Robespierre : de l’image en politique


Texte inédit pour le site de Ballast

Si l’on en croit la thèse de Régis Debray, la « gra­pho­sphère » (l’ère de l’écrit qui prend nais­sance avec l’invention de l’imprimerie) est main­te­nant ache­vée. Lui a suc­cé­dé, à par­tir de l’invention de la télé­vi­sion en cou­leurs, la « vidéo­sphère », ou le règne de l’image. À l’heure de l’omniprésence de l’image et de la vidéo, la ques­tion des repré­sen­ta­tions et de leurs usages poli­tiques acquiert une tout autre dimen­sion. L’exemple de la recons­ti­tu­tion du visage de Robespierre est à cet égard élo­quent. ☰ Par Pierre-Louis Poyau


rob1 Le regard est dur, la mâchoire car­rée et le visage mar­qué par les ravages de la variole. C’est l’aspect que pré­sente le visage de Robespierre, recons­ti­tué en décembre 2013 par un spé­cia­liste de la recons­truc­tion faciale infor­ma­tique, à l’aide d’analyses exé­cu­tées sur le (pré­ten­du) masque mor­tuaire du Jacobin. Cette recons­ti­tu­tion a immé­dia­te­ment sou­le­vé une levée de bou­cliers, notam­ment au sein de l’état-major du Parti de gauche. Alexis Corbière, l’un de ses secré­taires natio­naux, a ain­si dénon­cé une « calom­nie » orches­trée par des « char­la­tans ». Quant à Jean-Luc Mélenchon, il s’est fait fort de pour­fendre une « vieille ruse de l’iconographie, dont je fais les frais plus sou­vent qu’à mon tour : la lai­deur du visage est cen­sée révé­ler la lai­deur de l’âme ! ». Cette polé­mique, au-delà de son carac­tère quelque peu ano­din, témoigne de la pola­ri­sa­tion idéo­lo­gique des représentations.

Il ne s’agit pas d’un phé­no­mène nou­veau : dès la seconde moi­tié du XVIe siècle, le roi Henri III fait ain­si l’objet d’une cam­pagne de cari­ca­tures menée par les par­ti­sans de la Ligue catho­lique, hos­tiles à l’alliance du roi avec le pro­tes­tant Henri de Navarre. Toutefois, il est indé­niable que l’image joue aujourd’hui un rôle incom­pa­ra­ble­ment plus déter­mi­nant qu’il y a encore quelques décen­nies. Si l’on en croit la thèse de Régis Debray déve­lop­pée dans son Cours de médio­lo­gie géné­rale (1991), la « gra­pho­sphère » (l’ère de l’écrit qui prend nais­sance avec l’invention de l’imprimerie) est main­te­nant ache­vée. Lui a suc­cé­dé, à par­tir de l’invention de la télé­vi­sion en cou­leurs, la « vidéo­sphère », ou le règne de l’image. À l’heure de l’omniprésence de l’image et de la vidéo, la ques­tion des repré­sen­ta­tions et de leurs usages poli­tiques acquiert une tout autre dimen­sion. L’exemple de la recons­ti­tu­tion du visage de Robespierre est à cet égard élo­quent. Proposant une image repous­sante du Jacobin, elle conforte la tra­di­tion his­to­rio­gra­phique, lar­ge­ment vul­ga­ri­sée par les publi­ca­tions « grand public », qui fait de Robespierre un dic­ta­teur san­gui­naire et qui pointe les « excès » de la Révolution. Du même coup, elle détourne d’une autre inter­pré­ta­tion pos­sible de la figure de Robespierre : celle, posi­tive, d’un membre de la Convention ayant sou­te­nu le suf­frage uni­ver­sel mas­cu­lin ou le droit de vote des Juifs et des « gens de couleur ».

« En pro­dui­sant des figures de gauche sous un angle effrayant ou angois­sant, les repré­sen­ta­tions acquièrent une dimen­sion politique. »

En pro­dui­sant des figures de gauche sous un angle effrayant ou angois­sant, les repré­sen­ta­tions acquièrent une dimen­sion poli­tique. De même que l’éditorial d’un quo­ti­dien influent, l’image par­ti­cipe du com­bat pour l’hégémonie cultu­relle. À ce titre, elle doit faire l’objet d’un ques­tion­ne­ment et d’une réflexion au sein de la pen­sée de gauche dans toute sa diver­si­té. Nous nous pro­po­sons ici, afin de mettre en lumière les usages poli­tiques de l’image ain­si que ce qui déter­mine les évo­lu­tions de l’iconographie, de nous pen­cher sur la figure de Robespierre dans l’iconographie, de 1789 à nos jours.

Personnage cli­vant s’il en est, Robespierre demeure une figure poli­ti­que­ment pola­ri­sée. Le juge­ment por­té sur lui varie en pre­mier lieu selon le regard que porte sur la Révolution le com­men­ta­teur. La « tri­par­ti­tion idéo­lo­gi­co-his­to­rio­gra­phique » pro­po­sée par Claude Mazauric pré­tend mettre au jour trois tra­di­tions his­to­rio­gra­phiques : une tra­di­tion contre-révo­lu­tion­naire qui prend sa source chez Burke, de Maistre ou Barruel pour se pro­lon­ger tout au long des XIXe (Taine) et XXe siècle (Gaxotte), for­mant le « cou­rant des anti-Lumières » évo­qué par l’historien israé­lien Zeev Sternhell. Une tra­di­tion répu­bli­caine (Aulard) et socia­li­sante (Jaurès, Mathiez, Lefebvre, Soboul, Vovelle…) ; enfin, une tra­di­tion « libé­rale » qui s’étend sur deux siècles, de Benjamin Constant à François Furet. Mais, si la manière dont est per­çu Robespierre varie natu­rel­le­ment selon les tra­di­tions, il est pos­sible d’observer des lignes de frac­ture au sein même de ces cou­rants poli­tiques et his­to­rio­gra­phiques : ain­si de la pro­fonde hos­ti­li­té vouée à Robespierre par Alphonse Aulard, qui se rat­tache pour­tant à l’historiographie démo­cra­tique et répu­bli­caine de la Révolution. Les diverses polé­miques obser­vées récem­ment (à l’occasion de la sous­crip­tion lan­cée par la Société des études robes­pier­ristes pour le rachat de manus­crits, ou encore de la pro­po­si­tion dépo­sée par le groupe Front de gauche au conseil muni­ci­pal de Paris de bap­ti­ser une rue de la capi­tale du nom de Robespierre) témoignent du carac­tère tou­jours for­te­ment pola­ri­sé du per­son­nage. 1789 don­nant nais­sance, selon François Furet, à un monde où « les repré­sen­ta­tions du pou­voir sont le centre de l’action, où le cir­cuit sémio­tique est maître abso­lu de la poli­tique1 », ces contro­verses inces­santes autour de la figure de l’Incorruptible ont été à l’origine d’une intense pro­duc­tion ico­no­gra­phique qu’illustre encore la récente ten­ta­tive de recons­ti­tu­tion du visage de Robespierre et les polé­miques qui l’ont accom­pa­gnée. Le col­loque inter­na­tio­nal ayant pour thème « Images de Robespierre », tenu à Naples en 1993, témoigne de l’intérêt accor­dé par les cher­cheurs à la ques­tion des repré­sen­ta­tions ico­no­gra­phiques de l’Incorruptible.

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Maximilien Robespierre en habit de député du Tiers État, d’après Adélaïde Labille-Guiard, par Pierre Roch Vigneron (1789-1872).]

Les années 1790, qui voient l’avènement de Robespierre puis sa chute, sont éga­le­ment celles qui voient se déve­lop­per les trois grandes tra­di­tions de repré­sen­ta­tions ico­no­gra­phiques de l’Incorruptible. Jusqu’à sa chute, le 9 ther­mi­dor, Robespierre jouit d’une popu­la­ri­té consi­dé­rable auprès du peuple pari­sien. Par consé­quent, il est pos­sible de mettre au jour dès 1791 l’existence d’une tra­di­tion ico­no­gra­phique posi­tive, qui per­dure aujourd’hui encore. Robespierre est alors un jeune dépu­té qui com­mence à jouir d’une cer­taine noto­rié­té : son viru­lent plai­doyer contre le décret sur le marc d’argent l’a révé­lé sur la scène poli­tique. Il est repré­sen­té par Adélaïde Labille-Guiard en jeune dépu­té vêtu de noir (à l’instar des repré­sen­tants du Tiers) : il sou­rit et pré­sente un air serein, son teint est rosé (ce qui tranche avec la pâleur qua­si-cada­vé­rique qui devien­dra la marque dis­tinc­tive de la plu­part des repré­sen­ta­tions ulté­rieures). Au bas du pas­tel figure la men­tion « L’Incorruptible ». C’est l’œuvre qui inau­gure la tra­di­tion ico­no­gra­phique favo­rable à Robespierre, rela­ti­ve­ment mar­gi­nale, qui s’épanouira dans la seconde moi­tié du XIXe siècle, à l’occasion du « moment répu­bli­cain ». Le buste réa­li­sé par Claude-André Deseine en 1791 pré­sente éga­le­ment un Robespierre jeune et à l’air avenant.

« La des­crip­tion de Robespierre en can­ni­bale est une marque dis­tinc­tive de l’iconographie roya­liste. Son expres­sion est sinistre, les traits de son visage durs et anguleux. »

La décen­nie 1790, tou­te­fois, est sur­tout l’âge d’or de l’iconographie roya­liste. Robespierre est évi­dem­ment hon­ni par les pam­phlé­taires roya­listes. Généralement per­çu comme l’aboutissement mons­trueux des Lumières, il est tour à tour qua­li­fié de « bête féroce » (Barruel), « génie infer­nal » (de Maistre), « incar­na­tion de la Terreur » (de Bonald), et on l’imagine « médi­tant des crimes dans la caver­no­si­té de son cœur » (Chateaubriand). Les pam­phlé­taires roya­listes sont à l’origine d’un grand nombre d’approximations bio­gra­phiques concer­nant Robespierre, par­fois gros­sières, qui contri­buent à la « fabri­ca­tion d’un mythe2 ». Cette « haine dégui­sée en récit his­to­rique3 » a son pen­dant ico­no­gra­phique. Ainsi la gra­vure roya­liste de Jean-Dominique Étienne Le Canu. Elle repré­sente un Robespierre de pro­fil, pres­sant un cœur dont il recueille le sang dans une coupe qu’il entend vrai­sem­bla­ble­ment boire. La des­crip­tion de Robespierre en can­ni­bale est une marque dis­tinc­tive de l’iconographie roya­liste. Son expres­sion est sinistre, les traits de son visage durs et angu­leux. Cette gra­vure sera repro­duite à de très nom­breuses reprises durant la pre­mière moi­tié du XIXe siècle. Une autre repré­sen­ta­tion célèbre est La mort du Catilina moderne, qui repré­sente la tête déca­pi­tée de Robespierre, d’où s’écoule du sang, tenue par les che­veux par la main du bourreau.

Après la mort de Robespierre, la « réac­tion ther­mi­do­rienne4 » voit l’apparition de la troi­sième tra­di­tion de repré­sen­ta­tions de l’Incorruptible : l’iconographie ther­mi­do­rienne-libé­rale. Le 9 ther­mi­dor entraîne une « pro­pa­gande anti­ro­bes­pier­riste, véri­table raz de marée poli­tique et média­tique, pro­téi­forme, cir­cu­lant entre la Convention et la rue5. » Robespierre, qua­li­fié de « nou­veau Cromwell » (Tallien), fait l’objet de nom­breux pam­phlets, sou­vent rela­ti­ve­ment fan­tai­sistes (il est ain­si accu­sé d’avoir, avec son frère Augustin, détour­né des sommes impor­tantes afin de finan­cer des mai­sons de plai­sir par­tout dans Paris). Cette période « ther­mi­do­rienne » donne nais­sance à la tra­di­tion ico­no­gra­phique hos­tile au Jacobin qui sera la plus fer­tile. L’iconographie ther­mi­do­rienne se dis­tingue des repré­sen­ta­tions roya­listes par un rejet encore plus viru­lent de Robespierre, dont on essaie de faire le seul res­pon­sable de la Terreur afin d’exonérer la Révolution dans son ensemble. Ainsi, la repré­sen­ta­tion néga­tive de Robespierre s’accompagne du déve­lop­pe­ment d’une ima­ge­rie néga­tive de Louis XVI. Il s’agit, ce qui sera un tro­pisme de la tra­di­tion libé­rale (Mignet, Thiers…), « de se reven­di­quer des pre­miers moments de l’Acte révo­lu­tion­naire, mais pour mieux l’exorciser6 ». Par ailleurs, des diver­gences pro­fondes sub­sistent au sein des Thermidoriens entre des Montagnards tels que Billaud-Varenne, qui ont contri­bué à la chute de Robespierre, et les « modé­rés » comme Boissy d’Anglas. Au len­de­main du 10 Thermidor, les deux « ten­dances » com­mu­nient tou­te­fois dans la dénon­cia­tion des crimes de l’Incorruptible. Il faut évo­quer deux illus­tra­tions par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­tives de la période. La pre­mière, Robespierre guillo­ti­nant le bour­reau après avoir fait guillo­ti­ner tous les Français, est ano­nyme et non datée. Elle repré­sente Robespierre assis sur une tombe, les pieds repo­sant sur les consti­tu­tions de 1791 et 1793. Il s’apprête à guillo­ti­ner le bour­reau, vrai­sem­bla­ble­ment seul sur­vi­vant de la Terreur. En arrière plan figurent de très nom­breuses guillo­tines. La légende iden­ti­fie toutes les sup­po­sées vic­times de Robespierre : les diverses fac­tions (Cordeliers, Girondins, Brissotins, Hébertistes…), les femmes, les nobles, etc. Sur la stèle à laquelle est ados­sé Robespierre figure l’inscription « Cy-gyt toute la France ». Une seconde gra­vure, La mort de Robespierre (1794), repré­sente un Robespierre à l’air défait et au visage dur (forme angu­laire, mâchoire car­rée, nez poin­tu et pâleur cada­vé­rique) pla­cé sur la guillo­tine par deux hommes dont les cocardes tri­co­lores ont pour fonc­tion de sou­li­gner la conti­nui­té sup­po­sée entre l’instauration de la République et Thermidor. Cette seconde illus­tra­tion témoigne du sou­ci des ther­mi­do­riens de se dis­tin­guer des royalistes.

[Buste de Robespierre, par Deseine, 1792.]

Après Thermidor et sous l’Empire, les images de la Révolution, a for­tio­ri celles de Robespierre, sont inter­dites. L’interdit, por­tant en par­ti­cu­lier sur 1793, demeure en vigueur pen­dant la Restauration et sous la monar­chie du Juillet, entraî­nant un « hiver ico­no­gra­phique7 » qui ne prend fin qu’avec l’avènement de la IIe République en 1848. La chute de Louis-Philippe libère la pro­duc­tion ico­no­gra­phique. Se déve­loppe dans les années 1830-1840 un cou­rant ico­no­gra­phique favo­rable à Robespierre, qui s’exprime plei­ne­ment lors de la IIe République, puis dans la phase dite libé­rale du Second Empire. Durant la pre­mière moi­tié du XIXe siècle, la mémoire posi­tive de l’Incorruptible demeure vive dans les milieux répu­bli­cains. Elle est trans­mise par Philippe Buonarroti, com­pa­gnon de Babeuf et admi­ra­teur de Robespierre, qui a une grande influence dans les milieux répu­bli­cains et socia­listes. Elle l’est éga­le­ment par Albert Laponneraye, ardent défen­seur de l’Incorruptible, qui aide Charlotte Robespierre à com­po­ser ses mémoires. C’est donc chez les socia­listes uto­piques comme Pierre Leroux et Victor Considerant, ain­si que chez les répu­bli­cains roman­tiques puis radi­caux (Ernest Hamel, Alphonse Esquiros, Louis Blanc) que l’on trouve la mémoire posi­tive de Robespierre. Alphonse Esquiros dresse ain­si un por­trait par­ti­cu­liè­re­ment flat­teur du Jacobin dans son Histoire des Montagnards (1847), quand Ernest Hamel en fait une des­crip­tion plus qu’hagiographique dans sa monu­men­tale Histoire de Robespierre (1867). Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution fran­çaise (1878), repro­duit la des­crip­tion alors clas­si­que­ment admise de Robespierre, celle d’un petit homme au visage pâle, mais pour en tirer des conclu­sions très posi­tives : la pâleur de Robespierre révé­le­rait sa pure­té (pour Michelet, elle témoigne à l’inverse de son insen­si­bi­li­té). Les pen­seurs répu­bli­cains et socia­listes ini­tient donc, pour reprendre l’expression main­te­nant fameuse du socio­logue amé­ri­cain Erving Goffman, un « retour­ne­ment des stig­mates ».

« Le sculp­teur écarte la vio­lence de la scène : la bles­sure est dis­si­mu­lée sous la main que Robespierre plaque sur sa poitrine. »

Reprenant à leur compte cer­tains des codes de repré­sen­ta­tion de l’iconographie hos­tile au Jacobin, ils en pro­posent une inter­pré­ta­tion posi­tive. Plusieurs repré­sen­ta­tions s’inscrivent dans ce cou­rant hagio­gra­phique. Ainsi, on peut men­tion­ner une image ano­nyme repré­sen­tant une « Trinité répu­bli­caine », sur laquelle figurent de pro­fil Jésus-Christ (« la Charité »), Robespierre (« la Foi ») et Barbès (« l’Espérance »). Dans les années 1840 cir­cule le médaillon de Robespierre réa­li­sé par David d’Angers. Le Montagnard y est repré­sen­té les traits dyna­miques, et sa tête est sur­mon­tée d’une cou­ronne civique. Datant de la fin du Second Empire, la sta­tuette de Max Claudet, inti­tu­lée Robespierre mou­rant, repré­sente Robespierre sur son lit de mort. Le sculp­teur écarte la vio­lence de la scène : la bles­sure est dis­si­mu­lée sous la main que Robespierre plaque sur sa poi­trine. Le corps paraît apai­sé, le visage est serein. La fureur, le sang et la vio­lence sont absents de la repré­sen­ta­tion, qui tranche ain­si par exemple avec La mort du Catilina moderne. Claudet s’attire par cette sta­tue de vives cri­tiques de la part de ses amis roya­listes, comme Barbey d’Aurevilly, qui la jugent trop favo­rable à Robespierre. Enfin, Le Matin du 10 ther­mi­dor, réa­li­sé par Lucien Mélingue en 1877, s’inscrit éga­le­ment dans cette tra­di­tion ico­no­gra­phique. Robespierre est au centre de la scène. Mourant, il est entou­ré de sol­dats, allon­gé auprès de dépu­tés qui sont vrai­sem­bla­ble­ment son frère Augustin et Saint-Just. Au centre de la pièce et au pre­mier plan, il capte la lumière. Au mur est affi­chée une repro­duc­tion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui peut être inter­pré­tée comme une « dénon­cia­tion de l’événement8. » (Pascal Dupuy)

Il existe éga­le­ment une autre tra­di­tion ico­no­gra­phique répu­bli­caine, qui se déve­loppe après l’avènement de la IIIe République, dont les études his­to­riques sur la Révolution sont domi­nées par la figure d’Alphonse Aulard, très cri­tique à l’égard de Robespierre. Cette ico­no­gra­phie se carac­té­rise par une hos­ti­li­té plus ou moins mar­quée à l’égard de l’Incorruptible, à qui on pré­fère la figure révo­lu­tion­naire de Danton. Cette pré­fé­rence pour Danton s’explique par le fait que la figure de l’Indulgent est jugée plus conve­nable pour la répu­blique modé­rée, voire conser­va­trice, que sou­haitent ins­tau­rer les dépu­tés oppor­tu­nistes. Certains, par­mi le per­son­nel poli­tique de la IIIe République nais­sante, tentent de reje­ter cette dicho­to­mie entre un Danton modé­ré et un Robespierre incar­nant la face sombre de la Révolution. Ainsi du célèbre dis­cours du 29 jan­vier 1891 de Georges Clemenceau : « Mais voi­ci venir M. Joseph Reinach qui monte à cette tri­bune entre­prendre le grand œuvre d’éplucher à sa façon la Révolution fran­çaise. Il épluche et, sa besogne faite, nous dit sérieu­se­ment : Je garde ceci, et je rejette cela ! (Vifs applau­dis­se­ments à gauche) […] Messieurs, que nous le vou­lions ou non, que cela nous plaise ou nous choque, la Révolution fran­çaise est un bloc… [Exclamations à droite. Nouveaux applau­dis­se­ments à gauche.]9 » Cette posi­tion demeure tou­te­fois mino­ri­taire. C’est l’historien répu­bli­cain Alphonse Aulard qui s’emploie à exal­ter la figure de Danton au détri­ment de celle de Robespierre. Ce der­nier n’aurait été gui­dé que par « son amour-propre mala­dif », son « ima­gi­na­tion lente et labo­rieuse ». Il est « avec sa reli­gion d’État [on recon­naît ici le thème du « Robespierre pon­tife », ini­tié par Michelet], un cham­pion du pas­sé. […] Robespierre assas­si­na traî­treu­se­ment […] l’homme qui repré­sen­tait la poli­tique laïque fran­çaise [Danton] par oppo­si­tion au sys­tème théo­cra­tique. »

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[Danton, Marat et Robespierre, Anonyme, XIXe.]

Le 14 juillet 1891, on inau­gure au car­re­four de l’Odéon une sta­tue de Danton. À l’inverse, aucune repré­sen­ta­tion de l’Incorruptible dans l’espace public pari­sien. Frantisek Kupka repré­sente le chef des Jacobins aux côtés de Marat et de Danton dans L’Assiette au beurre en 1904. Adossé à une guillo­tine, Robespierre observe pas­ser le char de la bour­geoi­sie. Danton capte la lumière alors que Marat demeure dans l’ombre. Entre les deux, l’Incorruptible a un côté dans l’ombre, l’autre expo­sé à la lumière, sym­bole du lien qu’il consti­tue entre les radi­caux et les modé­rés. Le des­sin d’Adolphe Willette dans Le Courrier fran­çais en 1893 pré­sente Robespierre en bour­reau des femmes pen­dant la Révolution. Cette image, des­ti­née à défendre le droit de vote des femmes, nous fait voir deux figures fémi­nines face à un Robespierre aux traits tirés et au nez poin­tu. La légende est la sui­vante : « Puisque la poli­tique n’est pas notre affaire… pour­quoi nous as-tu cou­pé la tête ? » Dans le manuel sco­laire Malet-Isaac de 1923 figure une copie d’une aqua­relle de François Gérard (1770-1837), repré­sen­tant un Robespierre élé­gant. Albert Malet, le rédac­teur du manuel, livre le com­men­taire sui­vant : « Il y a quelque chose de félin dans ce masque à la mâchoire car­rée, aux lèvres ser­rées, et sous les sour­cils blonds, les yeux mar­rons […] ont un éclat dur et froid. »

« Cette image, des­ti­née à défendre le droit de vote des femmes, nous fait voir deux figures fémi­nines face à un Robespierre aux traits tirés et au nez pointu. »

La IIIe République n’est donc pas par­ti­cu­liè­re­ment favo­rable à la figure de Robespierre. Toutefois, du fait de la mon­tée en puis­sance du mou­ve­ment socia­liste et sur­tout des tra­vaux d’un élève d’Alphonse Aulard, Albert Mathiez, Robespierre connaît un regain d’intérêt à par­tir des années 1910-1920. Si Jaurès, dans son Histoire socia­liste de la France contem­po­raine, exprime des réserves quant au chef jaco­bin, il affirme néan­moins, dans une phrase res­tée célèbre : « Sous ce soleil de 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. » Toutefois, c’est sur­tout Albert Mathiez qui s’emploie à réha­bi­li­ter l’Incorruptible. Ancien élève d’Aulard, il rompt tôt avec le dan­to­nisme de son pro­fes­seur. « Pas convain­cu » par les « apo­lo­gies dan­to­nistes » et les « dia­tribes anti-robes­pier­ristes10 », il fonde en 1907 la Société des études robes­pier­ristes (SER). Les nom­breux tra­vaux de Mathiez, connu pour sa rigueur, sur la Montagne et Robespierre, témoignent, à l’inverse de la bio­gra­phie d’Ernest Hamel, d’une démarche qui se veut scien­ti­fique. Si l’engagement socia­liste de Mathiez trans­pa­raît évi­dem­ment dans ses écrits, il a tou­te­fois « énor­mé­ment appor­té à la connais­sance scien­ti­fique de la tra­jec­toire de Robespierre et des Montagnards, quoi que l’on pense de l’action de ces der­niers11. » En 1908, un comi­té dont il est membre décide de l’édification d’une sta­tue en hom­mage à Robespierre dans sa ville natale d’Arras. Le pro­jet est aban­don­né en rai­son de l’opposition de la presse conser­va­trice. Il est tou­te­fois réen­ga­gé en 1932 sous l’impulsion de Georges Lefebvre, qui a suc­cé­dé à Mathiez à la tête de la SER. La sta­tue voit fina­le­ment le jour en 1933. Représentant un Robespierre au visage grave, elle est pla­cée dans l’hôtel de ville d’Arras.

Le XXe siècle, en matière d’iconographie de Robespierre, est carac­té­ri­sé par la per­ma­nence d’une tra­di­tion hos­tile au jaco­bin, d’inspiration ther­mi­do­rienne, et d’une tra­di­tion favo­rable à l’Incorruptible. La pre­mière est tou­te­fois en par­tie renou­ve­lée par la relec­ture de la Révolution à l’aune des tota­li­ta­rismes qu’opère l’école dite révi­sion­niste. Par l’intermédiaire de la SER, la mémoire posi­tive de Robespierre sub­siste tout au long du XXe siècle. Ainsi, à l’occasion du bicen­te­naire de la Révolution, Michel Vovelle, alors pré­sident de la SER, publie un « Pourquoi sommes-nous encore robes­pier­ristes ? », en écho au texte de Mathiez. Pour illus­trer le ver­sant ico­no­gra­phique de ce cou­rant his­to­rio­gra­phique, on peut évo­quer La Terreur et la ver­tu (1964), film réa­li­sé par Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain Decaux. Robespierre y est fil­mé de manière très rap­pro­chée, une grande atten­tion est por­tée aux expres­sions de son visage, ce qui vise à rendre compte des tour­ments et des hési­ta­tions qui l’accablent : les réa­li­sa­teurs entendent ain­si remettre en cause le sté­réo­type qui fait de Robespierre un indi­vi­du froid et cal­cu­la­teur. En 1977, Larousse publie une Histoire de France en bandes des­si­nées. Dans le deuxième volume consa­cré à la période 1792-1794, Robespierre est repré­sen­té de façon très mélio­ra­tive. Sur une vignette, il est des­si­né par Manara entou­ré par les « modé­rés triom­phants », qui arborent des ric­tus mau­vais. Sur une autre, il monte sur l’échafaud d’un air digne, le visage ruis­se­lant de sang. Dans le public, une femme s’écrie « Notre révo­lu­tion se saigne elle-même ! ». La lec­ture est ici indu­bi­ta­ble­ment robespierriste.

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[Robespierre à l’écran : Pierre Vaneck, Saint-Just et la force des choses, 1975 ; Wojciech Pszoniak, Danton, 1983 ; Andrzej Seweryn, La Révolution française, 1989.]

L’iconographie libé­rale-ther­mi­do­rienne, quant à elle, se renou­velle après les tra­vaux de l’école « révi­sion­niste » ou « anti­to­ta­li­taire », incar­née par la Révolution fran­çaise de François Furet et Denis Richet (1968) et par Penser la Révolution fran­çaise (1978) de Furet. Les deux auteurs reprennent la dicho­to­mie libé­rale bonne Révolution / « déra­page » ter­ro­riste. Ainsi, « loin d’apparaître comme un dis­cours nou­veau sur la Révolution, le dis­cours de la nou­velle his­toire reprend le long héri­tage de la pen­sée libé­rale hos­tile à la révo­lu­tion jaco­bine12 ». La nou­veau­té intro­duite par Furet, reli­sant la Révolution à l’aune du sta­li­nisme, est d’aller qua­si­ment jusqu’à éta­blir un lien entre l’acte révo­lu­tion­naire et l’émergence des tota­li­ta­rismes. Creusant dans cette veine, nombre d’ouvrages de vul­ga­ri­sa­tion his­to­rique13, dans une entre­prise en grande par­tie ana­chro­nique, assi­milent dans une lec­ture psy­cho­lo­gi­sante les dic­ta­teurs du XXe siècle à Robespierre. Le meilleur exemple de ce cou­rant est le Danton (1983) d’Andrzej Wajda. Le film pré­sente un Robespierre para­noïaque. Son élé­gance est exa­gé­rée. Alliée à son teint cada­vé­rique et à son impas­si­bi­li­té per­ma­nente (par oppo­si­tion à l’attitude expan­sive de Danton ou de Camille Desmoulins), elle sug­gère la folie. L’aspect de Robespierre est sys­té­ma­ti­que­ment mala­dif : ain­si, dans la pre­mière scène où il appa­raît, on le voit allon­gé, le teint bla­fard, suant, l’air hagard.

« Loin d’être ano­dine, la ques­tion de la repré­sen­ta­tion doit inter­ro­ger la pen­sée de gauche. L’image n’échappe pas à la pola­ri­sa­tion idéologique. »

« Robespierristes, anti­ro­bes­pier­ristes, nous vous crions grâce ; par pitié, dites-nous sim­ple­ment : quel fut Robespierre ? », écri­vit Marc Bloch. En effet, la figure de Robespierre reste en France poli­ti­que­ment très pola­ri­sée. L’opposition entre robes­pier­ristes et anti­ro­bes­pier­ristes a sus­ci­té, depuis 1791, une impor­tante pro­duc­tion ico­no­gra­phique : gra­vures, des­seins, tableaux, sta­tues, films, bandes des­si­nées… aucun genre artis­tique ne semble y avoir échap­pé, et il est remar­quable de consta­ter à quel point les pro­duc­tions ico­no­gra­phiques épousent les grands mou­ve­ments his­to­rio­gra­phiques. La publi­ca­tion en 2012, par l’historien aus­tra­lien Peter McPhee, de la pre­mière grande bio­gra­phie scien­ti­fique de Robespierre14, est peut-être sus­cep­tible de per­mettre la tenue d’un débat dépas­sion­né sur l’Incorruptible. Il est tou­te­fois per­mis d’en dou­ter : la récente contro­verse sur­ve­nue à l’occasion de la recons­ti­tu­tion numé­rique du visage de Robespierre, à laquelle ont par­ti­ci­pé poli­tiques et his­to­riens15, témoigne du fait que la repré­sen­ta­tion du Jacobin demeure aujourd’hui une ques­tion émi­nem­ment politique.

Loin d’être ano­dine, la ques­tion de la repré­sen­ta­tion doit inter­ro­ger la pen­sée de gauche. L’image n’échappe pas à la pola­ri­sa­tion idéo­lo­gique. Elle fait par­tie du réper­toire d’action du com­bat poli­tique, au même titre que la grève, la mani­fes­ta­tion ou la rédac­tion d’écrits théo­riques, et est un élé­ment essen­tiel du com­bat pour l’hégémonie cultu­relle. Les pen­seurs de gauche ne sau­raient, donc, faire l’économie d’une réflexion sur la question.


  1. François Furet, Penser la Révolution fran­çaise, Gallimard, 1978.[]
  2. Marc Bellisa, Yannick Bosc, Robespierre, la fabri­ca­tion d’un mythe, Ellipses, 2013.[]
  3. Jean-­Numa Ducange, Pascal Dupuy, « Historiographie et pos­té­ri­té », dans Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, por­traits croi­sés, Armand Colin, 2012, p. 229.[]
  4. Albert Mathiez, La Réaction ther­mi­do­rienne, 1929.[]
  5. Marc Belissa, Yannick Bosc, op cit., p. 15.[]
  6. François Dosse, L’histoire en miettes, des Annales à la « nou­velle his­toire », La Découverte, 1987, p.236.[]
  7. Annie Duprat, Laurent Bihl, « Incarner la Révolution : les figures de Robespierre », dans Michel BIard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, por­traits croi­sésop. cit., p. 217.[]
  8. Pascal Dupuy, L’Histoire de France par l’image.[]
  9. Georges Clemenceau, « La Révolution fran­çaise est un bloc », Discours devant la Chambre des dépu­tés, 29 jan­vier 1891.[]
  10. Albert Mathiez, « Pourquoi nous sommes robes­pier­ristes », Grande Revue, avril 1920.[]
  11. Jean­-Numa Ducange, Pascal Dupuy, « Historiographie et pos­té­ri­té », dans Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, por­traits croi­sés, op. cit., p. 236.[]
  12. François Dosse, L’Histoire en miettes, op cit., p.236.[]
  13. Joël Schmidt, Robespierre, Gallimard, 2011 ; Laurent Dingli, Robespierre, Flammarion, 2004. Ou encore, pour une lec­ture psy­cha­na­ly­tique, Jean Artarit, Robespierre ou l’impossible filia­tion, La Table ronde, 2003.[]
  14. Peter McPhee, Robespierre : A Revolutionary Life, Yale University Press, 2012.[]
  15. Pour une pré­sen­ta­tion de la polé­mique voir cet article.[]
Pierre-Louis Poyau

Vit à Paris. Étudiant en histoire ; ses recherches portent sur la Commune de 1871. Écosocialiste, républicain critique, universaliste.

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