Texte inédit | Ballast
À coup sûr, l’été à venir sera comme le précédent, comme les prochains : caniculaire et rythmé par des feux de forêts aux quatre coins de la France et du monde. Les changements climatiques se constatent dans les bois plus qu’ailleurs et les arbres peinent à suivre. En cause, notamment, l’exploitation des forêts en tous points contraire à leur adaptation. Depuis quinze ans, le Réseau pour les alternatives forestières (RAF) mène des réflexions sur le foncier forestier, le travail dans les bois et la préservation des forêts afin d’impulser une vision contraire à celle de l’industrie. Nous avons participé à l’une des formations que le réseau propose, dans le Tarn. Reportage. ☰ Par Roméo Bondon
Tarn, février 2023.
Un sapin de Douglas vient d’être abattu. À gauche du tronc, dans le pré où il a été mis à terre, Mathias l’ébranche. Une fois l’arbre à terre, c’est justement le titre d’une bande dessinée que le bûcheron et gestionnaire forestier, également auteur et dessinateur, a écrite il y a quelques années. Plus loin, Benjamin attache la chaîne reliée au treuil de son tracteur et tire un tronc jusque sur une place de dépôt située à l’orée de la forêt, à 300 mètres de là. Je m’apprête à monter sur le marchepied de l’engin pour observer le débardeur1 manœuvrer la longue grume2 dans la boue. Ailleurs dans les bois, une dizaine de stagiaires venu·es d’un peu partout en France suivent les conseils de François, bûcheron, élagueur et arboriste-grimpeur originaire du nord de l’Hérault. Certain·es sont charpentier·es ou menuisier·es et connaissent avant tout le bois sous l’une de ses formes usinées, après le passage du tronc sur un banc de scie. D’autres s’orientent, timidement ou avec assurance, vers un métier qui se passe en forêt — gestion, bûcheronnage, débardage. D’autres encore ont acquis des parcelles ou en ont hérité, et cherchent à se former pour mieux les connaître et mieux agir, ou au contraire se garder de le faire3. Pour l’heure, chacun·e attend son tour pour abattre des épicéas, choisis la veille, afin qu’à côté d’eux d’autres arbres d’essences diverses poussent plus librement, avec de l’espace et de la lumière.
On pratique une éclaircie.
Là ce n’est pas un tracteur qui les tire mais Brume, une imposante jument comtoise que mène Véronique. Débardeuse depuis vingt-cinq ans, elle est arrivée d’Ariège pour partager sa longue et précieuse expérience. Grâce à Gaëtan qui, plus tôt dans la semaine, a dispensé quelques rudiments de gestion forestière, les raisons d’une coupe nous sont plus claires. On sait ce qui est pris à la forêt et, paradoxalement, ce que ce retrait lui apporte. Partout autour de nous des arbres poussent et se disputent une place au soleil, des semis percent le sol, des chevreuils se cachent en attendant la nuit, des troncs sèchent et se laissent consommer par les insectes. Nous sommes dans une forêt jeune, plantée il y a une soixantaine d’années, qui s’étale désormais sur 80 hectares, à 1 200 mètres d’altitude, quelque part sur les marges sud-ouest du Massif central. Depuis dix ans, Mathias s’échine à remettre de la diversité dans ces bois, à coups de tronçonneuse, de plantations et d’une patiente attention.
« Étienne ne cessera de le rappeler durant toute la durée de cette formation : le circuit court, c’est l’avenir. Et le circuit court, il est notamment là, dans la forêt où nous sommes réuni·es. »
Lorsque la machine de Mathias se tait un instant, que le tracteur de Benjamin tourne au ralenti, je distingue le son du ruban qui entre en contact avec le bois. Depuis deux jours, la scie mobile4 qu’a fabriquée Étienne et que manœuvre Julien, qui a récemment pris sa suite, tourne de façon continue. Une scie mobile : voilà qui doit laisser perplexe toute personne pour qui les métiers du bois s’arrêtent à la confection du produit fini ou qui imagine que les scieries ne sont plus que des sites industriels comme les autres. Et c’est vrai que d’énormes complexes s’installent ou se développent sur le modèle scandinave et s’accompagnent parfois d’expropriations, comme cela a lieu en ce moment à Égletons, en Corrèze. Pourtant, il y a soixante ans à peine, la proportion de scieries fixes et nomades était équilibrée et leur nombre total dix fois supérieur à celui d’aujourd’hui5. D’un même élan, Étienne et Julien résistent à leur façon au phénomène de concentration et de standardisation qui touche le milieu du sciage et font tranquillement figure de précurseurs. Étienne ne cessera de le rappeler durant toute la durée de cette formation organisée par le Réseau pour les alternatives forestières (RAF) pour laquelle on a fait appel à lui : le circuit court, c’est l’avenir. Et le circuit court, il est effectif dans la forêt où nous sommes réuni·es.
Depuis une dizaine d’années, les forêts font en France l’objet d’une mobilisation politique d’une ampleur inédite6. De plus en plus de collectifs, associations et particuliers, professionnels ou non, se mobilisent pour promouvoir et défendre une vision alternative à l’exploitation industrielle et capitaliste des forêts privées, tandis que des syndicats et des comités s’échinent à défendre l’Office national des forêts (ONF) chargé de la gestion des forêts publiques, c’est-à-dire domaniales et communales. Non que la forêt régresse : elle couvre aujourd’hui plus de 30 % du territoire national. Mais le nombre grossit de celles et ceux qui s’insurgent contre la « malforestation » dans certains massifs français, aux premiers desquels les Landes, le Limousin et le Morvan7. À titre d’exemple, pendant que nous nous formions, une mobilisation citoyenne pour s’opposer à une coupe rase sur six hectares de feuillus a cristallisé deux visions de l’usage des bois à quelque 350 kilomètres de là, sur la commune de Tarnac, en Corrèze, au point de devenir emblématique d’une réappropriation citoyenne des forêts du quotidien. Une de ces « luttes forestières » qui, peu à peu, gagnent un écho national et tentent de se fédérer pour enfin peser. Ainsi, au moment de terminer cet article, une autre de ces mobilisations a eu cours dans l’Eure, à proximité de Rouen, où 1 500 personnes se sont rassemblées contre la destruction de la forêt de Bord, menacée par un projet autoroutier.
Ici, dans la forêt du Passet, s’il n’est pas directement question de lutte, les enjeux sont bien politiques. On serait proche de ce que la sociologue Geneviève Pruvost nomme la « politisation du moindre geste8 » : celle qu’institue la pratique collective et volontaire, et qu’un tissu serré d’alternatives construit ici depuis une dizaine d’années afin d’élaborer une autre façon de s’approprier la forêt et les arbres qui s’y trouvent. Ce sont le partage d’expérience, l’écoute et l’observation qui occupent les participant·es. Ces bois ont été le « lieu fondamental de mon apprentissage », explique Mathias dans l’un des textes qu’il publie régulièrement en ligne. Il ajoute : « Ma relation au Passet est un truc qui a toujours été là, je suis né dedans, les tripes incrustées. » Pour moi, c’est une forêt où l’observation distanciée du journaliste et du chercheur se trouve, un instant, suspendue.
Petit précis de bûcheronnage
C’est François qui, schéma et machines à l’appui, se charge de dispenser les bases nécessaires au maniement d’une tronçonneuse. Au programme : fonctionnement de la mécanique, affûtage de la chaîne, techniques d’abattage simples et complexes. S’il est désormais formateur une partie de son temps, lui a appris sur le tas. On le sait, le métier de bûcheron est l’un des plus accidentogènes qui soient et, en raison de l’usure ou d’accidents mortels, leur espérance moyenne de vie est seulement de 62,5 ans. Cadences élevées demandées par les coopératives, investissements lourds à rembourser, frais journaliers importants, banalisation du risque, accroissement de ce dernier à cause d’arbres malades dont les réactions à l’abattage sont parfois imprévisibles : autant d’éléments avec lesquels doivent composer celles et ceux qui travaillent en forêt. Des travaux « au mépris du corps », selon les mots du sociologue Florent Schepens9, pour lesquels, on le devine, il est difficile de recruter.
« Les novices écoutent, apprennent, et attendent de voir sur le terrain ce que
plancher,plafond,mortaiseetperçage à cœurveulent dire en pratique. »
Après un brevet de technicien agricole et malgré des enseignants qui l’ont incité à poursuivre en BTS, François a rejoint une scierie. Il voulait travailler, et dehors de préférence. Devenir agriculteur. On lui a proposé d’être bûcheron. « Je suis passé du stylo, le vendredi soir où je finissais mon examen du Bac, à la 372 XP le lundi matin. Ça m’a fait drôle. J’ai adoré. Je me suis retrouvé dans une ambiance où t’as les tronçonneuses qui hurlent, un skidder [machine forestière, ndlr] qui est toujours sur deux roues au lieu de quatre, où ça arrache, où ça casse. » Les méthodes de travail l’ont très vite questionné : « Pour alimenter la scierie, on faisait que des coupes à blanc, il faisait très chaud, tout était poussiéreux, toutes les feuilles avaient séché, il y avait des branches dans tous les sens… Ça ne m’allait pas. » Alors François a cherché des coupes pour commencer à vendre du bois de chauffage et est entré en contact avec un éleveur afin de s’occuper des forêts qui se trouvaient sur ses terres. « Le paysan chez qui je suis tombé m’a dit Par contre, on coupe pas tous les arbres ici
: parfait. » Pendant sept ans, il alterne les coupes pour l’entreprise qu’il a montée et les saisons dans divers secteurs agricoles. Peu à peu, son souhait de devenir éleveur cède du terrain face à son envie de poursuivre son chemin dans les travaux forestiers. Ses premiers contacts avec le RAF finissent de le convaincre : « J’ai trouvé mes semblables. Le RAF a parfaitement rempli son rôle : me mettre en réseau avec des gens comme moi, avec la même sensibilité, et en plus avec de l’expérience, avec qui j’ai commencé à travailler — et avec qui je travaille encore. J’ai commencé à m’impliquer de plus en plus en forêt, plus largement que le bois de chauffage en climat méditerranéen comme je le faisais chez moi. Je me suis rendu compte que mon cœur était dans la forêt. J’ai commencé à rencontrer plein de bûcherons et d’élagueurs différents, à me perfectionner dans ce travail, à faire de la formation. »
Les questions que lui posent les quelques initié·es sont informées et précises : quelle marque préférer ? quelle huile, quel mélange utiliser ? quelles limes employer ? Les novices écoutent, apprennent, et attendent de voir sur le terrain ce que « plancher », « plafond », « mortaise » et « perçage à cœur » veulent dire en pratique. Abattre un arbre ne se fait pas impunément et, on le découvre, nécessite une fine connaissance technique qui contredit les clichés habituels sur le bûcheronnage10. Il convient de choisir avec soin lequel abattre, d’apprécier la qualité de son bois ou le service que son absence rendra à d’autres arbres, plus petits et prometteurs — en somme, de comprendre sa place dans la parcelle et de trouver celle qu’il aura dans la filière qu’il alimentera une fois abattu11. Puis, il faut préparer la coupe, définir l’endroit où tombera la cime, chercher à rendre le fût le plus accessible possible au débardeur ou à la débardeuse, au cheval ou au tracteur. Là, François est rejoint par les autres personnes chargées de la formation pour prendre le relais, chacun·e selon ses compétences. Ce même jour, tandis que la neige recouvre peu à peu le sol, Véronique donne ainsi les éléments qui l’ont conduite à choisir une voie plutôt qu’une autre pour sortir les petits chênes que nous abattons du peuplement où nous nous trouvons : il faut éviter les pentes trop fortes pour économiser l’énergie de son cheval, ou encore contourner une zone humide identifiée non loin pour la préserver. « Je considère que mon argent vient du travail de mes chevaux, donc je leur dois une retraite et une bonne santé », expliquera-t-elle ensuite. Et lorsque nos postures n’ont d’autre conséquence que de nous casser le dos, elle n’hésite pas à nous indiquer les bons gestes avant de nous montrer ce qu’elle attend de l’ébranchage et du façonnage du tronc pour rendre le débardage le plus aisé possible, à elle et à son cheval.
Une culture forestière ?
On pourrait multiplier les exemples d’attentions et de conseils venus des formateurs, des formatrices et des autres participant·es — un carnet de notes à la couverture noire est plein d’observations de ce genre. À mesure que les jours passent, une familiarité s’instaure entre les stagiaires, la forêt qui nous accueille, les outils qui permettent d’y travailler, celles et ceux qui s’y emploient depuis longtemps. En creux, se dessinent quelques-uns des objectifs du RAF, à l’initiative de la formation : aider à parcourir ce long chemin qu’est l’autonomie individuelle et collective, donner le goût de la forêt et du bois, accompagner ou créer des vocations. Plus simplement, partager une passion. En somme : faire émerger une culture forestière alternative, populaire, sociale et écologique.
Culture forestière. Encore faut-il s’entendre sur cette expression qui revient sans cesse dans les discussions avec des professionnel·les de la filière forêt-bois, plus encore lorsqu’on échange avec des élu·es et des technicien·nes. Pour François, c’est l’entretien d’un rapport avec « un milieu dont on connaît le fonctionnement, en tout cas l’utilité et l’utilisation », choses qu’il ne retrouve pas dans sa région d’origine. « Pour eux, un bûcheron c’est n’importe qui qui achète une tronçonneuse et coupe du bois. » Les forêts jeunes d’une partie du Massif central, issues de reboisement ou d’accrus spontanés, ont localement opéré une véritable « inversion paysagère » : landes, prairies, marais, tourbières ont laissé place à des plantations de résineux, des friches et des forêts spontanées de feuillus, comme sur le Plateau de Millevaches, dans le Limousin, ou dans la Montagne noire où nous nous trouvons. Là, contrairement au Jura, aux Vosges, à des territoires dans lesquelles la forêt est restée un socle de la vie économique et sociale, l’absence de vastes espaces forestiers pendant des siècles a contraint le développement d’une véritable culture associée, ce qui expliquerait en partie l’industrialisation à marche forcée de ces nouveaux massifs ainsi que les mobilisations qui s’opposent aujourd’hui à ce modèle extractiviste. Si, sur ces territoires, les plus âgé·es ont pu déplorer le remplacement des habitant·es, paysan·nes en tête, par des rangées d’arbres, les plus jeunes, eux, ont grandi avec ce paysage forestier qu’il faut se réapproprier. Certain·es se forment, apprennent à vivre au milieu de la forêt ou de ses produits, agissent pour qu’émerge localement cette culture introuvable. C’est ce à quoi participent Pauline et Marie-Élise au sein de l’ONG Envol Vert, dont une partie de l’activité se déroule dans la région. Leur but : accompagner les propriétaires forestiers désireux de préserver leurs parcelles de l’exploitation ou de les gérer selon les principes d’une sylviculture respectueuse des peuplements, et soutenir l’émergence d’une filière artisanale courte autour des métiers de la forêt et du bois.
Trouver sa place à côté de l’industrie
Deux avions de chasse passent en rase-motte au-dessus des bois — privilège des régions faiblement peuplées.
« La scierie est un maillon aussi mal connu que sous-estimé de la filière. C’est l’une des pièces maîtresse de l’industrialisation en forêt et un des points aveugle des alternatives qui cherchent à y répondre. »
Pour celles et ceux qui ont conservé leur casque anti-bruit, ça n’est rien de plus qu’un ronronnement d’insecte. Pour les autres, c’est une soudaine déchirure, dont le seul mérite est de rendre un instant agréable le bruit de la scie mobile. Depuis son installation dans le bois du Passet quelques jours plus tôt, Julien produit des pièces en continu pour un couple de maraîchers, un cousin de Mathias qui envisage avec une associée la reprise d’une scierie artisanale dans une vallée proche, ou encore pour le jeune repreneur d’une autre scierie, au nord du département. Les acheteurs s’activent à côté de l’engin : Julien, comme Étienne avant lui, tient à ce que les clients soient associés au processus de transformation, et comprennent comment un douglas ou un épicéa deviennent des poutres, des bastaings, des chevrons, des solives ou des tasseaux. Pendant que Julien fait des allers-retours à mi-hauteur, juché sur un siège fixé à la scie qui suit le fil du bois, Étienne partage un peu de son érudition technique.
Il faut bien le dire : dans le petit monde des alternatives forestières, Étienne est une sommité. Son portrait a été réalisé bien des fois, dessiné par Mathias et d’autres, écrit, filmé. Pourtant, il ne semble pas se lasser de raconter son parcours, de sa formation en mécanique agricole jusqu’à la fabrication de plusieurs scies ou de détailler tel ou tel point technique. Depuis ses débuts, son but n’a pas dévié : créer autour de lui un circuit court, en mettant en relation un propriétaire et un acheteur, puis en sciant sur place des pièces de bois « à façon », c’est-à-dire en fonction des besoins précis d’un projet de construction et selon les contraintes de chaque arbre.
Étienne est également un observateur critique du monde de la scierie et du bois en général. Il profite d’un matin en salle pour détailler les dimensions sociales de sa démarche et la logique économique qui la sous-tend. À partir du prix final d’un mètre cube de bois transformé, il détaille les coûts attachés à chaque acteur du processus et explique ce que pourrait être une bonne répartition de la valeur ajoutée produite. Pour lui, il est possible pour les scieries artisanales de s’en sortir en travaillant des produits spécifiques. Pour le reste, « il faut profiter de l’industrie, leur donner la merde et garder le beau ». Véronique, elle, déplore que les bilans d’exploitation ne prennent pas en compte les dégâts environnementaux occasionnés par les abatteuses, ni les subventions qui permettent aux conducteurs d’engin de s’endetter pour investir. « Oui je suis plus chère qu’une abatteuse, mais on ne calcule rien ! » Les traites journalières et les échéances à rembourser conduisent bûcheron·nes et débardeur·euses à devoir couper plus de bois pour s’en sortir. « Tous ces arbres qui tombent par terre pour payer du carburant, c’est une honte », conclut Véronique, qui espère que sous la pression du public les choses changent.
À entendre Étienne et comme le dira Mathias un peu plus tard, la scierie est un maillon aussi mal connu que sous-estimé de la filière. Pourtant, c’est l’une des pièces maîtresses de l’industrialisation en forêt et un des points aveugles des alternatives qui cherchent à y répondre. Nicolas Sarkozy avait fait du développement des méga-scieries le pilier de sa politique forestière. En 2009, à Urmatt dans le Bas-Rhin, il avait déclaré depuis le site de SCIAT, le plus gros scieur français, vouloir « libérer les contraintes qui pèsent depuis trop longtemps dans la gestion de la forêt ». Heureux de rappeler qu’il était le premier président à s’exprimer sur le sujet depuis vingt ans, il déplorait ensuite le « gâchis phénoménal » de ce qu’il percevait comme une sous-exploitation, avant de poursuivre, lyrique : « La France n’a pas de pétrole. La France n’a pas de gaz. Mais la France a des territoires ruraux, une géographie, des ressources naturelles qui représentent un potentiel formidable » — la forêt, cet « immense gisement inexploité », en tête. Une dizaine d’années plus tard, ce même groupe SCIAT qui avait accueilli un président regrettant qu’« aucune entreprise française [ne soit] présente dans les vingt premières entreprises de sciages européennes » vient de racheter deux sites en Occitanie et construit patiemment un monopole dans le domaine. La « diagonale des scieries », souhait et fantasme des industriels depuis dix ans, est toujours dans les tiroirs.
Décloisonner les alternatives
« Les unités industrielles, alimentées en partie par les subventions accordées à la filière bois, représentent 10 % des scieries, mais prennent en charge 70 % des volumes sciés. Qu’opposer à une telle démesure ? »
Si des mobilisations récentes ont pu faire plier de gigantesques projets dans le Morvan et dans les Pyrénées, le chemin est encore long pour espérer mettre à mal le phénomène de concentration qui frappe la scierie française. Les unités industrielles, alimentées en partie par les subventions accordées à la filière bois, représentent 10 % des scieries, mais prennent en charge 70 % des volumes sciés. Qu’opposer à une telle démesure ? Pour l’heure, rien de plus que des expérimentations, des exemples, et espérer qu’ils se développent. Certaines de ces initiatives sont des institutions de l’autogestion, à l’instar d’Ambiance bois, installé depuis quarante ans sur le plateau de Millevaches12, mais ont plus de retard sur la proximité et la qualité de leur approvisionnement. D’autres, comme la jeune Scop auvergnate La Scie d’ici, placent la relocalisation au cœur de leur projet. D’autres, encore, ont pour objet d’assurer le charnière entre l’aval de la filière, c’est-à-dire les charpentier·es, menuisier·es et particulier·es qui utilisent le bois, et ce qui se passe en amont. Au coin des scieurs en Dordogne, Faites et racines en Corrèze, Noz’Ateliers en Ardèche sont, elles, autant d’initiatives qui participent à façonner et diffuser une culture forestière émergente13.
Force est de constater que ces expériences, pour originales et enthousiasmantes qu’elles soient, pèsent encore bien peu face à la cohorte des abatteuses, porteurs, grumiers, scieries, papetiers ou toute autre usine de transformation du bois de taille industrielle. Étienne le répète et on le croit sans peine : aujourd’hui, on adapte la forêt à l’industrie. Pas étonnant, dès lors, que des plantations de peupliers ou de résineux ressemblent aux motifs géométriques d’un vieux tapis. Mais une même interrogation anime les tenants d’une sylviculture douce14 et d’une paysannerie agroécologique : comment passe-t-on de la marge au centre, de l’alternative à la norme ?
Il faudrait imaginer des milliers de bûcherons et de bûcheronnes, de scieurs et de scieuses, de gestionnaires, de charpentiers et de charpentières. En somme, tout un peuple qui prendrait la place des machines dans les bois et des robots dans les ateliers — un doux rêve pour beaucoup, une nécessité pour d’autres15. Olivia et Raphaël sont de ceux-là. Tous deux venus de Montpellier, ils se préparent au rachat d’une scierie artisanale située dans une vallée proche, à quelques dizaines de kilomètres. Après des études de droit et une brève expérience d’attaché parlementaire auprès de députés insoumis, Raphaël cherche une place dans l’économie de la forêt où nous sommes, qu’il parcourt depuis enfant. Cette place, elle pourrait se trouver à bord d’un grumier ou derrière une scie, pour commercialiser des bois issus de peuplements locaux. Quant à Olivia, elle s’échine depuis plusieurs années à porter un atelier de menuiserie collaboratif à Montpellier. Les difficultés à trouver un modèle financier pérenne et les aléas du collectif l’ont récemment conduite à prendre quelques distances pour mieux remonter la filière et passer de la menuiserie au sciage. Une SCOP devrait naître de leur rencontre et palier, à leur mesure, au manque criant de scieries artisanales.
Parmi les participant·es, l’enthousiasme ne manque pas et ces quelques lignes ne sont pas suffisantes pour rendre compte de tous les projets en cours ou à venir. J’aurais dû parler plus longuement de Fanny, l’instigatrice de l’École des renardes, une formation itinérante de charpente traditionnelle. Face à l’imminence d’une coupe rase à proximité de son habitation, en Corrèze, elle a acquis les quelques hectares de forêt menacés après avoir convaincu son propriétaire qu’une autre gestion était possible. Il aurait fallu évoquer Maxime et Florian, charpentiers en quête de cohérence dans leurs chantiers sur un monument historique ou le pont d’un bateau, ou encore Maud, qui hésite sur l’endroit où elle commencera sa formation de conductrice de travaux forestiers en septembre. L’enthousiasme ne fait néanmoins pas tout. Marie-Élise et Pauline ne cachent pas leurs doutes quant à leur activité de sensibilisation et d’animation. Si elles participent à l’émergence et l’accompagnement d’une filière courte, elles ne se font pas d’illusion sur les personnes qui indiquent vouloir y prendre part pour le moment. Les quelques professionnels avec lesquels elles sont en contact sont convaincus depuis longtemps des bienfaits d’une telle relocalisation — à charge donc pour elles de se porter désormais vers les acteurs de la filière conventionnelle pour qui un changement de pratique n’est pas évident.
*
Pour modeste que soit leur impact, il reste que ces deux semaines d’échanges alimentent chez chacun·e une tranquille abnégation pour préserver la forêt et se défendre collectivement lorsqu’on y travaille. Venu d’Ardèche, Vincent est le plus jeune participant à la formation. Chaussures anti-coupures et veste de bûcheron trouvées à moindre prix sur un site de vêtements de seconde main, il compte débuter une formation en conduite de travaux forestiers à la rentrée prochaine. La réhabilitation avec quelques amis d’une châtaigneraie lui a donné le goût d’être dehors, de travailler parmi les arbres. Comme Vincent, mais aussi Charlotte et Guillaume, de plus en plus de novices choisissent de se professionnaliser après avoir appris des rudiments de bûcheronnage dans des formations comme celle-ci. Il y a aussi des citoyen·nes qui considèrent que si la forêt qu’ils espèrent voir advenir nécessite des centaines de milliers de travailleurs et de travailleuses, il va bien falloir prendre sa part. Au sein de la filière conventionnelle, des technicien·nes ne supportent plus les directives des coopératives et décident, malgré les risques, de s’installer de manière indépendante pour offrir la possibilité d’une gestion alternative à des propriétaires forestiers souvent sans repère pour agir. Enfin, à bas bruit, des agent·es de l’ONF refusent de suivre les décisions de leur direction et s’acharnent à pratiquer une sylviculture respectueuse de leurs parcelles, plutôt que de couper toujours plus de bois pour combler un déficit dont ils ne sont pas responsables. En somme, les occasions de résister pour et avec la forêt sont nombreuses — faisons feu de tout bois.
L’auteur tient à remercier Mathias Bonneau et le Réseau pour les alternatives forestières (RAF), ainsi que les participants et les participantes rencontré·es durant les événements mentionnés, pour leur accueil, leur gentillesse et leur enthousiasme au cours des échanges.
Photographies de bannière et de vignette : Roméo Bondon | Ballast
- Qui s’occupe du débardage, c’est-à-dire du transport des grumes une fois l’arbre abattu, jusqu’à une place de dépôt.[↩]
- Tronc d’arbre ébranché mais pas encore équarri, qui porte encore son écorce.[↩]
- Voir le livre de Pascale Laussel, Marjolaine Boitard et Gaëtan du Bus de Warnaffe, Agir ensemble en forêt — Guide pratique, juridique et humain, Éditions Charles Léopold Mayer, 2018.[↩]
- Une scie mobile est un petit outil de sciage déplaçable sur une remorque ou un plateau, dont le but est de s’installer à proximité des parcelles sujettes à des coupes de bois.[↩]
- Autant d’informations et de chiffres disponibles sur le site de L’observatoire des métiers de la scierie, animé par Maurice Chalayer.[↩]
- Les mobilisations pour défendre des massifs forestiers ou des usages spécifiques en forêt remontent au XIXe siècle. Dans les années 1820, dans les Pyrénées catalanes, des soulèvements populaires ont font par exemple fait suite à la volonté de judiciariser l’accès aux bois par l’État — voir Louis Assier Andrieu, « La coutume dans la question forestière. La lutte d’une communauté des Pyrénées catalanes (1820–1828), Revue forestière française, vol. 32, 1980 et, pour une perspective plus large, Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts — Habiter des territoires en lutte, Zones, 2017. Quelques décennies plus tard, des peintres s’organisent pour défendre les paysages forestiers de la forêt de Fontainebleau et obtiennent la création d’une « série artistique » préservée. Plus proche de nous, l’enrésinement [note] rapide et encouragé par l’État dans le Morvan et plusieurs régions du Massif central a conduit certain.e.s de leurs habitant·es à s’organiser contre la gestion des forêts locales et le principe, bien connu dans ces régions, de l’enchaînement plantation, éclaircie, coupe rase, replantation — voir à ce titre le numéro 15 de la revue Z, « Montagne Limousine. Forêts désenchantées », 2022.[↩]
- Voir à ce propos la contribution de Gaspard d’Allens intitulée « La malforestion » dans le livre-journal Forêts, édité par le média La Relève et la Peste en 2022.[↩]
- Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol. 57, n° 1, 2015.[↩]
- Florent Schepens, « Se réaliser au mépris du corps : les entrepreneurs de travaux forestiers », Sociologies pratiques, vol. 26, n° 1, 2013.[↩]
- Sur le métier de bûcheron, on peut lire Florent Schepens, « Bûcheron : une profession d’homme des bois ? », ethnographiques.org, 2003 et plus largement, Florent Schepens, Hommes des bois ? Socio-anthropologie d’un groupe professionnel, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), 2007.[↩]
- Une réflexion inverse et critique a récemment été présentée par Agnès Stienne dans Bouts de bois — Des objets aux forêts, Zones, 2023. L’autrice, plasticienne et cartographe, remonte d’objets quotidiens en bois — palettes, cagettes, traverses de chemin de fer — jusqu’aux forêts qui les produisent pour détailler leur histoire, leur parcours dans la filière, les implications environnementales qu’ils suscitent.[↩]
- Michel Lulek, Scions… travaillait autrement, Éditions REPAS, 2003.[↩]
- À noter qu’une « culture du feu », expliquée et défendue par la philosophe Joëlle Zask dans Quand la forêt brûle — Penser la nouvelle catastrophe écologique (Premier Parallèle, 2019), ne pourrait manquer de figurer dans cette culture forestière cohérente.[↩]
- Ensemble de pratiques qui visent à accompagner la dynamique naturelle d’une forêt pour produire du bois de qualité, tout en préservant un couvert forestier continu et diversifié.[↩]
- Je m’inspire ici des perspectives énoncées par l’Atelier paysan pour l’agriculture dans Reprendre la terre aux machines — Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Seuil, 2020.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale », Cyprine et Layé, mai 2022
☰ Lire notre article « Pyrénées : contre une scierie industrielle, défendre la forêt », Loez, octobre 2020
☰ Lire notre traduction « Des graines fugitives », Christian Brooks Keeve, juillet 2020
☰ Lire notre témoignage « Brûler des forêts pour des chiffres », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec François-Xavier Drouet : « La forêt est un champ de bataille », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec Ambiance Bois : « Le modèle autogéré est applicable à n’importe qui », juillet 2016