Texte inédit pour le site de Ballast
Si l’on en croit la thèse de Régis Debray, la « graphosphère » (l’ère de l’écrit qui prend naissance avec l’invention de l’imprimerie) est maintenant achevée. Lui a succédé, à partir de l’invention de la télévision en couleurs, la « vidéosphère », ou le règne de l’image. À l’heure de l’omniprésence de l’image et de la vidéo, la question des représentations et de leurs usages politiques acquiert une tout autre dimension. L’exemple de la reconstitution du visage de Robespierre est à cet égard éloquent. ☰ Par Pierre-Louis Poyau
Le regard est dur, la mâchoire carrée et le visage marqué par les ravages de la variole. C’est l’aspect que présente le visage de Robespierre, reconstitué en décembre 2013 par un spécialiste de la reconstruction faciale informatique, à l’aide d’analyses exécutées sur le (prétendu) masque mortuaire du Jacobin. Cette reconstitution a immédiatement soulevé une levée de boucliers, notamment au sein de l’état-major du Parti de gauche. Alexis Corbière, l’un de ses secrétaires nationaux, a ainsi dénoncé une « calomnie » orchestrée par des « charlatans ». Quant à Jean-Luc Mélenchon, il s’est fait fort de pourfendre une « vieille ruse de l’iconographie, dont je fais les frais plus souvent qu’à mon tour : la laideur du visage est censée révéler la laideur de l’âme ! ». Cette polémique, au-delà de son caractère quelque peu anodin, témoigne de la polarisation idéologique des représentations.
Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau : dès la seconde moitié du XVIe siècle, le roi Henri III fait ainsi l’objet d’une campagne de caricatures menée par les partisans de la Ligue catholique, hostiles à l’alliance du roi avec le protestant Henri de Navarre. Toutefois, il est indéniable que l’image joue aujourd’hui un rôle incomparablement plus déterminant qu’il y a encore quelques décennies. Si l’on en croit la thèse de Régis Debray développée dans son Cours de médiologie générale (1991), la « graphosphère » (l’ère de l’écrit qui prend naissance avec l’invention de l’imprimerie) est maintenant achevée. Lui a succédé, à partir de l’invention de la télévision en couleurs, la « vidéosphère », ou le règne de l’image. À l’heure de l’omniprésence de l’image et de la vidéo, la question des représentations et de leurs usages politiques acquiert une tout autre dimension. L’exemple de la reconstitution du visage de Robespierre est à cet égard éloquent. Proposant une image repoussante du Jacobin, elle conforte la tradition historiographique, largement vulgarisée par les publications « grand public », qui fait de Robespierre un dictateur sanguinaire et qui pointe les « excès » de la Révolution. Du même coup, elle détourne d’une autre interprétation possible de la figure de Robespierre : celle, positive, d’un membre de la Convention ayant soutenu le suffrage universel masculin ou le droit de vote des Juifs et des « gens de couleur ».
« En produisant des figures de gauche sous un angle effrayant ou angoissant, les représentations acquièrent une dimension politique. »
En produisant des figures de gauche sous un angle effrayant ou angoissant, les représentations acquièrent une dimension politique. De même que l’éditorial d’un quotidien influent, l’image participe du combat pour l’hégémonie culturelle. À ce titre, elle doit faire l’objet d’un questionnement et d’une réflexion au sein de la pensée de gauche dans toute sa diversité. Nous nous proposons ici, afin de mettre en lumière les usages politiques de l’image ainsi que ce qui détermine les évolutions de l’iconographie, de nous pencher sur la figure de Robespierre dans l’iconographie, de 1789 à nos jours.
Personnage clivant s’il en est, Robespierre demeure une figure politiquement polarisée. Le jugement porté sur lui varie en premier lieu selon le regard que porte sur la Révolution le commentateur. La « tripartition idéologico-historiographique » proposée par Claude Mazauric prétend mettre au jour trois traditions historiographiques : une tradition contre-révolutionnaire qui prend sa source chez Burke, de Maistre ou Barruel pour se prolonger tout au long des XIXe (Taine) et XXe siècle (Gaxotte), formant le « courant des anti-Lumières » évoqué par l’historien israélien Zeev Sternhell. Une tradition républicaine (Aulard) et socialisante (Jaurès, Mathiez, Lefebvre, Soboul, Vovelle…) ; enfin, une tradition « libérale » qui s’étend sur deux siècles, de Benjamin Constant à François Furet. Mais, si la manière dont est perçu Robespierre varie naturellement selon les traditions, il est possible d’observer des lignes de fracture au sein même de ces courants politiques et historiographiques : ainsi de la profonde hostilité vouée à Robespierre par Alphonse Aulard, qui se rattache pourtant à l’historiographie démocratique et républicaine de la Révolution. Les diverses polémiques observées récemment (à l’occasion de la souscription lancée par la Société des études robespierristes pour le rachat de manuscrits, ou encore de la proposition déposée par le groupe Front de gauche au conseil municipal de Paris de baptiser une rue de la capitale du nom de Robespierre) témoignent du caractère toujours fortement polarisé du personnage. 1789 donnant naissance, selon François Furet, à un monde où « les représentations du pouvoir sont le centre de l’action, où le circuit sémiotique est maître absolu de la politique1 », ces controverses incessantes autour de la figure de l’Incorruptible ont été à l’origine d’une intense production iconographique qu’illustre encore la récente tentative de reconstitution du visage de Robespierre et les polémiques qui l’ont accompagnée. Le colloque international ayant pour thème « Images de Robespierre », tenu à Naples en 1993, témoigne de l’intérêt accordé par les chercheurs à la question des représentations iconographiques de l’Incorruptible.
Les années 1790, qui voient l’avènement de Robespierre puis sa chute, sont également celles qui voient se développer les trois grandes traditions de représentations iconographiques de l’Incorruptible. Jusqu’à sa chute, le 9 thermidor, Robespierre jouit d’une popularité considérable auprès du peuple parisien. Par conséquent, il est possible de mettre au jour dès 1791 l’existence d’une tradition iconographique positive, qui perdure aujourd’hui encore. Robespierre est alors un jeune député qui commence à jouir d’une certaine notoriété : son virulent plaidoyer contre le décret sur le marc d’argent l’a révélé sur la scène politique. Il est représenté par Adélaïde Labille-Guiard en jeune député vêtu de noir (à l’instar des représentants du Tiers) : il sourit et présente un air serein, son teint est rosé (ce qui tranche avec la pâleur quasi-cadavérique qui deviendra la marque distinctive de la plupart des représentations ultérieures). Au bas du pastel figure la mention « L’Incorruptible ». C’est l’œuvre qui inaugure la tradition iconographique favorable à Robespierre, relativement marginale, qui s’épanouira dans la seconde moitié du XIXe siècle, à l’occasion du « moment républicain ». Le buste réalisé par Claude-André Deseine en 1791 présente également un Robespierre jeune et à l’air avenant.
« La description de Robespierre en cannibale est une marque distinctive de l’iconographie royaliste. Son expression est sinistre, les traits de son visage durs et anguleux. »
La décennie 1790, toutefois, est surtout l’âge d’or de l’iconographie royaliste. Robespierre est évidemment honni par les pamphlétaires royalistes. Généralement perçu comme l’aboutissement monstrueux des Lumières, il est tour à tour qualifié de « bête féroce » (Barruel), « génie infernal » (de Maistre), « incarnation de la Terreur » (de Bonald), et on l’imagine « méditant des crimes dans la cavernosité de son cœur » (Chateaubriand). Les pamphlétaires royalistes sont à l’origine d’un grand nombre d’approximations biographiques concernant Robespierre, parfois grossières, qui contribuent à la « fabrication d’un mythe2 ». Cette « haine déguisée en récit historique3 » a son pendant iconographique. Ainsi la gravure royaliste de Jean-Dominique Étienne Le Canu. Elle représente un Robespierre de profil, pressant un cœur dont il recueille le sang dans une coupe qu’il entend vraisemblablement boire. La description de Robespierre en cannibale est une marque distinctive de l’iconographie royaliste. Son expression est sinistre, les traits de son visage durs et anguleux. Cette gravure sera reproduite à de très nombreuses reprises durant la première moitié du XIXe siècle. Une autre représentation célèbre est La mort du Catilina moderne, qui représente la tête décapitée de Robespierre, d’où s’écoule du sang, tenue par les cheveux par la main du bourreau.
Après la mort de Robespierre, la « réaction thermidorienne4 » voit l’apparition de la troisième tradition de représentations de l’Incorruptible : l’iconographie thermidorienne-libérale. Le 9 thermidor entraîne une « propagande antirobespierriste, véritable raz de marée politique et médiatique, protéiforme, circulant entre la Convention et la rue5. » Robespierre, qualifié de « nouveau Cromwell » (Tallien), fait l’objet de nombreux pamphlets, souvent relativement fantaisistes (il est ainsi accusé d’avoir, avec son frère Augustin, détourné des sommes importantes afin de financer des maisons de plaisir partout dans Paris). Cette période « thermidorienne » donne naissance à la tradition iconographique hostile au Jacobin qui sera la plus fertile. L’iconographie thermidorienne se distingue des représentations royalistes par un rejet encore plus virulent de Robespierre, dont on essaie de faire le seul responsable de la Terreur afin d’exonérer la Révolution dans son ensemble. Ainsi, la représentation négative de Robespierre s’accompagne du développement d’une imagerie négative de Louis XVI. Il s’agit, ce qui sera un tropisme de la tradition libérale (Mignet, Thiers…), « de se revendiquer des premiers moments de l’Acte révolutionnaire, mais pour mieux l’exorciser6 ». Par ailleurs, des divergences profondes subsistent au sein des Thermidoriens entre des Montagnards tels que Billaud-Varenne, qui ont contribué à la chute de Robespierre, et les « modérés » comme Boissy d’Anglas. Au lendemain du 10 Thermidor, les deux « tendances » communient toutefois dans la dénonciation des crimes de l’Incorruptible. Il faut évoquer deux illustrations particulièrement représentatives de la période. La première, Robespierre guillotinant le bourreau après avoir fait guillotiner tous les Français, est anonyme et non datée. Elle représente Robespierre assis sur une tombe, les pieds reposant sur les constitutions de 1791 et 1793. Il s’apprête à guillotiner le bourreau, vraisemblablement seul survivant de la Terreur. En arrière plan figurent de très nombreuses guillotines. La légende identifie toutes les supposées victimes de Robespierre : les diverses factions (Cordeliers, Girondins, Brissotins, Hébertistes…), les femmes, les nobles, etc. Sur la stèle à laquelle est adossé Robespierre figure l’inscription « Cy-gyt toute la France ». Une seconde gravure, La mort de Robespierre (1794), représente un Robespierre à l’air défait et au visage dur (forme angulaire, mâchoire carrée, nez pointu et pâleur cadavérique) placé sur la guillotine par deux hommes dont les cocardes tricolores ont pour fonction de souligner la continuité supposée entre l’instauration de la République et Thermidor. Cette seconde illustration témoigne du souci des thermidoriens de se distinguer des royalistes.
Après Thermidor et sous l’Empire, les images de la Révolution, a fortiori celles de Robespierre, sont interdites. L’interdit, portant en particulier sur 1793, demeure en vigueur pendant la Restauration et sous la monarchie du Juillet, entraînant un « hiver iconographique7 » qui ne prend fin qu’avec l’avènement de la IIe République en 1848. La chute de Louis-Philippe libère la production iconographique. Se développe dans les années 1830–1840 un courant iconographique favorable à Robespierre, qui s’exprime pleinement lors de la IIe République, puis dans la phase dite libérale du Second Empire. Durant la première moitié du XIXe siècle, la mémoire positive de l’Incorruptible demeure vive dans les milieux républicains. Elle est transmise par Philippe Buonarroti, compagnon de Babeuf et admirateur de Robespierre, qui a une grande influence dans les milieux républicains et socialistes. Elle l’est également par Albert Laponneraye, ardent défenseur de l’Incorruptible, qui aide Charlotte Robespierre à composer ses mémoires. C’est donc chez les socialistes utopiques comme Pierre Leroux et Victor Considerant, ainsi que chez les républicains romantiques puis radicaux (Ernest Hamel, Alphonse Esquiros, Louis Blanc) que l’on trouve la mémoire positive de Robespierre. Alphonse Esquiros dresse ainsi un portrait particulièrement flatteur du Jacobin dans son Histoire des Montagnards (1847), quand Ernest Hamel en fait une description plus qu’hagiographique dans sa monumentale Histoire de Robespierre (1867). Louis Blanc, dans son Histoire de la Révolution française (1878), reproduit la description alors classiquement admise de Robespierre, celle d’un petit homme au visage pâle, mais pour en tirer des conclusions très positives : la pâleur de Robespierre révélerait sa pureté (pour Michelet, elle témoigne à l’inverse de son insensibilité). Les penseurs républicains et socialistes initient donc, pour reprendre l’expression maintenant fameuse du sociologue américain Erving Goffman, un « retournement des stigmates ».
« Le sculpteur écarte la violence de la scène : la blessure est dissimulée sous la main que Robespierre plaque sur sa poitrine. »
Reprenant à leur compte certains des codes de représentation de l’iconographie hostile au Jacobin, ils en proposent une interprétation positive. Plusieurs représentations s’inscrivent dans ce courant hagiographique. Ainsi, on peut mentionner une image anonyme représentant une « Trinité républicaine », sur laquelle figurent de profil Jésus-Christ (« la Charité »), Robespierre (« la Foi ») et Barbès (« l’Espérance »). Dans les années 1840 circule le médaillon de Robespierre réalisé par David d’Angers. Le Montagnard y est représenté les traits dynamiques, et sa tête est surmontée d’une couronne civique. Datant de la fin du Second Empire, la statuette de Max Claudet, intitulée Robespierre mourant, représente Robespierre sur son lit de mort. Le sculpteur écarte la violence de la scène : la blessure est dissimulée sous la main que Robespierre plaque sur sa poitrine. Le corps paraît apaisé, le visage est serein. La fureur, le sang et la violence sont absents de la représentation, qui tranche ainsi par exemple avec La mort du Catilina moderne. Claudet s’attire par cette statue de vives critiques de la part de ses amis royalistes, comme Barbey d’Aurevilly, qui la jugent trop favorable à Robespierre. Enfin, Le Matin du 10 thermidor, réalisé par Lucien Mélingue en 1877, s’inscrit également dans cette tradition iconographique. Robespierre est au centre de la scène. Mourant, il est entouré de soldats, allongé auprès de députés qui sont vraisemblablement son frère Augustin et Saint-Just. Au centre de la pièce et au premier plan, il capte la lumière. Au mur est affichée une reproduction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui peut être interprétée comme une « dénonciation de l’événement8. » (Pascal Dupuy)
Il existe également une autre tradition iconographique républicaine, qui se développe après l’avènement de la IIIe République, dont les études historiques sur la Révolution sont dominées par la figure d’Alphonse Aulard, très critique à l’égard de Robespierre. Cette iconographie se caractérise par une hostilité plus ou moins marquée à l’égard de l’Incorruptible, à qui on préfère la figure révolutionnaire de Danton. Cette préférence pour Danton s’explique par le fait que la figure de l’Indulgent est jugée plus convenable pour la république modérée, voire conservatrice, que souhaitent instaurer les députés opportunistes. Certains, parmi le personnel politique de la IIIe République naissante, tentent de rejeter cette dichotomie entre un Danton modéré et un Robespierre incarnant la face sombre de la Révolution. Ainsi du célèbre discours du 29 janvier 1891 de Georges Clemenceau : « Mais voici venir M. Joseph Reinach qui monte à cette tribune entreprendre le grand œuvre d’éplucher à sa façon la Révolution française. Il épluche et, sa besogne faite, nous dit sérieusement : Je garde ceci, et je rejette cela ! (Vifs applaudissements à gauche) […] Messieurs, que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou nous choque, la Révolution française est un bloc… [Exclamations à droite. Nouveaux applaudissements à gauche.]9 » Cette position demeure toutefois minoritaire. C’est l’historien républicain Alphonse Aulard qui s’emploie à exalter la figure de Danton au détriment de celle de Robespierre. Ce dernier n’aurait été guidé que par « son amour-propre maladif », son « imagination lente et laborieuse ». Il est « avec sa religion d’État [on reconnaît ici le thème du « Robespierre pontife », initié par Michelet], un champion du passé. […] Robespierre assassina traîtreusement […] l’homme qui représentait la politique laïque française [Danton] par opposition au système théocratique. »
Le 14 juillet 1891, on inaugure au carrefour de l’Odéon une statue de Danton. À l’inverse, aucune représentation de l’Incorruptible dans l’espace public parisien. Frantisek Kupka représente le chef des Jacobins aux côtés de Marat et de Danton dans L’Assiette au beurre en 1904. Adossé à une guillotine, Robespierre observe passer le char de la bourgeoisie. Danton capte la lumière alors que Marat demeure dans l’ombre. Entre les deux, l’Incorruptible a un côté dans l’ombre, l’autre exposé à la lumière, symbole du lien qu’il constitue entre les radicaux et les modérés. Le dessin d’Adolphe Willette dans Le Courrier français en 1893 présente Robespierre en bourreau des femmes pendant la Révolution. Cette image, destinée à défendre le droit de vote des femmes, nous fait voir deux figures féminines face à un Robespierre aux traits tirés et au nez pointu. La légende est la suivante : « Puisque la politique n’est pas notre affaire… pourquoi nous as-tu coupé la tête ? » Dans le manuel scolaire Malet-Isaac de 1923 figure une copie d’une aquarelle de François Gérard (1770–1837), représentant un Robespierre élégant. Albert Malet, le rédacteur du manuel, livre le commentaire suivant : « Il y a quelque chose de félin dans ce masque à la mâchoire carrée, aux lèvres serrées, et sous les sourcils blonds, les yeux marrons […] ont un éclat dur et froid. »
« Cette image, destinée à défendre le droit de vote des femmes, nous fait voir deux figures féminines face à un Robespierre aux traits tirés et au nez pointu. »
La IIIe République n’est donc pas particulièrement favorable à la figure de Robespierre. Toutefois, du fait de la montée en puissance du mouvement socialiste et surtout des travaux d’un élève d’Alphonse Aulard, Albert Mathiez, Robespierre connaît un regain d’intérêt à partir des années 1910–1920. Si Jaurès, dans son Histoire socialiste de la France contemporaine, exprime des réserves quant au chef jacobin, il affirme néanmoins, dans une phrase restée célèbre : « Sous ce soleil de 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. » Toutefois, c’est surtout Albert Mathiez qui s’emploie à réhabiliter l’Incorruptible. Ancien élève d’Aulard, il rompt tôt avec le dantonisme de son professeur. « Pas convaincu » par les « apologies dantonistes » et les « diatribes anti-robespierristes10 », il fonde en 1907 la Société des études robespierristes (SER). Les nombreux travaux de Mathiez, connu pour sa rigueur, sur la Montagne et Robespierre, témoignent, à l’inverse de la biographie d’Ernest Hamel, d’une démarche qui se veut scientifique. Si l’engagement socialiste de Mathiez transparaît évidemment dans ses écrits, il a toutefois « énormément apporté à la connaissance scientifique de la trajectoire de Robespierre et des Montagnards, quoi que l’on pense de l’action de ces derniers11. » En 1908, un comité dont il est membre décide de l’édification d’une statue en hommage à Robespierre dans sa ville natale d’Arras. Le projet est abandonné en raison de l’opposition de la presse conservatrice. Il est toutefois réengagé en 1932 sous l’impulsion de Georges Lefebvre, qui a succédé à Mathiez à la tête de la SER. La statue voit finalement le jour en 1933. Représentant un Robespierre au visage grave, elle est placée dans l’hôtel de ville d’Arras.
Le XXe siècle, en matière d’iconographie de Robespierre, est caractérisé par la permanence d’une tradition hostile au jacobin, d’inspiration thermidorienne, et d’une tradition favorable à l’Incorruptible. La première est toutefois en partie renouvelée par la relecture de la Révolution à l’aune des totalitarismes qu’opère l’école dite révisionniste. Par l’intermédiaire de la SER, la mémoire positive de Robespierre subsiste tout au long du XXe siècle. Ainsi, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution, Michel Vovelle, alors président de la SER, publie un « Pourquoi sommes-nous encore robespierristes ? », en écho au texte de Mathiez. Pour illustrer le versant iconographique de ce courant historiographique, on peut évoquer La Terreur et la vertu (1964), film réalisé par Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain Decaux. Robespierre y est filmé de manière très rapprochée, une grande attention est portée aux expressions de son visage, ce qui vise à rendre compte des tourments et des hésitations qui l’accablent : les réalisateurs entendent ainsi remettre en cause le stéréotype qui fait de Robespierre un individu froid et calculateur. En 1977, Larousse publie une Histoire de France en bandes dessinées. Dans le deuxième volume consacré à la période 1792–1794, Robespierre est représenté de façon très méliorative. Sur une vignette, il est dessiné par Manara entouré par les « modérés triomphants », qui arborent des rictus mauvais. Sur une autre, il monte sur l’échafaud d’un air digne, le visage ruisselant de sang. Dans le public, une femme s’écrie « Notre révolution se saigne elle-même ! ». La lecture est ici indubitablement robespierriste.
L’iconographie libérale-thermidorienne, quant à elle, se renouvelle après les travaux de l’école « révisionniste » ou « antitotalitaire », incarnée par la Révolution française de François Furet et Denis Richet (1968) et par Penser la Révolution française (1978) de Furet. Les deux auteurs reprennent la dichotomie libérale bonne Révolution / « dérapage » terroriste. Ainsi, « loin d’apparaître comme un discours nouveau sur la Révolution, le discours de la nouvelle histoire reprend le long héritage de la pensée libérale hostile à la révolution jacobine12 ». La nouveauté introduite par Furet, relisant la Révolution à l’aune du stalinisme, est d’aller quasiment jusqu’à établir un lien entre l’acte révolutionnaire et l’émergence des totalitarismes. Creusant dans cette veine, nombre d’ouvrages de vulgarisation historique13, dans une entreprise en grande partie anachronique, assimilent dans une lecture psychologisante les dictateurs du XXe siècle à Robespierre. Le meilleur exemple de ce courant est le Danton (1983) d’Andrzej Wajda. Le film présente un Robespierre paranoïaque. Son élégance est exagérée. Alliée à son teint cadavérique et à son impassibilité permanente (par opposition à l’attitude expansive de Danton ou de Camille Desmoulins), elle suggère la folie. L’aspect de Robespierre est systématiquement maladif : ainsi, dans la première scène où il apparaît, on le voit allongé, le teint blafard, suant, l’air hagard.
« Loin d’être anodine, la question de la représentation doit interroger la pensée de gauche. L’image n’échappe pas à la polarisation idéologique. »
« Robespierristes, antirobespierristes, nous vous crions grâce ; par pitié, dites-nous simplement : quel fut Robespierre ? », écrivit Marc Bloch. En effet, la figure de Robespierre reste en France politiquement très polarisée. L’opposition entre robespierristes et antirobespierristes a suscité, depuis 1791, une importante production iconographique : gravures, desseins, tableaux, statues, films, bandes dessinées… aucun genre artistique ne semble y avoir échappé, et il est remarquable de constater à quel point les productions iconographiques épousent les grands mouvements historiographiques. La publication en 2012, par l’historien australien Peter McPhee, de la première grande biographie scientifique de Robespierre14, est peut-être susceptible de permettre la tenue d’un débat dépassionné sur l’Incorruptible. Il est toutefois permis d’en douter : la récente controverse survenue à l’occasion de la reconstitution numérique du visage de Robespierre, à laquelle ont participé politiques et historiens15, témoigne du fait que la représentation du Jacobin demeure aujourd’hui une question éminemment politique.
Loin d’être anodine, la question de la représentation doit interroger la pensée de gauche. L’image n’échappe pas à la polarisation idéologique. Elle fait partie du répertoire d’action du combat politique, au même titre que la grève, la manifestation ou la rédaction d’écrits théoriques, et est un élément essentiel du combat pour l’hégémonie culturelle. Les penseurs de gauche ne sauraient, donc, faire l’économie d’une réflexion sur la question.
- François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978.[↩]
- Marc Bellisa, Yannick Bosc, Robespierre, la fabrication d’un mythe, Ellipses, 2013.[↩]
- Jean-Numa Ducange, Pascal Dupuy, « Historiographie et postérité », dans Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, portraits croisés, Armand Colin, 2012, p. 229.[↩]
- Albert Mathiez, La Réaction thermidorienne, 1929.[↩]
- Marc Belissa, Yannick Bosc, op cit., p. 15.[↩]
- François Dosse, L’histoire en miettes, des Annales à la « nouvelle histoire », La Découverte, 1987, p.236.[↩]
- Annie Duprat, Laurent Bihl, « Incarner la Révolution : les figures de Robespierre », dans Michel BIard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, portraits croisés, op. cit., p. 217.[↩]
- Pascal Dupuy, L’Histoire de France par l’image.[↩]
- Georges Clemenceau, « La Révolution française est un bloc », Discours devant la Chambre des députés, 29 janvier 1891.[↩]
- Albert Mathiez, « Pourquoi nous sommes robespierristes », Grande Revue, avril 1920.[↩]
- Jean-Numa Ducange, Pascal Dupuy, « Historiographie et postérité », dans Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre, portraits croisés, op. cit., p. 236.[↩]
- François Dosse, L’Histoire en miettes, op cit., p.236.[↩]
- Joël Schmidt, Robespierre, Gallimard, 2011 ; Laurent Dingli, Robespierre, Flammarion, 2004. Ou encore, pour une lecture psychanalytique, Jean Artarit, Robespierre ou l’impossible filiation, La Table ronde, 2003.[↩]
- Peter McPhee, Robespierre : A Revolutionary Life, Yale University Press, 2012.[↩]
- Pour une présentation de la polémique voir cet article.[↩]