Sauver Rosa Luxemburg de son icône


Traduction d’un article de Jacobin pour le site de Ballast

Un spec­tacle musi­cal, des lec­tures de sa cor­res­pon­dance au théâtre et une œuvre théo­rique trop sou­vent éclip­sée par le roma­nesque d’une vie tra­gique : Luxemburg, assas­si­née en 1919 par le régime social-démo­crate alle­mand, est curieu­se­ment deve­nue un pré­nom, « Rosa ». Cette réduc­tion bio­gra­phique et psy­cho­lo­gique, l’historien et jour­na­liste irlan­dais Daniel Finn, auteur d’un ouvrage sur l’IRA, l’a dénon­cée le mois der­nier dans les colonnes de la revue éta­su­nienne Jacobin. Et l’auteur d’en pro­fi­ter pour réha­bi­li­ter, en ces temps de péril éco­lo­gique, son célèbre mot d’ordre « Socialisme ou barbarie ».


Le XXe siècle aimait pla­cer les grands révo­lu­tion­naires sur un pié­des­tal, voire dans un pan­théon tape-à-l’œil. Notre époque pré­fère les voir comme le genre de per­sonnes avec les­quelles vous pour­riez aller boire un verre. C’est le pro­grès, en quelque sorte. Tout le monde connaît l’histoire de Karl Marx se pre­nant une cuite dans les rues de Londres, pour­sui­vi par les flics pour hoo­li­ga­nisme1 — il y a même eu une expo­si­tion dédiée à Marx et Engels au Wetherspoons2 de Charing Cross Road à Londres. Les bio­gra­phies récentes de Trotsky com­binent au récit de sa lutte contre Staline les détails les plus hauts en cou­leur de sa liai­son avec Frida Kahlo. Si le per­son­nage de Lénine se prête mal à ce jeu, les nom­breuses pho­tos du diri­geant sovié­tique cares­sant des chats lui assurent au moins une place dans les der­nières ten­dances d’Internet. Les Irlandais se réjouissent quant à eux de l’affirmation selon laquelle il par­lait anglais avec l’accent chic de Dublin, qu’il aurait acquis d’un tuteur à Londres.

« Il ne sert à rien de libé­rer les icônes révo­lu­tion­naires du Panthéon pour les confi­ner dans un jar­din de fleurs par­fai­te­ment entretenu. »

Il n’est pas de meilleur exemple de cette mode que celle qui popu­la­rise la figure de Rosa Luxembourg. Les der­niers tra­vaux à son sujet tendent à se concen­trer sur sa cor­res­pon­dance et ses rela­tions amou­reuses, condam­nant à l’arrière-plan ses réflexions sur le capi­ta­lisme et le moyen d’y mettre un terme — ou dépei­gnant celles-ci seule­ment comme des rami­fi­ca­tions de sa vie émo­tion­nelle. Dans une cer­taine mesure, cette ten­dance est com­pré­hen­sible et bien inten­tion­née : elle répond cer­tai­ne­ment à une attente publique. Il n’est guère sur­pre­nant que la réédi­tion des lettres de Luxemburg chez Verso ait sus­ci­té des cri­tiques dans le Guardian, mais aus­si les jour­naux Nation, New Republic et le London Review of Books — contrai­re­ment à ses écrits éco­no­miques, plus abs­cons. Si cette approche incite cer­taines per­sonnes à lire l’œuvre de Luxemburg et à prendre en compte l’époque dans laquelle elle a vécu, cela en vaut la peine. Mais, pous­sé trop loin, cette pers­pec­tive a pour effet de bana­li­ser son héri­tage plu­tôt que de l’humaniser. Il ne sert à rien de libé­rer les icônes révo­lu­tion­naires du Panthéon pour les confi­ner dans un jar­din de fleurs par­fai­te­ment entretenu.

Vie privée

Tout com­mence par le nom. Il est dif­fi­cile d’imaginer qui­conque par­ler de « Vladimir », de « Léon » ou de « Nikolaï » lorsqu’ils dis­cutent de la révo­lu­tion d’Octobre. À ma connais­sance, per­sonne n’a jamais qua­li­fié Rudolf Hilferding de « Red Rudi », ni don­né à sa cor­res­pon­dance pri­vée plus de poids qu’à ses ouvrages théo­riques, comme par exemple Finance Capital. Luxemburg, en revanche, appa­raît fré­quem­ment sous les traits de « Rosa » — un petit détail révé­la­teur de la façon dont elle est per­çue. Bien sûr, cette fami­lia­ri­té super­fi­cielle, indé­nia­ble­ment gen­rée, n’a rien d’unique dans le monde de la poli­tique. Une autre Polonaise de génie, née dans l’empire tsa­riste quelques années avant Luxemburg, a récem­ment ins­pi­ré un roman gra­phique inti­tu­lé Radioactif : Marie et Pierre Curie, une his­toire d’amour et de retom­bées radio­ac­tives3 (aujourd’hui adap­té en film). Ainsi que l’indique le texte de pré­sen­ta­tion de l’éditeur : « Ils sont tom­bés amou­reux. Ils sont par­tis en lune de miel à vélo. Ils ont élar­gi le tableau pério­dique des élé­ments… » Aucun homme scien­ti­fique d’importance com­pa­rable ne se ver­rait rece­voir le même trai­te­ment : pour le meilleur ou pour le pire, il en est ainsi.

[Erich Buchholz]

Luxemburg n’était pas seule­ment une grande pen­seuse et mili­tante socia­liste : elle menait éga­le­ment une vie tré­pi­dante et ses écrits sont tout à la fois lyriques et théo­ri­que­ment poin­tus. Si un auteur uti­li­sait à des­sein ce pan de son his­toire pour atti­rer le lec­to­rat, il serait gros­sier de s’en plaindre. Il est plus pro­blé­ma­tique d’utiliser sa per­son­na­li­té comme une sorte de clé passe-par­tout pour expli­quer sa pen­sée poli­tique. Cette pers­pec­tive empiète fré­quem­ment sur un aspect impor­tant de l’héritage théo­rique de Luxemburg : sa cri­tique du bol­che­visme. Les débats autour de cette cri­tique donnent sou­vent l’impression qu’elle se mon­trait plus démo­crate que Lénine ou Trotsky parce qu’elle était plus douce et plus com­pa­tis­sante, dotée d’une ima­gi­na­tion fer­tile qui fai­sait défaut aux mar­xistes russes. Passant en revue ses lettres tra­duites, Vivian Gornick et Jacqueline Rose ont lar­ge­ment nour­ri ce sté­réo­type, lais­sant entendre que les désac­cords de Luxemburg avec le diri­geant bol­che­vik n’étaient que le pro­lon­ge­ment, sur la scène his­to­rique mon­diale, de sa rela­tion tumul­tueuse et mal­heu­reuse avec Leo Jogiches. Cette ver­sion des évé­ne­ments a un immense attrait lit­té­raire, mais cela ne rend pas jus­tice à l’histoire, ni même aux visions poli­tiques de Luxemburg. Il n’y a aucune rai­son de pen­ser que Lénine ait agi comme il l’a fait après 1917 parce qu’il était un indi­vi­du impi­toyable ayant le goût de la vio­lence ou l’exercice du pou­voir pour son seul plai­sir. Le suc­ces­seur de Lénine à la tête de L’État sovié­tique fai­sait montre de tous ces vices — ou du moins les avait-il acquis en cours de route —, mais cela ne suf­fi­ra jamais à expli­quer le stalinisme.

« Il est pro­blé­ma­tique d’utiliser la per­son­na­li­té de Rosa Luxemburg comme une sorte de clé passe-par­tout pour expli­quer sa pen­sée politique. »

Si Luxemburg avait rai­son et Lénine tort — et il y a de bonnes rai­sons de le pen­ser, mais pas à pro­pos de tout —, ce n’était pas parce qu’elle était plus gen­tille que lui. Pour ce que ça vaut, Luxemburg et Lénine semblent avoir été en bons termes, et même par­ta­gé un amour pour les chats. Leurs échanges polé­miques montrent que Lénine n’avait pas le mono­pole des invec­tives et qu’ils se res­pec­taient. Son juge­ment à elle s’appuyait sur une com­pré­hen­sion supé­rieure de cer­taines ques­tions poli­tiques fon­da­men­tales devant se trou­ver au cœur du pro­jet socia­liste. Voilà qui est émi­nem­ment plus impor­tant que de savoir si nous trou­vons que Luxemburg est une figure plus sédui­sante et atta­chante que Lénine.

Démocratie et socialisme

Au court essai de Luxembourg sur la Révolution russe et les pré­mices de la domi­na­tion sovié­tique, se sont agré­gés de nom­breux autres écrits, com­pi­lés depuis sa mort. Une édi­tion en langue anglaise, influente, publiée dans les années 1960 par l’Université du Michigan Press, com­bi­nait son essai de 1918 avec une cri­tique anté­rieure de Lénine, qui por­tait le titre accro­cheur « Léninisme ou mar­xisme ? ». Luxemburg lui avait pour­tant don­né un nom beau­coup moins accro­cheur — « Questions d’organisation de la social-démo­cra­tie russe » — et elle n’a jamais pré­ten­du que ce texte por­tait en germe ses ques­tion­ne­ments ulté­rieurs sur le bol­che­visme. Cette édi­tion com­por­tait éga­le­ment une intro­duc­tion de Bertram Wolfe, ancien com­mu­niste deve­nu libé­ral pen­dant la Guerre froide : il tra­vailla dans l’orbite du dépar­te­ment d’État et de la Hoover Institution4. Dans ce pam­phlet, Luxemburg se réfé­rait avec dédain aux « socia­listes du gou­ver­ne­ment » alle­mands qui avaient sou­te­nu non sans enthou­siasme l’effort de guerre (et son propre empri­son­ne­ment pour s’y être oppo­sée). On ima­gine faci­le­ment ce qu’elle aurait pu dire à pro­pos du « gou­ver­ne­ment libé­ral » amé­ri­cain qui essayait alors de reprendre son image à son compte.

[Erich Buchholz]

Une telle pein­ture de Luxemburg ne lui rend pas jus­tice, ni aux diri­geants bol­che­viks qu’elle cri­ti­quait. Sur cer­tains points impor­tants — la réforme agraire, les natio­na­li­tés non russes —, ses posi­tions étaient irréa­li­sables et auraient néces­si­té une coer­ci­tion plus cen­tra­li­sée encore pour les mettre en œuvre. Sur la ques­tion de l’autodétermination natio­nale, Lénine a tou­jours été beau­coup plus pers­pi­cace que Luxemburg, capable de diluer l’image qu’il don­nait d’un mar­xiste pro­fon­dé­ment dog­ma­tique tout en échap­pant aux pièges du réduc­tion­nisme de classe et du déter­mi­nisme éco­no­mique. Cependant, Luxemburg a avan­cé un argu­ment brillant et péné­trant sur le lien néces­saire entre socia­lisme et démo­cra­tie, qui peut encore frap­per le lec­to­rat aujourd’hui. La phrase la plus célèbre de ce court texte — « la liber­té n’est tou­jours que la liber­té pour ceux qui pensent dif­fé­rem­ment » — appa­raît sou­vent iso­lé­ment, comme un man­tra libé­ral passe-par­tout, digne d’intérêt, mais à peine dis­cer­nable des vues d’un John Stuart Mill. Elle devrait être lue dans son contexte d’origine, dans le cadre d’une argu­men­ta­tion rigou­reu­se­ment pen­sée contre l’idée d’une dic­ta­ture tuté­laire vue comme la seule solu­tion à même de jeter les bases d’une éco­no­mie socialiste.

« Sur la ques­tion de l’autodétermination natio­nale, Lénine a tou­jours été beau­coup plus pers­pi­cace que Luxemburg. »

Pour Luxemburg, la nature même du socia­lisme ren­dait cela impossible :

Loin d’être une agré­ga­tion de pres­crip­tions toutes faites qui doivent sim­ple­ment être appli­quées, la réa­li­sa­tion pra­tique du socia­lisme en tant que sys­tème éco­no­mique, social et juri­dique est un évé­ne­ment qui n’appartient qu’à un ave­nir encore incon­nu. Ce que nous pos­sé­dons dans notre pro­gramme ne se résume qu’à quelques grandes indi­ca­tions mon­trant la direc­tion géné­rale des mesures à prendre, et celles-ci sont majo­ri­tai­re­ment à carac­tère négatif.

Dans le tra­vail créa­tif de construc­tion d’un sys­tème socia­liste, la liber­té poli­tique était l’ingrédient essentiel :

L’expérience seule est capable de pro­po­ser des cor­rec­tions et d’ouvrir de nou­velles voies. L’effervescence de la vie façonne mille nou­velles formes et impro­vi­sa­tions et contient une puis­sance créa­trice qui cor­rige toutes les erreurs. Dans les États où la liber­té est res­treinte, la vie publique y est si maigre, si misé­rable, si sché­ma­tique et si sté­rile, pré­ci­sé­ment parce qu’en excluant la démo­cra­tie, elle occulte la source vivante de toute richesse intel­lec­tuelle et progrès.

Après un siècle d’expériences d’États mono­li­thiques post-révo­lu­tion­naires, com­mu­nistes ou autres, per­sonne ne peut sérieu­se­ment contes­ter à quel point Luxemburg avait vu juste concer­nant leur déve­lop­pe­ment. « La vie publique tombe peu à peu dans le som­meil, quelques dizaines de chefs de par­ti à l’énergie inépui­sable et mus par un idéa­lisme sans bornes dirigent et gou­vernent. Parmi ces der­niers, une dizaine d’esprits remar­quables sont en réa­li­té ceux qui dirigent, et une élite de la classe ouvrière est par­fois mobi­li­sée pour applau­dir les dis­cours des diri­geants et mani­fes­ter une appro­ba­tion una­nime des réso­lu­tions rédi­gées par eux. » Il n’y a qu’une réserve à ajou­ter ici : au fil du temps, les « quelques dizaines de chefs de par­ti » ont eu eux aus­si ten­dance à som­brer dans le som­meil, comme en témoi­gne­ra qui­conque a vécu les années Brejnev en Union soviétique.

[Erich Buchholz]

La prophète paria

Vivian Gornick sug­gère que Luxemburg était « l’une des socia­listes les plus intel­li­gentes sur le plan émo­tion­nel de l’histoire moderne » et « savait ins­tinc­ti­ve­ment que si les socia­listes se repliaient sur eux-mêmes, ils devien­draient le genre de per­sonnes qui, dépour­vues de sen­ti­ments de cama­ra­de­rie, pro­dui­raient un socia­lisme d’état poli­cier ». Peut-être est-ce vrai, mais cela serait réduc­teur d’en res­ter là. De toute évi­dence, Luxemburg a vécu une vie d’engagements poli­tiques intenses et de luttes, au prix d’énormes sacri­fices per­son­nels pour la cause en laquelle elle croyait, ni plus ni moins que n’importe quel diri­geant bolchevik.

« Si Luxemburg voyait plus loin que Lénine et Trotsky, ce n’était pas sim­ple­ment parce qu’elle était plus empathique. »

Lénine et Trotsky, pour leur part, étaient des hommes pro­fon­dé­ment culti­vés, ama­teurs d’art et de lit­té­ra­ture et doués pour la poli­tique. Si Luxemburg voyait plus loin qu’eux, ce n’était pas sim­ple­ment parce qu’elle était plus empa­thique : c’était aus­si parce que, à bien des égards, elle était plus intel­li­gente, plus pers­pi­cace et plus créa­tive. Luxemburg a fait tout son pos­sible pour être juste envers les bol­che­viks, sug­gé­rant qu’il aurait été « sur­hu­main » de par­ve­nir à une démo­cra­tie socia­liste épa­nouie dans la situa­tion dif­fi­cile que connais­sait la Russie à l’époque :

Par leur atti­tude réso­lu­ment révo­lu­tion­naire, leur éner­gie sans exemple et leur fidé­li­té inébran­lable au socia­lisme inter­na­tio­nal, ils ont vrai­ment fait tout ce qu’il était pos­sible de faire dans des condi­tions si ter­ri­ble­ment dif­fi­ciles. Le dan­ger com­mence là où, fai­sant de néces­si­té ver­tu, ils créent une théo­rie de la tac­tique que leur ont impo­sée ces condi­tions fatales, et veulent la recom­man­der au pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal comme le modèle de la tac­tique socialiste.

C’était après un an de règne bolchevik.

On peut se deman­der si elle serait allée plus loin encore si elle avait vécu jusqu’à ce que Paul Levi publie pour la pre­mière fois son texte en 1922, date à laquelle la direc­tion sovié­tique avait plei­ne­ment ins­ti­tu­tion­na­li­sé un État à par­ti unique. En ce qui concerne la suite des évé­ne­ments, il n’y a aucune rai­son de remettre en ques­tion le juge­ment de Staline lui-même : il a dénon­cé à titre post­hume Luxemburg comme une héré­tique idéo­lo­gique, recon­nais­sant d’emblée qu’elle aurait été son enne­mie achar­née. Les sociaux-démo­crates actuels opposent sou­vent les deux sys­tèmes éta­blis en Allemagne pen­dant la Guerre froide, pré­sen­tant la liber­té et la pros­pé­ri­té plus grandes dans la zone occi­den­tale comme une jus­ti­fi­ca­tion rétros­pec­tive de la ten­dance réfor­miste du socia­lisme euro­péen. Il y a un cer­tain nombre de pro­blèmes au sein de ce débat, dont le plus frap­pant est le sui­vant : en appe­lant les esca­drons de la mort pro­to­fas­cistes à répri­mer la Ligue spar­ta­kiste en 1919, les diri­geants de la social-démo­cra­tie alle­mande ont fait de l’élimination de la pen­seuse révo­lu­tion­naire — et avec elle, de son enga­ge­ment impla­cable en faveur des droits démo­cra­tiques — la condi­tion néces­saire à l’élaboration d’un régime socia­liste. De ce fait, ils portent une large part de res­pon­sa­bi­li­té dans l’évolution du com­mu­nisme alle­mand dans les années qui ont pré­cé­dé sa prise de pou­voir à Berlin après la Seconde Guerre mondiale.

[Erich Buchholz]

Une énergie révolutionnaire impitoyable

La cri­tique que Luxemburg fai­sait du socia­lisme auto­ri­taire était d’autant plus impor­tante qu’elle éma­nait du camp révo­lu­tion­naire. On a par­fois ten­dance à mini­mi­ser cet aspect de sa pen­sée en sou­li­gnant son aver­sion prin­ci­pielle pour les effu­sions de sang inutiles — comme en témoigne sa fameuse phrase, énon­cée quelques semaines avant son assas­si­nat, selon laquelle qui­conque, sur la voie du socia­lisme, mar­chant sans rai­son sur un « pauvre ver de terre » serait cou­pable de crime. C’était là un beau sen­ti­ment. Autrement pré­fé­rable à la rhé­to­rique machiste quant à la néces­si­té de cas­ser des œufs si l’on tient à faire une ome­lette. Toutefois, lorsque Luxemburg évo­quait, dans le même dis­cours, la néces­si­té de com­bi­ner « l’énergie révo­lu­tion­naire la plus impi­toyable alliée à l’humanité la plus bien­veillante« , elle pen­sait chaque mot — y com­pris l’impitoyabilité. L’idée d’une voie paci­fique vers le socia­lisme lui sem­blait tota­le­ment invraisemblable :

C’est pure folie que de s’imaginer que les capi­ta­listes pour­raient se plier de bon gré au ver­dict socia­liste d’un Parlement, d’une Assemblée natio­nale, qu’ils renon­ce­raient tran­quille­ment à la pro­prié­té, au pro­fit, aux pri­vi­lèges de l’exploitation. Toutes les classes domi­nantes ont lut­té jusqu’au bout pour leurs pri­vi­lèges, avec l’énergie la plus tenace. Les patri­ciens de Rome tout comme les barons féo­daux du moyen âge, les gent­le­men anglais, tout comme les mar­chands d’esclaves amé­ri­cains, les boyards de Valachie, tout comme les soyeux lyon­nais — tous ont ver­sé des tor­rents de sang, ont mar­ché sur des cadavres, au milieu des incen­dies et des crimes, ils ont déchaî­né la guerre civile et tra­hi leur pays, pour défendre leur pou­voir et leurs pri­vi­lèges. Dernier reje­ton de la caste des exploi­teurs, la classe capi­ta­liste impé­ria­liste sur­passe en bru­ta­li­té, en cynisme, la bas­sesse de toutes celles qui l’ont précédée.

« La cri­tique que Luxemburg fai­sait du socia­lisme auto­ri­taire était d’autant plus impor­tante qu’elle éma­nait du camp révolutionnaire. »

Afin de rele­ver ce défi, insis­tait-elle, à « la vio­lence de la contre-révo­lu­tion bour­geoise, il faut oppo­ser le pou­voir révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat« . Au regard du consen­sus poli­tique actuel, de telles vues suf­fi­raient à dire que Luxemburg outre­passe les limites. La sagesse ordi­naire condamne autant la vio­lence révo­lu­tion­naire, quelle qu’en soit la forme, que celle du « ter­ro­risme » — même lorsqu’un peuple sans État y a recours contre une armée d’occupation bru­tale, comme c’est le cas en Palestine et au Kurdistan —, ceci tout en sou­te­nant la vio­lence inter­éta­tique, per­çue comme l’essence même d’une pra­tique poli­tique responsable.

Il convient de répé­ter qu’il a fal­lu 30 ans de guerre, de révo­lu­tion et de contre-révo­lu­tion pour faire de la démo­cra­tie libé­rale le sys­tème poli­tique domi­nant en Europe occi­den­tale — sans par­ler du socia­lisme. Luxemburg aurait sans doute chan­gé ses opi­nions, à cer­tains égards, si elle avait vécu assez long­temps pour voir la démo­cra­tie capi­ta­liste se conso­li­der dans de vastes par­ties du monde : un déve­lop­pe­ment qu’elle tenait pour incon­ce­vable, au début du XXe siècle. Mais cela ne signi­fie pas qu’elle serait deve­nue paci­fiste ou qu’elle aurait oublié l’avertissement qu’elle avait for­mu­lé quant aux limites que les classes diri­geantes sont prêtes à fran­chir lorsque leurs pri­vi­lèges sont en jeu.

[Erich Buchholz]

La liste interdite

On peut trou­ver des échos à Luxemburg dans des endroits sur­pre­nants. Dans les années 1970, le phi­lo­sophe poli­tique bri­tan­nique Norman Geras a publié un excellent livre, The Legacy of Rosa Luxemburg, qui a joué un rôle dans le regain d’intérêt pour sa pen­sée. Geras a ensuite écrit un article sur l’éthique de la vio­lence révo­lu­tion­naire, « Our Morals », qui s’avérait être tout à fait dans l’esprit de Luxemburg : il sou­li­gnait la néces­si­té d’exclure les non-com­bat­tants de la liste des « cibles légi­times », peu importe l’importance de la lutte. En 2018, des res­pon­sables de l’université de Reading ont signa­lé « Our Morals » comme un texte dan­ge­reux à la lumière du pro­gramme anti­ter­ro­riste du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique, Prevent. Ainsi que le rap­porte The Guardian :

Les étu­diants en troi­sième année de licence de sciences poli­tiques ont reçu pour aver­tis­se­ment de ne pas y accé­der via leurs appa­reils per­son­nels, de ne le lire que dans un cadre sécu­ri­sé et de ne pas le lais­ser traî­ner là où il pour­rait être repé­ré par inad­ver­tance, ou autre­ment, par ceux qui ne sont pas pré­pa­rés à le voir.

« Cette capa­ci­té de crois­sance appa­rem­ment illi­mi­tée se heurte aux limites natu­relles du sys­tème ter­restre, don­nant une nou­velle actua­li­té au célèbre mot d’ordre Socialisme ou bar­ba­rie. »

Stephen De Wijze, qui avait tra­vaillé avec Geras à l’université de Manchester, a décla­ré qu’il avait « du mal à ima­gi­ner sur quels cri­tères sen­sés pou­vaient se fon­der une pre­mière lec­ture aus­si néga­tive« , puisque les argu­ments avan­cés par Geras étaient « tout le contraire des idéo­lo­gies hai­neuses que Prevent cherche à com­battre« . De fait, les res­pon­sables de l’université de Reading avaient sai­si par inad­ver­tance le véri­table esprit de pro­grammes tels que Prevent : ils confon­daient le ter­ro­risme aveugle avec d’autres formes de résis­tance armée, et même de déso­béis­sance civile non-vio­lente. Dans un manuel publié en 2020 par la police anti­ter­ro­riste, les acti­vistes du chan­ge­ment cli­ma­tique sont clas­sés dans la caté­go­rie « extré­misme », aux côtés des néo­na­zis et des fon­da­men­ta­listes isla­miques ; les poli­ciers et les ensei­gnants sont invi­tés à sur­veiller toute per­sonne qui s’exprime en « termes forts ou émo­tifs sur des ques­tions envi­ron­ne­men­tales, telles que le chan­ge­ment cli­ma­tique, l’écologie, l’extinction des espèces, le fra­cking [la frac­tu­ra­tion hydrau­lique], l’expansion des aéro­ports ou la pol­lu­tion« . En l’espace de quelques mois, la ministre bri­tan­nique de l’Intérieur, Priti Patel, a mena­cé de clas­ser Extinction Rebellion comme un groupe cri­mi­nel organisé.

Si elle était vivante, il y a fort à parier que Luxemburg par­le­rait effec­ti­ve­ment en « termes forts ou émo­tifs » de la menace de l’effondrement éco­lo­gique. À son époque, elle affir­mait que le capi­ta­lisme se heur­te­rait à un mur lorsqu’il man­que­rait d’espaces non capi­ta­listes sur les­quels empié­ter ; la capa­ci­té du sys­tème à s’étendre en termes pure­ment éco­no­miques l’aurait donc sur­prise. Mais cette capa­ci­té de crois­sance appa­rem­ment illi­mi­tée se heurte de nos jours aux limites natu­relles du sys­tème ter­restre, don­nant une nou­velle actua­li­té au célèbre mot d’ordre « Socialisme ou bar­ba­rie ». Luxemburg était cer­tai­ne­ment une per­sonne sym­pa­thique et cha­leu­reuse dans sa vie pri­vée. Elle était aus­si une femme dan­ge­reuse, une hors-la-loi qui vou­lait abattre l’ordre éta­bli. Elle pou­vait écrire des lettres affec­tueuses à ses amis autant que des polé­miques cin­glantes contre ses enne­mis. Dans le monde d’aujourd’hui, son nom se devrait de figu­rer sur une liste de per­sonnes recher­chées ou d’être mis à l’index — et non dans un album aux pho­tos cou­leur sépia. La gauche moderne peut apprendre de sa com­pas­sion, mais elle peut éga­le­ment tirer quelques leçons de sa déter­mi­na­tion impitoyable.


Illustration de ban­nière : Erich Buchholz
Traduit de l’anglais par Cihan Gunes, Camille Marie et Elias Boisjean, pour Ballast | Daniel Finn, « We Need to Rescue Rosa Luxemburg From the Soap Opera Treatment », Jacobin, 3 mars 2021


  1. Le mot désigne, dans ce contexte, le com­por­te­ment de jeunes voyous pour­sui­vis pour troubles à l’ordre public.[]
  2. Célèbre chaîne d’hôtels et de pubs anglais.[]
  3. Titre ori­gi­nal : Radioactive: Marie and Pierre Curie, A Tale of Love and Fallout.[]
  4. Bibliothèque et labo­ra­toire d’idées créé en 1946 et éma­nant du Parti répu­bli­cain.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Rosa Luxemburg et l’ombre de la Commune », Émile Carme, mars 2021
☰ Lire « Des égales dans la lutte des classes — par Clara Zetkin », février 2021
☰ Lire notre abé­cé­daire de Clara Zetkin, sep­tembre 2020
☰ Lire notre abé­cé­daire de Rosa Luxemburg, octobre 2016
☰ Lire notre article « Rosa Luxemburg, une vie », Léon Mazas, mars 2015


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