Entretien inédit pour le site de Ballast
Que reste-t-il de l’Administration autonome du Nord et l’Est de la Syrie — que l’on connaît mieux sous le nom de Rojava — après l’invasion turque d’octobre 2019 et l’annonce du retour de Damas dans cette région qu’il avait désertée au début de la guerre civile ? Lors de leur dernier séjour sur place, les journalistes Chris Den Hond et Mireille Court ont eu l’occasion, rare, de rencontrer Mazloum Abdi et Polat Can non loin du front. Tous deux sont des Kurdes de Syrie. Le premier a connu les prisons du pouvoir Assad et sa tête est mise à prix par Erdoğan ; il occupe le poste de général et commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), cette coalition kurde, arabe, chrétienne et syriaque, bien connue pour sa lutte contre Daech. Le second, journaliste de formation, est l’un des cofondateurs des unités d’autodéfense kurdes, les YPG ; il occupe actuellement le poste de commandant au sein des FDS. En vue d’éclairer la situation sur le terrain, nous publions leur échange.
[lire en anglais | persan | kurde sorani]
Comment expliquez-vous que la Turquie occupe actuellement la zone entre Tall Abyad/Girê Sipî1 et Ras al-Ayn/Serê Kaniyê, après avoir envahi la province d’Afrin en 2018 [voir carte en fin d’article, ndlr] ?
Mazloum Abdi : L’entrée de la Turquie à Tall Abyad et à Serê Kaniyê est liée à la question d’Idlib. Face à l’offensive de la Russie et du gouvernement syrien à Idleb et à la reprise du contrôle des autoroutes M5 et M4, la Turquie a négocié, en contrepartie, la région entre Tall Abyad et Serê Kaniyê. C’est un marchandage politique.
Polat Can : Avant tout, il y a des accords conclus entre la Turquie, la Russie, et ce avec l’aval des États-Unis. Ensuite, le fait que ces puissances n’ont pas installé une zone d’exclusion aérienne, une « no-fly zone », nous a fait beaucoup de mal. Nous savons que les membres de l’OTAN ne vont pas se battre contre la Turquie, mais tout de même, il devrait y avoir un moyen de la contenir. La Turquie tue les Kurdes avec des armes européennes : ses drones viennent d’Italie, le char Léopard est allemand et une partie de leur technologie est britannique et française. Si la Turquie n’a pas le feu vert de l’OTAN, elle ne pourra pas venir se battre ici, en Syrie, contre nous. À Afrin, nous avons résisté pendant 58 jours. Plus de 1 100 combattant·es ont été tué·es. Nous étions bien préparés, mais ne pouvions rien faire contre les tapis de bombes. C’est pour cela qu’une zone d’exclusion aérienne est cruciale pour nous. Cela a été pareil en octobre dernier [2019], à Serê Kaniyê. Pour être honnête avec vous, en tant que porte-parole des YPG, je peux vous le dire : si nous obtenons maintenant une zone d’exclusion aérienne, nous pouvons récupérer en une semaine Tall Abyad et Serê Kaniyê. Nous connaissons bien tous ces mercenaires. Ce sont des ex-al Nosra, des ex-combattants de l’État islamique. Nous les avons combattus et vaincus dans le passé. La Turquie, donc l’OTAN, les aide et les remet en selle.
Est-ce que le régime syrien est revenu dans la région contrôlée par les Forces démocratiques syriennes2 après l’invasion turque d’octobre 2019 ?
« Tant que ces demandes ne sont pas réalisées, il n’y aura aucun accord car ce sont nos lignes rouges. »
Mazloum Abdi : Suite à un accord avec la Russie, le régime s’est déployé sur la frontière turque dans des petits postes frontaliers. C’est plus une présence politique qu’une présence militaire. C’est juste symbolique. C’est le résultat d’un accord entre la Turquie et la Russie pour empêcher que la Turquie prenne plus de territoire que la zone entre Tall Abyad et Serê Kaniyê. Ailleurs dans la région, le régime syrien n’est pas plus présent qu’avant : c’est-à-dire dans quelques quartiers, à Qamishli et Hassaké, mais pas dans la région contrôlée par les FDS.
Que demandez-vous au régime syrien avant d’accepter un accord avec lui ?
Mazloum Abdi : Nous demandons deux choses essentielles au régime syrien pour obtenir une solution à long terme en Syrie. Un : que l’autonomie [de l’Administration] fasse partie de la constitution syrienne. Deux : que les FDS fassent constitutionnellement partie de la défense de toute la Syrie. Tant que ces demandes ne sont pas réalisées, il n’y aura aucun accord car ce sont nos lignes rouges. Nous disons que les FDS devront avoir un statut spécial dans le système de défense syrien. La protection du nord de la Syrie devra être sous la responsabilité des FDS. Leurs combattants devront faire leur service militaire ici, dans cette région, et les FDS devront avoir leur quartier général militaire dans cette région.
Polat Can : Avant toute chose : le Rojava ne peut pas revenir à la situation d’avant 2010. Cela n’arrivera jamais. Deuxièmement : les FDS ne vont pas disparaître. Troisièmement : nous ne laisserons pas les Kurdes privés de leurs droits. Quatrièmement : nous ne détruirons pas la relation entre les Kurdes, les Arabes et les chrétiens. À part cela, nous pouvons négocier tout ce qu’ils veulent — le nom de la région, le drapeau, la frontière, tout. C’est vrai que nous avons perdu deux villes importantes, Tall Abyad et Serê Kaniyê, mais notre Administration autonome reste intacte dans tout le reste de la région et fonctionne. Il y a un accord militaire avec le régime syrien pour sécuriser la frontière mais, ailleurs, ce sont les FDS qui contrôlent toujours la région du Nord et de l’Est de la Syrie — à Manbij, à Kobané, à Raqqa, à Tabqa, à Qamishli, à Hassaké, à Dayrik…
Pourquoi, face à l’agression turque, le régime syrien ne fait-il aucun geste envers vous ?
« Le régime veut être le patron sur l’ensemble de la Syrie ! Il pense qu’il peut restaurer la situation de l’avant 2010. »
Polat Can : Le régime veut être le patron sur l’ensemble de la Syrie ! Nous avons deux problèmes majeurs avec le régime syrien : il a une mentalité très chauvine et pense qu’il peut restaurer la situation de l’avant 2010. Dans le nord et l’est de la Syrie, Arabes et Kurdes vivent actuellement ensemble, et ça se passe de mieux en mieux. Il faut savoir que la plupart des Arabes ne veulent pas d’un retour du régime, ici. Quand nous avions voulu autoriser le régime à installer des positions militaires à Deir Ezzor et à Raqqa, les Arabes sont venus nous voir et nous ont clairement dit : « Vous ne devriez pas faire revenir le régime ici. » Ces clans arabes sont en grande majorité sunnites et le régime est alaouite. L’Iran est chiite. Un chef de tribu arabe m’a dit un jour : « Vous êtes Kurdes, on ne vous aime pas, mais enfin vous êtes sunnites comme nous, donc on va travailler avec vous. » S’ils doivent choisir entre l’Iran chiite, le régime alaouite ou les Kurdes, ils choisiront les Kurdes.
Comment jugez-vous le rôle des États-Unis et de la Russie en Syrie ?
Mazloum Abdi : La politique américaine a été très mauvaise, et a porté tort à toute la région. Elle a porté tort aux Kurdes, aux Arabes, aux chrétiens. Mais la crise syrienne est une crise internationale et la solution ne pourra être qu’internationale, donc avec une implication des puissances internationales.
Polat Can : Qu’est-ce que les États-Unis ont obtenu en se retirant de la Syrie après l’invasion de la Turquie ? Avant octobre 2019, 35 % du territoire syrien était sous contrôle des États-Unis. Maintenant, la Russie a pris leur place. Les Kurdes et les peuples au Moyen-Orient en général n’ont pas confiance dans les États-Unis. Pendant le récent soulèvement en Iran, les Kurdes d’ici soutenaient les Kurdes d’Iran tout en disant : « Soyez prudents. N’ayez pas confiance dans les États-Unis. » Voilà pourquoi les Américains sont les perdants, pas nous. En ce qui concerne la Russie, il est certain qu’elle peut jouer un rôle plus important que les États-Unis afin de trouver une solution durable. La politique des États-Unis est très spécifique : si leur président est fâché avec sa femme, il envoie un tweet ; si un beau matin il décide de retirer ses troupes de la Syrie, il envoie un tweet. Et c’est lui qui dirige les États-Unis ! C’est un homme arrogant.
Mazloum Abdi : Pour le moment, dans le cadre des démarches politiques, le rôle russe est important. Ils essaient de pousser à une solution entre nous et le gouvernement syrien. Le président Poutine met la pression sur Damas pour obtenir une solution, mais nous croyons qu’il faut augmenter la pression afin d’obtenir des vraies solutions.
Polat Can : Les Russes veulent travailler avec nous et trouver une solution avec Damas, mais au vu de leurs relations avec la Turquie, nous n’avons pas tellement confiance. La Russie veut reprendre le contrôle de toute la Syrie, et elle est vraiment très fâchée de la relation que nous, les FDS, entretenons avec la coalition internationale dirigée par les États-Unis. De plus, le marchandage entre la Russie et la Turquie nous préoccupe. C’est comme s’ils disaient à la Turquie : prenez cette partie de la Syrie et nous prendrons celle-ci. C’est ce qui s’est passé à Sotchi3.
Le vivre-ensemble entre communautés s’est-il affaibli ou renforcé après la dernière invasion turque ?
« Notre conclusion est sans équivoque : Kurdes et Arabes ont résisté ensemble contre l’invasion turque. »
Mazloum Abdi : Un des buts de l’attaque militaire turque était de briser l’unité existante des habitants de la région entre les Kurdes, les Arabe et les Syriaques chrétiens. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Les peuples de la région ont compris que leur destin était lié, que ce n’était pas seulement les Kurdes qui étaient visés. Et cela a fait que ces gens se rapprochent et sont encore plus unis qu’avant. Ils sont encore plus solidaires. L’attaque turque a été un test pour nous. Pas mal de gens espéraient que notre travail, mené ici depuis huit ans, soit anéanti et que les FDS disparaissent, mais, ces derniers mois, nous avons prouvé que c’est le contraire qui s’est produit. Nous sommes plus forts que jamais et les liens entre les communautés sont plus forts que jamais. Les populations ne veulent pas de la Turquie, ni d’un retour du régime.
Polat Can : Notre relation avec les Arabes n’est pas une coopération tactique, mais une relation stratégique. Dans le passé, le régime syrien a mis dans la tête des Arabes que les Kurdes étaient sionistes, pro-israéliens, athées et capitalistes. Maintenant, à Raqqa et à Deir Ezzor, les tribus arabes nous demandent d’amener des jeunes soldats kurdes pour protéger la région ensemble. Quand j’étais responsable de la libération de la région Deir Ezzor, j’avais 13 000 soldats sous mes ordres. Seulement 100 parmi eux étaient Kurdes. Les autres étaient des Arabes. La grande majorité des 1 000 martyrs sont arabes. Nous vivons ensemble, nous travaillons ensemble, nous sommes obligés de nous respecter mutuellement. C’est dur, mais nous sommes en train de changer les mentalités. L’invasion turque a été un grand test pour nous. Tout le monde nous observait afin de voir si les Kurdes et les Arabes étaient capables de rester ensemble ou au contraire si la Turquie serait capable de détruire ce que nous avons construit ici ces dernières années. Notre conclusion est sans équivoque : Kurdes et Arabes ont résisté ensemble contre l’invasion turque. Dans la région de Deir Ezzor et Raqqa, par exemple, 100 % arabe, il n’y a pas eu un seul soulèvement arabe contre les FDS. Des centaines de jeunes Arabes des régions de Deir Ezzor et de Raqqa sont allés à Serê Kaniyê pour se battre contre les Turcs. Nos forces ne se sont pas éclipsées. Les clans arabes n’ont pas dit : « On se détache des FDS. » Même les communautés arabes de Ras al-Ayn et de Tall Abyad ne sont pas allées chez les Turcs. Elles sont venues dans la région tenue par les FDS. Notre administration fonctionne comme avant et l’économie est restée grosso modo la même que celle d’avant l’invasion turque.
Vous pouvez trouver le récit de leur séjour dans les colonnes du Monde diplomatique (février 2020).
Photographie de bannière : aux abords de Kobané, avril 2018, par Loez[https://loez.cargo.site]
- Nom arabe et kurde.[↩]
- Les FDS sont une coalition militaire formée le 10 octobre 2015, durant la guerre civile syrienne. Active dans le nord et l’est de la Syrie, les FDS visent essentiellement à chasser l’État islamique de la zone. Les Kurdes des YPG/J en font partie, ainsi que des milices arabes et chrétiennes syriaques.[↩]
- En novembre 2019, les présidents Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine ont signé un accord, dit de Sotchi, sur la Syrie : la Turquie s’engageait à suspendre son opération d’invasion et la Russie à procéder au retrait des unités d’autodéfense kurdes positionnées aux abords de la frontière turquo-syrienne.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre reportage « Le Rojava n’est pas mort », Sylvain Mercadier, janvier 2020
☰ Lire notre article « Vie et mort d’un espoir populaire : paroles de Syriennes », Léon Mazas, décembre 2019
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Perrier : « Erdoğan, un rêve de présidence omnipotente », juin 2018
☰ Lire notre article « L’émancipation kurde face aux pouvoirs syriens », Raphaël Lebrujah, mai 2018
☰ Lire notre dossier consacré au Kurdistan