Traduction d’un article de Jacobin pour le site de Ballast
Un spectacle musical, des lectures de sa correspondance au théâtre et une œuvre théorique trop souvent éclipsée par le romanesque d’une vie tragique : Luxemburg, assassinée en 1919 par le régime social-démocrate allemand, est curieusement devenue un prénom, « Rosa ». Cette réduction biographique et psychologique, l’historien et journaliste irlandais Daniel Finn, auteur d’un ouvrage sur l’IRA, l’a dénoncée le mois dernier dans les colonnes de la revue étasunienne Jacobin. Et l’auteur d’en profiter pour réhabiliter, en ces temps de péril écologique, son célèbre mot d’ordre « Socialisme ou barbarie ».
Le XXe siècle aimait placer les grands révolutionnaires sur un piédestal, voire dans un panthéon tape-à-l’œil. Notre époque préfère les voir comme le genre de personnes avec lesquelles vous pourriez aller boire un verre. C’est le progrès, en quelque sorte. Tout le monde connaît l’histoire de Karl Marx se prenant une cuite dans les rues de Londres, poursuivi par les flics pour hooliganisme1 — il y a même eu une exposition dédiée à Marx et Engels au Wetherspoons2 de Charing Cross Road à Londres. Les biographies récentes de Trotsky combinent au récit de sa lutte contre Staline les détails les plus hauts en couleur de sa liaison avec Frida Kahlo. Si le personnage de Lénine se prête mal à ce jeu, les nombreuses photos du dirigeant soviétique caressant des chats lui assurent au moins une place dans les dernières tendances d’Internet. Les Irlandais se réjouissent quant à eux de l’affirmation selon laquelle il parlait anglais avec l’accent chic de Dublin, qu’il aurait acquis d’un tuteur à Londres.
« Il ne sert à rien de libérer les icônes révolutionnaires du Panthéon pour les confiner dans un jardin de fleurs parfaitement entretenu. »
Il n’est pas de meilleur exemple de cette mode que celle qui popularise la figure de Rosa Luxembourg. Les derniers travaux à son sujet tendent à se concentrer sur sa correspondance et ses relations amoureuses, condamnant à l’arrière-plan ses réflexions sur le capitalisme et le moyen d’y mettre un terme — ou dépeignant celles-ci seulement comme des ramifications de sa vie émotionnelle. Dans une certaine mesure, cette tendance est compréhensible et bien intentionnée : elle répond certainement à une attente publique. Il n’est guère surprenant que la réédition des lettres de Luxemburg chez Verso ait suscité des critiques dans le Guardian, mais aussi les journaux Nation, New Republic et le London Review of Books — contrairement à ses écrits économiques, plus abscons. Si cette approche incite certaines personnes à lire l’œuvre de Luxemburg et à prendre en compte l’époque dans laquelle elle a vécu, cela en vaut la peine. Mais, poussé trop loin, cette perspective a pour effet de banaliser son héritage plutôt que de l’humaniser. Il ne sert à rien de libérer les icônes révolutionnaires du Panthéon pour les confiner dans un jardin de fleurs parfaitement entretenu.
Vie privée
Tout commence par le nom. Il est difficile d’imaginer quiconque parler de « Vladimir », de « Léon » ou de « Nikolaï » lorsqu’ils discutent de la révolution d’Octobre. À ma connaissance, personne n’a jamais qualifié Rudolf Hilferding de « Red Rudi », ni donné à sa correspondance privée plus de poids qu’à ses ouvrages théoriques, comme par exemple Finance Capital. Luxemburg, en revanche, apparaît fréquemment sous les traits de « Rosa » — un petit détail révélateur de la façon dont elle est perçue. Bien sûr, cette familiarité superficielle, indéniablement genrée, n’a rien d’unique dans le monde de la politique. Une autre Polonaise de génie, née dans l’empire tsariste quelques années avant Luxemburg, a récemment inspiré un roman graphique intitulé Radioactif : Marie et Pierre Curie, une histoire d’amour et de retombées radioactives3 (aujourd’hui adapté en film). Ainsi que l’indique le texte de présentation de l’éditeur : « Ils sont tombés amoureux. Ils sont partis en lune de miel à vélo. Ils ont élargi le tableau périodique des éléments… » Aucun homme scientifique d’importance comparable ne se verrait recevoir le même traitement : pour le meilleur ou pour le pire, il en est ainsi.
Luxemburg n’était pas seulement une grande penseuse et militante socialiste : elle menait également une vie trépidante et ses écrits sont tout à la fois lyriques et théoriquement pointus. Si un auteur utilisait à dessein ce pan de son histoire pour attirer le lectorat, il serait grossier de s’en plaindre. Il est plus problématique d’utiliser sa personnalité comme une sorte de clé passe-partout pour expliquer sa pensée politique. Cette perspective empiète fréquemment sur un aspect important de l’héritage théorique de Luxemburg : sa critique du bolchevisme. Les débats autour de cette critique donnent souvent l’impression qu’elle se montrait plus démocrate que Lénine ou Trotsky parce qu’elle était plus douce et plus compatissante, dotée d’une imagination fertile qui faisait défaut aux marxistes russes. Passant en revue ses lettres traduites, Vivian Gornick et Jacqueline Rose ont largement nourri ce stéréotype, laissant entendre que les désaccords de Luxemburg avec le dirigeant bolchevik n’étaient que le prolongement, sur la scène historique mondiale, de sa relation tumultueuse et malheureuse avec Leo Jogiches. Cette version des événements a un immense attrait littéraire, mais cela ne rend pas justice à l’histoire, ni même aux visions politiques de Luxemburg. Il n’y a aucune raison de penser que Lénine ait agi comme il l’a fait après 1917 parce qu’il était un individu impitoyable ayant le goût de la violence ou l’exercice du pouvoir pour son seul plaisir. Le successeur de Lénine à la tête de L’État soviétique faisait montre de tous ces vices — ou du moins les avait-il acquis en cours de route —, mais cela ne suffira jamais à expliquer le stalinisme.
« Il est problématique d’utiliser la personnalité de Rosa Luxemburg comme une sorte de clé passe-partout pour expliquer sa pensée politique. »
Si Luxemburg avait raison et Lénine tort — et il y a de bonnes raisons de le penser, mais pas à propos de tout —, ce n’était pas parce qu’elle était plus gentille que lui. Pour ce que ça vaut, Luxemburg et Lénine semblent avoir été en bons termes, et même partagé un amour pour les chats. Leurs échanges polémiques montrent que Lénine n’avait pas le monopole des invectives et qu’ils se respectaient. Son jugement à elle s’appuyait sur une compréhension supérieure de certaines questions politiques fondamentales devant se trouver au cœur du projet socialiste. Voilà qui est éminemment plus important que de savoir si nous trouvons que Luxemburg est une figure plus séduisante et attachante que Lénine.
Démocratie et socialisme
Au court essai de Luxembourg sur la Révolution russe et les prémices de la domination soviétique, se sont agrégés de nombreux autres écrits, compilés depuis sa mort. Une édition en langue anglaise, influente, publiée dans les années 1960 par l’Université du Michigan Press, combinait son essai de 1918 avec une critique antérieure de Lénine, qui portait le titre accrocheur « Léninisme ou marxisme ? ». Luxemburg lui avait pourtant donné un nom beaucoup moins accrocheur — « Questions d’organisation de la social-démocratie russe » — et elle n’a jamais prétendu que ce texte portait en germe ses questionnements ultérieurs sur le bolchevisme. Cette édition comportait également une introduction de Bertram Wolfe, ancien communiste devenu libéral pendant la Guerre froide : il travailla dans l’orbite du département d’État et de la Hoover Institution4. Dans ce pamphlet, Luxemburg se référait avec dédain aux « socialistes du gouvernement » allemands qui avaient soutenu non sans enthousiasme l’effort de guerre (et son propre emprisonnement pour s’y être opposée). On imagine facilement ce qu’elle aurait pu dire à propos du « gouvernement libéral » américain qui essayait alors de reprendre son image à son compte.
Une telle peinture de Luxemburg ne lui rend pas justice, ni aux dirigeants bolcheviks qu’elle critiquait. Sur certains points importants — la réforme agraire, les nationalités non russes —, ses positions étaient irréalisables et auraient nécessité une coercition plus centralisée encore pour les mettre en œuvre. Sur la question de l’autodétermination nationale, Lénine a toujours été beaucoup plus perspicace que Luxemburg, capable de diluer l’image qu’il donnait d’un marxiste profondément dogmatique tout en échappant aux pièges du réductionnisme de classe et du déterminisme économique. Cependant, Luxemburg a avancé un argument brillant et pénétrant sur le lien nécessaire entre socialisme et démocratie, qui peut encore frapper le lectorat aujourd’hui. La phrase la plus célèbre de ce court texte — « la liberté n’est toujours que la liberté pour ceux qui pensent différemment » — apparaît souvent isolément, comme un mantra libéral passe-partout, digne d’intérêt, mais à peine discernable des vues d’un John Stuart Mill. Elle devrait être lue dans son contexte d’origine, dans le cadre d’une argumentation rigoureusement pensée contre l’idée d’une dictature tutélaire vue comme la seule solution à même de jeter les bases d’une économie socialiste.
« Sur la question de l’autodétermination nationale, Lénine a toujours été beaucoup plus perspicace que Luxemburg. »
Pour Luxemburg, la nature même du socialisme rendait cela impossible :
Loin d’être une agrégation de prescriptions toutes faites qui doivent simplement être appliquées, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, social et juridique est un événement qui n’appartient qu’à un avenir encore inconnu. Ce que nous possédons dans notre programme ne se résume qu’à quelques grandes indications montrant la direction générale des mesures à prendre, et celles-ci sont majoritairement à caractère négatif.
Dans le travail créatif de construction d’un système socialiste, la liberté politique était l’ingrédient essentiel :
L’expérience seule est capable de proposer des corrections et d’ouvrir de nouvelles voies. L’effervescence de la vie façonne mille nouvelles formes et improvisations et contient une puissance créatrice qui corrige toutes les erreurs. Dans les États où la liberté est restreinte, la vie publique y est si maigre, si misérable, si schématique et si stérile, précisément parce qu’en excluant la démocratie, elle occulte la source vivante de toute richesse intellectuelle et progrès.
Après un siècle d’expériences d’États monolithiques post-révolutionnaires, communistes ou autres, personne ne peut sérieusement contester à quel point Luxemburg avait vu juste concernant leur développement. « La vie publique tombe peu à peu dans le sommeil, quelques dizaines de chefs de parti à l’énergie inépuisable et mus par un idéalisme sans bornes dirigent et gouvernent. Parmi ces derniers, une dizaine d’esprits remarquables sont en réalité ceux qui dirigent, et une élite de la classe ouvrière est parfois mobilisée pour applaudir les discours des dirigeants et manifester une approbation unanime des résolutions rédigées par eux. » Il n’y a qu’une réserve à ajouter ici : au fil du temps, les « quelques dizaines de chefs de parti » ont eu eux aussi tendance à sombrer dans le sommeil, comme en témoignera quiconque a vécu les années Brejnev en Union soviétique.
La prophète paria
Vivian Gornick suggère que Luxemburg était « l’une des socialistes les plus intelligentes sur le plan émotionnel de l’histoire moderne » et « savait instinctivement que si les socialistes se repliaient sur eux-mêmes, ils deviendraient le genre de personnes qui, dépourvues de sentiments de camaraderie, produiraient un socialisme d’état policier ». Peut-être est-ce vrai, mais cela serait réducteur d’en rester là. De toute évidence, Luxemburg a vécu une vie d’engagements politiques intenses et de luttes, au prix d’énormes sacrifices personnels pour la cause en laquelle elle croyait, ni plus ni moins que n’importe quel dirigeant bolchevik.
« Si Luxemburg voyait plus loin que Lénine et Trotsky, ce n’était pas simplement parce qu’elle était plus empathique. »
Lénine et Trotsky, pour leur part, étaient des hommes profondément cultivés, amateurs d’art et de littérature et doués pour la politique. Si Luxemburg voyait plus loin qu’eux, ce n’était pas simplement parce qu’elle était plus empathique : c’était aussi parce que, à bien des égards, elle était plus intelligente, plus perspicace et plus créative. Luxemburg a fait tout son possible pour être juste envers les bolcheviks, suggérant qu’il aurait été « surhumain » de parvenir à une démocratie socialiste épanouie dans la situation difficile que connaissait la Russie à l’époque :
Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales, et veulent la recommander au prolétariat international comme le modèle de la tactique socialiste.
C’était après un an de règne bolchevik.
On peut se demander si elle serait allée plus loin encore si elle avait vécu jusqu’à ce que Paul Levi publie pour la première fois son texte en 1922, date à laquelle la direction soviétique avait pleinement institutionnalisé un État à parti unique. En ce qui concerne la suite des événements, il n’y a aucune raison de remettre en question le jugement de Staline lui-même : il a dénoncé à titre posthume Luxemburg comme une hérétique idéologique, reconnaissant d’emblée qu’elle aurait été son ennemie acharnée. Les sociaux-démocrates actuels opposent souvent les deux systèmes établis en Allemagne pendant la Guerre froide, présentant la liberté et la prospérité plus grandes dans la zone occidentale comme une justification rétrospective de la tendance réformiste du socialisme européen. Il y a un certain nombre de problèmes au sein de ce débat, dont le plus frappant est le suivant : en appelant les escadrons de la mort protofascistes à réprimer la Ligue spartakiste en 1919, les dirigeants de la social-démocratie allemande ont fait de l’élimination de la penseuse révolutionnaire — et avec elle, de son engagement implacable en faveur des droits démocratiques — la condition nécessaire à l’élaboration d’un régime socialiste. De ce fait, ils portent une large part de responsabilité dans l’évolution du communisme allemand dans les années qui ont précédé sa prise de pouvoir à Berlin après la Seconde Guerre mondiale.
Une énergie révolutionnaire impitoyable
La critique que Luxemburg faisait du socialisme autoritaire était d’autant plus importante qu’elle émanait du camp révolutionnaire. On a parfois tendance à minimiser cet aspect de sa pensée en soulignant son aversion principielle pour les effusions de sang inutiles — comme en témoigne sa fameuse phrase, énoncée quelques semaines avant son assassinat, selon laquelle quiconque, sur la voie du socialisme, marchant sans raison sur un « pauvre ver de terre » serait coupable de crime. C’était là un beau sentiment. Autrement préférable à la rhétorique machiste quant à la nécessité de casser des œufs si l’on tient à faire une omelette. Toutefois, lorsque Luxemburg évoquait, dans le même discours, la nécessité de combiner « l’énergie révolutionnaire la plus impitoyable alliée à l’humanité la plus bienveillante« , elle pensait chaque mot — y compris l’impitoyabilité. L’idée d’une voie pacifique vers le socialisme lui semblait totalement invraisemblable :
C’est pure folie que de s’imaginer que les capitalistes pourraient se plier de bon gré au verdict socialiste d’un Parlement, d’une Assemblée nationale, qu’ils renonceraient tranquillement à la propriété, au profit, aux privilèges de l’exploitation. Toutes les classes dominantes ont lutté jusqu’au bout pour leurs privilèges, avec l’énergie la plus tenace. Les patriciens de Rome tout comme les barons féodaux du moyen âge, les gentlemen anglais, tout comme les marchands d’esclaves américains, les boyards de Valachie, tout comme les soyeux lyonnais — tous ont versé des torrents de sang, ont marché sur des cadavres, au milieu des incendies et des crimes, ils ont déchaîné la guerre civile et trahi leur pays, pour défendre leur pouvoir et leurs privilèges. Dernier rejeton de la caste des exploiteurs, la classe capitaliste impérialiste surpasse en brutalité, en cynisme, la bassesse de toutes celles qui l’ont précédée.
« La critique que Luxemburg faisait du socialisme autoritaire était d’autant plus importante qu’elle émanait du camp révolutionnaire. »
Afin de relever ce défi, insistait-elle, à « la violence de la contre-révolution bourgeoise, il faut opposer le pouvoir révolutionnaire du prolétariat« . Au regard du consensus politique actuel, de telles vues suffiraient à dire que Luxemburg outrepasse les limites. La sagesse ordinaire condamne autant la violence révolutionnaire, quelle qu’en soit la forme, que celle du « terrorisme » — même lorsqu’un peuple sans État y a recours contre une armée d’occupation brutale, comme c’est le cas en Palestine et au Kurdistan —, ceci tout en soutenant la violence interétatique, perçue comme l’essence même d’une pratique politique responsable.
Il convient de répéter qu’il a fallu 30 ans de guerre, de révolution et de contre-révolution pour faire de la démocratie libérale le système politique dominant en Europe occidentale — sans parler du socialisme. Luxemburg aurait sans doute changé ses opinions, à certains égards, si elle avait vécu assez longtemps pour voir la démocratie capitaliste se consolider dans de vastes parties du monde : un développement qu’elle tenait pour inconcevable, au début du XXe siècle. Mais cela ne signifie pas qu’elle serait devenue pacifiste ou qu’elle aurait oublié l’avertissement qu’elle avait formulé quant aux limites que les classes dirigeantes sont prêtes à franchir lorsque leurs privilèges sont en jeu.
La liste interdite
On peut trouver des échos à Luxemburg dans des endroits surprenants. Dans les années 1970, le philosophe politique britannique Norman Geras a publié un excellent livre, The Legacy of Rosa Luxemburg, qui a joué un rôle dans le regain d’intérêt pour sa pensée. Geras a ensuite écrit un article sur l’éthique de la violence révolutionnaire, « Our Morals », qui s’avérait être tout à fait dans l’esprit de Luxemburg : il soulignait la nécessité d’exclure les non-combattants de la liste des « cibles légitimes », peu importe l’importance de la lutte. En 2018, des responsables de l’université de Reading ont signalé « Our Morals » comme un texte dangereux à la lumière du programme antiterroriste du gouvernement britannique, Prevent. Ainsi que le rapporte The Guardian :
Les étudiants en troisième année de licence de sciences politiques ont reçu pour avertissement de ne pas y accéder via leurs appareils personnels, de ne le lire que dans un cadre sécurisé et de ne pas le laisser traîner là où il pourrait être repéré par inadvertance, ou autrement, par ceux qui ne sont pas préparés à le voir
.
« Cette capacité de croissance apparemment illimitée se heurte aux limites naturelles du système terrestre, donnant une nouvelle actualité au célèbre mot d’ordre
Socialisme ou barbarie. »
Stephen De Wijze, qui avait travaillé avec Geras à l’université de Manchester, a déclaré qu’il avait « du mal à imaginer sur quels critères sensés pouvaient se fonder une première lecture aussi négative« , puisque les arguments avancés par Geras étaient « tout le contraire des idéologies haineuses que Prevent cherche à combattre« . De fait, les responsables de l’université de Reading avaient saisi par inadvertance le véritable esprit de programmes tels que Prevent : ils confondaient le terrorisme aveugle avec d’autres formes de résistance armée, et même de désobéissance civile non-violente. Dans un manuel publié en 2020 par la police antiterroriste, les activistes du changement climatique sont classés dans la catégorie « extrémisme », aux côtés des néonazis et des fondamentalistes islamiques ; les policiers et les enseignants sont invités à surveiller toute personne qui s’exprime en « termes forts ou émotifs sur des questions environnementales, telles que le changement climatique, l’écologie, l’extinction des espèces, le fracking [la fracturation hydraulique], l’expansion des aéroports ou la pollution« . En l’espace de quelques mois, la ministre britannique de l’Intérieur, Priti Patel, a menacé de classer Extinction Rebellion comme un groupe criminel organisé.
Si elle était vivante, il y a fort à parier que Luxemburg parlerait effectivement en « termes forts ou émotifs » de la menace de l’effondrement écologique. À son époque, elle affirmait que le capitalisme se heurterait à un mur lorsqu’il manquerait d’espaces non capitalistes sur lesquels empiéter ; la capacité du système à s’étendre en termes purement économiques l’aurait donc surprise. Mais cette capacité de croissance apparemment illimitée se heurte de nos jours aux limites naturelles du système terrestre, donnant une nouvelle actualité au célèbre mot d’ordre « Socialisme ou barbarie ». Luxemburg était certainement une personne sympathique et chaleureuse dans sa vie privée. Elle était aussi une femme dangereuse, une hors-la-loi qui voulait abattre l’ordre établi. Elle pouvait écrire des lettres affectueuses à ses amis autant que des polémiques cinglantes contre ses ennemis. Dans le monde d’aujourd’hui, son nom se devrait de figurer sur une liste de personnes recherchées ou d’être mis à l’index — et non dans un album aux photos couleur sépia. La gauche moderne peut apprendre de sa compassion, mais elle peut également tirer quelques leçons de sa détermination impitoyable.
Illustration de bannière : Erich Buchholz
Traduit de l’anglais par Cihan Gunes, Camille Marie et Elias Boisjean, pour Ballast | Daniel Finn, « We Need to Rescue Rosa Luxemburg From the Soap Opera Treatment », Jacobin, 3 mars 2021
- Le mot désigne, dans ce contexte, le comportement de jeunes voyous poursuivis pour troubles à l’ordre public.[↩]
- Célèbre chaîne d’hôtels et de pubs anglais.[↩]
- Titre original : Radioactive: Marie and Pierre Curie, A Tale of Love and Fallout.[↩]
- Bibliothèque et laboratoire d’idées créé en 1946 et émanant du Parti républicain.[↩]
REBONDS
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☰ Lire « Des égales dans la lutte des classes — par Clara Zetkin », février 2021
☰ Lire notre abécédaire de Clara Zetkin, septembre 2020
☰ Lire notre abécédaire de Rosa Luxemburg, octobre 2016
☰ Lire notre article « Rosa Luxemburg, une vie », Léon Mazas, mars 2015