Entretien inédit pour le site de Ballast
Ce seul chiffre donne le vertige : chaque année, plus de 110 000 agneaux1 sont éliminés afin de célébrer Pâques, en France. Mais le langage a ses pudeurs ; sans vraiment y penser, nous appelons « viande » ceux que très peu d’entre nous seraient capables de mettre à mort lorsqu’ils étaient, quelques minutes avant de devenir des « produits carnés », des êtres doués de sensibilité, d’intelligence et d’affects. Renan Larue, professeur à l’Université de Californie, à Santa Barbara, est notamment l’auteur de l’essai Le Végétarisme et ses ennemis, paru aux éditions PUF. Et si nous tendions l’oreille à ces voix qui, de Plutarque à Tolstoï, refusaient déjà de se nourrir aux dépens des autres espèces animales ?
Une « trahison de la communauté humaine » : c’est ainsi que la philosophe Élisabeth de Fontenay évoque la manière dont sont le plus souvent perçus les végétariens. Comment expliquer que ce qui permet aux humains de faire « corps » soit la mise à mal des autres espèces ?
Avant de proposer une réponse (il en existe probablement beaucoup), il me semble utile de rappeler que la violence contre les animaux touche souvent de bien près à la violence contre les êtres humains — et que, par conséquent, nous serions probablement plus philanthropes si nous nous montrions plus compatissants à l’endroit des animaux2. L’humanité ne fait donc pas « corps » en maltraitant les chevaux, les moutons ou les poules, même si elle a souvent le sentiment, il est vrai, d’élever l’humain à chaque fois qu’elle abaisse la bête. D’où vient ce sentiment ? Je dirais que nous vivons dans une société très largement façonnée par l’humanisme chrétien. Dans les premiers siècles de notre ère, les Pères de l’Église ont insisté sur l’unité et la grandeur du genre humain : Dieu, qui nous a sacrifié son fils, s’adresse d’ailleurs à l’humanité tout entière alors qu’il s’adressait auparavant seulement, ou plutôt surtout, au peuple élu. Une manière très claire, très facile, de montrer la solidarité du genre humain est de marquer du mépris envers tout ce qui n’est pas nous — c’est-à-dire d’abord les animaux. Cela est très net chez saint Paul, et même dans les Évangiles. Avec les débuts du christianisme, l’exigence de douceur envers les animaux disparaît purement et simplement. Je ferais remarquer autre chose : quelques siècles avant la venue du Christ, les philosophes stoïciens vantaient eux aussi la fraternité humaine. Ces philosophes qui mettaient en cause les fondements de l’esclavagisme se montraient particulièrement insensibles au sort des animaux. Pour les stoïciens comme pour les chrétiens, il semblait nécessaire de nous éloigner d’eux pour marquer notre singularité et notre solidarité. La belle idée de fraternité humaine avait un pendant spéciste. L’humanisme stoïco-chrétien s’est traduit dans les œuvres philosophiques modernes, que l’on étudie au lycée et à l’université. La grande majorité des auteurs qui sont lus et célébrés (Descartes, Kant, Marx, Heidegger, Sartre) font de l’animalité un contre-modèle de l’humain. Florence Burgat a très bien montré cela : l’animal, dans les manuels de philosophie de classes terminales, par exemple, ne sert qu’à exalter les « propres de l’homme ». À moins de se tenir au courant des travaux des éthologues, de lire les philosophes anglosaxons contemporains (qui sont d’ailleurs magnifiquement boudés en France) ou de remettre en cause ce qu’on a appris à l’école, il est fort tentant de faire des défenseurs des animaux des hurluberlus et des misanthropes.
Vous utilisez, avec d’autres, le terme « carnisme ». Le « isme » renvoie évidemment à une idéologie, au même titre que « machisme », « racisme » ou « capitalisme ». Le « carnisme » paraît pourtant à première vue sans mot d’ordre ni parti, doctrine ni grands leaders : en quoi est-ce une vision idéologique du monde ?
« Légitimer la violence que l’on fait subir aux animaux, endormir notre mauvaise conscience, trouver de bonnes excuses à nos mauvais penchants. »
Vous avez raison : il ne semble pas y avoir aujourd’hui de leaders carnistes, de mots d’ordre ni de doctrine carnistes. Mais cela ne veut pas dire que le carnisme n’existe pas. Rappelons tout d’abord que le carnisme est l’idéologie qui vise à justifier la violence que l’on fait subir aux animaux que l’on pêche, chasse ou élève. Nous avons commencé par manger de la viande par absolue nécessité, puis la nécessité s’est doucement mêlée au plaisir et même au caprice. Aussi loin que l’on remonte dans l’Histoire, il s’est toutefois trouvé des hommes et des femmes qui ont éprouvé un malaise à voir torturer et tuer des animaux. Il y a donc bien en nous, du moins en beaucoup d’entre nous, une répugnance à leur faire du mal. C’est cette répugnance qu’il fallait surmonter intellectuellement pour continuer à manger de la viande. Les prêtres et les philosophes se sont très tôt chargés de cette besogne (la plupart d’entre eux continuent d’ailleurs à le faire). La mise à mort des animaux n’est pas un crime, apprenaient les uns, puisque les dieux la réclament ; il n’y a pas d’injustice à tuer les êtres dépourvus de logos [raison, discours, en grec, ndlr], enseignaient les autres. Et d’ailleurs, déclaraient-ils en chœur, l’univers tout entier a été créé pour l’espèce humaine : les animaux ne sont que des moyens pour nos fins. Ces entreprises de justification rétrospective de la consommation de viande ont pris plusieurs formes au cours de l’Histoire, mais elles visaient toutes un seul et unique but : légitimer la violence que l’on fait subir aux animaux, endormir notre mauvaise conscience, trouver de bonnes excuses à nos mauvais penchants. S’il ne semble pas y avoir de leaders carnistes ou de mot d’ordre carniste, c’est parce que nous avons tous intérêt à considérer qu’il est parfaitement légitime de manger des chairs animales. Je dis « semble ne pas y avoir » parce qu’en réalité, les pouvoirs publics et les grands groupes agro-alimentaires nous rabâchent sempiternellement qu’il est « normal, naturel et nécessaire », comme dirait Melanie Joy, de manger de la viande, beaucoup de viande, des laitages, beaucoup de laitages, pour être en bonne santé. Comme plus personne ne lit les philosophes ni ne va à l’Église, du moins en Europe, ce sont eux qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de champions du carnisme.
Vous vous attachez en effet à rappeler qu’il y a toujours eu des opposants à la mise à mort des animaux à des fins alimentaires. Prenons Plutarque, qui se demandait comment il était possible que l’homme puisse porter à « sa bouche une chair meurtrie ». En quoi son apport est-il « original », pour reprendre votre mot ?
Plutarque fait en effet partie de ces nombreux philosophes de l’Antiquité qui ont prêché l’abstinence de viande. Alors qu’il est encore tout jeune homme, il écrit deux courts traités que l’on a ensuite rassemblés sous le titre : De esu carnium, c’est-à-dire Sur la consommation de chair. Dans ce texte, Plutarque avance un argument que l’on ne retrouve dans aucun autre texte antique — ce qui ne veut pas dire pour autant que Plutarque soit le premier ou même le seul à l’utiliser. Cet argument consiste à dire que la consommation de viande n’est pas « naturelle », comme le soutiennent bon nombre de philosophes de son temps. Plutarque voit même dans la consommation de pâté ou d’entrecôtes une activité éminemment culturelle. Selon lui, en effet, les êtres humains ont besoin du feu et d’outils — en d’autres termes d’artifices — pour manger les animaux. Les lions et les ours n’ont pas besoin d’armes, de pièges, de couteaux, d’assaisonnements ou de four pour consommer de la viande. Les êtres humains, si. L’argument de Plutarque est donc plutôt un contre-argument, une façon de réfuter l’idée selon laquelle nous sommes par nature des animaux carnivores. Il ajoute que nous serions en outre psychologiquement bien incapables de dévorer des bêtes vivantes comme le font les prédateurs dans la nature. Dès lors que notre régime carné est considéré seulement comme une habitude ou comme un produit de notre Histoire, il peut être examiné moralement et éventuellement remis en cause. C’est un point absolument fondamental.
Vous étudiez également le rapport des religions au végétarisme. Et révélez quelque chose de passionnant : les premiers chrétiens condamnaient les végétariens car ceux-ci mettaient « trop dangereusement en évidence les bornes de la miséricorde de Jésus »…
« Les lions et les ours n’ont pas besoin d’armes, de pièges, de couteaux, d’assaisonnements ou de four pour consommer de la viande. Les êtres humains, si. »
Les premiers siècles de l’Église sont une période de l’Histoire absolument fascinante. La christianisation de l’Empire romain est en outre l’un des phénomènes historiques les plus considérables, qui n’a pas seulement bouleversé l’Europe mais aussi, à terme, une grande partie du monde : il y a aujourd’hui 2,5 milliards de chrétiens dans le monde ! Aux origines de cette religion, l’alimentation en général et la consommation de viande en particulier soulèvent des questions théologiques et pratiques considérables. D’abord, parce qu’il s’agit d’abandonner les règles alimentaires juives, ce qui ne se fait pas sans heurts. Ensuite, parce que les premiers chrétiens doivent trouver une justification morale à la violence qu’on inflige aux animaux que l’on mange. Le Christ, comme la plupart des juifs de son temps, mange de la viande et du poisson ; dans les Évangiles, il ne montre jamais de compassion à l’égard des animaux qu’il tue ou fait tuer. Son spécisme apparaît même clairement à de nombreux endroits. Les premiers théologiens chrétiens le présentent pourtant comme un Dieu d’amour, un Dieu infiniment miséricordieux et aimable. Il semble donc exister une opposition manifeste entre d’un côté l’infinie bonté de ce nouveau Dieu qu’on commande d’adorer et de l’autre son carnisme patent. Tout cela est bien embarrassant… Le problème est d’autant plus épineux que plusieurs sectes chrétiennes hérétiques prônent le respect de la vie animale et semblent donc dépasser en moralité ce modèle a priori indépassable qu’est le Christ. Les théologiens catholiques — saint Augustin le premier — n’ont d’autre choix que d’affirmer que le respect des animaux relève de la superstition et qu’il est tout simplement incompatible avec la vraie foi. Les végétariens qui le sont pour des raisons morales se voient alors excommuniés tandis que l’Église encourage à se passer momentanément de viande pour des raisons ascétiques. C’est à cette époque que le carême est instauré. La mise au ban des végétariens éthiques est un épisode peu connu de l’histoire de l’Église, mais il a joué un rôle décisif dans le dénigrement dont les végétariens ont fait et font encore l’objet.
La religion juive serait un peu à part. En quoi ?
Le judaïsme se distingue du christianisme d’abord parce que, à ma connaissance, aucun rabbin n’a jamais condamné la non-violence à l’égard des animaux, ni n’a jamais jugé le mode de vie végane fondamentalement incompatible avec la pratique religieuse. Bien que la viande soit un élément central lors des repas de fêtes, bien que la Torah rende compte du goût de Yahvé pour les viandes grillées et les sacrifices sanglants, bien qu’Il marque sa préférence à Abel, l’éleveur, et non à Caïn, le cultivateur, il existe une mitzva, c’est-à-dire un commandement religieux, qui impose que l’on traite les animaux avec respect. Cette règle est à l’origine de nombreux interdits dans le judaïsme : interdiction de chasser, de castrer un animal, de séparer immédiatement le veau de sa mère, de mutiler une bête avant de l’abattre, de faire travailler les animaux pendant le sabbat, etc. Ce n’est donc pas un hasard, je crois, si c’est en Israël que l’on trouve le plus grand pourcentage de végétariens et de véganes dans le monde (après l’Inde).
Vous vous êtes penché de près sur Voltaire — qui estimait qu’il n’y a rien de plus « abominable que de se nourrir continuellement de cadavres ». L’éthique animale a partie liée avec les Lumières, estimez-vous. En quoi ces penseurs contribuèrent-ils à interpeller les hommes ?
Je crois en effet que l’éthique animale, si importante dans l’Antiquité, renaît au siècle des Lumières. Voltaire est l’un de ceux qui se sont intéressés au végétarisme. Il est loin d’être le seul en France : Rousseau, Condorcet, Maupertuis, Bernardin de Saint-Pierre, Morelly et même Sade envisagent sérieusement les problèmes théologiques, philosophiques et anthropologiques qu’il soulève. Plusieurs philosophes français bien connus, Luc Ferry en tête, s’en prennent violemment au végétarisme et au véganisme au prétexte que leurs tenants fouleraient au pied l’héritage glorieux des Lumières, les droits de l’Homme, etc. Le problème pour Ferry et ses confrères, c’est que les philosophes dont ils se réclament orgueilleusement envisageaient l’extension des droits aux animaux, à tout le moins la restriction des nôtres à leur endroit. Certaines pages de Rousseau, surtout, sont absolument décisives à ce sujet. Voltaire, de son côté, regarde clairement la boucherie comme un sommet de la barbarie et exalte les modèles pythagoriciens et hindous. Les philosophes du XVIIIe siècle nous ont montré la voie de l’antiracisme, de la démocratie, de la laïcité et du féminisme ; nous l’avons suivie — au moins en partie. Ils nous ont aussi montré celle de l’antispécisme. Il nous reste à emprunter ce chemin.
Tolstoï estimait qu’il y avait « assassinat » dès l’instant où l’on tuait un animal pour manger. Faisons-nous l’avocat du diable tant ces objections sont systématiques : puisque certains animaux en tuent d’autres pour se nourrir, pourquoi ne seraient-ils pas eux aussi coupables ? En voulant « sauver » les animaux, les hommes ne s’extraient-ils pas du règne animal en niant leur propre animalité, brisant ainsi le « cycle de l’entre-dévoration » ?
« Les philosophes du XVIIIe siècle nous ont montré la voie de l’antiracisme, de la démocratie, de la laïcité et du féminisme ; nous l’avons suivie — au moins en partie. Ils nous ont aussi montré celle de l’antispécisme. Il nous reste à emprunter ce chemin. »
Il y a plusieurs choses dans votre question. La première concerne l’hypothétique culpabilité des prédateurs au sein de la nature. Il me semble tout d’abord qu’il ne peut y avoir culpabilité qu’à partir du moment où il y a responsabilité morale. Personne ne blâme un lion d’avoir mangé une antilope, évidemment, et aucun juge ne condamnerait pénalement un très jeune enfant qui a mis en danger la vie de sa sœur. Seuls les êtres humains et, parmi eux, seuls ceux qui disposent de toutes leurs facultés mentales peuvent être considérés comme des agents moraux, c’est-à-dire des individus tenus responsables de leurs actes. Les animaux sont sans doute capables de plus d’autonomie qu’on ne l’a longtemps pensé, mais absolument personne ne considère aujourd’hui qu’ils peuvent comprendre nos règles morales et leur obéir. Ensuite, les lions dans la savane sont soumis à des impératifs biologiques : ils doivent manger de la viande. Ce n’est pas notre cas. Enfin, vous avez raison, on reproche parfois aux végétariens et véganes de se contredire eux-mêmes car ils « s’extrairaient » du règne animal. En vérité, les véganes voient simplement qu’ils peuvent se passer de tuer volontairement des animaux ; ils constatent en ce sens qu’ils sont « supérieurs » à eux et considèrent qu’il est tout à leur honneur de s’interdire de leur faire du mal. Les philosophes carnistes partent exactement des mêmes prémisses : ils l’emportent en moralité sur les animaux et pourraient ne pas les manger… ce qui leur donnerait le droit de le faire. Il me semble que la véritable contradiction est ici : lorsque l’on dit que notre moralité nous donne le droit d’être immoraux. Personnellement, je suis assez heureux et fier d’appartenir à une catégorie d’êtres capables de s’extraire du cycle de l’entre-dévoration. J’ai l’impression de célébrer mon humanité à chaque fois que j’épargne une bête. Après des millénaires où elle fut la proie des animaux, mon espèce est devenue la reine du monde. Elle se comporte actuellement en tyran sanguinaire alors qu’elle pourrait agir en monarque sage et bienveillant.
Une autre objection, tout aussi banale, fait entendre que la cause animale aurait à voir avec le fascisme en ce qu’elle nierait l’humanisme — la sacralité de l’Homme, son unicité. Paul Ariès, dans Libération animale ou nouveaux terroristes ?, n’a pas de mots assez violents contre les militants végétariens et véganes : il les accuse de produire un nouveau totalitarisme. Comment comprendre cette furieuse levée de boucliers ?
Oui, Paul Ariès a en effet des mots très durs à l’encontre des philosophes anglo-saxons qui se sont penchés sur la question animale. La première raison de son hostilité, je pense, est sa méconnaissance d’un champ de recherche — l’éthique animale — extraordinairement fécond depuis quelques années. La deuxième raison est purement rhétorique : traiter de nazis ceux avec qui on est en désaccord permet parfois de remporter une joute oratoire ou un débat d’idées. On a eu beaucoup recours à cette technique dans les dernières décennies ; le procédé me semble aujourd’hui quelque peu passé de mode et usé. La troisième raison de l’hostilité de Paul Ariès à l’égard du véganisme est plus profonde et plus intéressante ; elle repose sur son attachement aux valeurs humanistes, ou plutôt à la vision du monde humaniste que nous a léguée l’Église. Cette position est fondamentalement métaphysique : elle implique que l’espèce humaine soit une espèce élue par la divinité, ou tout du moins bénéficierait d’une essence singulière au sein de la Création. Les tenants de cette vision du monde ont été largement tournés en ridicule au siècle des Lumières ; il semble aujourd’hui bien puéril de croire en effet que l’univers tout entier ait davantage été fait pour les Homo sapiens que pour les baleines, les crocodiles ou les poux. Il me semble que nous méritons mieux que ces rêveries métaphysiques qui flattent certes notre vanité, mais justifient chaque année le martyre de milliards d’animaux et mettent gravement en péril le monde qui nous entoure et les générations qui nous suivront. Nous ne sommes pas le centre du monde, notre domination sur les autres espèces n’est pas innée mais acquise, la nature n’est pas un réservoir que l’on peut vider pour satisfaire nos caprices. L’humanisme met aujourd’hui clairement en péril l’espèce humaine. Il faut le dépasser.
Cette critique de l’humanisme n’est pas souvent admise : on accuse les antispécistes de mépriser l’espèce à laquelle ils appartiennent pourtant… Pourquoi refuser à l’Homme le trône qu’il s’est lui-même construit impliquerait-il de le haïr ?
« La nature n’est pas un réservoir que l’on peut vider pour satisfaire nos caprices. L’humanisme met aujourd’hui clairement en péril l’espèce humaine. Il faut le dépasser. »
Personnellement, je vois dans l’antispécisme et le véganisme des marques de grandeur, et non de renoncement. Nous pouvons être légitimement fiers de notre espèce quand on songe aux prouesses techniques, scientifiques et artistiques qu’elle a accomplies en l’espace de quelques dizaines de millénaires. Tout cela a de quoi nous rendre éperdument orgueilleux. Mais nous sommes aussi les auteurs d’actes abominables et probablement irréversibles. Certains antispécistes et écologistes développent pour cette raison une forme de misanthropie, ou plutôt d’aigreur à l’égard du genre humain. Je crois qu’il s’agit surtout de l’expression d’un très violent malaise suscité par la destruction de la nature et par le sort effroyable que nous réservons quotidiennement à des milliards de bêtes. Et nous commettons ces crimes contre les animaux et contre les générations futures, essentiellement parce qu’on ne parvient pas à se passer de fromage ou de viande ! C’est absolument insensé ! Cette incompréhension nourrit le ressentiment de quelques-uns de nos contemporains. Cela dit, je le répète, il me semble que la colère de quelques défenseurs de la nature et des animaux ne se tournent pas contre l’humanité en tant que telle, mais contre son œuvre de destruction. Si on adopte une perspective historique, on remarquera par ailleurs que l’humanisme a en fait commencé à vaciller avec le constat que la Terre (et par conséquent notre espèce) n’étaient pas au centre de l’univers. Ensuite, le darwinisme et la déchristianisation ont simultanément porté de terribles coups à notre orgueil : nous n’étions plus à l’évidence les favoris de la Providence et de la nature. Depuis quelques décennies, quelques siècles tout au plus, nous sommes assis sur le trône laissé vacant par Dieu. Alors que nous prenons conscience de notre immense responsabilité, nous constatons aussi, affolés, nos plus pitoyables errements.
Il existe une tendance apolitique au sein de certaines franges du mouvement animaliste. Ne faudrait-il pas, par-delà les apparents « bons sentiments », politiser davantage cette question et l’articuler aux enjeux économiques et écologiques portés par les courants traditionnels de l’émancipation sociale ?
Le véganisme est un mouvement philosophique, au sens que la philosophie avait à l’origine : une manière de vivre en conformité avec ce qu’on juge devoir faire. Mais il est aussi un mouvement politique — même si, en effet, beaucoup de véganes ne revendiquent pas une appartenance politique particulière ; même si, surtout, aucun parti ne prône le véganisme en France (ce qui n’est pas le cas aux Pays-Bas, par exemple). En outre, les partis écologiques français ne s’intéressent nullement aux dégâts provoqués par la consommation de produits carnés (et, de toute façon, ne parlent pas ou plus beaucoup d’écologie). À quelques — rares — exceptions près. Je dirais, du reste, qu’il existe d’autres manières de faire de la politique que de s’inscrire dans un parti ou dans un syndicat. Boycotter les produits de la pêche et de l’élevage me paraît être une bonne manière d’agir politiquement, une manière simple, non-violente et particulièrement efficace à long terme. En ce qui concerne les liens entre le véganisme et les autres mouvements de justice sociale, je ferais remarquer qu’aux États-Unis, au Canada et dans d’autres pays, certains véganes s’efforcent de démontrer que le véganisme est non pas seulement compatible avec les valeurs de gauche, mais encore totalement indissociable d’elles. Les partisans de ce qu’on appelle l’intersectionnalité soulignent que toutes les oppressions dont sont victimes les êtres humains (les classes ouvrières, les femmes, les immigrés, les personnes de couleur, les homosexuels, les personnes handicapées) ne devraient pas être fondamentalement distinguées de l’oppression dont souffrent les animaux. Les mêmes mécanismes, les mêmes tentatives de justification seraient à l’œuvre à chaque fois qu’on exploite, tue, humilie un être qui n’est pas du bon genre, de la bonne couleur, de la bonne espèce, etc. Les militants animalistes sont toutefois considérés encore avec méfiance par les penseurs et activistes de gauche parce que ces derniers ont défendu et défendent encore les droits des minorités au nom précisément de leur appartenance à l’espèce humaine. Ces minorités devraient bénéficier en conséquence des mêmes égards et surtout des mêmes droits que les Blancs, les hommes, les hétérosexuels, etc. Ces débats actuels sont extrêmement intéressants.
Vous envisagez assez tranquillement la possibilité d’un monde qui aurait tourné la page du carnisme, comme elle l’a fait du cannibalisme. Ce serait une question de processus, d’évolution éthique logique. L’association L214 a révélé un nouveau cas de « maltraitance gratuite » dans les abattoirs : des millions de gens sont scandalisés mais ne semblent pas effectuer le lien entre ces images, leur assiette et l’affection qu’ils portent à un animal comme leur chien. Comment comptez-vous les convaincre, pour accélérer l’évolution que vous appelez de vos vœux, que tout ceci est connecté ?
« Va-t-on reboiser nos campagnes, elles qui ressemblent aujourd’hui de plus en plus à des déserts depuis qu’on y a abattu les haies et semé partout la même chose ? »
Je suis optimiste. Nous parviendrons à dépasser le carnisme comme nous sommes parvenus à ébranler le racisme et le sexisme. Je crois sincèrement que, dans quelques décennies, nous regarderons l’élevage, la pêche, les zoos et les centres d’expérimentation animale comme des abominations, des vestiges d’un monde heureusement révolu. Ce sera un des plus grands bouleversements de l’Histoire, un bond de géant pour l’humanité. Cette perspective est enthousiasmante et même vertigineuse ; j’espère pouvoir assister à la fin de l’exploitation animale de mon vivant, comme j’aimerais voir la fin du sexisme et du racisme. Vous avez raison : la plupart des gens aiment leurs animaux de compagnie, sont profondément touchés lorsqu’ils visionnent des images d’abattoir, mais ne cessent pas pour autant de soutenir l’industrie de la viande, des œufs et du lait en achetant ses produits. C’est un phénomène sur lequel se penchent de plus en plus de psychologues… J’ai lu récemment un sondage qui montrait que la proportion de végétariens/véganes augmentait en France régulièrement mais plutôt doucement ; en revanche, le nombre de personnes envisageant de se passer de viande s’est accru considérablement depuis quelques années. C’est un signe extrêmement positif. Les industriels ne pourront que s’adapter à cette nouvelle demande et la favoriseront en proposant de plus en plus de substituts à base végétale. Une plus grande disponibilité de ces produits dans les épiceries ou les supermarchés aidera les gens à devenir et rester véganes et contribuera à banaliser leur régime.
Il sera alors de plus en plus difficile de justifier la production et la consommation de viande, d’œufs et de laitages dont les conséquences sont dramatiques pour l’environnement et pour les animaux. Enfin, les méfaits de la consommation de produits d’origine animale ne pourront plus être cachés comme ils le sont actuellement. Je m’attends à de gros changements dans les recommandations de l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé, par exemple : il est invraisemblable que l’on force presque littéralement les enfants à manger du fromage et de la viande chaque jour dans les écoles. Cela va causer un grand émoi et de vifs débats, mais la question des bienfaits des nourritures d’origine animale se posera très sérieusement dans quelques années — en France comme ailleurs. J’ai le sentiment que les nourritures végétaliennes devraient peu à peu remplacer les produits allergènes et cancérigènes que l’on sert aujourd’hui aux enfants dans les cantines. Dans les campagnes, le bouleversement sera considérable car la grande majorité des terres sont aujourd’hui cultivées pour produire du fourrage. Que se passera-t-il ? Va-t-on reboiser nos campagnes, elles qui ressemblent aujourd’hui de plus en plus à des déserts depuis qu’on y a abattu les haies et semé partout la même chose ? Va-t-on généraliser l’agriculture durable au détriment d’un modèle productiviste qui épuise la terre et souille les cours d’eau ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est que l’état de nos campagnes ne pourra que s’améliorer. Dans les villes, le passage de l’omnivorisme au véganisme sera quant à lui presque imperceptible : les boucheries et les poissoneries disparaîtront progressivement au profit d’autres commerces. Il existe déjà bien à Paris des « boucheries végétariennes » ! Les rayons « fromagerie » de nos supermarchés accueilleront de produits à base de graines et de noix. La cuisine végane fait d’immenses progrès. La France deviendra peut-être le grand pays du fromage végétal. Qui sait ?
Illustrations : Scottie Wilson
- Chiffres de l’OABA concernant les abattages en France, avril 2015.[↩]
- Ceci est d’ailleurs confirmé par plusieurs études en psychologie menées par exemple par Massimo Filippi : les végétariens et les véganes sont statistiquement plus empathiques envers les animaux et les humains que les carnistes.[↩]
REBONDS
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