Rencontre avec Madame Rap


Entretien inédit pour le site de Ballast

Premier média fran­çais dédié aux femmes dans le hip-hop, Madame Rap a vu le jour en 2015. Un espace « entre édu­ca­tion popu­laire et lutte pour l’égalité » fon­dé par la jour­na­liste indé­pen­dante et acti­viste fémi­niste Éloïse Bouton : on y trouve des noms connus et d’autres non, patiem­ment déni­chés aux quatre coins du monde. Le rap, jure celle qui orga­nise éga­le­ment des concerts, des confé­rences et des débats, est « un bouc émis­saire bien pra­tique » : se foca­li­ser à ce point sur son rap­port aux femmes, sans rien sai­sir de la diver­si­té de ce genre musi­cal, dédouane peu ou prou le reste de la socié­té de son sexisme… À l’heure où le rap­peur Damso — accu­sé de « vio­lence ver­bale envers les femmes1 » — s’est vu reti­rer la créa­tion d’un hymne par l’Union belge de foot­ball pour la Coupe du Monde 2018, nous dis­cu­tons avec la fon­da­trice du site de ces voix éman­ci­pa­trices qui bous­culent la scène rap.


Lire en espa­gnol (español)


Madame Rap est né en réac­tion aux cri­tiques for­mu­lées par cer­taines mili­tantes fémi­nistes, qui consi­dèrent ce genre musi­cal comme une cour­roie essen­tielle du sexisme. Mais « le rap est la musique la plus inclu­sive » que vous connais­sez, affirmez-vous !

Oui. C’est dom­mage, on ne parle jamais de cet aspect. Dans les médias tra­di­tion­nels, le rap est en effet pré­sen­té comme la musique la plus sexiste qui existe — et dans l’imaginaire col­lec­tif, ce n’est pas mieux. Pourtant, quand le hip-hop est né dans les années 1970, aux États-Unis, l’idée était de reven­di­quer le res­pect d’autrui, l’unité des peuples et le fameux « Peace, Love, Unity and Having fun » por­té par la Zulu Nation. Fondée par Afrika Bambaataa à New York en 1973, cette orga­ni­sa­tion, qui a émer­gé en réponse aux guerres de gangs, prô­nait la non-vio­lence et l’inclusion. C’est en par­tie sur ces bases que le hip-hop s’est déve­lop­pé. Aujourd’hui, c’est dans le rap que l’on trouve le plus de diver­si­té en termes de race, de classe, de reli­gion et d’identité. On peut être noir, blanc (même si, appa­rem­ment, c’est plus facile à un homme blanc qui fait du rap d’être nom­mé aux Victoires de la musique2), femme, homme, trans, non binaire, gros, moche, musul­man, les­bienne… et rap­per. Les autres genres musi­caux sont beau­coup plus uni­formes : ce serait bien de le rappeler.

Vous ne vous sen­tez pas un peu seule, sur ce terrain ?

« Aujourd’hui, c’est dans le rap que l’on trouve le plus de diver­si­té en termes de race, de classe, de reli­gion et d’identité. »

Nous étions deux ! J’ai fon­dé Madame Rap fin 2015 et la DJ Emeraldia Ayakashi s’est gref­fée au pro­jet pen­dant un an et demi, avant de pour­suivre sa route de son côté. Je suis donc désor­mais seule contre toutes et tous ! Mais je suis habi­tuée. Et je ne suis pas vrai­ment seule puisque je col­la­bore ponc­tuel­le­ment avec dif­fé­rentes per­sonnes, comme le socio­logue Karim Hammou, le col­lec­tif Rap’Elles, le rap­peur Ismaël Métis, de nom­breuses rap­peuses, et aus­si des per­sonnes « satel­lites » qui par­tagent la même vision du hip-hop et des fémi­nismes que moi.

Madame Rap par­ti­cipe cette année à la pro­gram­ma­tion du fes­ti­val Les Femmes s’en mêlent

Stéphane Amiel a lan­cé ce fes­ti­val le 8 mars 1997 et, depuis vingt-et-un ans, il s’attache à mettre en lumière des artistes fémi­nines indé­pen­dantes, de la scène rock, pop, élec­tro et alter­na­tive inter­na­tio­nale. Madame Rap a col­la­bo­ré avec lui sur l’édition 2017 du fes­ti­val, dans le cadre d’un concert de Sônge et Little Simz à La Gaîté Lyrique, à Paris. Le cou­rant est bien pas­sé et nous avons décou­vert que nous avions une approche com­mune de la musique, une même pas­sion pour déni­cher des talents et le même goût pour l’indé. Stéphane nous a alors confié une par­tie de la pro­gram­ma­tion hip-hop du fes­ti­val 2018. Du coup, cette année, Madame Rap orga­nise une table ronde sui­vie d’un free­style à La Machine du Moulin Rouge à Paris le 15 mars. Et nous avons pro­gram­mé un pla­teau 100 % rap au fémi­nin le 17 mars, avec la rap­peuse suisse KT Gorique et les Américaines Blimes Brixton et Reverie. Nous avons eu envie de mettre en avant des artistes que nous sui­vions depuis long­temps et avec qui nous avions déjà des liens. C’est le cas de ces trois MCs. Bien sûr, nous appré­cions leur musique et leurs qua­li­tés scé­niques, mais nous avons aus­si vou­lu pri­vi­lé­gier l’aspect humain.

Le fes­ti­val s’ouvre avec Virginie Despentes, qui lira en musique le roman Requiem des inno­cents de Louis Calaferte : c’était impor­tant d’amorcer les choses ainsi ?

Virginie Despentes et ce texte de Calaferte, à la fois ultra­puis­sant et très déran­geant, voire pro­blé­ma­tique, ça pose tout de suite le décor. Je pense que l’idée était d’avoir une figure fémi­niste forte et trans­ver­sale, comme se veut le fes­ti­val qui, bien qu’il se défende de faire de la poli­tique, en fait for­cé­ment. Car le simple fait de pro­gram­mer des femmes artistes est poli­tique, sur­tout quand on sait qu’aujourd’hui 97 % des groupes pro­gram­més par les grands fes­ti­vals de musique sont com­po­sés exclu­si­ve­ment ou majo­ri­tai­re­ment d’hommes…

« Hands off », extrait d’un clip de l’artiste indonésienne Yacko

La plu­part des artistes mises en avant par Madame Rap envi­sagent-elles leur tra­vail comme « poli­tique » ? Est-ce seule­ment un terme pertinent ?

Certaines, oui ; d’autres, pas du tout. Je pense que le label « poli­tique » qui colle au rap est aus­si un cli­ché. Le rap n’est pas for­cé­ment « gang­sta » ou « conscient ». Il existe plein de formes de raps, par­fois sans mes­sage. Mais le fait de vou­loir à tout prix label­li­ser ces rap­peuses est une manière de leur mettre une pres­sion sup­plé­men­taire, comme si elles n’avaient pas le droit de faire de la musique fes­tive ou légère comme n’importe quel autre artiste. Des MCs ouver­te­ment mili­tantes, comme la fémi­niste gua­té­mal­tèque Rebeca Lane, le col­lec­tif de dix-sept Islandaises Reykjavíkurdætur, qui dénonce le body sha­ming3 et la culture du viol, ou la rap­peuse togo­laise afro­fé­mi­niste Milly Parkeur, qui milite pour l’IVG, reven­diquent cette démarche poli­tique. D’autres la réfutent — même si cer­tains de leurs titres sont clai­re­ment « enga­gés » — car elles sont bien plus que ça, et savent que bran­dir cette éti­quette risque de les enfermer.

Des USA à la Guinée, de l’Angleterre à l’Iran, de l’Afrique du Sud à la Birmanie, ça rappe des nords aux suds : c’est ce qu’on découvre en tom­bant sur Madame Rap. Quelles lignes de force voyez-vous se des­si­ner par­mi tous ces cou­rants, ces pays et ces paroles ?

« Des MCs ouver­te­ment mili­tantes, comme la fémi­niste gua­té­mal­tèque Rebeca Lane ou la rap­peuse togo­laise afro­fé­mi­niste Milly Parkeur, qui milite pour l’IVG, reven­diquent cette démarche politique. »

Le point com­mun entre toutes ces rap­peuses, c’est d’abord qu’elles ont des choses à dire. Plein. Et qu’elles ne sont glo­ba­le­ment pas (assez) enten­dues. Même si cela dif­fère selon les pays, les rap­peuses sont géné­ra­le­ment peu visibles dans les médias mains­tream et contraintes d’évoluer dans des cir­cuits indé­pen­dants. Même constat auprès des grandes majors, qui ont ten­dance à vou­loir for­ma­ter les artistes qui, si elles refusent de se plier à ces dik­tats, doivent tra­vailler avec les moyens du bord, en auto­pro­duc­tion et avec des struc­tures indé­pen­dantes. Ce qui est très bien, mais les empêche par­fois de rayon­ner et de tou­cher une large audience. Enfin, hor­mis aux États-Unis, les rap­peuses manquent sou­vent de rôles modèles4 qui convainquent à la fois les puristes et le grand public.

Récemment, le rap­peur Vins a com­po­sé un mor­ceau inti­tu­lé « Metoo », en sou­tien au mou­ve­ment en ligne. Vous dia­lo­guez avec des rap­peurs mas­cu­lins qui se sai­sissent des pro­blé­ma­tiques de vio­lences faites aux femmes — son­geons aus­si à D’ de Kabal. Leur voix porte-t-elle auprès de leurs confrères ?

Oui. Il existe une ten­dance récente chez cer­tains hommes dans le rap à réflé­chir sur ces sujets et à prendre conscience de cer­taines choses. Peut-être que ce sont les réper­cus­sions de #BalanceTonPorc et #MeToo, ou l’avènement d’une nou­velle géné­ra­tion de MCs bien plus gen­der fluid5 que leurs aîné.e.s. Si, aux États-Unis, des artistes comme Kendrick Lamar, Common, Lupe Fiasco ou Drake (qui a récem­ment confron­té un frot­teur qui sévis­sait dans la foule en plein concert) se démarquent depuis plu­sieurs années de l’image de « gang­sta », hyper­tes­to­sté­ro­né, les rap­peurs fran­çais ont mis plus de temps. Mais pour­tant, on voit émer­ger des Hyacinthe, Eddy de Pretto et Lomepal qui cassent les codes du genre — même Kaaris se met à dézin­guer le patriar­cat6 ! Les mau­vaises langues pré­tendent que c’est pour le buzz et que ces artistes se la jouent fémi­nistes à des fins mar­ke­ting. Mais si le fémi­nisme fai­sait vendre, ça se sau­rait, non ? C’est d’ailleurs pour ça qu’aujourd’hui, on voit émer­ger un rap queer7, où les artistes LGBT+ ont toute leur place, contrai­re­ment à d’autres styles de musique. Le rap est une musique qui vit avec son temps et s’adapte beau­coup plus vite aux évo­lu­tions socié­tales que les autres.

Rebeca Lane (Guatemala) et KT Gorique (Suisse), par Patrick Muroni

On ne peut pas nier qu’il existe, à l’instar du « green­wa­shing » éco­lo, une récu­pé­ra­tion « pop », libé­rale et très bien vue d’un cer­tain fémi­nisme, non ?

Oui. Un type de mar­ke­ting fémi­niste8 a le vent en poupe. Nos socié­tés occi­den­tales capi­ta­listes récu­pèrent tout avec un cynisme décom­plexé. Tout est bon pour nous faire consom­mer n’importe quoi et nous faire croire que si on le fait pas, on n’est vrai­ment pas « cool ». Il existe bien une récu­pé­ra­tion mar­ke­ting du girl power, notam­ment depuis les Spice Girls. Aujourd’hui, on peut ache­ter un sac « Féministe » chez Monoprix ou une culotte « FEMINIST » chez Undiz. Dior a osé le t-shirt « We Should All Be Feminists », slo­gan pom­pé sur le titre du TEDx et du livre de Chimamanda Ngozi Adichie, le tout pour la modique somme de 550 euros ! Mais comme disait l’écrivaine nigé­riane dans une inter­view au Guardian : « S’il vous plaît, est-ce que les gens peuvent arrê­ter de me dire que le fémi­nisme est sexy ? Parce qu’il ne l’est pas. Honnêtement. Je peux vous dire que je ven­drais beau­coup plus de livres si je disais que je n’étais plus fémi­niste. » Je suis peut-être opti­miste ou naïve, mais je pense que les gens ne sont pas dupes et savent faire la dif­fé­rence entre un t-shirt et une action poli­tique. En tout cas, à part des bour­geois qui ont envie de s’encanailler avec un sac girl power, je ne vois per­sonne tom­ber dans le panneau.

Vous êtes éga­le­ment musi­cienne et dan­seuse ; vous avez expé­ri­men­té le hip-hop, dont les paroles et l’énergie ont été pour beau­coup dans votre par­cours mili­tant et fémi­niste ; le site met avant tout en avant des par­cours de vie : pour­quoi cet axe ?

« Julien Clerc, Sardou, Calogero ou Bertrand Cantat… Ces mecs sont cen­sés être des modèles de galan­te­rie, des gent­le­men et des réfé­rences populaires. »

Parce que ces par­cours de vie ne sont jamais racon­tés. Aujourd’hui, en France, les gros labels/médias sont enfer­més dans la bina­ri­té : ils veulent des rap­peuses « chau­dasses » à la Lil’ Kim ou Nicki Minaj ou des « tom­boys » à la Casey ou Princess Nokia. Au-delà de ces arché­types, ils recherchent des concepts : la rap­peuse fémi­niste, les­bienne, pauvre, voi­lée, végane… Ils n’ont pas d’intérêt pour l’artistique et enferment les MCs dans des cases. Malheureusement, ce phé­no­mène concerne tous les artistes, femmes ou hommes, et les rap­peurs sont aus­si pré­sen­tés de manière très cari­ca­tu­rale et condes­cen­dante dans les médias. Mais les femmes subissent une double couche de dis­cri­mi­na­tion (avec le sexisme), voire triple (avec le racisme), ou qua­druple (avec la les­bo­pho­bie ou la LGBT-pho­bie). Ce qui nous inté­resse, c’est l’artistique et l’humain. Nous essayons d’offrir une tri­bune à ces rap­peuses et leur lais­ser l’opportunité de nous racon­ter leur che­mi­ne­ment, pour, je l’espère, en ins­pi­rer d’autres à faire de même.

« Ton style c’est ton cul c’est ton cul c’est ton cul / Ton style c’est ma loi quand tu t’y plies salope » : Léo Ferré, et non Booba, cette fois. Le sexisme, dites-vous, passe mieux dans la voix fleu­rie de bien des chan­teurs de « varié­té française »…

On ne s’en rend même pas compte. Parce que c’est ancré dans nos cer­veaux depuis notre enfance et qu’on a tou.te.s été biberonné.e.s à de grosses daubes sexistes et racistes allant de Claude François à Julien Clerc et son atroce « Mélissa »… Sardou bien sûr, jusqu’à Calogero (avec son affreux clip « En ape­san­teur », cen­sé être roman­tique mais qui célèbre en fait le har­cè­le­ment sexuel) ou Bertrand Cantat, le « bad boy » à la scène comme à la ville… Ces mecs sont cen­sés être des modèles de galan­te­rie, des gent­le­men et des réfé­rences popu­laires : pour­tant, ils objec­tivent les femmes et parlent de leur désir pour des filles dont on ignore le degré de consen­te­ment, car le tout est enro­bé dans de la pré­ten­due chan­son d’amour ou du rock’n’roll. Résultat, on nous colle des sté­réo­types désas­treux dans le crâne et on nous apprend que ces chan­teurs sont des musts à « pécho », alors qu’ils ne sont que des purs pro­duits du patriar­cat et qu’ils véhi­culent une image catas­tro­phique de la séduc­tion et des rap­ports femmes/hommes. Mais ils le font tout en dou­ceur, l’air de rien, sans « salope », « pute » ou autres injures. Donc ça passe crème, tan­dis que les rap­peurs seraient des brutes bor­nées, des racailles miso­gynes, des sau­vages capi­ta­listes ou des délin­quants illet­trés. Ces modèles de mas­cu­li­ni­té sont caducs, nocifs et rendent toute autre forme de mas­cu­li­ni­té inau­dible. Le seul dis­cours accep­table est le dis­cours domi­nant de l’homme blanc hété­ro­sexuel bour­geois. C’est le sché­ma clas­sique du domi­nant qui rejette la faute sur les caté­go­ries qu’il oppresse pour conser­ver ses pri­vi­lèges et conti­nuer d’exercer sa domination.

Le duo cubain Krudas Cubensi (DR)

Vous avez dit être déran­gée par l’utilisation du terme « musique urbaine ».

« Musique urbaine » ne veut rien dire et c’est de l’appro­pria­tion cultu­relle. C’est un mot fabri­qué par la classe domi­nante, qui a été posé sur une culture mépri­sée pour l’institutionnaliser, la récu­pé­rer et l’abîmer. Dire « cultures urbaines » per­met de dédia­bo­li­ser le hip-hop aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas et ne le res­pectent pas. Le hip-hop réunit le rap, le graf­fi­ti, la danse, le DJing et le beat­boxing, mais dans « musique urbaine », on met tout et n’importe quoi dans le même sac : le RnB, la soul, le reg­gae et le rap, c’est-à-dire des musiques de non-Blancs, en gros, de jeunes Noirs et d’Arabes vio­lents qui vivraient dans cette fameuse, grande et unique « ban­lieue kifé­si­peur ». C’est comme les for­mules « Black music » ou « musiques du monde ». Il exis­te­rait une musique rurale, marine, fores­tière, blanche, gay ou qui vient d’Uranus ?

Madame Rap lève le cou­vercle sur ce qu’il est usuel d’appeler l’« under­ground », que l’historien du rock Greil Marcus estime être la base motrice de toute évo­lu­tion artis­tique ; à l’ère d’Internet, quelle por­tée accor­dez-vous à cette notion ?

« L’under­dog, c’est le côté sombre qui, par­fois, remue et désta­bi­lise, mais aus­si celui qui insuffle la pul­sion de vie et de créa­tion, qui fait que l’on accepte de s’assumer tel que l’on est, avec nos fra­gi­li­tés et nos vices. »

Le terme « under­ground » est très gal­vau­dé, un peu comme « enga­gé » ou « déca­lé ». Je pré­fère le terme anglais « under­dogs », dif­fi­ci­le­ment tra­dui­sible en fran­çais, qui signi­fie à la fois « rebut de la socié­té », « marginal.e », « laissé.e-pour-compte », « non conforme », « loser », « rebelle »… En gros, un under­dog est un indi­vi­du confron­té à une forme de dis­cri­mi­na­tion et d’injustice sociale, per­çu par la socié­té domi­nante comme un inadap­té. Ce sont ces femmes, ces hommes, ces divergent.e.s, dégenré.e.s, scan­da­leux, hors normes, imparfait.e.s, ces parias, ces libres pen­seurs à qui on ne donne pas la parole parce qu’ils ne rentrent pas dans des cases. C’est aus­si cette par­tie de nous tou.te.s que l’on cache parce qu’on sait qu’elle sera mal per­çue. L’under­dog, c’est notre côté sombre qui, par­fois, remue et désta­bi­lise, mais aus­si celui qui insuffle la pul­sion de vie et de créa­tion, qui fait que l’on accepte de s’assumer tel que l’on est, avec nos fra­gi­li­tés et nos vices.

Quels seraient ces under­dogs qui jalonnent et nour­rissent votre propre parcours ?

Prince, avant tout. Grâce à lui, à l’âge de 7 ans, j’ai décou­vert la musique, le jazz, le blues, la soul, la funk, le rock, le rap et plein d’artistes qui m’accompagnent depuis. J’ai décou­vert un touche-à-tout qui trans­cende les éti­quettes, mais aus­si la non-bina­ri­té, l’androgynie, le trouble dans le genre, le fémi­nisme. Il a tou­jours mis les femmes en avant, sans les objec­ti­ver ou au contraire les désexua­li­ser, en les trai­tant juste comme des égales, des êtres humains, des artistes à part entière et non des potiches. Par le biais de ses paroles tor­tu­rées au pos­sible sur des mélo­dies sau­tillantes et siru­peuses (ou l’inverse), j’ai décou­vert son génie et sa médio­cri­té, la com­plexi­té de nos contra­dic­tions. C’est aus­si « grâce » à lui qu’à l’âge de 13 ans, j’ai emprun­té La Bâtarde de Violette Leduc à la biblio­thèque muni­ci­pale de Tours parce que le vio­let était la cou­leur de Prince et qu’il avait fait un mor­ceau inti­tu­lé « Poor Little Bastard ». Et je ne l’ai pas regretté !

Le collectif Gotal (Sénégal), par Linguerart

Donc Violette Leduc par la suite, mais aus­si Angela Davis, Christiane Taubira, Virginie Despentes, Annie Ernaux, Kathleen Hanna, Frida Kahlo, Maya Angelou, Me’shell Ndegeocello, Courtney Love, Jeanette Winterson, bell hooks, Audre Lorde, Sylvia Plath, Monique Wittig, Betty Davis, Virginia Woolf, Kate Chopin, Amanda Palmer, Queen Latifah, Missy Elliott… Hormis ces célé­bri­tés, j’ai aus­si eu un prof de théâtre, Vincent Martin, quand j’étais petite à Compiègne, dans l’Oise, qui m’a beau­coup mar­quée car il avait une approche très ins­tinc­tive, basée sur l’improvisation. En fac d’anglais, j’ai aus­si croi­sé des profs under­dogs qui ensei­gnaient à contre-cou­rant, notam­ment Cécile Coquet, qui avait un cours inti­tu­lé Black Protest sur le mou­ve­ment des droit civiques aux États-Unis et qui est, en par­tie, res­pon­sable de mes enga­ge­ments actuels. Merci à eux d’exister.

Comment vou­driez-vous voir gran­dir Madame Rap ?

« Krudas Cubensi sont poètes, per­for­meuses, édu­ca­trices et musi­ciennes, et ont tra­vaillé à Cuba avec des femmes et des popu­la­tions queer, non-blanches ou immi­grées, afin de favo­ri­ser leur inté­gra­tion et valo­ri­ser leurs différences. »

J’aimerais que Madame Rap n’ait plus besoin d’exister. C’est-à-dire que les fes­ti­vals, pro­gram­ma­teurs de salles, médias et mai­sons de disque visi­bi­lisent spon­ta­né­ment des femmes sans qu’il faille le leur rap­pe­ler sans cesse. Dans un monde éga­li­taire, Madame Rap n’aurait jamais eu besoin de voir le jour. À court terme, j’aimerais que Madame Rap puisse mon­ter ses propres ini­tia­tives sans dépendre for­cé­ment d’autres struc­tures. Pour ça, j’ai besoin d’argent : c’est le nerf de la guerre. Je vais donc devoir par­tir à la pêche aux financements.

Nous racon­te­riez-vous trois par­cours d’artistes qui vous ont le plus mar­quée avant qu’on se quitte ?

Krudas Cubensi, un duo de rap­peuses queer cubaines. J’ai décou­vert leur clip « Mi cuer­po es mio » en 2014 : il com­pile des images de mili­tantes fémi­nistes du monde entier. Elles ont mis une image de mon action pro-avor­te­ment à l’église de La Madeleine en 2013. J’étais hal­lu­ci­née ! Elles sont très inté­res­santes car c’est par leur action sociale que ces deux « arti­vistes », Odaymara Cuesta et Olivia Prendes, se sont lan­cées dans le hip-hop. Elles sont poètes, per­for­meuses, édu­ca­trices et musi­ciennes, et ont tra­vaillé à Cuba avec des femmes et des popu­la­tions queer, non-blanches ou immi­grées, afin de favo­ri­ser leur inté­gra­tion et valo­ri­ser leurs dif­fé­rences. Il y aus­si le col­lec­tif GOTAL, fon­dé en 2009, com­po­sé de quatre artistes séné­ga­laises, Vénus, Anta Ba, Lady Zee et DJ Zeyna, qui usent du rap pour mener des actions sociales auprès de la popu­la­tion, et notam­ment des jeunes femmes. Parmi leurs prin­ci­paux com­bats, la pré­ven­tion des can­cers du sein et du col de l’utérus et les ravages de la dépig­men­ta­tion de la peau. Enfin, la rap­peuse indo­né­sienne Yacko a un par­cours assez éton­nant. C’est une star du rap en Indonésie et elle est aus­si pro­fes­seure à l’université, où elle enseigne le com­merce et rappe pen­dant ses cours ! Elle est très inves­tie dans la lutte pour les droits des femmes, notam­ment contre le har­cè­le­ment de rue et le slut-sha­ming9.


En cou­ver­ture : Rebeca Lane (DR) Portrait : Pmod photographie


REBONDS

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  1. Communiqué de l’association fémi­niste belge Le Conseil des femmes.[]
  2. Allusion au rap­peur Orelsan.[]
  3. Juger quelqu’un (sou­vent une femme) selon son appa­rence phy­sique.[]
  4. De l’anglaise role model, réfé­rence.[]
  5. Ne pas se recon­naître dans la bina­ri­té des genres homme-femme.[]
  6. « Tu pour­rais te reven­di­quer comme fémi­niste ? Oui puisque j’estime que la femme doit être l’égale de l’homme en toutes cir­cons­tances. » Entretien avec Les Inrockuptibles, octobre 2017.[]
  7. Qualifie ce qui n’est pas « hété­ro­nor­mé » : gay, les­bienne, trans­genre, allo­sexuel, alter­sexuel, pan­sexuel…[]
  8. Ou fem­ver­ti­sing, en anglais.[]
  9. Le slut-sha­ming stig­ma­tise la sexua­li­té des femmes et humi­lie celles dont le com­por­te­ment serait jugé comme dégra­dant ou hors de normes arbi­trai­re­ment déli­mi­tées.[]
Ballast

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