Texte inédit pour le site de Ballast
On peut très bien avoir traversé presque la moitié du XXe siècle dans la tourmente, avoir entamé le XXIe en contribuant à fédérer des poètes de la terre entière contre le militarisme de George W. Bush, avoir grandi orphelin, gamin des rues, camé, sauvé par la poésie et Kenneth Rexroth, avoir été militaire puis objecteur de conscience, éditeur, traducteur, essayiste, enseignant et bien sûr poète, avoir consacré sa vie au service de la poésie, et être resté à peu près inconnu en France. Voici Sam Hamill, poète révolutionnaire sans arme autre que la poésie. ☰ Par Alexis Bernaut
Beat Generation — Sam Hamill lit une sélection de ses poèmes à un public attentif. Parmi ceux qui l’écoutent, beaucoup le découvrent, étonnés de ne pas avoir entendu parler plus tôt de ce poète, traducteur, essayiste et éditeur septuagénaire à la voix rocailleuse et à l’œuvre considérable. La lecture durera plus d’une heure et personne ne bronchera. Dans les salles adjacentes, de grandes photographies en noir et blanc des beats historiques : Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Corso… Sam Hamill les a rapidement regardées, constatant le peu de place accordée à Kenneth Rexroth ou à Gary Snyder… L’exposition est très « côte Est », ce qui se conçoit assez bien, dans la mesure où, à quelques rares exceptions près, ce sont les beats new-yorkais qui, pour des raisons tant géographiques que culturelles, sont les plus connus en France. Et la lumière qui les éclabousse a naturellement tendance à plonger dans l’ombre d’autres poètes américains moins médiatisés. L’Hexagone s’intéresse moins aux auteurs de la côte Ouest, lesquels se tournent plus volontiers vers l’Asie, dont ils ne sont séparés que par l’océan Pacifique — alors que c’est un continent entier, et l’Atlantique, qui les éloigne de l’Europe. Ainsi, malgré l’importance jamais démentie de l’œuvre d’Albert Camus dans sa vie d’homme et de poète, Sam Hamill connaît mal la France, laquelle en sait aussi bien peu sur lui. Avant la publication, en juin 2016, de la toute première anthologie de ses poèmes en français1, seuls deux de ses textes avaient été publiés, en 2010, dans la revue marseillaise Phoenix.
« Malgré l’importance jamais démentie de l’œuvre d’Albert Camus dans sa vie d’homme et de poète, Sam Hamill connaît mal la France, laquelle en sait aussi bien peu sur lui. »
Sam Hamill est né trop tard pour faire partie de cette génération d’écrivains honorée à Beaubourg en ce début d’été 2016. Et pourtant, si, pour qu’un écrivain fût béatifié, il avait suffi d’une existence mouvementée et d’une vie engagée tout entière au service de la poésie, Sam Hamill eût été le candidat parfait — à condition que pareil honneur lui importât. Son ami Jim Harrison ne s’y trompait d’ailleurs pas : « Sam Hamill a atteint le statut de trésor national, encore que je doute fort que l’idée lui plaise. » En octobre 1955, lors de la célèbre lecture à la Six Gallery de San Francisco qui inaugure le mouvement beat, le jeune Sam n’a que douze ans. Il vit et travaille à la ferme, participe à des rodéos et tue des serpents à sonnettes dont il revend la peau pour se faire quelques sous. Il lit autant qu’il peut, convaincu déjà qu’il sera poète. En fait, la vie de Sam Hamill, né Arthur Brown, officiellement le 9 mai 1943, ressemble à un grand roman américain à la Mark Twain, ou à la Jack London, dont le personnage principal serait la poésie même. Le père biologique du garçonnet, extrêmement pauvre, le place tout petit dans une famille d’accueil, dans l’Utah, afin qu’il y soit nourri et qu’il apprenne à lire et à écrire. Ce qui sera chose faite, à coups de trique, d’enfermements et d’abus divers. À six ans, plongé dans la lecture d’une version d’Ulysse pour les enfants, Sam sait qu’il placera sa vie sous le signe de la poésie et de l’aventure. Dans le poème-fleuve « Destination Zéro », celui pour qui « un bon poète doit avoir, parmi les principaux outils à sa disposition, une oreille éduquée et un détecteur de conneries (bullshit detector) en état de marche2 » se souvient, par une longue évocation des obsèques de sa mère adoptive, de sa première expérience du mensonge, qu’il traquera sa vie durant :
Je m’appelais Arthur Brown
quand elle m’a menti pour la première fois —
pour mon bien, disait-elle toujours —
sur le chemin de la « maison »
depuis l’orphelinat
pour voir mon père et mon chien.
« C’est pas mon père,
c’est pas mon chien », je sanglotais,
petit bonhomme de trois ans en colère terrifié
par le noir et le fouet de la gaule,
par leur ferme et leur pays hostile […]3
Le jeune Sam passera son enfance au contact des chevaux et des jeunes garçons navajos et hopis, accumulant mauvais traitements et lectures, apprenant la vie et le travail, et que l’on peut se sentir enfermé même dans les grands espaces. Le début de son adolescence est placé sous le signe de la Beat Generation, laquelle explose en cette année 1957 où paraît Sur la route, de Jack Kerouac — 1957, l’année des premières fugues, toujours plus longues, chaque fois plus éloignées de Salt Lake City… « Je volais des voitures », se souvient Sam Hamill, « je voyageais en train de marchandises, je faisais du stop ; un an plus tard, j’étais passé dans la plupart des maisons de détention et des prisons des États voisins4. » Mais le rêve de la route se paie parfois cher : « Dans la taule d’une petite ville du Colorado occupée par des bikers, je me suis fait poignarder, violer, marquer la joue au pic à glace, j’ai été laissé pour mort. J’ai perdu quelques bagarres et j’en ai gagné quelques autres. J’étais Jack London. J’étais Jack Kerouac. J’étais James Dean. J’aimais les écrivains et les livres, surtout ceux des rebelles, des déclassés. Je me faisais coffrer pour vol de voitures, pour consommation de stupéfiants, ivresse sur la voie publique, coffrer pour délit de fuite
, encore et encore. J’étais un enfant battu en pleine rébellion5. »
« Le jeune Sam passera son enfance au contact des chevaux et des jeunes garçons navajos et hopis, accumulant mauvais traitements et lectures, apprenant la vie et le travail. »
Mais la littérature est le fil d’Ariane du jeune homme et Lawrence Ferlinghetti comme Kenneth Rexroth sont les auteurs qui parlent à sa colère : « Ferlinghetti utilisait un langage que je comprenais, et c’était la première véritable sensibilité comique que je rencontrais en poésie […]. Rexroth parlait à mon sentiment d’aliénation, à ma désaffection grandissante vis-à-vis des mensonges de mon pays. J’en avais beaucoup appris sur le génocide des Guerres indiennes. J’étais au courant de la mort d’Emmett Till et de la vie de Rosa Parks. J’étais au courant du maccarthysme et des listes noires. Je savais ce qui se passait dans le Sud. On était en pleine folie de la Guerre froide ; on nous apprenait à nous cacher sous nos bureaux au cas où des bombes atomiques nous tombent dessus. […] Le monde chancelait, au bord de l’anéantissement nucléaire. J’en étais certain. La poésie de Rexroth exprimait souvent à ma place ce que je ne pouvais pas dire6. » « Rexroth et Ferlinghetti, résumera Sam Hamill, voyaient clair dans le Grand Mensonge, le pipeau et la duplicité de la société américaine. Si Ferlinghetti s’en moquait la plupart du temps, Rexroth les dénonçait immédiatement avec force et audace6. »
Rexroth et Ferlinghetti sont les poètes qui parlent à sa révolte. Il veut les rencontrer. Sam Hamill fuira donc à San Francisco en 1959, où son quotidien est bientôt fait de larcins, de bagarres au poing, au couteau, aux chaînes, d’alcool, de défonce — à l’herbe, à la benzédrine, à l’héroïne. Sam dort dans Golden Gate Park, recourt à bien des expédients pour quelques dollars, se fait régulièrement vider des clubs de jazz où se joue la musique qu’il aime. La librairie City Lights, fondée et tenue par Lawrence Ferlinghetti, est son sanctuaire. Il y passe des heures à dévorer sous l’œil bienveillant du maître des lieux qui ne lui demande rien. Mais le poète en herbe commence à perdre pied. « C’était un après-midi frisquet et j’avais dépensé mes derniers dollars pour acheter Trente poèmes espagnols d’amour et d’exil […]. J’étais devant City Lights quand se pointa Rexroth, du coin de Grant Avenue. Il ressemblait à une montagne, avec un grand front et de grands yeux tristes. Les mains tremblantes, la voix chevrotante, je lui ai demandé de signer mon livre […]. Il a bien vu que j’avais l’air complètement défoncé. Avant que je ne me rende compte de quoi que ce soit, il m’emmenait à travers les marchés de Chinatown, achetant des légumes, des fruits et du poisson5. » Kenneth Rexroth met le jeune homme, de trente-huit ans son cadet, à la diète et à la lecture. « Aux yeux d’un petit filou des rues de 16 ans, sa bibliothèque était hallucinante […]. Rexroth avait tout lu. Mais quand je dis tout, c’est tout. Y compris l’Encyclopaedia Britannica. Et il m’a donné envie de tout lire […] Et il n’avait jamais été à l’école […]. Il m’a dit : Va, et lis tout ce que tu peux. Apprends la poésie du monde.
Il m’a dit d’apprendre à cuisiner : Il n’y a pas d’excuse pour ne pas bien manger dans ce pays, même si tu es pauvre. En plus… — il rigolait — ça marche plutôt bien avec les filles… et les filles, c’est mieux que la came, comme source d’inspiration. » Il rit encore et dit — ce qui était sans doute vrai : J’écris de la poésie pour séduire les femmes et renverser le système capitaliste. Dans cet ordre7.
»
C’est ainsi qu’au tout début des années 1960, la poésie, en la personne de Kenneth Rexroth, sauve la vie du jeune poète, littérairement et littéralement. Devenu éditeur quelques années plus tard, Sam Hamill ne l’oubliera jamais, publiant Kenneth Rexroth et l’accompagnant jusqu’au bout du chemin, en 1982. Il lui dédiera entre autres son grand poème « Requiem », et « Devant la tombe de Rexroth » :
Chaque tombe, sauf celle de Rexroth
fait face à la mer.
Lui regarde le continent
seul, ce vieil explorateur
aux yeux de faucon, et à la langue acerbe,
sillonne les terres avec sa rame8.
« Sa démobilisation arrivera à temps. Il n’ira pas au Viêt Nam — en tout cas pas comme soldat. »
Revenu dans l’Utah, Sam Hamill constate bien vite que les manifestations intempestives de son détecteur de conneries, encore affûté au contact de son mentor, est incompatible avec l’enseignement des mormons. Reprendre le cours de sa vie d’avant n’est plus envisageable. Un temps retenté par ses vieux démons, Sam Hamill, fortement encouragé en cela par la justice, s’engage dans les Marines. Direction Okinawa, au Japon, où il poursuivra son étude du bouddhisme zen et découvrira l’œuvre d’Albert Camus, notamment L’Homme révolté et une sélection d’articles parus dans Combat. Une phrase, extraite de « Ni victimes ni bourreaux », le frappe : « C’est le travail des penseurs de ne pas être du côté des bourreaux. » La voie est très claire. Porter les armes devient impossible. À Saigon, le vénérable Thich Quang Dúc vient de s’immoler par les flammes.
C’était en juin, mille neuf-cent soixante-trois.
J’avais vingt ans, j’étais dans les Marines.
Le maître ne bougea pas, ne gigota pas,
ne hurla pas
de douleur comme son corps se consumait.
Je n’étais plus un enfant ; je n’étais pas encore un homme9.
Difficile de devenir objecteur de conscience, surtout quand on s’est engagé dans les Marines… Mais la littérature, la vie, en ont décidé ainsi. Sam se bat une dernière fois, avec ses poings, dans un bar pour militaires, contre deux gars de l’US Air Force qui lui avaient manqué de respect. Il gagne et se casse la phalange du majeur gauche sur l’arcade d’un des aviateurs. Adieu la guitare, dont il voulait apprendre à jouer. Adieu les armes. Heureusement pour le soldat Hamill, son lieutenant, constatant qu’il sait écrire, l’affecte à des tâches administratives. Sa démobilisation arrivera à temps. Il n’ira pas au Viêt Nam — en tout cas pas comme soldat. Rentré aux États-Unis, devenu père, il exerce divers métiers et apprend bien des subtilités de l’économie souterraine du pays. Puis Sam s’inscrit à l’université de Santa Barbara. Militant actif contre la guerre des États-Unis au Viêt Nam, il fait la connaissance de nombreux poètes, dont Denise Levertov, qui, à l’instar de Kenneth Rexroth, restera une influence majeure et une amie proche. Éditeur de la revue de l’université, il se voit décerner un prix doté de 500 dollars récompensant la qualité de ses publications. Avec cet argent, Sam Hamill quitte l’université, fait l’acquisition d’une presse à bras et cofonde, en 1972, Copper Canyon Press, avec Bill O’Daly et Tree Swenson. Il sera l’éditeur de sa maison d’édition indépendante de poésie, laquelle deviendra l’une des plus prestigieuses des États-Unis.
Les sombres rangées de caractères
me donnent l’onction de leur nostalgie, la froide
évocation silencieuse
des vénérables maîtres d’autrefois : les Didot,
Bodoni, Claude Garamond,
Fournier, Morris et Morrison,
Hermann Zapf et le singulier Fred Goudy10.
Sam Hamill vivra la poésie comme il vivra les métiers d’éditeur, de traducteur et d’imprimeur : une leçon permanente d’humilité. « Le poète, comme celui qui a prononcé des vœux, est en permanence en formation
. Dans les moments de grâce, le poète inspire (ou inhale) l’anemos, le souffle des muses et devient inspiré
mais, sans discipline, l’Esprit reste muet11. » « La vocation de poète, écrit-il encore, requiert une vie entière d’apprentissage. On peut qualifier un écrivain de jeune poète
jusqu’à l’âge de 40 ans. » Or, dans cette vie entière d’apprentissage, pas d’instructions toutes faites, sinon, pour Sam Hamill, l’un de ses crédos : Find yourself by serving others (« Trouve-toi toi-même en te mettant au service des autres »). Au service de la poésie, des poètes d’hier et d’aujourd’hui, en tant que traducteur et éditeur. Grâce à Copper Canyon Press, Sam Hamill donne une nouvelle vie à l’œuvre de grands poètes américains parfois un peu oubliés, comme Hayden Carruth ou Thomas McGrath. À l’instar de Lawrence Ferlinghetti à la tête de City Lights, il mettra en avant le travail d’autres poètes sans tirer la couverture à lui. Comme traducteur, il porte à la connaissance du lectorat américain et anglophone de nouvelles traductions de Basho, du Tao Te King de Lao Tseu et de Catulle, entre autres. Et se lance dans la périlleuse aventure de la traduction du Wen Fu (« L’art d’écrire ») du Chinois Lu Chi (IIIe siècle).
« Sam Hamill, qui fut incarcéré, travailla plus tard avec des prisonniers. Lui qui fut victime et auteur de violences a œuvré auprès de femmes battues. »
Traduire de la poésie informe son propre travail, dépayse son inspiration : « La traduction est un acte d’amour, c’est l’amour même en acte, et la traduction est sa propre récompense, la plus grande qui soit. Le moi est incorporé et le poète atteint un état où il se met au service de l’original afin de l’honorer […]. Le poème une fois traduit initie un mouvement d’expansion qui parfois ouvre à des langues, des cultures, des systèmes de conscience nouveaux12. » « Pour le traducteur, la vérité de l’expérience réside quelque part au sein des mots — les sons, les rythmes et les silences — du poète original […]. Dans les meilleures traductions, la poésie (non pas uniquement la « traduction » ou les mots, mais bien la poésie) fait table rase de toute notion de présence d’un traducteur13. » Au service de celles et ceux à qui les mots justes font défaut, pour les libérer de leur cage. Sam Hamill, héritier en cela de la plus ancienne tradition confucéenne, pose que « le premier devoir de l’écrivain est la rectification des noms — nommer les choses avec justesse — dans la mesure où, comme l’a dit Kung-fu Tze (Confucius) : Toute sagesse prend racine dans le fait d’apprendre à nommer les choses par leur vrai nom14.
»
Sam Hamill, qui fut incarcéré, travailla plus tard avec des prisonniers. Lui qui fut victime et auteur de violences a œuvré auprès de femmes battues. Toujours avec, pour objectif premier, de les amener à dire l’indicible, premier pas vers une possible libération. « Parce que l’écriture suscite l’émotion du public, la responsabilité de l’écrivain est considérable. » « Nous avons du mal à supporter un trop-plein de réalité, note-t-il. […] On ne nous a pas appris à exprimer correctement nos sentiments. Nous trouvons la poésie embarrassante […]. Le lexique de nos émotions s’est dramatiquement appauvri. »15 « Comme quelqu’un l’a dit un jour, un poète digne de ce nom est souvent confronté à la tâche difficile de dire aux gens ce qu’ils savent déjà mais ne veulent pas entendre5. » L’écrivain n’évoque pas autre chose que ce rôle de maïeuticien de la parole quand, dans le poème « Nommer la bête », il fait état du travail d’accouchement de la souffrance d’une femme battue qu’il accompagne au refuge :
Battue, dis-tu
pas abattue.
[…]
Tu as pris
ma main et j’ai pleuré,
j’ai pleuré toute l’eau de mes yeux
dans la rue
quand j’ai vu que tu avais
nommé la bête
et, l’ayant nommée,
défaite.
[…]
appelez-nous simplement
humains.
Nommant
ce qui importe16.
« Poète américain ordinaire », comme il se qualifie lui-même, Hamill refuse les honneurs, vit longtemps dans une relative pauvreté, proche de la nature par goût et nécessité, dans l’État de Washington. Il se trouve, à l’évidence, une proche parenté avec les grands poètes chinois et japonais qui nourrissent son travail poétique, comme ils ont nourri celui de Kenneth Rexroth ou de son ami Gary Snyder. Il fait notamment état de ses préoccupations écologiques dans son long poème « Edible Earth » (« Terre mangeable ») ou dans « Mythologos » (« Nous étions les dinosaures de notre ère17 »), et se révèle un observateur attentif de la faune qui l’entoure dans « L’églogue du marais noir ». Instruit sa vie durant par la pratique de la méditation zen, il s’amuse ainsi à répondre à ceux qui le félicitent pour ses poèmes zen : « Lesquels d’entre eux ne sont pas des poèmes zen ? »
là où un homme fait honneur au Verbe
le Verbe
rend la justice18.
« Aux États-Unis, Sam Hamill sera la cible de campagnes diffamatoires mais deviendra l’une des voix américaines de la dissidence et de la paix et sera invité dans le monde entier. »
C’est alors qu’il est invité à la Maison Blanche, en compagnie d’autres poètes, à donner une conférence sur la poésie américaine que le « détecteur de conneries » du poète se remet à vibrer fort et que son existence va prendre un autre tournant. Suite aux attaques du 11 Septembre, Sam Hamill avait déjà écrit, réaffirmant son pacifisme au cœur de la tourmente : « J’embrasserai s’il le faut l’épée qui me tuera19. » En 2003, il connaît les plans des faucons américains et sait que l’invasion de l’Irak est imminente. Non content de refuser l’invitation, le « poète ordinaire » et citoyen américain vigilant lance Poets Against The War, mouvement planétaire qui aboutira à l’établissement d’une anthologie de 30 000 poèmes de 26 000 poètes du monde entier. Aux États-Unis, Sam Hamill sera la cible de campagnes diffamatoires mais deviendra l’une des voix américaines de la dissidence et de la paix et sera invité dans le monde entier. Il n’aura de cesse de dénoncer haut et fort les ravages multiples de la guerre, dans des poèmes comme « Body Count ». C’est ainsi qu’il fait la connaissance, lors d’un festival de poésie à Piacenza, en Italie, du poète irakien exilé en France, Salah Al Hamdani ; les deux hommes, qui ne parlent aucune langue en commun, correspondront en poésie. Salah Al Hamdani écrit à son frère américain :
Tu es américain et tu es mon frère
tu es celui que ma mère cherche sans répit dans les visages des jeunes soldats
[…]
Ami, prends ce corps d’Irakien en exil
avec son histoire et ses frayeurs
donne-le en sacrifice
comme un tourment de lumière rivé à la pluie
aux assassins de la Mésopotamie notre mère
puis dis-leur qu’il y a trop d’enfants-soldats ici
ensevelis sous le drapeau étoilé de la nuit20
L’Américain, dans l’un des deux poèmes qu’il écrira à son frère irakien, clame qu’« on ne peut pas tuer un poème comme on tue un homme21 » et rappelle le vœu fait lors de leur rencontre :
Il y a cinq ans, nous nous sommes jurés de nous retrouver
un jour, rue Moutanabi.
et j’espère que ce jour arrivera5.
C’est en 2014, à Paris, que les deux amis se retrouveront et que la décision sera prise de publier une anthologie des poèmes de Hamill en français. Sam Hamill a aussi fait de nombreux voyages en Amérique du Sud, notamment en Argentine. Il tient, en tant que citoyen d’un pays qui a si souvent remplacé des régimes démocratiques par des dictatures plus à même de servir ses intérêts commerciaux, à témoigner des horreurs perpétrées pendant la guerre sale et de l’hypocrisie des États-Unis :
Chez nous, dans El Norte, les victimes sont toujours
les autres, ceux qu’on connaît
le moins22
Et la poésie, à chaque fois, s’impose comme la voix de la fraternité, le lien capable de résister aux guerres, aux massacres, à l’implacable réquisitoire de l’histoire :
Rien ne pourra
laver le sang de ces mains qui se sont toujours tant
accrochées à la cupidité. Rien
ne ressuscitera le rêve américain.
Au pays du cœur,
chaque frontière est un pont, une porte
qui s’ouvre en grand, une fenêtre
sur le monde d’où nous nous voyons,
unis par la gratitude,
unis par la solidarité23.
Il retournera également au Viêt Nam où il rencontrera, entre autres, des victimes de l’agent orange — notamment un groupe de jeunes filles, considérées comme mentalement attardées, employées dans un atelier de tissage. Le poète, qui souffre d’une dégénérescence auditive, fait essayer à l’une d’elles sa prothèse auditive. La petite le regarde, stupéfaite. Elle entend. Ses camarades et elles étaient donc sourdes, et non mentalement déficientes. De retour chez lui, il enverra un stock de prothèses auditives aux petites ouvrières. Au moins l’une d’entre elles, grâce à cela, a fait des études. C’est ainsi que, pendant des années, Sam Hamill témoignera dans le monde des horreurs de toutes les guerres, et des mensonges répétés de son gouvernement, se faisant un devoir, comme avant lui Kenneth Rexroth ou Ezra Pound (auquel il a rendu hommage dans « A Pisan Canto »), de restituer tout événement, tout poème, dans le grand chant de l’Histoire humaine. Le deuil le frappera en 2011 ; son épouse, atteinte d’un cancer depuis quelques années, finira par succomber à la maladie. À la femme qu’il aime, à la vie et à la mort, il a consacré certains de ses plus beaux poèmes : « La fleur d’orchidée », « Encore une chanson d’amour », « Visitation »… Toujours avec pudeur et justesse. La poésie contemporaine a parfois pu devenir illisible à force d’avoir voulu en finir avec telle tradition ou tel enseignement. Or, la poésie de Sam Hamill, qui n’oublie pas qu’« auteur » et « autorité » ont la même racine, se nourrit de toutes les traditions, des plus anciennes aux plus récentes, des grands textes aussi bien que des traditions orales — montrant qu’elle ne peut se réinventer qu’à condition de ne pas tourner le dos à l’immense richesse de son histoire. En cela, encore une fois, Sam Hamill s’inscrit bien dans la continuité d’un Rexroth, d’un Pound.
Et le vieux Ott avait une hachette,
« Ça fait vingt ans que j’l’ai, il disait,
elle a eu une demi-douzaine de manches
et j’ai dû changer trois fois la tête18. »
Telle serait la poésie de Sam Hamill, et celle du monde entier : une hachette dont on aurait changé manche et fer depuis la nuit des temps, mais qui serait pourtant restée la même. Une hachette, pour reprendre la métaphore du Wen Fu, pour laquelle on taillerait un nouveau manche en la tenant par l’ancien :
Quand on taille à la hache un manche de hache
le modèle, sans aucun doute,
est à portée de main24.
Sam Hamill a choisi la poésie et la poésie l’a choisi « pour le meilleur et pour le pire », comme on le dit pour des noces, moyennant un travail de longue haleine, conséquent et discret. À l’heure où les rebelles d’hier sont les prix Nobel d’aujourd’hui, statufiés de leur vivant, Sam Hamill, loin des caméras, paie encore le prix de son engagement total et inconditionnel pour la paix, contre les institutions américaines. Les beats font désormais partie de l’Histoire et font l’objet de somptueuses rétrospectives et expositions. Sam Hamill est toujours vivant.
Tous les poèmes et textes qui ne sont pas extraits de Ce que l’eau sait ont été librement traduits par l’auteur du présent texte.
Photographie de couverture : Allen Ginsberg, Gregory Corso, Gary Snyder, Kenneth Rexroth, Michael McClure, Lawrence Ferlinghetti et Peter Orlovsky. North Dakota, 1974 (DR).
- Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[↩]
- A Poet’s Work, préface à la deuxième édition, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[↩]
- Extrait de « Destination Zéro », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[↩]
- « Encountering Kenneth », dans Chicago Review, vol. 52, n°2/4, automne 2006, pp 100–6.[↩]
- Ibid.[↩][↩][↩][↩]
- Ibid.[↩][↩]
- Ibid.[↩]
- Extrait de « Devant la tombe de Rexroth », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[↩]
- Extrait de « La véritable paix », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[↩]
- Extrait de « L’Oracle au lever du soleil », Ce que l’eau sait, Le Temps des Cerises, 2016.[↩]
- Extrait de « The Long Apprenticeship », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[↩]
- Extrait d’« Only One Sky », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[↩]
- Extrait de « Living with Strangers », A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[↩]
- Extrait de The Necessity to Speak, in A Poet’s Work, Carnegie Mellon University Press, 1990–8.[↩]
- Id.[↩]
- Extrait de « Nommer la bête », Ce que l’eau sait, op. cit.[↩]
- Extrait de Mythologos, ibid.[↩]
- Extrait de Sam Hamill, Triada, Copper Canyon Press, 1978.[↩][↩]
- Extrait de « Le poème de New-York », ibid.[↩]
- Extrait de « Adieu les armes », Salah Al Hamdani, Le Balayeur du désert, Éditions Bruno Doucey, 2010.[↩]
- Extrait de À Salah Al Hamdani, novembre 2008, Ce que l’eau sait.[↩]
- Extrait de « Étoiles du Sud », ibid.[↩]
- Extrait de « Encore une chanson d’amour », ibid.[↩]
- Extrait de Lu Chi, Wen Fu, traduit par Sam Hamill, Milkweed Editions, 1991.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Kenneth Rexroth, l’anarchiste érotico-mystique », Adeline Baldacchino, novembre 2016
☰ Lire notre article « Jaroslav Hašek, éthanol et drapeau noir », Guillaume Renouard, janvier 2016
☰ Lire notre entretien avec Abdellatif Laâbi : « La bataille des idées est de nouveau devant nous », juin 2016
☰ Lire notre entretien avec Reza Afchar Naderi : « Ici, la poésie est coupée de l’homme », janvier 2016
☰ Lire notre article « André Laude, poète anarchiste », André Chenet, octobre 2015
☰ Lire notre entretien avec Breyten Breytenbach : « On n’a pas nettoyé les caves de l’Histoire ! », juin 2015
☰ Lire notre entretien avec Tristan Cabral : « J’ai la chance de n’être pas dans le milieu soi-disant littéraire », mai 2015
☰ Lire notre entretien avec Jean-Pierre Siméon : « La poésie comme force d’objection radicale », décembre 2015
☰ Lire notre article « Rimer à coups de poings : vie et mort d’Arthur Cravan », Guillaume Renouard, mai 2015