Front natio­nal un seul défaut : non pas de cumu­ler le pou­voir poli­tique et sym­bo­lique — le pou­voir éco­no­mique des entre­prises fran­çaises n’est pas un sujet pour ce par­ti — mais de « tra­hir la France ». Une bonne élite patriote, alliée aux bons « chefs d’industrie » natio­naux, doit rem­pla­cer les traîtres mon­dia­listes. C’est pour­quoi l’extrême droite n’est jamais aus­si à l’aise que lorsqu’elle cible l’élite « étran­gère », celle de Bruxelles qui fait de la France un vas­sal de l’empire euro­péen. L’appel à la sou­ve­rai­ne­té de la Nation vise sim­ple­ment à sub­sti­tuer une élite par une autre : « Le sou­ve­rai­nisme de droite », pour­suit Frédéric Lordon, « n’est donc rien d’autre que le désir d’une res­tau­ra­tion (légi­time) des moyens de gou­ver­ner, mais exclu­si­ve­ment ren­dus à des gou­ver­nants qua­li­fiés17 ». Pour l’extrême droite, le per­mis de gou­ver­ner se confond avec la bonne natio­na­li­té et le bon sta­tut social : tous les pou­voirs aux diri­geants fran­çais et tout ira pour le mieux : « Rentrez chez vous, nous diri­geons » tel est le mot d’ordre fron­tiste. Un peuple spec­ta­teur gui­dé par son bon maître — un maître bien de chez nous.

Le « Ni gauche, ni droite, fran­çais ! » joue sur des affects puis­sants qui tra­versent les socié­tés : « les pas­sions pénul­tièmes » que le même Frédéric Lordon décrit comme le « désir d’éviter à tout prix la der­nière place, de ne pas y res­ter pour les der­niers entrants et de ne pas y tom­ber pour les autres, en tout cas qu’il y en ait un en des­sous […] C’est la han­tise du bas, une forme de riva­li­té mimé­tique inver­sée où l’on ne se bat non pas pour gagner une cer­taine posi­tion mais pour la repous­ser18. » Le popu­lisme de droite trace donc une fron­tière entre le der­nier et l’avant-dernier pour s’en faire le porte-parole : le tra­vailleur contre le chô­meur, le vaillant chô­meur qui cherche contre le mau­vais qui truande, le smi­card contre l’allocataire du RSA, le bon Français patriote contre les étran­gers, les pre­mières vagues d’immigration (Espagnols, Portugais, Italiens et Polonais) contre les secondes (Maghrébins et Sub-Sahariens), l’élite tra­di­tion­nelle fran­çaise contre les tech­no­crates de Bruxelles. Si le « Ni droite, ni gauche » est conflic­tuel, son corol­laire « Nous, Français » requiert — comme toute iden­ti­té col­lec­tive — un exté­rieur qui le consti­tue, un « autre » dif­fé­rent auquel s’opposer, un « eux » à com­battre. Le « Nous, Français » de l’extrême droite construit une caté­go­rie socia­le­ment encer­clée et fer­mée. Lorsque son peuple n’est pas défi­ni eth­ni­que­ment par une culture (« sau­cis­son-pinard-gau­loi­se­ries »), une reli­gion ou une cou­leur de peau, il est pris entre trois fron­tières anta­go­niques : le « haut » de l’élite poli­tique et média­tique traî­tresse, le « des­sous » de la condi­tion du der­nier à évi­ter et le « dehors » des immi­grés, étran­gers et Français musul­mans « de papier » ; loin donc de l’appel plé­béien et éman­ci­pa­teur au peuple, caté­go­rie vide par excel­lence, sur laquelle chaque reven­di­ca­tion démo­cra­tique s’articule pour prendre sens.

© Stéphane Burlot

Refuser la géographie politique de l’adversaire : le moment populiste

« En quoi le gou­ver­ne­ment et François Hollande ne sont-ils pas assez de gauche ? », demande un jour­na­liste à Jean-Luc Mélenchon, le jour de sa « pro­po­si­tion » de can­di­da­ture pour 2017. « Ce n’est pas la ques­tion. C’est un gou­ver­ne­ment qui est fice­lé dans les trai­tés euro­péens et obéit de manière ser­vile dans les traits atlan­tistes », répond serei­ne­ment l’intéressé, pour­sui­vant : « Ce n’est pas une affaire de gauche ou de droite, c’est une affaire d’intérêt géné­ral et d’indépendance du pays ; ce n’est pas une affaire per­son­nelle ni d’étiquette19. » On croi­rait entendre un cer­tain Pablo Iglesias, fon­da­teur et porte-parole de Podemos, som­mé de cla­ri­fier son posi­tion­ne­ment idéo­lo­gique : « La ques­tion n’est pas de savoir si quelqu’un porte un dra­peau rouge ou vert […], mais de défendre la sou­ve­rai­ne­té de notre pays20. » La proxi­mi­té for­melle entre les dis­cours dérange et appelle à cla­ri­fi­ca­tion. Une preuve que, selon la for­mule consa­crée, les extrêmes se touchent ? La thèse « des popu­lismes enne­mis de la démo­cra­tie » ne tient pas une seule seconde. « Populisme » : le mot fait peur. Il est sur la bouche de tous les com­men­ta­teurs pour dis­cré­di­ter un adver­saire. Lorsqu’un terme prend une telle charge affec­tive — ici néga­tive —, le dépas­sion­ner n’est pas inutile. En reve­nant sur son his­toire d’abord21. En se déga­geant, ensuite, de l’insulte média­tique afin d’en faire un concept pour pen­ser la poli­tique22. Mais même ces deux pas de côté — par l’histoire d’un mot et par la science poli­tique — sont insuf­fi­sants pour déci­der s’il faut reven­di­quer une filia­tion popu­liste ou s’il faut renier l’appellation. Le débat ne se situe pas à ce niveau-là. Avant tout, « popu­liste » désigne un moment his­to­rique par­ti­cu­lier : comme l’affirme très jus­te­ment Pablo Iglesias, « le popu­lisme ne défi­nit pas les options poli­tiques, mais les moments poli­tiques23 ». Et il est dif­fi­cile de nier que ce moment est sous nos yeux.

« Refuser le cli­vage gauche-droite, dans ce moment popu­liste, c’est reven­di­quer la poli­tique comme art stra­té­gique, art de pro­duire des effets en pariant sur le sens com­mun poli­tique d’une époque. »

Les moments popu­listes ont deux carac­té­ris­tiques prin­ci­pales. D’abord, le conflit et les demandes popu­laires n’ont plus la pos­si­bi­li­té de s’exprimer dans le cadre de la démo­cra­tie élec­tive et des ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. La cause est à cher­cher dans le rap­pro­che­ment idéo­lo­gique entre centre-gauche et centre-droit et la « révolte des élites » qui en résulte. Íñigo Errejón parle d’« offen­sive oli­gar­chique » pour décrire ce pro­ces­sus où l’équilibre social de l’État-providence est atta­qué « non par le sur­gis­se­ment de luttes popu­laires et démo­cra­tiques, mais par une offen­sive de sec­teurs pri­vi­lé­giés24 ». Les moments popu­listes ont par consé­quent une dimen­sion conser­va­trice fon­da­trice : les sec­teurs déclas­sés par la ges­tion néo­li­bé­rale de la crise n’expriment pas leur contes­ta­tion sur un mode révo­lu­tion­naire — « ren­ver­ser la socié­té bour­geoise » — mais conser­va­teur — « ne pas perdre des droits ». Il s’agit de conser­ver un pacte social qui inté­grait les demandes et reven­di­ca­tions popu­laires : c’est une demande d’ordre qui s’exprime ; « ordre » au sens de rééqui­li­brage dans la dis­tri­bu­tion inégale du pou­voir. Ainsi, la contes­ta­tion s’accumule « en dehors des iden­ti­tés poli­tiques et des canaux nar­ra­tifs qui exis­taient aupa­ra­vant pour les inté­grer25 ». Un « sys­tème » homo­gène est reje­té par une majo­ri­té sociale : la caste, les élites, l’UMPS. Dans ce cadre, une laté­ra­li­sa­tion sim­pli­fi­ca­trice struc­ture les repré­sen­ta­tions col­lec­tives : tout ce qui n’est pas du sys­tème est contre lui, donc avec « nous ». La seconde carac­té­ris­tique du moment popu­liste réside dans une socié­té frag­men­tée. D’une part, les mou­ve­ments sociaux et leurs relais ins­ti­tu­tion­nels sont faibles ou dis­cré­di­tés par leur proxi­mi­té avec le pou­voir. D’autre part, les sec­teurs appau­vris se retrouvent dépour­vus de réfé­rents cultu­rels — dis­sous par des années de valo­ri­sa­tion des par­cours indi­vi­duels ; le « nous » des tou­chés par la crise se cherche, comme les reven­di­ca­tions cherchent leur dra­peau, leur slo­gan, leur chant ou leur leader.

C’est pour­quoi, dans les moments popu­listes, la construc­tion du poli­tique se fait néces­sai­re­ment du « dehors », par un refus des lignes de par­tage dont se reven­diquent les acteurs poli­tiques ins­tal­lés. Refuser le cli­vage gauche-droite, dans ce moment popu­liste, c’est reven­di­quer la poli­tique comme art stra­té­gique ou, dit autre­ment, comme art d’affec­ter, de pro­duire des effets en pariant sur un moment, une conjonc­ture, le « sens com­mun poli­tique » d’une époque ; à la dif­fé­rence d’un art de la morale (la pure­té reli­gieuse de celui qui ne s’est jamais sali) ou de la véri­té (la pure­té scien­ti­fique de celui qui ne s’est jamais trom­pé). Car l’adversaire, lui, a une stra­té­gie dont il use et abuse : enfer­mer toute contes­ta­tion dans les marges du ter­rain qu’il a façon­né, la décré­di­bi­li­ser, la stig­ma­ti­ser26. Son ter­rain, le cli­vage gauche-droite, per­met de ren­voyer toute cri­tique dans les recoins invi­sibles et peu attrac­tifs (les extrêmes, la gauche de la gauche, les com­mu­nistes). Poser la ques­tion, c’est y répondre : « Qui se sent à l’aise avec la dis­pute poli­tique et sym­bo­lique gauche-droite ?17 » Cette stra­té­gie du pou­voir est si effi­cace que les forces contes­ta­taires reven­diquent, par­fois même avec fier­té, une dis­tri­bu­tion d’étiquettes à leur désa­van­tage : la gauche pro­tes­ta­taire contre la gauche de gou­ver­ne­ment, la gauche révo­lu­tion­naire contre la gauche réfor­miste, la gauche radi­cale contre la gauche modé­rée, l’extrême gauche contre la gauche. Le piège se referme sur ceux qui mènent le com­bat des gauches (pour mieux démas­quer la fausse au pou­voir) : l’extrême droite mène alors seule le com­bat pour la construc­tion du « peuple ». Quand la « gauche » devient un stig­mate mono­po­li­sé par le PS (avec son gou­ver­ne­ment, ses poli­tiques, ses lea­ders et sa pri­maire), une stra­té­gie laïque à l’encontre des iden­ti­tés poli­tiques s’impose : le mot « gauche » n’est plus un conden­sa­teur effi­cace des reven­di­ca­tions démo­cra­tiques et sociales ; ce « canal nar­ra­tif » comme dit Íñigo Errejón — « Vous souf­frez, c’est nor­mal, une fois la (vraie) gauche au pou­voir, tout chan­ge­ra ! » — est défi­ni­ti­ve­ment bou­ché et inopé­rant dans notre conjonc­ture politique.

Íñigo Errejón (© EFE)

Dans ce moment popu­liste, refu­ser le cli­vage gauche-droite ne revient pas à nier que la socié­té est tra­ver­sée par des conflits mais à ne pas se lais­ser enfer­mer dans une géo­gra­phie poli­tique per­dante ; on ne peut mieux le résu­mer que par cette for­mule de Pablo Iglesias : « Ce jeu qui divise l’échiquier poli­tique entre centre-gauche et centre-droit, et où faire de la poli­tique serait se pla­cer à l’extrême de je-ne-sais-qui, ça ne sert qu’à faire gagner la banque. Nous disons : il existe une majo­ri­té sociale ; ceux d’en bas contre ceux d’en haut. » En effet, ce rap­pro­che­ment entre centre gauche et centre droite — toutes les grandes coa­li­tions à l’œuvre entre par­tis sociaux-démo­crates et conser­va­teurs pour « sau­ver les meubles » — ouvre un espace poli­tique nou­veau, un moment d’exceptionnalité poli­tique : non pas en concur­ren­çant « sur leur gauche » les « traîtres socia­listes » afin de s’arroger le qua­li­fi­ca­tif de « vraie » gauche mais pour signi­fier le conflit dans sa radi­ca­li­té de prin­cipe : gens du com­mun contre puis­sants, peuple contre oli­gar­chie, France d’en bas contre France d’en haut, gens ordi­naires contre caste de pri­vi­lé­giés. Resignifier le conflit selon des coor­don­nées plus directes, plus effi­caces, qui inter­pellent et invitent cha­cun à se posi­tion­ner sur un axe où les domi­nants sont per­dants à tous les coups — ce sont désor­mais eux qui deviennent mino­ri­taires, iso­lés en haut, mar­gi­na­li­sés dans leur condi­tion pri­vi­lé­giée, stig­ma­ti­sés dans leur décon­nexion d’avec la vie réelle : « Poser la dis­cus­sion poli­tique dans des termes qui peuvent être gagnants et situer ceux d’en haut en condi­tion mino­ri­taire », conclut Errejón.

« Le nom propre, désor­mais réfé­rent col­lec­tif, devient un signal visible, un point d’appui pour des luttes sectorielles. »

Refuser l’ordre gauche-droite n’a aucun rap­port avec la recherche d’un impro­bable centre poli­tique, tiède mélange de « meilleur de ce que pro­posent la gauche et la droite », d’un entre-deux consen­suel qui ménage la chèvre et le chou. La poli­tique popu­liste, loin d’éteindre les conflits entre groupes sociaux, les radi­ca­lise en sup­pri­mant les média­tions ins­ti­tu­tion­nelles et par­le­men­taires qui les euphé­misent, les intègrent, les divisent, les ratio­na­lisent en leur don­nant un débou­ché légis­la­tif : elle « dépouille la poli­tique de ses atours par­le­men­taires », comme le dit Pablo Iglesias sur le moment Trump, les donne à voir dans leur radi­ca­li­té crue. Le cli­vage bas-haut ou peuple-caste para­site le jeu par­le­men­taire (l’hémicycle cir­cu­laire de gauche à droite) et média­tique (les débats autour d’une table que l’angle de la camé­ra coupe de gauche à droite). Il oblige — et c’est, triste mérite, ce que réa­lise avec habi­le­té un Florian Philippot — les garants de l’ordre gauche-droite à révé­ler leur proxi­mi­té en les iso­lant comme un tout, une caste homo­gène qui, lorsqu’il est ques­tion de l’essentiel (l’austérité, la construc­tion euro­péenne, le rem­bour­se­ment de la dette publique) n’a que faire des éti­quettes et fait lit­té­ra­le­ment corps pour faire front commun.

À gauche, seul Jean-Luc Mélenchon fait sien les res­sorts du moment popu­liste qui tra­verse nos socié­tés : refus de se posi­tion­ner « à gauche du Parti socia­liste », volon­té de repré­sen­ter ce « dehors » en se dis­tan­ciant des appa­reils satel­lites de « la gauche », ico­no­gra­phie, voca­bu­laire et mots d’ordre déles­tés des mar­queurs tra­di­tion­nels. La per­son­na­li­sa­tion de la cam­pagne et du mou­ve­ment La France insou­mise est sou­vent ren­voyée à un ego sur­di­men­sion­né ou à un désir d’être sur le devant de la scène ; bref, un ensemble d’énoncés sur la psy­cho­lo­gie d’un per­son­nage — cette éter­nelle boîte noire. L’analyse poli­tique enga­gée se penche, elle, sur les rai­sons stra­té­giques et laisse la cure sur divan aux jour­na­listes du petit écran. Mettre en avant une figure, un nom propre, un per­son­nage s’explique par le moment popu­liste. L’absence de réfé­rents com­muns (chants, dra­peaux, sym­boles, etc.) ou d’identité col­lec­tive faci­le­ment recon­nais­sable empêche que les reven­di­ca­tions et demandes frag­men­tées puissent se repré­sen­ter comme équi­va­lentes les unes des autres, comme par­ti­ci­pant d’un même mou­ve­ment. C’est alors une per­sonne concrète, un nom propre se conver­tis­sant en nom com­mun, qui pal­lie ce vide. Le nom propre, désor­mais réfé­rent col­lec­tif, devient un signal visible, un point d’appui pour des luttes sec­to­rielles dépour­vues de représentation.

Les dis­cus­sions à gauche gagne­raient à délais­ser quelques réflexes idéo­lo­giques — « En France, quelqu’un qui dit qu’il n’est ni de droite ni de gauche est imman­qua­ble­ment de droite, ou fini­ra à droite » tranche Frédéric Lordon27 — pour éva­luer quelles iden­ti­tés col­lec­tives peuvent encore avoir prise dans notre conjonc­ture poli­tique. Et comme sou­vent, cha­cun devra choi­sir entre les contra­dic­tions pra­tiques de la poli­tique à ambi­tion majo­ri­taire et les récon­forts esthé­tiques de la poli­tique minoritaire.


Photographie de ban­nière : © AFP / GERARD JULIEN 


  1. L’expression « pay­sage poli­tique » porte idéa­le­ment son nom : le mode d’affichage s’oriente à l’horizontal (à la dif­fé­rence du mode « por­trait »).[]
  2. Ce n’est pas un hasard si le groupe par­le­men­taire Podemos, en Espagne, a refu­sé de se pla­cer sur les sièges à la gauche du Parti socia­liste ouvrier espa­gnol pour choi­sir le centre de l’hémicycle : entre le PSOE et le Parti popu­laire.[]
  3. « Podemos à mi-che­min », publié dans la revue CTXT et tra­duit pour Ballast, 23 avril 2016.[]
  4. « Valls accuse Macron de céder aux sirènes du popu­lisme », Le Monde.fr, 13 juillet 2016.[]
  5. L’Illusion du consen­sus, Albin Michel, 2016, p. 95.[]
  6. Sur la glo­ba­li­sa­tion finan­cière, voir Rawi Abdelal, Capital rules : the construc­tion of Global Finance, Harvard University Press, 2007 ; Rawi Abdelal, « Le consen­sus de Paris : la France et les règles de la finance mon­diale », Critique inter­na­tio­nale, 2005 (n° 28) ; Henri Sterdyniak et Catherine Mathieu, « La glo­ba­li­sa­tion finan­cière en crise », Revue de l’OFCE, 2009 (n° 110).[]
  7. L’Illusion du consen­sus, op. cit, p. 74.[]
  8. Alain Deneault, La Médiocratie, Lux, 2016.[]
  9. Interview avec Frédéric Taddeï dans l’émission « Hier, aujourd’hui, demain », France 2, 15 décembre 2016.[]
  10. Entretien avec le jour­nal L’Humanité, 4 jan­vier 2006.[]
  11. Entretien avec les jour­na­listes de Mediapart, 2 novembre 2016.[]
  12. Interview au jour­nal de TF1, 30 août 2016.[]
  13. Inauguration de son QG de cam­pagne, 16 novembre 2016.[]
  14. Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2007, p. 63.[]
  15. Frédéric Lordon, « Ce que l’extrême droite ne nous pren­dra pas », La pompe à phy­nance, blog du Monde Diplomatique, 8 juillet 2013.[]
  16. Ibid.[]
  17. Ibid.[][]
  18. Les Affects de la poli­tique, Le Seuil, 2016, p. 55.[]
  19. Interview au 20h de TF1, 10 février 2016.[]
  20. Interview à TVE, 5 décembre 2014.[]
  21. Au XIXsiècle, « les popu­listes » dési­gnaient les membres d’un mou­ve­ment pay­san russe contre le régime tsa­riste, et d’un mou­ve­ment amé­ri­cain contre les élites de Wall Street ; dans les années 1920, le popu­lisme était un cou­rant lit­té­raire fran­çais dont les œuvres étaient ancrées dans la vie des milieux popu­laires.[]
  22. Selon le poli­tiste argen­tin Ernesto Laclau, le popu­lisme est une forme de construc­tion du poli­tique par la « dicho­to­mi­sa­tion [la divi­sion] de l’espace social en deux camps anta­go­nistes » — le bas contre le haut. Une telle défi­ni­tion ne pré­sage donc rien du conte­nu idéo­lo­gique (réac­tion­naire ou pro­gres­siste) que la forme popu­liste peut prendre. Cette défi­ni­tion ren­voie à une méthode de consti­tu­tion des iden­ti­tés poli­tiques. Une méthode qui suit quatre règles mini­males : la consti­tu­tion d’un « nous-peuple » et l’édification d’une fron­tière conflic­tuelle avec un « eux », le refus des lignes de frac­ture qui euphé­misent ou dis­si­mulent le conflit bas-haut, la reven­di­ca­tion par l’identité « nous, le peuple » d’une légi­ti­mi­té poli­tique, fon­da­trice de tout pou­voir, en dehors des ins­ti­tu­tions.[]
  23. « Trump et le moment popu­liste », blog de Mediapart, publié en espa­gnol le 9 novembre 2016 sur Publico.[]
  24. Construir pue­blo. Hegemonia y radi­ca­li­za­cion de la demo­cra­cia, Icaria Editorial, 2015, p. 19.[]
  25. Ibid., p. 29.[]
  26. Íñigo Errejón, inter­ven­tion à l’université d’été de Podemos (24 juillet 2015) : « Un pou­voir hégé­mo­nique n’est pas un pou­voir qui gou­verne seule­ment, mais qui est aus­si capable d’imposer à tous ceux qui dési­rent le défier de le faire selon ses propres termes et règles : un acteur poli­tique bon joueur de bas­ket­ball oblige ses adver­saire à le défier au bas­ket­ball. Il s’assure ain­si que la dis­pute va se jouer dans des condi­tions favo­rables pour lui. »[]
  27. Entretien pour Reporterre : « Il faut ces­ser de dire ce que nous ne vou­lons pas pour com­men­cer à dire ce que nous vou­lons », 14 avril 2016.[]

REBONDS

☰ Lire notre article : « L’émancipation comme pro­jet poli­tique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire la contre-tri­bune de membres d’Anticapitalistas : « Nous ne sommes pas encore assez popu­listes » (tra­duc­tion), mai 2016
☰ Lire la tri­bune d’Íñigo Errejón : « Podemos à mi-che­min » (tra­duc­tion), mai 2016
☰ Lire notre article : « Gauche & Droite, le couple des pri­vi­lé­giés », Émile Carme, février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », jan­vier 2016
☰ Lire l’entretien de Pablo Iglesias : « Faire pres­sion sur Syriza, c’est faire pres­sion sur Podemos » (tra­duc­tion), mai 2015
☰ Lire notre série d’articles : « Que pense Podemos ? », Alexis Gales, avril 2015
☰ Lire notre série d’articles : « Mélenchon, de la Gauche au Peuple », Alexis Gales, mars 2015


Découvrir nos articles sur le même thème dans le dossier :
Raoul Blair

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.